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ADIEU JEAN-LOUIS, « LE FRÈRE DES FRÈRES »

vendredi 23 mai 2014

Alger, le 19/05/2014
Boussad OUADI

Au lendemain de l’indépendance, au cœur de la Kabylie meurtrie, traumatisée par le souvenir des régiments de « Chasseurs alpins » et de « Parachutistes coloniaux » qui violaient et massacraient des populations civiles sans défense, surgit un couple d’enseignants « français », Jean Louis et Heike Hurst pour enseigner le français et l’histoire-géo au collège de Larba-Nath-Iraten ex-Fort-National de 1963 à 1965.

Un torrent tumultueux de connaissances, de comportements, de valeurs et de chaleur humaine inhabituelle, vint alors bouleverser le sens de nos vies de jeunes adolescents déjà passablement désorientés par les « logiques de guerre ».

Ce grand gaillard de près de 2 m, était alsacien mais féru de montagne. Blond-aux-yeux-bleus d’apparence, il s’affirmait black-blanc-beur 30 ans avant que ne naisse cette expression. Ce révolutionnaire marxiste était en rupture avec le parti communiste français, car celui-ci avait renié les militants qui, comme lui, ont déserté l’armée française, pour ne pas commettre l’innommable : la torture en Algérie. Cet homme bâti comme un roc de certitudes et d’optimisme internationaliste s’installait définitivement dans nos vies pour nous inculquer cette chose simple mais essentielle : la vie prend son sens dans la libération des hommes de toutes formes de dominations, d’exploitation, d’aliénation. Dans la société en général comme dans la sphère privée.

Pour beaucoup d’entre nous, dès lors, plus rien ne fut comme avant…

La langue d’abord, le français comme le berbère ou l’arabe, devenaient des armes de guerre qu’il fallait dominer pour comprendre, pour instruire, émouvoir, rêver et aimer. La littérature dans tous ses genres : le récit, le poème, le théâtre, le discours, la littérature…. devenait notre compagne éternelle.

L’histoire telle qu’elle nous était enseignée auparavant n’était plus qu’une ridicule litanie de dates, de noms de lieux, de rois et de reines éphémères. Grace à Ibn khaldoun que Jean-Louis découvrait à l’université d’Alger au contact d’Yves Lacoste et Georges Labica, nous apprenions que l’histoire telle une science, connaissait ses lois rationnelles d’évolution des sociétés et des cultures humaines et que peu de choses étaient fortuites dans le déroulement des événements. L’histoire était faite par des hommes et des femmes, nés libres et égaux au départ, puis mus par des intérêts au fur et à mesure de la différentiation des classes sociales, en fonction de représentations culturelles, de religions et d’idéologies diverses. A 14-15 ans nous devions disserter sur sujets aussi sérieux : « L’article 12 de la constitution algérienne dispose que les hommes et les femmes sont égaux devant la loi. Commentez et discutez » ou bien « Les révolutionnaires de la commune de Paris et ceux de l’insurrection d’El Mokrani en 1971 furent bannis en Nouvelle Calédonie. Quel sens donnez-vous à cet évènement historique ? »

Le ciné-club du collège, entièrement géré par les élèves, organisait des projections de films dans la Salle des fêtes de la ville, les jours de marché, en après-midi, pour que les paysans puissent voir les films et participer aux débats sur : « L’acier fut trempé », « Alexandre Newsky », « Le dictateur ». Le ciné-bus projetait en plein air, en nocturne, sur la place de la Mairie des films cubains ou vietnamiens qui galvanisaient les espoirs d’une population qui s’éveillait au simple bonheur du cinéma, mettant en scène des coupeurs de canne à sucre à Santiago et des hommes aux sandales de caoutchouc face aux B52 américains.

Les week-ends et les vacances étaient souvent consacrés à la participation aux camps de travail volontaire des Ouadhias ou d’Azzefoun, où nous découvrions des jeunes venus du monde entier, offrir leurs bras et leur savoir pour la reconstruction de villages ou d’écoles. Tels étaient nos travaux pratiques pour l’apprentissage des langues, de la géographie, des histoires et des cultures nationales.

Durant l’année 1964-1965, alors que la région était atteinte par le conflit FLN-FFS, Jean-Louis nous mobilisait pour la participation au Festival mondial de la jeunesse et des étudiants qui devait se dérouler à Alger durant l’été 1965. Pièces de théâtre, montages poétiques, groupes de musique et de danse, conférences et expositions de toutes sortes devaient montrer à la jeunesse du monde le futur visage de l’Algérie, citée partout en exemple de combativité, d’abnégation et d’espoir de liberté pour tous les peuples encore colonisés dans les années 1960.

Malheureusement le coup d’État du 19/06/1965 vint annihiler tous nos espoirs et longtemps, pour nous comme pour Jean-Louis, le nom de Boumediene fut synonyme de dictature et de répression des mouvements populaires et de jeunesse. C’est d’ailleurs à partir de cette date que commença le compte à rebours pour des milliers de jeunes « Pieds-rouge » venus apporter leur contribution à la reconstruction d’un pays progressiste devenu « La Mecque des Révolutions ». Ils quittèrent progressivement l’Algérie qui s’enferma dans un arabo-islamisme sectaire, tournant le dos aux vocations africaines, méditerranéennes et universelles que notre pays cultive depuis la nuit des temps. Jean Louis et Heike enseignèrent tous deux à l’école des cadets de la révolution de Koléa, puis avec leur fille Annik, née à Alger en 1964, ils quittèrent l’Algérie en 1968.

Étudiant à Paris dans les années 1970, je repris contact avec Heike qui fréquenta l’Université de Vincennes Paris 8. Jean-Louis révolutionnaire infatigable, était alors ouvrier d’usine à Vénissieux, professeur de collège puis journaliste, fondateur de Libération aux côtés de Jean-Paul Sartre et Serge July. Il militait dans la mouvance extrême gauche activiste et je le perdis de vue pendant plusieurs années.

C’est durant le printemps berbère de 1980 que son nom réapparut dans notre actualité algérienne car il fut l’un des rares journalistes français à avoir pris le pouls du caractère démocratique et libérateur du Mouvement Culturel berbère. Hacène Hireche a récemment rappelé sa contribution décisive dans les colonnes de Libération, à la popularisation de cette lutte.

En 1987, il revint à Alger pour le colloque sur Frantz Fanon, organisé par l’Office du Riadh El Feth et son « destin algérien » le reprit à nouveau. Il retrouva ses anciens amis et élèves, ses anciens compagnons : Zahouane, Zamoum, Harbi, Lacheraf, Omar et Boualem Oussedik ainsi que le Commandant Azzedine. Il remit sur rail son vieux projet de livre sur « Les pieds rouges en Algerie », signa des contrats, enregistra des heures d’entretiens et interviews, sillonna la Kabylie et le constantinois. Ses entretiens avec Momo, Zamoum, Bouchek ou Kateb furent homériques.

Dans ce « radeau de la méduse » que fut le bateau qui ramena Ben Bella en Algérie en 1990, Jean-Louis rayonnait aux côtés de Didar Fawzy, Le Père Davezies, Le Commandant Carvalho de la révolution des œillets du Portugal, Jean Ziegler et tant d’autres figures du tiers-mondisme révolutionnaire. Il faut dire que le « réveil » de la jeunesse algérienne en octobre 1988 lui avait ouvert des horizons qu’il désespérait de revoir après le fol engouement des années d’après l’indépendance en 1962. D’autant qu’après la « marche des beurs » de 1983 (qu’il avait suivie et quasiment co-organisée), pour lui Paris devenait la nouvelle Babylone, résonnant en écho aux « r »évolutions des pays du Sud : Afrique et Amérique latine notamment.

Il n’était pas mécontent de s’entendre dire par Momo, dans sa petite chambre de la rue Caton à la Casbah : « Tu sais, Jean-Louis, comme en Islam il n’y a pas d’intermédiaires entre Dieu et ses créatures, seule la démocratie peut permettre son épanouissement. Or dans nos pays autocrates, il n’y a guère d’espoir. C’est chez vous en Europe, que l’Islam, le vrai, celui du cœur et de la raison renaitra. Dieu a voulu la colonisation, la décolonisation et la migration vers l’Europe, pour ce but ! » Et les voilà tous les deux partis dans des éclats de rires assourdissants dont Djamaa-Lihoud a du garder le souvenir. Les deux compères s’étaient connus jeunes, dans des stages de théâtre en Algerie et en France, cultivant des liens de fraternité et de connivence culturelle qu’ils savouraient à chaque rencontre.

Ce besoin d’évasion spirituelle iconoclaste, Jean-Louis l’avait sans doute hérité de Henri Curiel, l’organisateur des réseaux de soutien au FLN durant la guerre d’indépendance, (« L’homme à part » décrit par Gille Perrault Ed. Barrault, 1984), et qui l’influença grandement par son penchant pour la spiritualité asiatique et l’astrologie chinoise.

Las, « la parenthèse démocratique » chez nous ne vécut pas plus de 2 ou 3 automnes. La décennie noire des années 1990 assombrit à nouveau l’horizon et revoilà Jean-Louis Hurst reparti au combat, aux côtés de Pierre Bourdieu dans le « Comité international de soutien aux intellectuels algériens (CISIA) », pour héberger, obtenir des papiers, soigner, témoigner, écrire, organiser des réunions publiques, des manifestations de solidarité avec ses frères algériens, oubliant son propre sort, sa situation précaire de presque-sans-logis-et-sans-emploi.

Il faut savoir que nombre de ses compagnons de lutte pour l’indépendance de l’Algérie avaient intelligemment manœuvré pour s’attribuer des postes, des résidences, des pensions et avantages de toutes sortes, en Algérie comme en France, dans les ambassades et consulats, les agences CNAN ou Air Algérie. Il avait le plus souverain dédain pour ce genre de considérations et il me revient en mémoire cet échange, en 1990, sur le seuil de la luxueuse demeure d’un ancien ministre de Boumediene :

- Comment, camarade L., peux-tu accepter de vivre dans un tel château, toi le révolutionnaire algérien qui a si bien décrit l’histoire de la paysannerie pauvre et sans terre dans ton pays ?
- Mais, je t’assure Jean-Louis, que c’est contre mon gré que Boumediene m’a fait déménager de mon petit appartement du Telemly lorsqu’il m’a nommé ministre, bafouilla son interlocuteur.

Au fur et à mesure que le pays s’enfonçait dans la crise, il en devenait plus malade, cherchant parfois le réconfort dans le combat anti-impérialiste lorsqu’il fallut se mobiliser contre les guerres US en Irak, en Afghanistan ou d’Israël contre le Liban ou la Palestine, pour la solidarité avec les « Sans-papiers » qu’il considérait comme les « sans culottes » modernes.

D’aucuns en France considèrent de tels hommes comme des « marginaux », en rupture avec les codes sociaux traditionnels, la pensée unique, l’idéologie dominante. Chez nous, ils sont « exceptionnels » pour ceux qui les admirent comme ceux qui les rejettent ! Ces deux qualificatifs lui vont comme les gants aux deux mains.

Le marginal a sauvé l’honneur de son pays d’origine, souillé par les crimes coloniaux et la torture.

L’être d’exception a montré à son pays d’adoption, l’Algérie, que l’Homme atteint son universalité lorsqu’il transgresse l’injustice et ouvre ses bras à ses frères en humanité.

Reposez en paix Heike et Jean-Louis,

Ces deux vers de François Villon, chers à Jean-Louis et Kateb Yacine, vous accompagneront pour l’éternité :

Frères humains qui après nous vivez
N’ayez les cœurs contre nous endurcis…

Alger, le 19/05/2014
Boussad OUADI


FORUM

1 Message :

ADIEU JEAN-LOUIS, « LE FRÈRE DES FRÈRES »
24 mai 21:11, par Safiya

Merci Boussad OUADI pour ce précieux, autant qu’émouvant, témoignage. Je ne connaissais pas "personnellement" Jean-Louis Hurst. Je l’avais vu, pour la première fois, en 1974, lors d’une rencontre organisée par le MTA, un mouvement de travailleurs immigrés qui luttaient contre le racisme et pour le Droit et la Vie... C’était là que j’avais appris qu’il était un "porteur de valise". Dès lors, je ne le voyais plus avec les mêmes yeux.

Des années après, en plein décennie noire, un rassemblement fut organisé, en 1994 si je me souviens bien ou peut-être avant, sur l’esplanade des droits de l’Homme, au Trocadéro. Jean-Louis y était en compagnie du réalisateur de ce documentaire aujourd’hui "disparu" des annales cinématographiques : "Algérie : Autopsie..." la suite du titre s’est malheureusement, elle, égarée dans les méandres de ma mémoire. Soudain, au milieu des slogans, j’entendis des éclats de voix. Jean-Louis et son camarade réalisateur dont, hélas, je ne connais plus le nom, se faisaient agresser par Ferhat M’henni et André Glucksmann. Je me suis tenue alors à leur côté et crié mon indignation aux agresseurs.

Quelques temps après, une association de Saint-Denis (93) avait programmé le documentaire cité ci-dessus. La projection, après quelques minutes, fut subitement interrompue, sans autre explication. Le réalisateur et Jean-Louis ont protesté et, ensuite, quitté la salle. Par solidarité, j’ai fait de même.

La dernière rencontre avec Jean-Louis fut au Centre culturel algérien (75015). Il avait, alors, été brutalement interrompu par une jeune femme qui lui reprochait d’être un "agent du Gouvernement" et qu’il en était salarié. Le malaise était comble et le débat faussé. J’ai quitté le CCA avec un sentiment pénible. Votre témoignage balaie ce souvenir mauvais et répare, on ne peut mieux, dans ma tête, l’aura de Jean-Louis, le frère des frères et je rajoute celui des soeurs.

Encore merci Boussad OUADI, du tréfonds de l’être.


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