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L’ARMÉE, LA DÉMOCRATIE POLITIQUE ET LA SOCIÉTÉ, EST-IL TROP TARD ?
jeudi 25 août 2011, par
Sous le titre "Les ratages de l’ANP", le site Algérieinfos a rediffusé un article de Sadek Hadjeres paru dans Le Soir d’Algérie du 30 juillet 2008.
Le document, évocation rétrospective d’un problème essentiel des décennies précédentes, garde son actualité en cette période de changements et d’interrogations dans la sphère géopolitique arabe.
L’ARMÉE, LA DÉMOCRATIE POLITIQUE ET LA SOCIÉTÉ
EST-IL TROP TARD ?
Le hasard, et surtout l’évolution des esprits à la lumière de l’expérience m’ont donné l’occasion d’une heureuse coïncidence. J’ai pris connaissance de l’épilogue de l’ouvrage de Chafiq Mesbah (publié par le Soir d’Algérie du 24 juillet 2008) pendant que, en réponse à des questions au long cours de Arezki Metref, je poursuivais une réflexion sur les courants politiques au sein de la direction exécutive du PAGS durant la décennie 1980, puis après Octobre 1988.
Dans les deux thématiques, avec des intensités et des formes différentes, j’ai constaté des évolutions parallèles ou même imbriquées qui ont débouché non pas sur une seule « occasion historique manquée » (pour l’ANP), mais sur deux ou même plusieurs, se confondant en un seul revers pour toute la nation. En reprenant l’image de Chafiq Mesbah à propos du « ratage » concernant l’ANP (en tant qu’institution militaire étatique), j’ai pensé à un autre de ces ratages, lié à celui de l’ANP et que je ne suis pas seul à considérer comme un désastre d’envergure. Il concerne le PAGS en tant qu’une des organisations qui œuvraient de façon significative au sein de la société.
En fait, dans les deux cas, le déficit politique s’est manifesté à des degrés différents et à partir de socles idéologiques distincts ou même opposés par certains côtés. En mettant de façon disproportionnée l’accent sur les seuls volets sécuritaire et identitaire, en sous-estimant inconsciemment ou en niant délibérément les racines sociales et démocratiques de la crise, le déficit a fait le lit de la dégradation du tissu social et étatique lors du tournant géopolitique, national et international, des années cruciales 1989- 1990. Au lieu de contribuer à dénouer et désamorcer politiquement une crise majeure, la défaillance politique a débouché sur une tragédie algérienne sans précédent.
Ce déficit est caractérisé par les approches unilatérales et de court terme qui privilégient les seuls intérêts et enjeux de pouvoir au détriment des intérêts généraux de la société à court et long terme. Ce trait, propre au pouvoir d’Etat comme instrument de survie, a été accentué jusqu’à de néfastes caricatures dans la montée de mouvements d’opposition gagnés à des conceptions hégémonistes et d’exclusion des valeurs culturelles et religieuses notamment islamiques, intériorisées par notre peuple dans sa diversité et son long parcours historique. Avec des racines qui remontent à plus loin encore dans l’histoire du mouvement national, l’hégémonisme des sphères dirigeantes de l’Etat et celui des oppositions, à caractère communautariste, a reflété et aiguisé les penchants présents dans différentes couches de la société au lieu de les éduquer pour les transcender, les aiguiller vers l’unité d’action au bénéfice de l’édification nationale.
Cette pratique est emblématique du mal qui depuis l’indépendance a rongé progressivement l’ensemble Nation-Etat-Société, La cohérence et l’harmonie de cet ensemble étaient nécessaires et possibles pour l’épanouissement d’une l’Algérie libérée de la domination coloniale. Le déficit, la sous-estimation, voire la dénaturation et la criminalisation du politique, dans ses dimensions antiimpérialiste, démocratique et sociale, a conduit au résultat contraire. Il a paralysé les possibilités d’interactions et de solidarités réciproques bénéfiques, fondées non pas sur des bons sentiments discutables et volatiles, mais sur l’inventaire et la prise de conscience des intérêts objectifs communs.
Ce fut au contraire le dévoiement de la vie sociale et politique vers un cercle vicieux fatal de rivalités, de divisions, de dépendances clientélistes et autres. Le système global ainsi instauré a pris un chemin piégé, devenu incontrôlable aussi bien par les tireurs de ficelles que par les acteurs les mieux intentionnés. L’ancien colonisateur aussi bien que le néo-impérialisme mondial et la réaction régionale ont pu se frotter les mains et engranger les dividendes, sans prendre la peine de recourir à des interventions directes. Comme le montre pour l’essentiel la conclusion de Chafiq Mesbah, ce déficit a entravé, sinon empêché, le rôle possible de régulateur et médiateur politique et national démocratique de l’ANP.
L’institution militaire avait les moyens de jouer ce rôle dès le lendemain de l’indépendance, étant donné les leviers de pouvoir que lui avait donnés la lutte armée libératrice. Cette position privilégiée était un des résultats de l’action menée par une ALN issue de la société opprimée et assurée d’un soutien patriotique et populaire massif, malgré des contradictions internes et des embûches parmi les plus sérieuses. L’erreur, sinon la faute de la hiérarchie militaire et du système mis alors en place à l’indépendance sous son égide, a été pour des raisons multiples restant à établir, de renoncer et même tourner le dos à ce rôle décisif et fondamentalement démocratique. Elle l’a troqué contre celui contestable et risqué de détenteur hégémonique de la totalité des leviers, à la fois ceux d’orientation, de décision, d’exécution et de contrôle. Une fois conquises la paix et la liberté, la répartition et l’exercice de ces pouvoirs, complémentaires mais distincts, auraient dû revenir à des instances issues de la souveraineté populaire et soumises à elle, dans l’esprit du projet national insurrectionnel de Novembre 1954. Les difficultés, habituelles dans la réalisation de ce principe fondamental, avaient été certes compliquées partiellement par une maturité politique insuffisante à la base, mais celle-ci était surmontable par un travail commun et concerté d’éducation politique.
L’obstacle le plus grand fut bien davantage celui créé par les déchirements et les dissensions non surmontées dans le cours de la guerre, dont les raisons principales furent beaucoup plus des querelles de chefs, de prérogatives et de méfiances régionalistes ou claniques que des problèmes fondamentaux d’orientation. Ces dissensions se rattachaient elles-mêmes au fait que l’agenda de l’insurrection courageuse de Novembre 54 avait été davantage conçu par ses initiateurs comme un moyen de dépasser la crise politique et la division du plus grand parti nationaliste. Il ne fut pas suffisamment le résultat du mûrissement consensuel d’un vrai projet politique, donnant au slogan central d’indépendance un contenu fortement intériorisé à tous les niveaux militants et populaires. La force émotive et rassembleuse de ce mot d’ordre aurait dû inciter les acteurs d’un front patriotique, socialement et idéologiquement non homogène, à le consolider par l’adhésion à un programme concret fondé sur l’équilibre des intérêts de classe et culturels légitimes.
La proclamation du 1er Novembre 1954, la Charte de la Soummam de 1956, le Programme de Tripoli de 1962 ont été des déclarations d’intentions généreuses mais sans prolongements suffisants dans les actes, parce que le travail politique unitaire et mobilisateur n’a pas été pris sérieusement en charge pour déblayer les incompréhensions et les obstacles d’intérêts inévitables à leur application. A un de nos camarades qui lui faisait remarquer le peu d’attention accordé à la mise en œuvre des proclamations de principe officielles, le président Boumediene avait répondu dans un sourire : « Le plus important, c’est le pouvoir ! » La même illusion avait fait croire qu’il suffisait de l’aisance financière pour acheter le développement industriel et pour s’assurer la docilité politique des uns et des autres ! Résultat des courses : bien des pays libérés à travers des processus historiques variés ont connu ce genre de difficultés ; mais pour l’Algérie dont la révolution se proclamait exemplaire, les problèmes épineux de la construction d’une nouvelle cohésion n’ont pas aiguisé l’attention et la volonté des chefs dans le sens de leur solution démocratique. Les divergences et dissensions ont servi au contraire de prétextes aux solutions autoritaires, à l’accaparement acharné des pouvoirs, au nom des urgences vraies ou invoquées, et d’une mythologie nationaliste appropriée aux ambitions des clans rivaux.
Dans ce contexte, les problèmes nationaux, sociaux et culturels ont été trop peu envisagés sous l’angle de leur solution exigeant le rassemblement large et librement consenti des forces vives. Ils ont énormément souffert d’être les jouets et les victimes des ambitions et des rivalités de pouvoirs. Il ne pouvait en résulter qu’une coupure grandissante entre les directions de l’institution militaire et la société. L’évolution positive inverse était pourtant inscrite en filigrane dans les courants de sympathie réciproque entre des segments importants de la société et l’institution militaire, qui s’étaient dessinés malgré tout à certains moments des quinze premières années après l’indépendance. C’était l’époque des mesures économiques d’indépendance nationale et de justice sociale amorcées avec le soutien officiel de l’ANP contre les réticences et les oppositions des multiples façades du parti unique. Ce fut aussi le cas lors de graves évènements régionaux comme la « Guerre des six jours » de 1967, le soutien aux causes des peuples africains, vietnamien et palestinien et la revendication d’un nouvel ordre économique mondial. Les mesures économiques et sociales d’importance historique sont devenues elles-mêmes vulnérables et n’ont pas empêché le discrédit du pouvoir mis en place par la hiérarchie de l’ANP et jouissant de sa caution, discrédit qui est allé en grandissant après le reflux des années 1980 et l’épisode sanglant d’Octobre 1988.
J’ai entendu souvent à propos de l’ANP et des « militaires » deux arguments qui me paraissent approximatifs et fallacieux. Le premier, se présentant comme favorable à l’ANP, est souvent utilisé pour justifier des rôles que l’ANP n’aurait joués qu’à contre cœur et à son corps défendant. C’est en Algérie, disent certains, la seule structure organisée en mesure de faire face aux périls d’envergure déjà affrontés ou à venir. Ne se rend-on pas compte en pensant ainsi, qu’au-delà de la fierté pour l’Algérie d’avoir un tel appareil, cette affirmation masque une très grave faiblesse ? Celle précisément pour l’ANP d’être, après 40 ans d’indépendance, la SEULE structure aussi organisée et influente au service de la nation. A quoi ont servi les armées parmi les plus puissantes du monde dans le système socialiste, à partir du moment où, pour différentes raisons, les liens se sont relâchés entre la société et les organismes politiques dirigeants qui contrôlaient étroitement ces armées ? Une armée ne peut-elle être forte et accomplir sa mission que si elle produit un désert politique autour d’elle ou si elle se paye une scène politique à ses bottes, débilisée par les gestions autoritaires ? Grave contre-vérité, que la nation et l’armée elle-même finissent toujours par payer cher. Civils et militaires ont un intérêt commun à un paysage politique, à des institutions et organisations autonomes, fortes, solidaires autour d’objectifs bénéfiques mutuellement reconnus. Un second argument se veut quant à lui hostile aux « militaires ». Ils sont rendus responsables des déboires de l’Algérie, du fait du pouvoir qu’ils exercent par instances interposées sur une société civile réduite à l’impuissance.
Cette dichotomie entre les catégories de « civils » et « militaires » me paraît superficielle et plutôt stérile, en ce sens qu’au-delà d’aspects formels réels mais trompeurs, elle masque les mécanismes et les racines du déficit démocratique flagrant dont souffre l’Algérie. D’abord elle tend à déresponsabiliser les civils et les éloigner de la nécessaire mobilisation démocratique, en considérant l’oppression et les injustices subies comme une fatalité qui aurait pu être évitée si l’armée n’existait pas. Comme si toute armée était génétiquement porteuse d’oppression, fermée a priori au soutien des missions démocratiques, de justice sociale et d‘intérêt national. Cela est démenti par maints exemples sur tous les continents. Plus sérieux encore, cette approche ne laisse souvent comme seule issue et seul espoir de salut que des entreprises aventureuses de renversement et de remplacement des hiérarchies en négligeant les luttes autrement plus profondes pour transformer le soubassement national sur lequel s’appuient les systèmes autocratiques. Ensuite, la distinction formelle « civils-militaires » masque la responsabilité des courants et forces « civiles » aussi bien dans l’instauration que dans l’entretien des méfaits imputés à tort ou à raison aux militaires et à leurs instances. A propos de cette faille préjudiciable aux intérêts communs des Algériens et attribuée unilatéralement aux militaires, il m’est arrivé de souligner dans mes écrits, comme ceux consacrés aux racines et conséquences de la crise du PPA-MTLD de 1949, crise de déficit démocratique : « Messieurs les civils, vous avez tiré les premiers (contre la démocratie) ! » Je faisais allusion à la façon dont des secteurs et personnalités politiques (devenus plus tard centralistes ou messalistes) ont légitimé la violence contre leurs frères de lutte en désaccord avec eux, ont délibérément remplacé le débat constructif par le dénigrement, l’exclusion, la répression brutale et la création d’un climat qui a poussé à des tentatives d’assassinats qui se sont malheureusement concrétisées lors de la guerre de Libération. Loin de contribuer à l’effort de saine politisation et d’éducation des cadres, nombre d’entre eux ont abondé dans la surenchère et la l’activisme antipolitique des plus violents, avec l’espoir de se frayer une place dans le cortège des intrigues, putsch et coups d’Etat.
Après ces considérations d’ensemble, je voudrais revenir sur mon propos initial. Il concerne, à propos de la transition manquée de 1990-1991, qualifiée de « grand dérapage » par un ouvrage de Abed Charef, la corrélation qui s’est établie entre l’activité de certains services liés formellement à l’ANP et des éléments de l’exécutif du PAGS, quand ce parti se trouvait encore au milieu du gué entre la clandestinité et une légalisation à peine amorcée, sans qu’ait pu être fait encore le bilan réel des enseignements des 25 années de lutte précédentes. Le bilan des enseignements politiques et organiques avait même été délibérément sacrifié au soi-disant profit d’une situation d’urgence, alors que ces enseignements auraient au contraire mieux éclairé l’analyse des dangers nationaux et internationaux apparus. L’épisode est doublement instructif. D’une part, quant aux mécanismes pervers qu’a permis la confusion entre services de renseignement et l’ensemble de l’institution militaire, et surtout les pratiques, abusives dans un Etat de droit, de services qui au-delà du renseignement nécessaire à toute instance étatique, s’arrogent des prérogatives incontrôlées d’intervention politique ainsi que de répression policière directe et indirecte. D’autre part, l’épisode est terriblement révélateur des dégâts qui surviennent quand les faiblesses politico- idéologiques, latentes puis exacerbées par la conjoncture, font jonction avec les manipulations qui les exploitent au nom de situations d’urgence, donnant prétexte à la perte d’autonomie de jugement et d’initiative des organisations et mouvements.
Le PAGS en a payé le premier les frais, parce que, comme le PCA, interdit dès novembre 1962, il fut jugé à bon escient comme un obstacle potentiel de taille aux orientations prédatrices et de liquidation de l’ensemble des acquis algériens précédents. Dans les deux cas, la politique avouée de maintien du mouvement social « dans un cocon de chrysalide » n’avait pas frappé qu’un segment de ce mouvement mais tout ce qui était prometteur, progressiste et unitaire dans la nation. Les années suivantes l’ont confirmé, y compris à ceux qui avaient cru que la « neutralisation » du PAGS allait leur ouvrir un meilleur espace partisan. L’enseignement valait et continue à valoir pour toute la « classe politique » algérienne, pour tout notre peuple, ses organisations et ses instances étatiques en quête d’avenir.
Sadek Hadjeres
30 juillet 2008
“Le Soir d’Algérie”