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LES "HORS LA LOI" ACTEURS LÉGITIMES D’UNE HISTOIRE FRANÇAISE

dimanche 27 juin 2010

socialgérie, malgré le retard, signale ici un article de Séverine Labat, qui lui avait été adressé fin juin 2010, et donc avant la sortie du film "Hors la loi".
Dans cette "Tribune" publiée dans l’édition du Monde du 27 juin 2010, Séverine Labat voit, à l’occasion de la sortie du film Hors la loi, « l’amorce d’un débat, dans l’espace public, sur le bilan et les conséquences de cent trente ans d’occupation coloniale ».
« Ce n’est qu’au prix d’un tel débat, écrit-elle, que les Français d’origine algérienne pourront à leur tour s’approprier notre histoire nationale - y compris sur son versant colonial - [...] et, par là, pourront être à même d’avoir le sentiment de n’être plus objets mais sujets de leur histoire. »
Cet article parait utile dans la bataille livrée actuellement pour une vraie histoire des relations algero françaises ce qui permettait l’instauration d’un nouveau climat plus serein entre les deux rives.


« Hors la loi » le film de Rachid Bouchareb, dont on ne peut évaluer les qualités cinématographiques et historiques avant de l’avoir visionné, représentera, du moins faut-il l’espérer, un tournant majeur dans l’élaboration de notre récit national.

Le 8 mai 1945, les Français célèbrent à l’unisson la capitulation de l’Allemagne nazie et, par là, en un mouvement d’occultation des luttes fratricides d’hier, la refondation de la Nation et de l’État souverain. Cette date du 8 mai est, depuis lors, commémorée chaque année comme nombre d’autres dates fondatrices de la geste nationale.
Or, en ce 8 mai 1945, la France, réconciliée autour du mythe gaullo-communiste de son héroïque et collective résistance à l’occupant nazi, se livre, en Algérie, à une sanglante répression contre les populations musulmanes de Sétif et Guelma. Certes, les massacres du 8 mai répondent à l’assassinat de cent trois Européens suite à la dispersion dans le sang d’une manifestation pacifique nationaliste dans les rues de Sétif. Les noms des victimes européennes figurent en légende des photos que la presse coloniale d’Algérie publie les jours suivants, cependant que les dizaines de milliers de « musulmans » exécutés en représailles par l’armée française sont enterrés par les leurs dans l’indifférence de la société coloniale, signe que les uns jouissent du respect qu’ils méritent ainsi que leurs familles endeuillées, tandis que pour les autres, infrahumains réduits au rang de sujets de seconde zone, l’humiliation s’ajoute à la colère et au désespoir.
Il en résulte que ce massacre, dont il revient aux historiens d’établir un bilan (les spécialistes français et américains non suspects de parti-pris l’estiment à plusieurs dizaines de milliers), radicalisera les militants du mouvement national algérien dans leur revendication d’indépendance.
La classe politique française de l’époque, composée de témoins ou d’acteurs directs de l’occupation nazie et de la lutte pour la libération du territoire national français, n’en tire guère de conséquences décisives, et seul le général Duval, qui commande alors les troupes de l’armée responsable du massacre du 8 mai, prophétise : « Je vous ai donné dix ans ». L’histoire lui donnera raison puisque le 1er novembre 1954, les nationalistes algériens déclenchent l’insurrection qui les mènera à l’indépendance.

Or, de cet aspect du 8 mai 1945, enjeu de mémoire tout aussi légitime que celui qui voit tous les ans le président de la République décorer d’anciens combattants sous l’arc de triomphe, il n’est jamais question dans l’espace public, signe d’un déni largement consensuel des crimes imputables à la colonisation. Aussi bien, le film de Rachid Bouchareb, œuvre cinématographique d’un artiste en un sens produit de l’histoire coloniale, a-t-il, jusqu’à présent, suscité polémiques et débats monopolisés par les nostalgiques de l’Algérie française relayés par des élus soucieux de ces clientèles électorales, privant, pour l’heure, notre société d’une mise à plat de notre passé indispensable à la préservation de la paix sociale et au bon fonctionnement de la vie démocratique.

Ce n’est pas la première fois que nous tardons à entreprendre un travail de mémoire fut-ce à contre-courant d’une histoire officielle magnifiant à loisir le génie français et volontiers donneuse de leçons à l’adresse du reste du monde.

Il en est ainsi allé de l’histoire du régime de Vichy dont la responsabilité dans la déportation des juifs de France a tardé à être officiellement reconnue et prise en compte, dans toute sa complexité, dans le continuum du récit national que nourrissent la recherche académique, les œuvres artistiques, les manuels scolaires et les commémorations officielles.

De fait, le mythe résistancialiste a, au lendemain de la Libération, permis d’éviter une guerre civile et de confiner le parti communiste français à une fonction tribunicienne d’expression des mécontentements dans un cadre légal, et n’a été battu en brèche que tardivement. La vérité n’a pu être rétablie que grâce aux témoignages de protagonistes imperméables à la tutelle de l’histoire officielle, et à l’émergence, en France comme à l’étranger, d’une génération d’historiens affranchis des légendes convenues. Ce travail de mémoire, jalonné de débats passionnels, d’anathèmes et de règlements de compte, ne fut guère, tant s’en faut, un chemin de rose. « Le chagrin et la pitié », réalisé en 1971, fut censuré à la télévision durant dix ans. Et c’est à un historien américain, Robert Paxton, avec son ouvrage paru en 1973, « La France de Vichy », que l’on doit la première brèche dans le mythe, déconstruit à partir de la fin des années 1980 par de jeunes chercheurs tels que Henri Rousso.
Autre étape décisive de cette reconnexion mémorielle, le procès Barbie en 1991 a fait œuvre d’exorcisme collectif. Nos grands-parents, résistants, collabos, ou, plus surement passifs durant l’occupation, ont alors découvert ou fait mine de découvrir avec effroi le sort réservé aux juifs de France avec la complicité active des autorités françaises. Des victimes de la barbarie nazie, qui s’étaient tues durant des décennies, soit parce qu’elles avaient compris que la société française n’était pas disposée à les entendre, soit que leur martyre fut indicible pour elles, commencent à témoigner et à s’emparer, par leurs récits, d’une histoire dont elles avaient été dépossédées, au point de rendre problématique toute transmission aux générations ultérieures.
Le passage, pour les communautés juives de France, de la mémoire privée à l’Histoire commune à l’ensemble de la nation française, est aussi largement redevable à l’œuvre de Serge Klarsfeld, qui, par la recension exhaustive, patiente et minutieuse des noms, origines, professions, âges et destinées, des déportés juifs de France, a contribué à rendre à ces victimes une humanité permettant à leur descendance de s’inscrire dans un continuum.
À cet égard, il convient de saluer l’ultime étape de ce processus d’intégration historique : la reconnaissance officielle et solennelle des crimes de Vichy par Jacques Chirac en 1995.
Désormais, il va de soi de commémorer publiquement la rafle du Vel d’hiv de juillet 1942, et de consacrer une journée commémorative à la déportation, tandis qu’un monument situé à Paris porte inscription des noms de la totalité des 75000 déportés juifs de France.

Les enjeux de la sortie du film de Rachid Bouchareb sont du même ordre dans la mesure où, pour la première fois dans l’histoire cinématographique française, une fiction évoquant la guerre d’indépendance algérienne est traitée du point de vue des militants nationalistes et non plus, comme ce fut le cas jusqu’à présent, du point de vue des militaires français.

On voudrait voir, dans la diffusion de ce film, l’amorce d’un débat, dans l’espace public français, sur le bilan et les conséquences de 130 ans d’occupation coloniale, que les travaux d’une nouvelle génération d’historiens, tels que Raphaëlle Branche ou Sylvie Thénault, ne manqueront pas d’alimenter à l’avenir.
Ce n’est qu’au prix d’un tel débat que les Français d’origine algérienne pourront à leur tour s’approprier notre histoire nationale, - y compris dans son versant colonial - dont ils demeurent largement peu instruits, sinon par bribes incomplètes et pourvoyeuses de rancœurs, et, par là, pourront être à même d’avoir le sentiment de n’être plus objets mais sujets de leur histoire. Ne manquons pas l’occasion offerte par la diffusion de « Hors la loi ».
Il en va en effet de la consolidation et de la pérennité du processus d’intégration et d’adhésion des nouveaux Français issus de l’Empire à la République et de leur sentiment d’appartenance pleine et entière à une nation que d’aucuns s’empressent de leur contester au motif qu’il arrive à ces populations, notamment juvéniles, à l’occasion de matchs de football, d’agiter des drapeaux algériens, ce qui serait un signe de manque de loyauté à l’égard de la France.
Or, il est admis, quoi que ces esprits chagrins en veuillent, que lors des matchs disputés par l’équipe française, ces mêmes jeunes s’enthousiasment symétriquement pour notre équipe nationale dont ils célèbrent joyeusement les exploits.

Leurs parents, ouvriers immigrés, n’ont sans doute pas disposé des ressources en capital culturel pour assurer la transmission de leur histoire pourtant intimement liée à celle du mouvement national algérien, né dans les années 1930 parmi la main d’œuvre algérienne immigrée, et fortement représenté par la Fédération de France du FLN durant la guerre d’indépendance – dont le film de Bouchareb se fait semble-t-il plus l’écho que des événements de Sétif -.
Aussi bien, dépourvus de filiations historiques permettant la construction d’une conscience individuelle et politique propres à les transformer en sujets de leur histoire, les jeunes français issus de l’immigration algérienne en sont-ils souvent réduits, en raison des stigmatisations – raciales, spatiales, sociales - dont ils font l’objet, à afficher, de façon souvent maladroite et ressentie comme agressive, une identité singulière dans l’espace public français – pratiques islamiques ostentatoires, radicales, et en rupture avec les pratiques traditionnelles de leurs parents ; tentation d’un repli communautaire où l’identité nationale dont ils ne se perçoivent pas parties prenantes fait place à une identité de quartiers ségrégués-.

Faute de donner une place à ces nouveaux Français dans notre récit national, la situation ne peut que perdurer et alimenter violences urbaines et tensions communautaires car si ces violences et ces tensions peuvent céder le pas à l’expression pacifique des revendications et mécontentements au moyen de la médiation d’institutions légales telles que les partis, les syndicats ou les associations citoyennes porteuses de valeurs communément partagées, encore faut-il, même dans ce cadre, que se fasse jour une capacité à décrypter le monde social à partir d’une conscience politique forgée par des filiations légitimement admises.
Et seule une culture historique nationale non amputée peut le permettre.
Il n’est, à cet égard, pas inutile de rappeler que, selon l’historien Benjamin Stora, sept à huit millions de Français ont à voir, d’une manière ou d’une autre, avec l’histoire algérienne, soit plus de 10% de la population française.
C’est dire l’enjeu de la recherche historique concernant l’histoire de l’Algérie française et exploitant l’ensemble des archives existantes sans aucun ostracisme.
Mais ne nous y trompons pas. Il faut aussi que, face à monsieur Luca, hérault d’une partie de la communauté pied-noire arcboutée à une mémoire parcellaire, et face au service historique des armées, où résonnent encore les légendes de la Coloniale, se dressent des créateurs affranchis des tabous tels que Rachid Bouchareb.
C’est ainsi que se forge la mémoire collective, ciment du vouloir vivre ensemble.

C’est alors que la classe politique française pourra prendre ses responsabilités à l’égard de ces nouveaux Français pour le bien commun de la nation toute entière. Cela devrait passer, sous une forme ou une autre, sinon par un acte de contrition, du moins, à l’instar de la démarche de Jacques Chirac concernant les crimes du régime de Vichy, par la reconnaissance officielle des exactions commises par la France dans son ex-Empire, et, par voie de conséquence, par l’inscription de leur récit dans les manuels scolaires.
Ce n’est qu’à ce prix, à l’abri des gesticulations d’arrière-garde, que nous parviendrons à dépasser les faux débats y compris celui sur la prétendue incompatibilité entre islam, démocratie et république ; débat qui ne sert qu’à tenir une partie de l’électorat captif de prurits sécuritaires, et à éluder la question centrale de l’intégration politique de nos concitoyens ex-colonisés.
Ceux-ci ont au reste plus d’une fois témoigné de leur amour pour la France en versant l’impôt du sang – le premier film de Rachid Bouchareb, « Indigènes » a grandement contribué à le rappeler et à légitimer la revendication d’un règlement de la question des pensions de ces anciens combattants –.
Il n’y a pas de raison que leurs enfants, formés par l’école républicaine, n’aient pas hérité d’une partie de cet amour, pour la France, pour la révolution française – qui a inspiré les dirigeants indépendantistes algériens –, pour les droits de l’Homme, qui incluent celui de l’accès au savoir, notamment historique.
Si un tel droit ne leur était pas reconnu, ainsi d’ailleurs qu’à tous les nationaux, nos nouveaux compatriotes ne deviendraient jamais des citoyens à part entière et ils resteraient éternellement des citoyens entièrement à part.

par Severine Labat (*)


(*) Chercheure au CNRS/CADIS


Voir en ligne : http://www.ldh-toulon.net/spip.php?...