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IN AMENAS – LES ALGÉRIENS OTAGES DE L’HISTOIRE ?

mardi 22 janvier 2013

Natalya Vince pose un regard d’historienne sur le discours produit dans les derniers jours par les médias britanniques au sujet de l’intervention des forces algériennes dans la prise d’otage d’In Amenas. Elle revient ainsi sur les conceptions néo-orientalisantes véhiculées en Europe au sujet de l’histoire de l’Algérie, et, au-delà de l’événement, sur l’absence de récit produit par le régime algérien lui-même.


Communication, rumeurs et opinions
un problème d’actualité nationale et internationale incontournable.


Natalya Vince
Textures du temps
Le 21 janvier 2013

يسعدنا أن ننشرترجمة النّص المحرّر من طرف نتاليا فينس إلى اللّغة الفرنسية والخاص بمعالجة أخبار الهجوم على منشأة الغاز في منطقة عين أميناس من طرف الإعلام البريطاني.ه

We are happy to publish the translation into French of Natalya Vince’s recent post about media coverage in Great Britain of the hostage crisis of In Amenas.

I- Erreurs et liaisons dangereuses

Commentant depuis Downing Street la réaction britannique à la crise des otages du site gazier d’In Amenas, dans le Sahara algérien, l’un des journalistes les plus réputés de la BBC, Nick Robinson, donnait une conclusion enjouée. « Personne ne sait ce qui se passe, affirma-t-il. Pour être franc, nous parlons de pays que personne, il y a quelques jours, n’aurait pu placer sur la carte ». [1]

Cette affirmation était à la fois vivifiante par son honnêteté, après deux jours d’opinions supposées « expertes » dans les médias britanniques et – pour être honnête – très choquante. Mercredi, les informations ont commencé à filtrer selon lesquelles des centaines d’otages, dont de nombreux étrangers, avaient été faits prisonniers à In Amenas par un groupe islamiste prétendument nommé Al Mulathimin : la première réaction des médias était de faire venir leurs experts sur les questions de sécurité. Et ils sont nombreux à pouvoir parler d’Al Qaïda… et à confondre le premier ministre algérien avec le ministre de l’intérieur. [2]

La réaction britannique lorsque l’armée algérienne a décidé de lancer une offensive armée contre les preneurs d’otage jeudi fut d’abord la surprise. David Cameron s’est dit agacé de n’avoir pas été informé par ses interlocuteurs algériens, et irrité qu’ils n’aient pas accepté sa proposition de soutien tactique et de renseignement. Selon Nick Robinson, l’un des membres du gouvernement aurait poussé un gémissement d’angoisse à l’annonce de la nouvelle : « Mais à quoi ils jouent ? » Les médias rectifiaient le tir et tentaient d’expliquer la décision apparemment déroutante des Algériens d’entrer les armes à la main.

On a alors cherché d’avantage d’expertise, et bien sûr, n’importe quel connaisseur de l’Algérie pouvait expliquer que la réaction de l’armée et du gouvernement algériens n’avait rien de surprenant. On rappela aux auditeurs et aux lecteurs que l’Algérie était hostile à l’idée-même d’une intervention étrangère sur son sol, et à toute intrusion dans ses affaires intérieures. On apprit que l’Algérie avait les forces d’intervention parmi les mieux entraînées et les mieux équipées en Afrique (moins, que leurs homologues britanniques, américains ou français). Cette puissance militaire associée à la position algérienne de non-compromis avec les terroristes était le résultat, nous disait-on, de la violence civile des années 1990.

D’un côté, tout cela est évidemment très juste. Mais derrière les affirmations d’évidence, des connections pernicieuses commençaient à se faire jour. Prenez par exemple les titres des articles suivants dans le quotidien de centre-gauche The Guardian :

Ian Black  : « L’histoire sanglante de l’Algérie façonne la réaction brutale à l’attaque du centre gazier du Sahara. » [3]

Nabila Ramdani : « L’Algérie verse davantage de sang », avec pour sous-titre : « La fin violente de ce face-à-face marque le début d’un nouveau chapitre dans l’histoire féroce du pays » [4]

Nabila Ramdani – ou quiconque a écrit ce sous-titre, ce n’est pas toujours l’auteur de l’article – se croyait spirituel(le) en faisant allusion au plus célèbre livre en langue anglaise consacré à l’Algérie, “A Savage War of Peace”, par Alistair Horne (1977). [5] Ian Black fait référence au même livre exactement dans son article, nous informant savamment que « l’histoire contemporaine de l’Algérie est trempée dans le sang ». Et c’est vrai. Si on schématise l’histoire de l’Algérie comme le font Nabila Ramdani et Ian Black, c’est-à-dire si on la réduit à la guerre de libération (1954-1962), à la violence civile des années 1990 et à la prise des otages à In Amenas en 2013.

Gommer de longues séquences de l’histoire contemporaine de l’Algérie, la ratatiner pour la réduire à ses épisodes violents ne nous aide en rien. Dans leurs formes les plus crues, de telles analyses reproduisent le stéréotype orientaliste déjà existant concernant les Algériens – notamment chez leurs voisins nord-africains : une bande de têtes brûlées machos, pour lesquels la vie humaine a peu de valeur et l’honneur beaucoup, traversant les terrains de football et les prises d’otages à coup de boules. Je suis sûre que Ian Black, Nabila Ramdani et al., sont bien trop intelligents pour tomber dans ce piège, mais s’ils évitent l’essentialisme, ils reproduisent néanmoins un déterminisme qui n’a rien d’historique, décrivant les Algériens comme étant enfermés dans une série d’épisodes violents, dont chacun engendrerait le suivant. C’est ce raccourci que des historiens comme James McDougall combattent depuis plus de dix ans. De fait, James McDougall a publié il y a huit ans un article intitulé « Savage wars ? [Les guerres féroces ?] Les codes de la violence en Algérie, 1830-1990 ». [6] Notez bien le point d’interrogation.

Le problème n’est pas seulement celui de journalistes qui ont des délais trop courts à respecter. C’est aussi un problème d’historiographie : très peu a été publié sur l’histoire de l’Algérie indépendante. Le temps se termine en 1962, et reprend seulement partiellement en 1988. Dans ce silence, les suppositions et les raccourcis comblent le vide.

II – Le Silence de tous les jours

Un autre silence a été frappant ces derniers jours. L’un des problèmes auxquels les médias internationaux ont dû faire face était le désintérêt total de l’État algérien pour la communication. Dans les premières 48 heures de la crise, il n’y avait aucune image à montrer, et pratiquement aucun communiqué officiel à transmettre. Les réseaux sociaux qui aujourd’hui remplissent une partie de ce vide étaient impuissants, aucune vidéo prise d’un téléphone portable à charger sur internet, pas de messages Facebook ; le site gazier étant isolé, il n’y avait pas de voisin à appeler pour avoir des témoignages. À partir de vendredi, la télévision algérienne a commencé à fournir des images d’otages libérés : des travailleurs algériens, britanniques et turcs, répondant à la question plutôt orientée « êtes-vous satisfaits de l’intervention de l’armée algérienne ? » À une époque d’information en continu, avec des mises à jour toutes les minutes, de Twitter et Youtube, c’était le vide sidéral. Ça n’excuse en rien la grossièreté de la couverture médiatique britannique. Bien au contraire, le vide l’a révélée : en l’absence d’ évènements à couvrir, il faut bien fournir du contexte. Mais analyser le contexte exige un tout autre niveau de compréhension.

Alors que des informations non-confirmées succédaient à des chiffres non-vérifiés, une comparaison – peut-être imparfaite – m’a frappée. Les médias internationaux se trouvaient subitement placés dans la position du citoyen algérien moyen, vivant dans un pays qui n’est ni totalitaire, ni pleinement démocratique, avec un État algérien qui ne communique pas quotidiennement. Explication, interprétation, justification… alors que dans d’autres pays c’est une nécessité vitale pour un gouvernement d’occuper ainsi l’espace public et de prouver qu’il fait « quelque chose », en Algérie, on pourrait dire que l’État ne s’embarrasse pas de prouver, et que la population ne s’embarrasse pas de croire. Et que lorsque par exception, l’État cherche à prouver, la plupart des gens ne le croient pas. L’importance des rumeurs est à ce titre significative dans la culture populaire. L’une des plus populaires des dix dernières années était la rumeur selon laquelle le cimetière d’el-Alia avait été repeint, en préparation pour la mort imminente du président… La grande différence entre les rumeurs et les spéculations du citoyen algérien et celles des médias internationaux, c’est que les premières sont enracinées dans le contexte politique, socio-économique et culturel de l’Algérie. Les rumeurs sont peut-être fausses, mais elles nous disent quelque chose. Alors que l’expert sur l’Afghanistan enrôlé pour parler de l’Algérie nous informe sur… et bien… les priorités des politiques étrangères occidentales depuis 10 ans.

III – Les citoyens, la politique et le passé

En regardant et en lisant la plupart de ceux appelés à commenter cette crise des otages dans les médias britanniques, j’ai été frappée par une sensation étrange mais familière, peut-être également familière à tous ceux qui ont un lien avec l’Algérie. Je me suis trouvée transformée en une loyale gardienne de l’armée et de l’état algériens : comment osaient-ils insinuer que l’armée était incapable de gérer cette crise ? Ne savent-ils pas que l’Algérie a gagné sa « guerre contre le terrorisme » avant même le 11 septembre ? À quel titre les pays occidentaux auraient-ils un droit de regard sur ce que fait l’Algérie sur son propre territoire ? Avant que vous ayez de temps de dire « ingérence étrangère », toute nuance aura été jetée par la fenêtre. Et avec elle, toutes les questions que l’on pose habituellement ce que ce signifie « gagner » la « guerre contre le terrorisme » en termes de morts, de non-respect des droits de l’homme, d’amnisties qui divisent, et d’adoption par l’état des idées « islamistes ». Selon le journal El Watan, les Algériens s’exprimant en ligne – en général plutôt critiques au sujet d’el-hukuma (le gouvernement), ou des généraux d’el-jaysh (l’armée) – soutiennent massivement la gestion algérienne de la crise. Le problème évidemment, c’est ceux qui ne le font pas peuvent être perçus comme soutenant les plaintes occidentales contre l’incompétence algérienne. Peut-être que de façon inévitable dans l’urgence du moment, sous la menace de l’extérieur, l’union sacrée s’impose.

Ce sentiment d’être obligé(e) de choisir « pour » ou « contre » est cependant un trait récurrent, lié à une lecture de l’histoire contemporaine de l’Algérie constituée par une série d’alternatives tranchées entre blanc et noir. Il ne s’agit guère de catégories d’analyse historique, mais plutôt d’une série de positionnements politiques : pour ou contre la prise du pouvoir par le clan d’Oujda en 1962. Pour ou contre le coup d’état de Boumediene en 1965. Pour ou contre l’interruption du processus électoral en 1992. Éradicateurs ou réformateurs. L’état indépendant a-t-il été ou non à la hauteur des espoirs de ceux et celles qui ont combattu et qui sont morts pour la patrie ? L’Algérie indépendante a-t-elle été positive ou négative pour les femmes ? Le discours politique a remplacé la recherche historienne.

L’histoire de l’Algérie indépendante n’est pas une histoire de violence. C’est une histoire de silence. La difficulté pour les historiens comme pour les journalistes est d’écouter ces silences, qui peuvent remettre en question ce que nous pensons savoir.

Traduction : Malika Rahal.
article original : “In Amenas – a history of silence, not a history of violence” - Posted on 20/01/2013 by Natalya Vince - Textures du temps - article 576.

Alger, décembre 2012 ©Malika Rahal



Voir en ligne : http://texturesdutemps.hypotheses.o...


[1BBC News, 18 janvier 2012

[2Comme l’a fait l’expert en sécurité de la BBC, Frank Gardner

[3The Guardian, 18 janvier 2013

[4The Guardian, 17 janvier 2013

[5Le titre de la version française est beaucoup moins imagé : “Histoire de la guerre d’Algérie”, Albin Michel, 1980

[6James McDougall, ‘Savage wars ? Codes of violence in Algeria, 1830s-1990s’, Third World Quarterly, 26 : 1, pp. 117-131, 2005.

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