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Un texte de Stathis KOUVELAKIS

DÉFAIRE LA DÉFAITE, COMPRENDRE L’HISTOIRE

Philosophie politique et pensée de Marx

samedi 20 février 2010

Stathis KOUVELAKIS (Londres, King’s College) vient de participer au Colloque d’hommage rendu récemment à Alger avec un grand succès au regretté Georges LABICA et son oeuvre. Il est l’un des trois responsables du Séminaire hebdomadaire "Marx au XXIe siècle, l’esprit & la lettre" qu’il anime à la Sorbonne avec Isabelle Garo (Paris, Lycée Chaptal), et Jean Salem (Paris 1), dans le cadre du CENTRE D’HISTOIRE DES SYSTEMES DE PENSEE MODERNE Université Paris 1.
Ses travaux portent sur la Philosophie politique, un domaine que Georges LABICA avait grandement fait progresser à l’Université de Nanterre (Paris X). Le texte, dense, est une contribution à l’incontournable travail de dépassement de l’attentisme messianique et des approches mécanistes et unilatérales de la pensée de Marx, pour qui veut ouvrir la voie à de nouveaux et féconds développements historiques.


DEFAIRE LA DEFAITE

par Stathis Kouvelakis

Penser ensemble l’histoire et la politique pour dégager les chemins possibles d’une révolution est une préoccupation que je partage avec Daniel Bensaïd. Et ce n’est certainement pas une chose facile. Le problème central auquel il faut se confronter quand on essaie de penser ensemble ces deux choses-là aujourd’hui est, ou du moins telle est mon hypothèse dans cette petite communication, la catégorie de sujet. Je pense que la raison pour laquelle les approches philosophiques qui essayent de disjoindre l’histoire de la politique sont actuellement à ce point prégnantes réside précisément dans la crise de la catégorie de sujet, qui est elle-même une crise historique. Il ne suffit donc pas de rappeler, comme Daniel Bensaïd vient de le faire, à juste titre, qu’one ne saurait imputer à Marx les visions naïves, finalistes et/ou anthropomorphiques, de l’histoire qui lui sont souvent attribuées. Il nous faut aller au cœur de la question, c’est-à-dire à la crise de la manière dont le marxisme a essayé de penser la catégorie de sujet révolutionnaire.

Je précise immédiatement qu’il ne faut pas, à mon sens, rejeter en bloc les approches philosophiques « anti-historiques » que je viens d’évoquer, par exemple la philosophie de l’événement développée par Alain Badiou, ou celles que proposent ceux qui réfléchissent à partir de Walter Benjamin, parce que ces penseurs captent quelque chose de vrai de notre situation présente. À savoir que nous venons effectivement d’une défaite, nous avons vécu une défaite historique, et que, de ce fait, la crise de la politique construite autour d’une conception du sujet révolutionnaire est, elle aussi, tout à fait réelle. Je pense cependant qu’il nous faut aujourd’hui essayer d’aller plus loin, et d’une certaine façon la meilleure façon de le faire c’est de penser de façon historique, et même historiciste ces philosophies de la défaite. De comprendre donc leur contenu de vérité, mais aussi de le relativiser, en en saisissant les limites, qui ne sont pas les simples limites d’une pensée spéculative, mais également celle d’un moment historique qui s’exprime à travers elle. Il y a, bien entendu, un présupposé dans la démarche que je propose, qui est un présupposé politique : la décision politique qu’il est aujourd’hui à la fois nécessaire et possible d’aller au-delà de la défaite, de commencer à dé-faire cette défaite qui demeure pourtant la nôtre.

Pour avancer dans cette voie, je me limiterai ici à deux remarques, une première qui porte sur la catégorie de non-contemporanéité, telle que Daniel Bensaïd l’a évoquée, et une deuxième, qui porte sur la critique de la notion de philosophie de l’histoire. La thèse que je vais défendre est, de façon très condensée et schématique, que pour repenser aujourd’hui la catégorie de sujet révolutionnaire et de politique révolutionnaire, il faut nous tourner, pour les retravailler, vers trois notions essentielles de la tradition du marxisme révolutionnaire : la catégorie de praxis, la catégorie de dialectique, et la catégorie l’historicisme, et même l’historicisme absolu, comme disait Gramsci. Je propose donc de prendre l’exact contre-pied des approches philosophiques qui dominent actuellement au sein même de la gauche radicale, même de celle qui continue à se référer au marxisme. Je pousserai même le paradoxe un peu plus loin, car la thèse sur laquelle je vais conclure est qu’il y a effectivement, pour le marxisme, une philosophie de l’histoire, une philosophie qu’il nous faut d’une certaine façon défendre, mais – et je reprends là une distinction de Lukács – il s’agit là de « concevoir la philosophie comme l’expression conceptuelle de l’histoire elle-même et non comme philosophie sur l’histoire ». [1]

La non-contemporanéité comme hypothèse politique

Quand Marx parle de la catégorie de non-contemporanéité, dans les lettres à Vera Zassoulitch que Daniel Bensaïd vient d’évoquer, il ne se contente pas simplement d’invoquer une certaine contingence et une ouverture de l’histoire. Il ne se contente pas de relativiser le schéma du Capital et de récuser l’idée d’un sens qui viendrait déterminer à l’avance et de l’extérieur l’histoire universelle. Marx affirme bien tout cela, mais s’il le fait, c’est parce qu’il développe une hypothèse subjective et stratégique, donc pleinement politique, sur la transition au communisme. Ce que dit Marx dans ces lettres, c’est que du fait de la non-contemporanéité de la société russe, du fait que coexistent dans cette société des éléments qui appartiennent à des temporalités très différentes, certaines très archaïques ou pré-capitalistes et d’autres très modernes, il est possible pour la Russie de passer au communisme en sautant par-dessus, en contournant la période de développement capitaliste. Et la condition subjective pour cela c’est de s’appuyer sur les relations communautaires, du mir, de la communauté pré-capitaliste qui est celle du village et de la campagne russes. Comme vous le savez, après la mort de Marx, Engels et les marxistes russes, à commencer par Plekhanov ont rejeté de manière catégorique cette hypothèse stratégique liée au populisme, au mouvement des narodniki. Le rejet de cette possibilité, et la thèse du développement capitaliste inéluctable et déjà en cours de la Russie, peut même être considérée comme l’acte fondateur de la social-démocratie russe. Il ne faut pas croire pour autant que le débat est clos, et je rappellerai simplement que, dans ses derniers textes Lénine, se tourne vers le développement des relations de coopération dans les campagnes et sur la révolution des masses colonisées en Asie comme les deux voies qui s’ouvrent pour l’avancée de la révolution en Russie et à l’échelle mondiale.

Je crois qu’il faut aller encore plus loin dans ce sens : ce qui est nouveau dans l’hypothèse de Marx exposée dans les lettres à Zassoulitch, c’est la rupture avec l’eurocentrisme. Mais l’idée selon laquelle il est possible de renverser la non-contemporanéité en transition vers le communisme n’est pas une idée nouvelle. C’est une idée qu’on retrouve, chez Marx déjà, dans ses textes de jeunesse, ceux des années 1844-48, qui traitent de la révolution allemande. Ces textes disent que l’extrême retard de l’Allemagne des années 1840 peut se renverser en avancée, car en Allemagne l’Ancien régime, le monde pré-moderne, est en train de s’effondrer, alors qu’il est déjà trop tard pour une révolution bourgeoise comme la Révolution française de 1789. Et vous savez sans doute que le nom que Marx a donné à cette hypothèse subjective et stratégique est celui de révolution permanente ou plus précisément révolution en permanence . Voilà pour la première remarque.

L’histoire comme récit

J’en viens maintenant à la question de la philosophie de l’histoire. S’il y a quelque chose qui demeure équivoque ou ambigu dans la critique que Marx adresse à la philosophie de l’histoire, la cause en est, me semble-t-il, dans ce problème classique de la philosophie, celui de la relation entre immanence et transcendance. Pour dire les choses rapidement, Marx se trouve dans la position de tout penseur dialectique, à savoir dans la nécessité de penser une situation en y incluant sa propre position subjective. Mais le paradoxe est que cette position subjective n’a pas encore produit ses effets, d’une certaine façon, ceux-ci sont encore à venir. S’ils en tracent le dépassement, leur possibilité est néanmoins interne à cette situation, elle en indique le point de basculement « absolu », celui où, pour reprendre cette terminologie, l’immanence se renverse en transcendance. Et c’est à cause de ce décalage qu’il y a bien sûr de l’imprévisibilité, de la contre-intentionnalité, et de la contingence, dans l’histoire.

Marx essaye d’une certaine façon de combler ce décalage, et pour ce faire il doit résoudre le problème suivant : l’histoire n’est pas un récit, elle n’est pas une narration qui déploie un sens censé la précéder et la fonder (donc un sens supra-historique), sous peine de retomber dans les visions naïves du finalisme et/ou de l’anthropomorphie que nous avons commencé par écarter. Pourtant, la seule façon de rendre l’histoire intelligible et d’y intervenir, d’en faire une histoire pour nous , c’est de construire un récit [2] Or, dans un récit, on retrouve toujours trois éléments, qui se présupposent mutuellement et correspondent aux dimensions de la temporalité : un début, qui bascule aussitôt dans le passé, une « intrigue » (l’« histoire », ou l’« action », à proprement parler), qui renvoie au « présent » construit dans et par le récit, et une fin, un moment futur, qui est le point vers lequel bascule en quelque sorte ce récit par sa propre logique interne. C’est cette structure narrative minimale qui est toujours mobilisée, ou présupposée, lorsqu’il s’agit de concevoir et d’organiser une action au présent, et notamment une action collective transformatrice, une praxis, capable d’infléchir le cours des choses, d’ouvrir à des possibilités, donc à des « histoires », des lignes narratives, nouvelles. Sans elle, il ne peut y avoir ni conception historiquement située de la politique, ni « torsion » politique de l’histoire, tout au plus quelque chose comme, dans le meilleur des cas, le « bruit et la fureur » du theatrum mundi vu par un Shakespeare ou un Calderon.

Naturellement, tel que présenté auparavant, ce schéma narratif et temporel ternaire n’offre qu’une version extrêmement simplifiée et linéaire du récit ; en réalité, aussi bien dans la « grande » littérature que dans les discours théoriques de la modernité, nous avons affaire à des schémas narratifs beaucoup plus complexes, qui associent plusieurs lignes narratives, en y introduisant des éléments de discontinuité et d’éclatement (qui ne sont toutefois jamais absolus précisément parce qu’ils arrivent à s’inscrire dans une certaine trame narrative). Ce schéma demande donc à être aménagé, complexifié, et je pense que les critiques formulées à partir des années 1960 à l’Histoire, à la Téléologie ont joué un rôle positif en obligeant à élaborer de nouveaux types de récits, de nouveaux modèles narratifs, plus satisfaisants que les anciens. On peut par exemple penser aux débats entre marxistes sur la question de la transition du féodalisme au capitalisme, ou sur le mode de production asiatique, ou encore sur l’Antiquité et les sociétés dites « primitives », et qui ont permis d’échapper à la présentation linéaire et déterministe de la succession des modes de production qui prévalait jusqu’alors dans le marxisme « vulgaire ».

S’il demande et admet des aménagements, ce modèle narratif n’en correspond pas moins, il me semble, à quelque chose comme un schème formel, dans le sens kantien, qui est complètement inévitable et indépassable, et qu’ il nous faut pleinement assumer, en tant que marxistes révolutionnaires, parce que sans cela une perspective d’émancipation, de rupture du temps historique, devient impensable. Il y a un récit historique qui est proprement marxien, et, comme je le suggérai à l’instant, c’est la séquence des modes de production. Bien sûr il ne faut pas comprendre cette succession des modes de production dans un sens déterministe ou supra-historique. Il ne faut pas faire une lecture substantialiste du schéma formel que j’ai exposé. La véritable hypothèse de Marx, comme vous savez, c’est qu’il y a un mode de production qui a une place tout à fait particulière dans cette séquence non déterministe, c’est le mode de production du présent, le capitalisme. Marx nous invite en fait à comprendre subjectivement comme quelque chose de déjà mort, de déjà passé. Le Capital c’est précisément ce récit, la narration de cette expérience de pensée : comprendre le capitalisme comme quelque chose d’historique, qui contient (de façon immanente donc) la possibilité de son propre dépassement (de sa transcendance). Pour Marx, l’historicité du capitalisme ne consiste pas à dire qu’il a une histoire, une origine et un développement (Adam Smith l’avait déjà établi), elle consiste à produire un type de récit très particulier (car il entrelace un niveau d’abstraction très élevé et des développements historiques : c’est toute la question de l’exposé du Capital ) qui permet de penser sa fin, de le concevoir donc comme quelque chose de déjà mort, qui appartient au passé. C’est pour cela que je dis qu’on ne peut pas contourner complètement la question d’une certaine philosophie ou méta-théorie de l’histoire, si on veut intervenir de façon politique, dans l’histoire.

Contre le narcissisme de la défaite

Je crois donc qu’il faut affronter de façon très calme les critiques concernant téléologie inhérente à la vision marxienne et marxiste, d’abord formulées par Althusser et qui sont devenues des lieux communs de la pensée postmoderne : nous revendiquons pleinement la téléologie au sens du schème narratif formel évoqué auparavant, au sens d’une catégorie « vide » de l’exposé (la Darstellung ) de la théorie du mode de production capitaliste, car sans elle toute compréhension non métaphysique de notre présent, toute intelligence du capitalisme comme une réalité historique, contradictoire et dépassable en raison même des ses contradictions, condensées et portées à leur point absolue par la praxis politique révolutionnaire, devient impossible.

L’évolution d’Althusser lui-même en fournit à mon sens une excellente illustration a contrario : jusqu’au bout incapable d’assumer cette distinction, l’auteur de Pour Marx a fini par combiner une posture de désespoir politique et existentiel (non dépourvue d’auto-complaisance morbide) et une métaphysique bricolée, et, en fin de compte, obscurantiste, de l’histoire comme succession contingente de singularités événementielles radicalement disjointes et closes sur elles-mêmes. Donc une métaphysique post-moderne de la non-histoire et une liquidation non moins métaphysique de la politique dans l’attente de l’Événement salvateur.

Rompre avec cette attitude, que le marxiste lacanien Slavoj Zizek a parfaitement raison à mon sens d’appeler le « narcissisme de la défaite », fort répandu dans les milieux intellectuels et les cadres politiques de la gauche, me paraît être la tâche sans doute la plus urgente de l’heure. Elle est la condition pour lever l’« obstacle épistémologique », le butoir de le pensée, qui paralyse actuellement la pensée et l’initiative politique des révolutionnaires. C’est la raison pour laquelle, et je conclurai là-dessus, je pense que pour dépasser la défaite que nous avons vécu, il faut l’historiciser. Il ne faut donc pas la considérer, comme Benjamin ou Badiou, comme une catastrophe ou un désastre dans lesquels l’histoire se serait engloutie (et la politique immatérialisée dans l’attente de l’événement messianique), mais comme un mode spécifique d’expression des contradictions, comme un mode d’expression du travail du négatif. Pour le dire autrement, il faut historiciser la défaite pour ouvrir la voie à ce qui peut être une victoire nouvelle.

Intervention au colloque « Pensare con Marx, ripensare Marx », organisé par le Centre d’études Livio Maitan à Rome le 26 janvier 2007


CENTRE D’HISTOIRE DES SYSTEMES DE PENSEE MODERNE
Université Paris 1

Marx au XXIe siècle, l’esprit & la lettre

Séminaire hebdomadaire
sous la responsabilité de Stathis Kouvélakis (Londres, King’s College),
d’Isabelle Garo (Paris, Lycée Chaptal),
et Jean Salem (Paris 1)

avec le soutien du CERPHI
et de la revue ContreTemps (Syllepse)

ANNÉE 2009-2010

samedi 20 FÉVRIER 2010,
de 14h à 16h

Didier MONCIAUD

Chercheur associé au Groupe de recherche
sur le Maghreb et le Moyen-Orient (Université Paris 7)

Histoire du marxisme
dans l’Égypte contemporaine

Sorbonne
amphithéâtre Lefebvre
entrée : 17, rue de la Sorbonne,
Galerie Jean-Baptiste Dumas, escalier R, 1er étage


Pour contact et information :
http://www.marxau21.fr
http://chspm.univ-paris1.fr/spip.php?article169


[1« Die Philosophie als gedanklichen Ausdruck der Geschichte selbst und nicht als Philosophie über die geschichte aufzufassen », Georg Lukács, Moses Hess und die probleme der idealistischen Dialektik, Leipzig : Hirschfeld Verlag, 1926.

[2Je reprends ce thème à Fredric Jameson et son ouvrage magistral The Political Unconscious. Narrative as a Socially Symbolic Act. Ithaca : Cornell University Press, 1981

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