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PUBLIE DANS "LE SOIR D’ALGÉRIE" (5 octobre 2008)

LES JOURNÉES D’OCTOBRE 1988, VUES D’HIER ET D’AUJOURD’HUI

par Sadek HADJERES

mercredi 7 octobre 2009

« L’intifadha » d’Octobre 1988 a été un sursaut populaire, l’explosion d’un mécontentement accumulé. Elle a résulté de la conjonction de problèmes de fond non résolus et de manipulations irresponsables du pouvoir.

Ces quelques journées vécues dans l’enthousiasme des jeunes, la colère et les espoirs de toutes les générations, ont ébranlé le régime autoritaire sur le moment et durant quelques mois.

Mais la grande vague de fond n’a pu transformer la nature et les logiques hégémonistes du système

L’édifice oligarchique, bâti sur une combinaison de pratiques super-étatistes et d’appétits libéraux de plus en plus sauvages, a été replâtré et repeint aux couleurs d’un pluralisme sans démocratie.

Ressenties d’abord comme exaltantes, ces journées laissent aux Algériens qui les ont vécues un goût d’amertume.

On peut craindre dans le paysage politique actuel de redoutables rééditions des confusions d’Octobre 1988.

Le peuple exaspéré risque d’en payer les frais et les déceptions.

Des enseignements précieux sont à tirer des causes et conséquences de ces journées et des péripéties qui les ont marquées.

Causes profondes et manipulation du mécontentement

Deux facteurs ont fait jonction au cours de la décennie 1980 : la montée du courant néolibéral dans le monde et la gestion incohérente et parasitaire de ses conséquences en Algérie.

Au cours de l’été, un climat très lourd s’était installé, qui rappelle par certains côtés celui d’aujourd’hui. La dégradation économique et le mécontentement populaire s’étaient accentués en conséquence de la déstructuration anarchique du secteur d’Etat, la chute du prix des hydrocarbures et une politique d’endettement irresponsable.

Face à la pénurie des ressources nationales, deux clans rivaux s’étaient constitués dans le pouvoir, sous couvert d’un conflit biaisé entre les options étatique et privative. Chacun d’eux s’efforçait de détourner sur le clan rival la colère résultant des méfaits auxquels ils avaient été tous associés. Le discours du président de la République le 19 septembre était significatif de ces tensions. Soucieux de maintenir ou de conquérir des privilèges économiques pour eux et leur clientèle, les uns et les autres croyaient résoudre leurs contradictions non par un débat au grand jour, mais par des manœuvres et des diversions. Un seul point leur était commun : rien pour les couches salariées et populaires, sinon la répression de leurs revendications.

Certains technocrates et démocrates sincères intégrés au système appelaient à des réformes capables d’articuler positivement les deux secteurs dans l’intérêt de l’économie nationale et de la justice sociale. Ils seront eux-mêmes renvoyés après leur passage éphémère dans les instances gouvernementales constituées après Octobre 1988.

L’important est que ces affrontements « au sommet » méconnaissaient la nature et la profondeur des problèmes sociaux et politiques. Les tenants du régime avaient cru possible de ruser avec les signaux d’alarme qui avaient jalonné la décennie.

Ainsi, le Printemps amazigh de 1980, le soulèvement de la jeunesse de Constantine contre l’arbitraire et la mal-vie en 1986, les remous politiques et les agissements terroristes sporadiques provoqués par les courants islamistes, l’éclosion d’organisations et associations pour la défense des libertés et des droits de l’homme. Enfin, la toile de fond permanente des luttes syndicales et politiques de plus en plus structurées après des décennies de blocages incessants et l’interdiction des organisations de progrès dont le PAGS.

C’est en particulier contre les travailleurs et leurs organisations que le pouvoir va construire une double machination : la première les frappant directement à la veille des évènements, la deuxième les visant indirectement le lendemain. Les cercles intrigants n’avaient pas prévu que la vague populaire énorme des jours suivants allait retourner ces deux machinations contre leurs auteurs.

Le 4 octobre, coup de force antisyndical et antidémocratique

Les mois précédents, la vague revendicative était devenue plus consciente et organisée, malgré le débile et malfaisant article 120 du FLN, les bureaucrates soumis dans l’UGTA et la répression par toutes les polices. Les castes dirigeantes voyaient dans cette évolution une double menace. Ce mouvement ascendant tendait à rassembler dans l’action unie des sensibilités politiques et identitaires que le pouvoir cherchait à diviser. De plus, les travailleurs ne se mobilisaient pas seulement autour des problèmes sectoriels quotidiens, ils condamnaient frontalement la politique antisociale menée contre eux par paliers successifs depuis le milieu des années 80.

Comme les courants néolibéraux dans le monde, les décideurs prétendaient apporter des réformes alors que leurs actes tendaient au maintien de leurs privilèges, ils bloquaient les changements nécessaires au développement économique et social et à la cohésion nationale.

Un fait occulté officiellement et non vu ou souligné par les analystes jette une lumière crue sur les évènements. Dans la nuit du 4 au 5 octobre, la répression s’est abattue sur le mouvement social et politique pourtant pacifique des travailleurs. Sa brutalité a été sans précédent depuis les coups de filet policiers qui avaient suivi le coup d’Etat du 19 juin 1965.

Cette diversion grossière a ciblé massivement les cadres et les structures d’organisation du PAGS et des syndicats actifs. Elle va fournir après coup la preuve flagrante que des sphères officielles étaient informées par avance des mouvements destructeurs des commandos de casseurs qu’ils allaient tolérer le lendemain.

Nous avions connu des scénarios provocateurs du même genre à plusieurs reprises au cours des émeutes de la décennie, comme à Constantine en 1986. Ils visaient à brouiller les pistes, isoler les syndicalistes et le PAGS, mais ils avaient été régulièrement mis en échec par la riposte et la solidarité populaires. Les dizaines de cadres syndicaux et politiques arrêtés et « disparus » dans les casernes et lieux de détention seront sauvagement torturés comme on l’apprendra seulement quinze jours plus tard à leur libération. Leur arrestation « préventive » n’était pas fondée sur des actes mais sur les fiches de police établies durant les années précédentes. Certaines comportaient des erreurs grossières et ont frappé des gens n’ayant plus d’activité militante.

Certaines autorités imaginaient faire ainsi d’une pierre deux coups. D’une part, créer un climat de danger imminent d’agitation sociale, pour rendre plus crédibles les agissements des commandos casseurs qu’ils avaient programmés pour le lendemain. D’autre part, court-circuiter et neutraliser les actions démocratiquement engagées ou prévues au grand jour par les travailleurs depuis plusieurs semaines dans la zone industrielle et agricole de l’Est- Mitidja.

Les unions locales et les sections d’entreprise s’apprêtaient par une grande marche à faire jonction avec les actions syndicales de la capitale. Le mouvement en cours, constructif et rassembleur, avait mûri depuis des années en expérience et base de masse. Il pouvait prouver que le monde du travail était capable de devenir un catalyseur, l’exemple d’un mouvement de contestation responsable et ramifié dans les couches populaires.

Les clans influents du pouvoir n’en voulaient à aucun prix. Depuis l’indépendance, ils préféraient avoir en face d’eux des oppositions armées et aventureuses (quand ils ne les provoquaient pas), sans vrai projet social et politique, estimant qu’ils les isoleraient et détruiraient plus facilement.

Vague de fond populaire, malgré le déclenchement manipulé du 5 Octobre

Le PAGS et d’autres formations ont disposé de nombreuses données fiables sur la première journée. Les détails continueront à être vérifiés et enrichis par les témoignages, les recherches pluridisciplinaires, l’ouverture (problématique) des archives ou les fuites liées aux règlements de comptes entre officiels.

Le point de départ a été le déchaînement simultané à la mi-journée de jeunes notamment adolescents dans les artères centrales de la capitale et d’autres villes du pays. Leur déferlement n’avait rien d’un « chahut de gamins » spontané comme l’avait qualifié un responsable FLN de l’époque. Une grande partie de ces jeunes étaient peu ou pas du tout politisés ou membres d’organisations, ils avaient été attirés par les rumeurs lancées les derniers jours de septembre lorsque, avec le discours du président, le bras de fer des « chefs » avait débordé les coulisses du pouvoir.

D’autres, par contre, avaient été recrutés et étroitement encadrés sur le terrain pour un travail de casse sélectif dans les villes.

La synchronisation, certains mots d’ordre provocateurs proférés, les cibles des destructions, les actes de diversion étaient orchestrés directement par des chefs de file reconnaissables à divers indices.

Le scénario était visiblement planifié en haut lieu. Les services de sécurité, « débordés » ou sur ordre, sont pratiquement restés à distance sans réprimer ces jeunes.

Dans la brèche ainsi créée, se sont engouffrés les jours suivants des milliers de jeunes manifestants populaires, d’une autre qualité et d’une autre signification. Leur ouragan a gagné nombre de villes du pays en dépit des mesures répressives. Ces jeunes exprimaient leur révolte sans être pourtant porteurs d’un projet politique démocratique et social précis. A ce stade, l’immense majorité des manifestants, inorganisés et de sensibilités idéologiques variées, unis par leur colère et leur soif de justice, occupaient la rue selon des solidarités de proximité (quartiers, associations, etc.). Leurs heurts avec la police ont été de plus en plus réprimés, des centaines d’entre eux ont perdu leur vie et des milliers blessés.

Ils ne sont pas à confondre avec une troisième vague de manifestants, entrés en lice dans les derniers jours à la suite de tractations du pouvoir impliquant une ou des mouvances islamistes. Animés par le même sentiment de révolte, ils étaient minoritaires mais relativement structurés et regroupés idéologiquement.

Les militants d’opposition organisés ont manifesté leur présence ou leur absence sur le terrain selon les orientations et analyses propres de leurs formations respectives. L’Exécutif national du PAGS, après que les dizaines de cadres eurent été arrêtés ou recherchés dans la nuit du 4 au 5, a donné pour sa part à ses militants des directives précises et offensives. Comme de multiples témoignages récents me l’ont confirmé, elles ont été appliquées malgré de nombreuses coupures de contacts avec la même abnégation qu’à Constantine deux ans auparavant. Elles n’appelaient pas seulement à la nécessaire vigilance pour préserver les structures de l’organisation, mais surtout à la participation physique et au travail de responsabilisation politique partout où se déployaient les jeunes.

Des membres de la direction exécutive ont maintenu les contacts avec la base y compris en assumant les rencontres prévues auparavant, même sur des lieux inattendus où se déroulaient des affrontements. Ce sont des camarades avec l’appui des travailleurs qui ont protégé, par la persuasion ou par la force, des usines et établissements d’intérêt public contre les destructions, comme au complexe Pompes et Vannes de Berrouaghia et plusieurs autres entreprises dans le pays.

Désarroi du pouvoir et son repli tactique pour une trompeuse issue de crise

L’ampleur nationale et la tournure prise par le mouvement de révolte ont affolé l’ensemble des composantes du pouvoir. Certains d’entre eux se sont mis en quête cette fois de voies vers « l’apaisement », mais ont persisté dans les démarches d’apprentis sorciers tournant le dos aux problèmes de fond. Ils ont engagé des tractations dont une partie seulement est connue à ce jour, avec des leaders de courants islamistes, dont un officiel responsable des services de sécurité s’était vanté alors à un de nos camarades détenus « qu’ils mangeaient dans sa main ». Cette mouvance dans sa majorité était encore organiquement à l’état de nébuleuses structurées autour des prêches de certaines mosquées. La mission attendue de ces jeunes ainsi embrigadés était de canaliser le bouillonnement massif des manifestants. Accompagnés par leur leader charismatique qui s’est retiré avant l’arrivée du cortège à Babel- Oued, leur cortège ainsi que la masse des manifestants présents sont tombés dans le piège et la provocation classiques de tout temps à travers le monde. La manœuvre a débouché sur un massacre perpétré dans des conditions qui restent à éclaircir, avec les fusillades émanant des détachements militaires appelés à renforcer ou remplacer les forces de police débordées Le pouvoir a dû brusquement reculer parce qu’ils n’avait trouvé dans le peuple et même dans la « classe politique » qui lui était acquise, aucun écho favorable à leurs tours de passe-passe, aucune force capable de les soutenir dans l’épreuve.

Le FLN comme facteur de mobilisation s’est évaporé sur le terrain. L’institution militaire engagée comme dernier recours venait d’épuiser son crédit et ne tenait plus à continuer de « porter le chapeau » de la répression. Le courant islamiste ne faisait pas encore le poids face à l’élan d’une jeunesse qui le plaçait en porte-à-faux, sa mise en selle sur la scène politique par le pouvoir lui-même n’aura d’impact que l’année suivante.

Fragilisé par l’indignation nationale et internationale, le pouvoir assis sur l’arbitraire des armes reconnaissait implicitement à travers le discours télévisé du chef de l’Etat et pour la première fois depuis l’été 1962, le bien-fondé de la protestation populaire et de sa soif de liberté et de justice. Il promettait de corriger le déficit démocratique devenu criant et dangereux pour la nation.

Un courant favorable à l’évolution des institutions s’est dégagé à travers l’adoption, quelques mois plus tard, d’une nouvelle Constitution proclamant des principes démocratiques. Tout le monde sait que le pluralisme formel instauré sera vidé de contenu démocratique et social en l’espace de deux ans.

Un exemple, un de plus à élucider, est hautement emblématique de la transition sabordée, l’usage de la torture. La Constitution de 1989 a vigoureusement condamné et interdit la torture, mais tous les membres du Comité d’action large et actif contre la torture mis sur pied après les révélations d’Octobre 1988, ont été soit assassinés dans des conditions obscures soit contraints à l’exil.

Vingt ans après, que reste-t-il d’Octobre 1988 ?

Plus que le souvenir de la révolte d’Octobre, il reste les enseignements de la tragédie des années 1990 et de ses séquelles.

Le grand changement espéré n’a pas eu lieu parce que, pendant ces journées ou plus tard, les causes profondes qui ont généré la révolte d’Octobre 1988 n’ont pas été traitées, et encore moins extirpées, elles ont même été aggravées par la détérioration du contexte international.

A l’autoritarisme et aux machinations du pouvoir, premier responsable des déboires vécus par l’Algérie, la société et ses organisations politiques et sociales n’ont pu opposer une résistance à la fois unie et consciente, s’exprimant dans un projet politique et de société alternatif et rassembleur. Divisées et politiquement non préparées par les décennies de mentalités et de parti uniques, il leur a manqué au moment crucial la capacité théorique et pratique de déjouer les ruses du pouvoir et d’imposer une alternative commune constructive.

Deux défaillances se sont conjuguées

La première, foncière et structurelle, est celle des autorités dans leurs responsabilités étatiques.

La seconde est liée à l’impréparation idéologique et politique de la société.

Ce double déficit, sensible à la veille et lors du déclenchement de ces journées, a créé la confusion politique qui a marqué leur déroulement, puis leur dénouement.

Un de ses indices les plus forts a été l’acharnement avec lequel les clans au pouvoir, juste avant les évènements, ont réprimé le monde du travail, ses forces syndicales et politiques, qui sans cela étaient potentiellement en mesure de peser sur les évolutions dans le sens des libertés et droits démocratiques, de l’intérêt et de la cohésion nationale.

Vieille politique réactionnaire et conservatrice hantée par le spectre du communisme et cherchant à tout prix à enfermer les forces de libération sociale de toutes obédiences dans un « cocon de chrysalide » !

Les orientations antipopulaires, sous des formes subtiles ou brutales, s’accentueront pour déboucher après 1990 sur la tragédie nationale dans le nouveau contexte du basculement du rapport de force international.

C’est le moment de rappeler les résultats de l’aventurisme politique que nombre de gouvernants arabes tout comme les cercles réactionnaires des Etats-Unis ont largement pratiqué, en exploitant les faiblesses et divisions idéologiques des peuples.

Le désastre algérien était déjà en germe dans les péripéties d’Octobre 1988. Certains des cercles qui ont procédé au coup de force antidémocratique préliminaire du 4 octobre ont continué, quand les manifestations populaires sont devenues incontrôlables, à vouloir faire porter aux progressistes la responsabilité des évènements, qualifiés « d’insurrectionnels ».

Ils voulaient ainsi à la fois justifier leur répression sauvage et ouvrir la route aux noyaux islamistes, même les plus extrémistes en les instrumentalisant.

Assistons-nous aujourd’hui à un début de retour du balancier ? Y aura-t-il prise de conscience des courants politiques et idéologiques qui ont été trompés et l’ont payé cher ? Se dirige-t-on à travers les luttes en cours vers la construction persévérante de l’unité d’action démocratique et sociale et des moyens d’organisation capables de faire progresser une dynamique des changements radicaux ?

Tirer les enseignements d’Octobre 1988 pourrait y contribuer.

Par Sadek Hadjerès (ex-premier secrétaire du PAGS)
(le Parti de l’avant-garde socialiste)

Vendredi, 03 octobre 2008

Paru dans Le Soir d’Algérie du 05 octobre 2008

Disponible sur Al-Oufok

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