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LES SOCIÉTÉS MUSULMANES FACE AUX DÉFIS DE LA SCIENCE - RAPPORT SUR LA SCIENCE 2010 de l’UNESCO

samedi 20 novembre 2010

L’Unesco vient de rendre public, dans sa version 2010, le rapport sur la science qu’elle publie tous les cinq ans.
Par la diversité et la densité des informations qu’il contient, ce rapport est extrêmement instructif, non seulement sur le domaine même de la science, mais également, en filigrane, sur les grandes évolutions de notre monde, particulièrement dominé par "le rôle croissant de la connaissance dans l’économie globale" pour reprendre le titre du premier chapitre du rapport de l’Unesco.

En effet, de toute évidence, de plus en plus, la maîtrise de la science et de la technologie apparaît comme étant au cœur des ressorts les plus essentiels de toute croissance économique réelle et c’est donc bien pourquoi l’ensemble des questions qui s’articulent autour d’elle sont très révélatrices des problèmes structurels que vivent les sociétés contemporaines. Si l’on examine, de ce point de vue, les données fournies par le rapport sur la science 2010 de l’Unesco concernant les pays musulmans, elles sont très intéressantes à analyser.

Pour aller à l’essentiel, je prendrai en considération celles relatives à la production scientifique – il s’agit des sciences naturelles et physiques ainsi que des mathématiques – telles que saisies par les grandes bases de données spécialisées dans le domaine et traitées pour les besoins du rapport. En termes de part relative, pour l’année 2008, la répartition globale est la suivante : pays de l’OCDE (76,4 %), Chine (10,6 %), Inde (3,7%), Russie (2,7 %) et Brésil (2,7 %). Soit au total, 96,1 % de la production qui est concentrée au niveau de ces grands acteurs de l’économie mondiale ; le "reste" ne représentant que 3,9 %.

En ce qui concerne les pays musulmans, correspondant à l’espace de l’Organisation de la conférence islamique, les données disponibles permettent d’avoir le tableau d’ensemble suivant : Turquie – par ailleurs, membre de l’OCDE – (1,8 %), Monde arabe (1,4 %), Iran (1,1 %), un ensemble Pakistan/Afghanistan/Bangladesh/Indonésie/Malaisie (0,7 %), soit au total 5,0 % de la production scientifique mondiale. Deux autres ensembles appartenant partiellement à l’aire culturelle de l’Islam ne contribuent de leur côté que très faiblement à la production scientifique mondiale : l’Afrique subsaharienne, hors Afrique du sud, pour 0,6 %, et les pays de la Communauté des Etats indépendants d’Asie centrale pour 0,2 %. En partant de l’hypothèse qu’une partie de la production scientifique de ces deux derniers ensembles est générée dans le contexte de pays musulmans, je retiendrai sur les 0,8 % concernés, 0,3 %. Ce qui permet de formuler l’hypothèse raisonnable qu’au final, en 2008, sensiblement 5,3 % de la production scientifique mondiale (986 099 publications recensées) est assurée dans des pays musulmans, soit environ 52 300 publications ; 1,4 % du total des publications, soit 13 574 publications, l’étant dans les pays arabes, saisis comme tels dans le rapport.

UNE PRODUCTION MODESTE

Ces données n’ayant que peu de sens en elles-mêmes doivent, bien sûr, être rapportées à la population des ensembles concernés. Pour ce qui concerne les pays musulmans, la part relative de 5,3 % de la production scientifique mondiale doit être rapportée, toujours en considérant les mêmes espaces – qui ne prennent pas, bien sûr, en considération les minorités musulmanes vivant dans d’autres pays, y compris l’importante minorité d’environ 160 millions de musulmans vivant en Inde – à une population d’environ 1,350 milliards, soit de l’ordre de 20 % de la population mondiale, telle qu’estimée dans le rapport à un total de 6,670 milliards pour 2007. Il est entendu que ces données ne concernent pas l’ensemble des musulmans dans le monde dont la population estimée à 1,600 milliards, représentait, à la même période de l’ordre de 24 % de la population mondiale. En tout état de cause, l’information la plus significative à retenir est celle des contributions relatives : en ce qui concerne les pays musulmans, 20 % de la population mondiale ne contribue qu’à hauteur de 5,3 % de la production scientifique mondiale ; soit 3,77 fois moins eu égard à la population. En ce qui concerne les pays arabes : 4,9 % de la population mondiale (329,2 millions, d’après le rapport) ne contribue qu’à hauteur de 1,4% de la production scientifique mondiale ; soit 3,50 fois moins eu égard à la population et correspondant à un "décalage" très proche de celui enregistré pour l’ensemble des pays musulmans.

La comparaison avec les performances d’autres régions du monde est très édifiante. Ainsi, l’impact total de l’ensemble des pays musulmans (52 300 publications) se situe entre celui des deux pays de la péninsule ibérique réunis, Espagne et Portugal, avec 42 845 publications ou bien celui de l’Italie avec 45 273 et celui de la France avec 57 133. Celui de tous les pays arabes (13 574) est pratiquement équivalent à celui de la Belgique (13 773), légèrement supérieur à celui d’Israël (10 069) et nettement inférieur à celui de la Suède (16 068) ou de la Suisse (18 156). En termes de nombre de publications par million d’habitant, les pays musulmans se situent à 38,74 et les pays arabes à 41,23 ; la moyenne mondiale étant à 147,82. A titre indicatif, la performance de la Suisse est de 2 388,95, d’Israël de 1 459,28, du Canada de 1 323,37, des Etats-Unis de 1 022,75, de la Corée du sud de 682,94, du Japon de 585,70 et du Brésil de 139,31. La Turquie avec 243,66 publications par million d’habitants et l’Iran avec 150,47 se situent au-dessus de la moyenne mondiale de 147,82. Ce qui est également le cas pour les pays arabes suivants : Emirats arabes unis (147,2), Qatar (152,2), Jordanie (157,1), Tunisie (196,2) et Koweït (222,5). Ceci dit, les seuils les plus élevés atteints par les pays musulmans indiquent clairement qu’ils demeurent modestes et encore très éloignés de ceux réalisés par les pays les plus avancés dans le monde.

Conscient de cette situation qui dure depuis longtemps déjà, un document de la Banque islamique de développement établissait, en 2008, le lucide constat suivant : "Les 57 pays à population majoritairement musulmane ont sensiblement 23 % de la population mondiale, mais moins d’1 % des scientifiques qui produisent moins de 5 % de la science et font à peine 0,1 % des découvertes originales mondiales liées à la recherche chaque année. Les pays musulmans ont un pourcentage négligeable des dépôts de brevets aux Etats-Unis, en Europe et au Japon. Il est encore plus préoccupant que la main-d’œuvre consacrée à la recherche et développement dans les pays musulmans constitue seulement 1,18 % de l’ensemble de la main-d’œuvre en charge de science et technologie".
Dans un autre document de la même institution « Dans les pays musulmans, transformer les économies en économies basées sur la connaissance » la première phrase est la suivante : "Les deux problèmes les plus importants auxquels doivent, à l’heure actuelle, faire face les pays musulmans sont : la mondialisation et l’émergence de l’économie basée sur la connaissance".

UNE CRISE SYSTÉMIQUE DE CRÉATIVITÉ

Il est donc clair que les véritables défis auxquels doivent urgemment faire face l’ensemble des pays musulmans, y compris donc les pays arabes, s’articulent autour de l’incontournable maîtrise de la science et de la technologie qui constitue absolument le seul levier en mesure de leur ouvrir les perspectives d’une croissance économique durable, basée sur une production endogène de connaissances, biens et services, conforme aux conditions de la rude compétition mondiale en cours.

Mais, par delà la seule dimension économique, certes, importante en elle-même, le défi pour toutes les sociétés musulmanes – en dernière analyse, de nature ontologique – est bien celui de démontrer leurs capacités effectives à se transformer en des espaces favorables à l’épanouissement de la créativité humaine, comme condition indispensable de toute production scientifique significative.
Car, en effet, tout autant l’importance considérable des écarts qui les séparent des pays avancés que la durée de la longue période historique qui les a vus se constituer – objectivement mesurable en termes de siècles - conduisent à penser que leurs déficits actuels prennent un caractère de grave crise systémique de créativité dont la prise en charge sera très difficile.
Dans cette perspective, il est clair que, désormais, toutes les solutions envisageables ne sauraient relever de simples processus techniques, consistant à jouer de temps à autre, çà et là, sur telle ou telle variable d’ajustement, comme il est d’usage de le faire dans des approches que résume bien l’expression "business as usual".

Tout au contraire, les sociétés musulmanes devront nécessairement mener un immense et courageux effort collectif d’introspection afin, d’une part, de clairement établir les raisons, nécessairement internes – excluant donc les éternelles recherches de boucs émissaires – qui les ont conduites aux impasses actuelles et, d’autre part, tout aussi clairement, de définir les nouvelles politiques qui leur permettront de participer activement à la production de connaissances, biens et services s’inscrivant dans le cadre des logiques de créativité qui, chaque jour un peu plus, bouleversent notre monde.
De ce point de vue, une reformulation complète des problématiques culturelles actuellement dominantes apparaît comme un passage obligé dans lequel le problème majeur qui se posera est incontestablement celui d’un effort totalement renouvelé de (re)lecture de tout le patrimoine intellectuel islamique. L’effort à conduire devra aller dans le sens d’un dépassement des approches réductrices qui aujourd’hui prévalent et qui, fondamentalement, reposent sur deux postulats de base, profondément liés entre eux et procédant de dichotomies simplificatrices. Pour le premier, c’est l’opposition du patrimoine de la civilisation islamique à celui du "reste du monde", plus précisément encore à celui de "l’Occident" et pour le second la distinction entre aspects matériels et intellectuels du patrimoine.

La première dichotomie, "nous et les autres",

procède d’une lecture essentialiste du patrimoine intellectuel de la civilisation islamique, posant que l’on est en présence, face à celui de "l’Occident", de deux réalités bien distinctes et cloisonnées, correspondant à deux logiques d’accumulation intellectuelle parallèles, n’ayant entretenu aucun lien, l’une avec l’autre.
Or, ce n’est pas du tout le cas, tant les échanges, tout au long de l’histoire, ont été importants, notamment avec "l’Occident" lorsque des philosophes musulmans, sans complexe aucun, ont commenté et se sont inspiré de l’œuvre de philosophes "étrangers", tels que Platon pour Al-Farabi et Aristote pour Ibn Rochd.
En sens inverse, l’œuvre de ces deux philosophes – notamment celle d’Ibn Rochd, au point qu’on parlera "d’averroïsme latin" irriguera toute la philosophie européenne du Moyen Age, alimentant directement les fondements intellectuels de la Renaissance européenne, alors en pleine gestation.

La seconde – "aspects matériels et aspects intellectuels"

– procède fondamentalement de la même vision que la précédente et postule que l’échange avec la culture "occidentale" doit être conçu comme obéissant au principe de base suivant : sous l’empire de la nécessité, bénéficier de tous ses biens matériels, en tant que produits "neutres" de la science et de la technologie et ce, tout en rejetant systématiquement sa production intellectuelle, considérée comme "non-neutre", au motif qu’elle procède de logiques intellectuelles "étrangères" et, en tant que telles, condamnables.
Or, les liens entre les logiques intellectuelles ayant généré les deux types de produit, matériel et intellectuel, sont extrêmement étroits car l’extraordinaire développement de la science et de la technologie en "Occident" – fournisseur de la matérialité aujourd’hui si recherchée – n’aurait jamais été possible sans une longue et riche accumulation intellectuelle.
À laquelle l’aire culturelle de l’Islam a contribué par l’intermédiaire de deux filières, aussi décisive l’une que l’autre : l’une philosophique et l’autre scientifique, toutes deux porteuses de logiques fondamentales de rationalité. C’est bien pourquoi, aujourd’hui, rejeter purement et simplement tout apport "occidental" c’est d’abord nous amputer d’une partie de nous-mêmes.

LA NÉCESSAIRE RÉNOVATION

L’analyse de l’expérience historique d’autres aires culturelles non-européennes – essentiellement asiatiques : japonaise, indienne, chinoise, coréenne – aujourd’hui à la pointe des processus mondiaux de créativité, à commencer par ceux de la science, montre bien que, partout, les voies de la Renaissance ont impliqué – grâce à une (re)lecture du patrimoine intellectuel, seule garante de l’endogénéité de la démarche menée – une profonde remise en cause de soi, nécessairement accompagnée d’une réelle ouverture sur le reste du monde.
Dans cette perspective, les analyses de deux grands philosophes maghrébins – malheureusement décédés cette année – Mohamed Abed Al Jabiri et Mohammed Arkoun, sont absolument essentielles et nous fournissent un éclairage très précieux pour la compréhension des enjeux et défis qui structurent l’œuvre de rénovation nécessaire.

Les sociétés musulmanes ne doivent oublier ni que le tout premier mot de la révélation coranique ("Lis") a été une injonction claire en faveur du savoir, ni que le prophète Mohamed, dans ses "hadiths", à plusieurs reprises, a fortement encouragé la recherche de ce même savoir ; "jusqu’en Chine", dans l’un des plus célèbres.
Alors que demeure encore vivace dans la conscience collective – souvent sur le mode mythique d’un âge d’or à retrouver – le souvenir d’une très longue tradition d’ouverture intellectuelle et de production scientifique qui a marqué des siècles de contribution au savoir universel, il est permis d’espérer que l’aire culturelle de l’Islam – autant par l’évaluation critique de sa propre expérience que par son ouverture sur les autres cultures – saura se ressaisir afin d’emprunter l’unique voie aujourd’hui possible : apporter sa propre contribution à la créativité contemporaine. Seule en mesure de lui éviter une autre trajectoire possible, celle du déclin.

Nadji Safir, sociologue algérien

“LE MONDE”, le 18.11.10, Point de vue


Voir en ligne : http://www.unesco.org/science/psd/p...