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ALI LAÏMECHE : UN MILITANT MORT À LA FLEUR DE L’ÂGE

mercredi 5 février 2014

par SADEK HADJERES [1]

Revue de l’ACB
ACTIVITÉS ET CULTURE BERBÈRES N°58/59

Ali Ichar’iwen, Laimèche selon l’état civil donné par la France, m’a laissé un des souvenirs parmi les plus lumineux et les plus douloureux à la fois que j’ai gardés de ma période de militantisme au PPA, de 1944 à 1949.
Je l’ai connu et côtoyé au lycée de Ben Aknoun d’Octobre 1944 à juin 1945. Il n’est pas revenu au lycée en Octobre 45 puisque, recherché pour ses activités patriotiques en Grande kabylie,’il avait opté pour la clandestinité dans les monts et « thouddar » de sa région natale, avec d’autres compagnons du « groupe de Ben Aknoun ».

Je suis néanmoins resté en relations orales avec lui au cours de l’année scolaire 1945-46 par l’intermédiaire de militants du lycée qui le voyaient à l’occasion des vacances scolaires. Nous avions convenu de nous revoir au cours de l’été 46, à la fois parce que notre amitié nous en donnait fortement envie et que nous espérions discuter de certains thèmes politico-culturels (notamment notre position à l’égard des médersas libres) restés en suspens au printemps de la même année.

Dans la deuxième semaine d’août 1946, me parvenait à Larbâa beni Moussa (dans la Mitidja) une lettre envoyée de Tizi Ouzou par Amhis Belkhir, un autre ami proche qui s’occupait du mouvement lycéen à Alger. Je croyais qu’elle allait m’annoncer le rendez vous convenu et tant attendu. Comme si la foudre s’était abattue sur moi en ce mois d’août étouffant, il m’annonçait la mort

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Sadek Hadjerès (à gauche) en 1947 accompagné de Mohand Idir Aït-Amarane

au maquis de notre cher Ali. Il me parlait aussi de ses obsèques, qui avaient été grandioses, de sorte que je ne pus même pas aller atténuer cette douleur en lui rendant de près un dernier hommage en compagnie de ses proches frères de combat.

Je mis longtemps à me remettre de cette peine car c’était pour moi le premier compagnon tombé dans la lutte, le premier d’une liste interminable qui ne fera que s’allonger au fil des années. En définitive, je ne l’ai donc connu directement que très peu, l’espace d’une année scolaire et un peu plus. Mais c’était une période tellement exaltante, tellement ouverte à tous les espoirs et notre fraternité de lutte était si intense, que jamais son souvenir ne m’a quitté. Il sera au cours des moments noirs des décennies suivantes comme une des flammes qui me donneront courage et réconfort dans les épreuves difficiles, comme s’il continuait toujours la lutte à nos côtés.

Et pourtant, de 1946 à 2006, ce fut soixante années de contextes et de conditions socio-politiques très différentes les unes des autres et les comportements des combattants de 1945-46 se sont naturellement diversifiés. Si le souvenir en est resté aussi lumineux aujourd’hui dans la tête et le cœur de ses compagnons et de ses concitoyens, c’est qu’à nos yeux il a incarné à ce moment là des valeurs de base, des repères et des qualités reconnues par nous comme nécessaires pour mener à bien la mise en œuvre d’idéaux désintéressés.
En premier lieu un esprit de sacrifice, de dévouement et d’altruisme. Ces sentiments étaient massivement présents à l’époque dans notre société, mais ils nous sont apparus plus tard d’autant plus précieux que les décennies suivantes les ont vu se raréfier au fur et à mesure que les situations devenaient plus complexes et décevaient nombre d’espoirs initiaux.

Une de ces premières déceptions fur la crise de 1949, dont Laïmèche a eu la chance de ne pas en ressentir l’immense amertume. Mais je suis certain qu’il aurait, au cours de ces circonstances, fait preuve de l’énergie et de l’intelligence que nous lui avions connues. Nul ne peut savoir comment exactement et concrètement ces qualités se seraient manifestées. Qu’on nous laisse cependant la pensée réconfortante qu’elles l’auraient honoré telles que l’avaient honoré certaines de celles qui nous avaient impressionnés à Ben Aknoun.

Au physique, Laïmèche donnait à ceux qui l’approchaient une forte impression d’énergie et de vivacité qui cherchaient à tout moment à s’exercer. Non comme une boule de nerfs mais comme l’expression d’une solide et infatigable résolution, je dirais aussi de volontarisme.
Bien plus tard, j’ai eu la surprise de découvrir la même expression dans un profil de Jugurtha, un des rares qui nous soient parvenus, sur la face d’une monnaie de l’époque romaine. Cela correspondait bien à son tempérament, à la fougue qu’il montrait dans ce qu’il faisait ou disait. Correspondait aussi à l’attachement viscéral envers la cause de son peuple, comme si ce dernier s’exprimait à travers lui de façon crue et sans fioritures.

Je ne me souviens plus à qui était attribuée la paternité du chant « Nekwni s’ilemezyen el Dzayer », mais les paroles directes et concrètes m’en paraissaient tout à fait adaptées à son profil, qui le différenciait de la poésie tout aussi vigoureuse mais élaborée de Ait Amarane, influencé lui, par le romantisme historique de la culture allemande. Chez Laïmèche, la sensibilité et la colère patriotiques étaient à vif, comme chez les jeunes qui s’écriaient « …D’atrouzi nougi at neqbel, axiragh l’mouth wala edhel » ou encore « a lejdoud a widh yemouthen, âf ennif t’mourth âzizen, agh eqaren atsetrouzim » !


Il y avait même des moments où son indignation bouillonnante m’avait paru atteindre un seuil insoutenable. Un jour, il parlait des mendiants qu’on voyait affalés d’épuisement et de faim sur les trottoirs et sous les arcades de la rue de la Lyre : « Qu’est ce qu’ils ont à être ainsi ; mourir pour mourir, qu’ils se dressent au lieu de se laisser aller à la fatalité et à l’humiliation ». J’ai été plutôt atterré de l’appréciation injuste et irréaliste, qui dépassait certainement sa pensée.

Un autre aspect de sa personnalité relativisait heureusement à mes yeux l’excès de ce moment d’exaltation.
Il était imprégné d’un esprit rationaliste poussé au possible, ne concevait pas de démarche fondée sur autre chose que la science et la raison, les considérant comme l’instrument incontournable et nécessaire de l’émancipation et de la libération de la société et de la nation. « Vous ne croyez donc pas à la science et à ce qu’en disent vos livres ? » nous dit-il un jour durant une récréation dans le parc du lycée, pour répondre à l’inquiétude qu’occasionnait à notre groupe l’expérience « scientifique » bizarre qu’il était en train de mener ! Il avait relié une ligne électrique du parc à la toiture en tôle ondulée d’un des baraquements laissés là par les troupes anglaises qui occupaient le lycée les années précédentes. Et la toiture tressautait dans un vacarme épouvantable qui ne le décourageait pas. C’était bien Laïmèche, sa confiance inébranlable dans la science, qu’il opposait à l’obscurantisme ou au confusionnisme dont nous observions déjà des signes inquiétants dans certains milieux du mouvement national.

Je serais tenté aujourd’hui de qualifier cet engouement de « scientisme », avec les excès et dérives de ce genre d’approche quand il est poussé à l’absolu. Mais nous en étions tous plus ou moins imprégnés à l’époque, du moins ceux qui s’exprimeront plus tard dans le mouvement de contestation en 1948-49. C’était naturel avec l’itinéraire qui était le plus souvent le nôtre, nous étions assoiffés d’arracher aux colonialistes les instruments culturels et techniques qui leur avaient permis de nous asservir. L’expérience se chargerait plus tard d’arrondir les angles des rigidités dogmatiques.

Avec le recul, je perçois aujourd’hui chez Laïmèche ce qui lui aurait probablement évité plus tard ce genre de dérives. Il était aussi mobile et souple dans ses comportements, capable d’humour et comédien à ses heures. Ses amis me racontaient avec force rires comment il animait les représentations du groupe scout de Miliana. Au cours de l’une d’elles, alors qu’il figurait un chef Sioux de tribu indienne et qu’un des acteurs tardait à faire son entrée, Laïmèche tout en continuant sa danse rituelle s’adressait avec insistance à son protagoniste sur scène « Rouh awithid, rouh awithid ! » (va le chercher, va le chercher » phrase kabyle qui pour les arabophones de Miliana passait pour un pur accent indien.

C’est avec talent qu’il nous lisait aussi, en ironisant, les articles et éditoriaux dans « Liberté » du communiste Amar Ouzegane, dont on sait qu’à l’époque il poussait la différenciation envers le courant nationaliste du PPA jusqu’à l’hostilité. De même maniait-il la dérision en lisant de façon qui se voulait élogieuse un éditorial de « Fraternité » organe socialiste français qui vantait les avantages de la récente ordonnance gaulliste du 7 mars 44, offerte aux « indigènes » les plus « évolués », en attendant bientôt les offrandes sinistres du 8 Mai 45. Rappelons que l’organe des « Amis du Manifeste » s’appelait quant à lui « Egalité ». Tout le triptyque de la République française nous était ainsi servi. Bien entendu, « l’Action » (organe clandestin du PPA) pesait dans nos esprits d’un poids infiniment plus sérieux, inversement proportionnel à l’aspect fragile de sa feuille recto-verso mal ronéotypée.

Lectures marxistes
et fond politique de Laïmèche ?

Je ne suis pas en mesure de dire concrètement quelles étaient ses lectures préférées. En 1944-45, il m’avait parlé de Saïd Boulifa ("Le Djudjura à travers les siècles"). En 1945-46, il n’est pas exclu qu’il ait eu la possibilité de lire des œuvres marxistes car elle commençaient à être présentes sur le marché, alors que plutôt rares auparavant. Son esprit rationnel et scientifique devait certainement l’appeler à rechercher et étudier ces œuvres.

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{De gauche à droite : Amar Ould-Hamouda et Ouali Bennaï}

Moi-même, c’est à partir de 1946 que j’ai pu lire ce qu’il y avait : ainsi Mabrouk Belhocine, bibliothécaire du bureau de l’AEMAN a fait des achats sur ma proposition, car j’étais, avec lui, animateur de débats et conférences à partir de ma première année d’études à la Fac d’Alger (oct. 1946).
C’était une période faste pour les débats où chacun essayait d’apporter tout ce que lui permettait son itinéraire social et culturel pour contribuer à une conscience nationale et politique alors en cours de gestation. Même Benbella et M’hammed Yazid étaient venus nous féliciter au boulevard Amirouche puis à la Place de la Lyre pour ces efforts.
la bureaucratie MTLD a donné plus tard un coup de frein à ces efforts ; avec un anti-intellectualisme maladif, ils y voyaient évidemment un risque pour leur hégémonisme petit bourgeois, qui prendra de plus en plus une tonalité arabiste primaire, à ne pas comparer avec ce que sera plus tard l’arabisme des années 1950.

Pour l’anecdote, nous espérions tirer de ces lectures des arguments contre certaines positions du PCA à ce moment là (entre 1943 et début 1946). Mais nous étions effectivement intéressés et séduits pas les aspects rationnels, sociaux et démocratiques, notamment en matière de politique linguistique. Bennaï Ouali, en particulier, appréciait ce dernier aspect en URSS et il lisait ce que publiait à ce propos la revue mensuelle "Etudes soviétiques". Je signalerai encore qu’au début des années 1950, j’avais donné à Ouamrane au cours d’une rencontre organisée par Akli Saïd sur les hauteurs de Telemly, l’ouvrage : "L’Obkom clandestin à l’oeuvre" qui relatait comment la résistance s’était organisée en Biélorussie contre l’occupation allemande.

"Associations" estudiantines
successives reliées au PPA

Je ne peux rien dire d’assez précis sur une "association" à Bouzarèa et à Miliana pour 1943 et 1944. Par contre, je peux parler seulement de la cellule étudiante PPA constituée à Ben Aknoun à partir de la rentrée d’octobre 1944. Elle comprenait des éléments venus de Miliana mais aussi d’autres comme moi-même qui ai adhéré au PPA à partir de mes contacts à Larbaa et Alger-Casbah. Il s’agissait bien de cellule PPA et non d’associations sur la base de sensibilités culturelles ; certes il y avait une majorité de Kabyles étant donné la vocation géographique de ce lycée (à la différence du collège de Blida où j’étais moi-même en 1941-42 dans les petites classes et où se trouvaient les Benkhedda, Dahlab, Yazid, Abbane, Boumendjel, Ali, etc. dans les classes préparatoires au bac). Mais le contenu de nos activités étaient nationaliste, algérianiste, et non "berbéro-nationaliste". Cette connotation fortement "berbériste" a été insidieusement introduite après coup par les dirigeants MTLD qui voulaient faire croire à un courant régionaliste. Il suffit de lire les paroles de « Ekker a miss en Mazigh » créé en janvier ou février 1945 à ce lycée pour s’en rendre compte.

Nous ne percevions pas du tout ce chant en opposition à « Min djibalina » ou « Fidaou l djazair », au contraire.
Le premier choc en 1947 à ce sujet fut le fait des chauvins « arabistes » qui, au gala de l’AEMAN, s’avisèrent de faire sauter le chant « Ekker a miss en Mazigh » du programme, alors que jusque là il n’avait jamais suscité de heurts, y compris quand il était chanté dans les régions arabophones. les couches populaires étaient à ce sujet autrement plus ouvertes que les pseudo-instruits petits bourgeois qui attisaient ce genre de défiance comme fonds de commerce démagogique.

Quant à l’appellation « groupe de Ben Aknoun », nous ne nous ressentions pas comme tels, l’appellation est venue après coup, notamment chez les historiens qui ont constaté de façon rétrospective le rôle joué par les militants de ce lycée, en particulier dans l’implantation, l’organisation et le niveau de formation politique exemplaire du PPA en Kabylie, ainsi que leur influence décisive dans l’initiation de la création de l’OS en 1947, malgré les réticences de cercles dirigeants tièdes sur cette question y compris autour de Messali.

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Messali Hadj

J’ajoute enfin que le lancement de la cellule de Ben Aknoun n’était nullement un projet berbériste, elle a été lancée par Abdallah Filali, un permanent de longue date du PPA (il sera plus tard assassiné comme messaliste en France durant la guerre de libération).

Autour du Congrès des AML

Je n’ai pas de souvenir précis concernant la participation de Ait Ahmed et Laïmèche à ce Congrès mais elle était vraisemblable car nous avons eu des compte-rendus et des commentaires dans une certaine fébrilité tenant à l’importance de cet événement. Par rapport à cette importance, la nature de ceux qui y ont assisté n’était pas notre préoccupation. En ce qui concerne la participation de Ali Yahia Rachid, je ne peux dire ni oui, ni non : à quel titre : délégué ? observateur ? Je ne peux avoir d’avis à ce sujet, ne sachant pas dans quelles conditions cela se déroulait.

J’ajoute que je ne m’intéressais pas beaucoup aux détails organiques de ce genre car, quoique participant à la vie politique de la cellule de Ben Aknoun, mes activités organiques étaient surtout tournées vers la section PPA de Larbâa où je me rendais la plupart des week-ends. Accessoirement, à Ben Aknoun, je suivais la formation des plus jeunes, les initiant et les sensibilisant au mouvement SMA pour qu’ils puissent répercuter cela dans leurs localités d’origine.

Épisode de l’interpellation
de Khellil en mars 1946

je sais à ce propos ce que j’ai entendu par ouï-dire ; il est fort possible que ces tiraillements aient eu lieu à propos des questions identitaires. mais il me semble, d’après ce que j’ai entendu par Bennai Ouali, Amar Ould Hammouda et Henine Yahia, que les griefs les plus sérieux du district de Kabylie envers la direction du MTLD étaient liés à des questions de prérogatives organiques, en ce sens que certains dirigeants algérois empiétaient sur l’organisation du district en tentant de court-circuiter certains secteurs et y faire passer des orientations aventuristes ou irresponsables qui risquaient d’exposer inutilement à la répression colonialiste et de porter tort aussi bien à l’organisation qu’aux populations. Tout cela en plus de l’ordre irréfléchi d’insurrection pour le 23 mai 1945, heureusement annulé in extremis.

Ordre d’insurrection du 23 mai
et militants de Ben Aknoun

Je crois que Ait Amrane a bien raconté dans sa brochure sur Ben Aknoun comment quelques militants originaires ou résidants de Kabylie ont été sollicités pour ces préparatifs d’insurrection. personnellement, j’étais à Larbâa durant les quelques jours de congé qu’on nous avait donné à l’occasion de l’armistice de la guerre mondiale.

Quand je suis revenu au lycée, j’ai constaté effectivement l’absence de quelques uns d’entre nous, sans en avoir l’explication et je m’inquiétais qu’ils aient pu être arrêtés durant les vacances en Kabylie dans le climat général répressif. je les ai vus ensuite reparaître peu avant les épreuves du bac et là, nous avons eu les explications à demi-mot seulement, étant donné que ce n’était pas le genre de choses à claironner. Quant à la « défection » de Chibane, ce que j’ai eu plus tard comme information était qu’il était revenu en expliquant qu’il n’avait pu convaincre personne dans sa région de l’opportunité d’un soulèvement armé à ce moment là. Ce n’est pas impossible. Est-ce dû à un manque de conviction de sa part su la pertinence de l’ordre ou à des réticences locales, peut-être faut-il lui poser la question ? À l’époque, il a toujours continué à militer, et nous étions ensemble en 1945-1946 en Math-Elem à Ben Aknoun puis en 1946-1947 en année de PCB (propédeutique médicale) avant qu’il n’aille en octobre poursuivre ses études en France.

Participation à la manifestation
du 1er mai à Alger

je ne sais pas si Laïmèche a participé ou non à la manifestation, auquel cas en infraction à la consigne qu’aurait été donnée par Bennai Ouali que les lycéens
n’y participent pas. En tout cas les responsables ne nous en ont pas parlé et si Laïmèche y a été, il a dû trouver une raison de s’absenter si c’était un jour de scolarité, ce dont je ne me souviens pas.

Je me rappelle seulement que c’est Amar Bentoumi, maître d’internat, qui nous en a parlé le soir même, cependant que Bennai Ouali est venu lui aussi mais peut-être le lendemain nous en informer également : il avait un pansement sur le front car il était aux premiers rangs et une balle l’avait éraflé.

j’en viens maintenant à un point qui se situe en dehors des questions posées et que j’ai évoqué à propos d’un thème resté non discuté entre Laïmèche et moi en 1946 ; le fait que sa disparition prématurée à l’âge de 19 ans ne nous ait pas permis d’en discuter comme nous en étions convenus pour l’été 1946 m’a laissé un sentiment de frustration qui a pris encore plus de sens quelques années plus tard à l’occasion de la crise de 1949.

je suis sûr que Laïmèche aurait été sensible à mes arguments, à en juger par les positions prises, à ce moment de crise, par ses compagnons de lutte les plus proches qui nous avaient demandé en 1948 de rédiger la plateforme doctrinale qu’ils voulaient soumettre au CC du PPA. Ils en avaient approuvé les orientations telles qu’exprimées dans la brochure « l’Algérie libre vivra » éditée vers juin 1949 alors qu’ils étaient emprisonnés.

La question des rapports entre berbérité, arabité et nation y étaient clairement précisés. En 1946, les choses n’étaient pas encore formellement clarifiées chez la plupart d’entre nous et nos aspirations démocratiques n’avaient pas encore trouvé leur expression en termes de doctrine, le point d’accord fondamental étant essentiellement « L’indépendance » à conquérir par la mise en mouvement du peuple, y compris par les armes.

Au retour des vacances scolaires (d’hiver ou de Pâques, je ne m’en souviens plus), un condisciple revenu au lycée après avoir rencontré Laïmèche m’a dit de sa part, entre autres salutations et recommandations, qu’il valait mieux ne pas poursuivre une collecte de fonds (très modeste pour nos bourses de lycéens) en faveur d’une médersa libre.

J’avais en l’occurrence, activité très marginale de ma part par rapport à tout ce que je faisais d’autre, fait circuler des tickets d’un carnet de souscription pour la fête annuelle de la medersa libre de Larbâa, qui travaillait en étroite collaboration avec notre groupe scout local ; comme militants du PPA sur place, nous la soutenions, comme c’était le cas à travers toute l’Algérie où une rivalité un peu sourde, quelquefois vive, opposait PPA et Ouléma pour l’orientation de ces médersas.

À Larbâa, le rapport des forces sur ce point était moitié moitié, j’avais énormément bataillé pour que le groupe scout ne tombe pas sous la tutelle traditionaliste et quelque peu obscurantiste, et le conseil d’administration du complexe « Scouts, Médersa et Nadi-i-islah avec sa salle de prières » me soutenait, grâce à la compréhension du duo Boumendjel Père (UDMA) et Sahraoui Mustapha (MTLD).

de plus, l’enseignant principal de la médersa, Cheikh Mohammed, était moderne et ouvert, j’entretenais des relations non seulement correctes mais cordiales avec lui : les scouts de mon groupe avaient chanté (une année plus tard) des hymnes en kabyle à la fête annuelle publique du groupe sans qu’il ne se soit élevé un signe de désapprobation, alors qu’à Alger les protagonistes d’un nationalisme arabiste chauvin sabordaient en catimini ce genre de travail culturel.

la remarque de Laïmèche ne m’ayant été rapportée que de façon vague et n’en comprenant pas les raisons, j’ai fait répondre à Ali que nous en discuterions à l’été. Je me perdais en conjectures sur le sens de la remarque. N’ayant pas remarqué chez mes compagnons, en dehors de boutades et plaisanteries sans grande portée, d’hostilité dans le passé aux manifestations de culture arabe ou islamique, j’écartais cette hypothèse. c’est dans des médersas des hauts de Bab El Oued, par exemple, qu’il m’est arrivé de rencontrer Aït Ahmed plus tard.

Je me suis donc dit qu’il y avait deux explications possibles à cette recommandation. l’une était d’ordre activiste, il craignait peut-être que ces collectes ne fassent diversion « réformiste » à notre travail d’agitation.
L’autre était qu’il sous estimait peut-être l’utilité de ce travail comme appui aux efforts que nous faisions pour gagner à une perception révolutionnaire de la cause nationale des éléments arabophones ou islamiques sensibles à ces aspects culturels.

la préoccupation en était sans doute moins présente dans les monts de Kabylie où l’enracinement du PPA dans la société avait un caractère plus séculier, mais il n’en exigeait pas moins le respect de nombre de valeurs traditionnelles dont je sais, l’ayant vécu avec eux notamment en 1948 à l’occasion de notre rencontre de Arous, que mes camarades sur place en tenaient le plus grand compte.

Si notre rencontre de l’été 1946 avait eu lieu, c’est ce que je lui aurais dit, bien que mon expérience à ce sujet n’avait pas encore atteint la maturité et l’expérience acquise les années suivantes.

Une des confirmations m’en est venue à l’occasion de la crise de 1949 : ce sont des militants arabophones, membres de l’OS et sympathisants de la médersa de Larbâa qui ont protégé en connaissance de cause le transport et le stockage de brochures « L’Algérie libre » que la direction du MTLD voulait saisir et détruire. Ce sont eux également qui ont fait échouer piteusement la condamnation que Lahouel lui-même et Saïd Lamrani étaient venus prononcer contre les « berbéristes ».

Le même scénario s’est déroulé à Tiaret où ils se sont cassés les dents dans leur tentative de condamner Aït Amrane : là aussi, les militants avaient eu la démonstration que nos positions étaient vraiment nationales, démocratiques. Ils n’ont pas cru un seul mot des calomnies répandues sur nous.

Ce sont les positions que nous avons défendues dans notre plate forme doctrinale de 1948-49. Si elles avaient pu être débattues largement dans le MTLD, beaucoup de choses auraient été autres dans la suite du mouvement national...

Sadek Hadjerès
octobre 2007


Les photos, sauf la première, sont tirées du livre « Chronologie du mouvement berbère » de Ali Guenoun.



[1Sadek Hadjerès est médecin de formation. très tôt engagé dans l’action politique, il est d’abord militant du PPA avant de rejoindre le PCA, dont il devient un des responsables qui discutent avec Abbane Ramdane les rapports entre le FLN et le PCA. Après l’indépendance, il est un des jeunes responsables du PCA semi-clandestin.
Après le coup d’état de Boumediene, il plonge dans la clandestinité totale. Il est un des artisans de la création du PAGS sur les débris de l’ORP.
Il est resté premier secrétaire du PAGS clandestin jusqu’au premier congrès légal de ce parti en 1990 qui a vu son sabordage. Sadek hadjerès a vécu une cinquantaine d’années entre clandestinité et exil.

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