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ÉDUCATION NATIONALE - UN GRAND ENJEU DE POLITIQUE DE SOCIÉTÉ

mardi 23 avril 2013

par Hocine Belalloufi
Algérie Confluences
le 18 avril 2013

Tout le monde s’accorde à dire que l’éducation constitue une question éminemment politique. Cela signifie que dans les sociétés où nous vivons, sociétés fortement différenciées socialement et très hiérarchisées politiquement, l’éducation participe directement et substantiellement à la reproduction de l’ordre établi.

Le système éducatif alimente l’appareil économique en personnels chargés d’assurer son bon fonctionnement et sa reproduction : cadres, ingénieurs, gestionnaires, techniciens, comptables, ouvriers qualifiés… De même le fait-il profiter du résultat de ses recherches et de ses découvertes. En agissant ainsi, le système éducatif reconduit la division sociale entre travailleurs intellectuels et manuels, dirigeants et dirigés, cadres et ouvriers… Il forme une élite sociale dominante chargée de diriger l’économie et le système politique qui l’accompagne. Sur un plan politique, le système éducatif veille à conforter et reproduire le rapport dominants-dominés qui constitue l’essence même de l’Etat, donc du politique. Il veille généralement à conforter ouvertement ou insidieusement le régime politique en place. Enfin le contenu de l’enseignement n’est évidemment pas neutre, n’est pas purement technique. Il véhicule au contraire une conception du monde, une vision idéologique généralement en phase (mais pas toujours) avec l’ordre établi.

En régime capitaliste, à titre d’exemple, les valeurs de sélection sociale, de différences et de privilèges sociaux, de large éventail des salaires, d’autorité, de hiérarchie, de concurrence, d’individualisme, de suprématie du travail intellectuel sur le travail manuel… sont légitimées et inculquées très tôt à l’école, en théorie et en pratique. Le système de notation et le classement, formels ou non, développent justement des valeurs de hiérarchie et de concurrence. Ces valeurs sont particulièrement exaltées et stimulées depuis que l’idéologie néolibérale domine outrageusement la planète.

D’autres valeurs peuvent être promues à l’école : égalité hommes/femmes ou, au contraire, supériorité du sexe masculin sur le sexe féminin, racisme ou vision humaniste…

Reflet de la société

Il apparaît donc évident que le système éducatif est le produit et le reflet du projet porté, à un moment de l’histoire, par les forces qui dominent la société.

À l’indépendance, le système éducatif était sinistré et désarticulé du fait des destructions et bouleversements de la guerre, du départ massif de nombreux éducateurs et cadres administratifs dans tous les paliers du système : primaire, moyen, secondaire, formation professionnelle, universitaire. Il était évident que l’ancien système éducatif ne pouvait convenir à l’Algérie nouvelle qui émergeait. Mais le pays n’avait pas les moyens de reproduire l’ancien système ni de le remplacer par un nouveau. Une période de transition s’imposait d’elle-même.

Le défi de la prise en charge scolaire de la jeunesse et de la lutte contre l’analphabétisme des adultes sera relevé grâce aux efforts fournis par l’Etat (moyens matériels et financiers…) et au volontariat organisé par l’UGTA, l’UNEA, la JFLN et toutes les compétences nationales, avec le soutien de nombreux coopérants et amis de l’Algérie… En dépit de nombreuses difficultés et d’erreurs, le système scolaire réussira à intégrer des centaines de milliers d’enfants qui étudieront l’arabe, le français et l’anglais et à former progressivement des enseignants, des cadres… Nombre d’élèves et d’étudiants seront envoyés en formation à l’étranger.

Avec le lancement du projet de développement national lancé sous le régime de Boumediene, projet qui exigeait la formation de nombreux cadres, administrateurs, ingénieurs, techniciens et autres travailleurs qualifiés dans tous les secteurs de la vie active (industrie, agriculture, services, fonction publique…), le gouvernement démocratisera encore davantage l’enseignement qui était déjà gratuit. La Réforme de l’enseignement supérieur (RES) de 1971, fruit du combat du mouvement national, du mouvement étudiant après 1962 (UNEA) et de toutes les forces démocratiques et de progrès, permettra à l’Exécutif de démanteler l’université coloniale et d’adapter l’institution au projet de développement national. De nombreux enfants du peuple, ceux des catégories les plus modestes en particulier (paysans pauvres et sans terres, ouvriers…), pourront enfin accéder à un enseignement et une formation de qualité.

La critique néolibérale

Le discours élitiste néolibéral actuellement dominant dans la presse et les médias lourds qu’il a totalement conquis crache aujourd’hui sa haine d’une « massification de l’enseignement » absolument insupportable à ses yeux, mais qui ne représentait pourtant rien d’autre qu’une démocratisation de l’enseignement tout à fait conforme au projet historique porté par le mouvement national depuis les années 1920. Les couches sociales privilégiées qui se sont cristallisées la plupart du temps de façon illégitime à la faveur de l’infitah initié par Chadli considèrent que l’université ainsi que le palier secondaire de l’éducation nationale devraient être réservées aux catégories sociales « supérieures », les enfants des classes populaires devant être orientés, à l’issue de la quatrième année du moyen, vers l’enseignement professionnel afin d’y acquérir un métier et entrer dans la vie active. Ces « capitaines d’industrie » autoproclamés qui se vantent d’être les seuls à pouvoir gérer naturellement et rationnellement l’économie se révèlent pourtant strictement incapables de garantir la création d’emplois ailleurs que dans les secteurs de l’agro-alimentaire, des ateliers informels de textile, du commerce également informel…

Ces mêmes couches ergotent sur le fait que tous les élèves puissent avoir le bac. Il s’agit selon eux d’une aberration. Au lieu de s’intéresser au problème de l’insuffisance du niveau, de la faible qualification des enseignants, du manque de moyens… ils rejettent le principe même que tous les enfants deviennent bacheliers. Il s’agit pourtant d’un phénomène de plus en plus répandu dans les pays développés et qui révèle l’élévation générale du niveau éducatif et culturel de ces pays. Nos néolibéraux ont-ils pour modèle le XIXe siècle ?

Le même discours est tenu à l’encontre des lycées techniques qui constituèrent pourtant un vivier d’où sortirent les meilleurs futurs ingénieurs et techniciens supérieurs qui firent les beaux jours – parfois jusqu’à aujourd’hui – du secteur industriel public naissant puis, pour certains, des entreprises et administrations étrangères lorsqu’ils finirent par s’exiler. Sous prétexte que les lycéens issus des établissements techniques présentaient des lacunes réelles dans les domaines de la philosophie, de la littérature et des langues, on oublie qu’ils étaient bien mieux préparés intellectuellement et manuellement que leurs homologues issus de l’enseignement général. Ils poursuivirent leurs études au sein des instituts scientifiques et techniques des universités ainsi que dans les instituts de formation supérieure qui essaimeront dans tous les secteurs à l’époque : hydrocarbures, mécanique, textile… Les adversaires de la filière technique peuvent se rassurer : les lycées techniques ainsi que nombre d’instituts sectoriels ont été dissous il y a quelques années, contribuant ainsi à la perte d’un savoir-faire national authentique et à la récupération d’un monopole technologique par les entreprises étrangères qui nous le font payer à prix d’or comme on peut le voir avec la facture d’importation des services qui se situe aux alentours de 11 milliards de dollars ces trois dernières années.

En dépit des limites, faiblesses et contradictions de ce système, l’Algérie de cette époque créait entreprises sur entreprises dans tous les secteurs de la vie économique et les faisait gérer par ses propres enfants. On était loin de l’actuel discours défaitiste et antinational qui annonce sur tous les tons et dans une majorité écrasante de médias que nous sommes incapables de gérer. Résultat : on ramène des sociétés étrangères pour diriger les clubs sportifs, les hôtels, les sociétés de gestion de l’eau, les aéroports, le métro, le tramway et le téléphérique… On a même privatisé, au profit d’entreprises étrangères, des fleurons de l’industrie nationale come Asmidal, Sidal et El Hadjar. Et alors que les néolibéraux se gaussent de la gestion publique des entreprises, le géant mondial de l’acier – ArcelorMital pour ne pas le citer – n’arrive même pas à produire en 2013 ce que Sider produisait à la fin du siècle dernier !

Or, toutes ces entreprises étaient gérées et encadrées administrativement et techniquement, dans la plus grande adversité, par des hommes et des femmes formés par l’école algérienne indépendante. Les victimes du système éducatif de la réforme néolibérale seraient bien en peine aujourd’hui de faire face à un éventuel départ, brusque et massif, des entreprises étrangères dans le secteur des hydrocarbures, contrairement à leurs aînés du début des années 1970.

Un système très imparfait

Le nécessaire rétablissement d’une vérité bafouée signifie-t-il que le système éducatif de l’époque était parfait ? En aucune façon. La politique des langues fut désastreuse et se paie jusqu’à aujourd’hui au prix fort. La légitime politique d’arabisation fut conçue et menée comme instrument de remise en cause du français et d’éradication des langues populaires (arabe algérien et tamazight) réduites au rang de dialectes et méprisées car jugées, à ce titre, méprisables. Au lieu de favoriser, comme le préconisait Mostefa Lacheraf, le bilinguisme afin de permettre aux nouvelles générations de maîtriser deux langues avant d’en apprendre une troisième voire une quatrième, la politique linguistique du pouvoir provoquera un éclatement social de l’intelligentsia en deux segments (« arabophones » et « francophones »), segments séparés et opposés car concurrents en termes de débouchés.

Les langues populaires (arabe algérien « derja » et tamazight) seront méprisées, dévalorisées et combattues en tant que survivances archaïques et folkloriques d’un passé révolu, comme « simples dialectes » incapables d’accéder au rang de langues voire, dans le cas de la « derja », comme créole à faire impérativement disparaître du fait de sa forte contamination par le français. Au lieu de travailler ces langues du peuple, de les enrichir, de les renforcer en assumant leur histoire de langues dominées sous la colonisation, mais en prenant en considération l’importance primordiale des langues maternelles dans le processus d’apprentissage, le pouvoir se mit en tête de les éradiquer et de « corriger » les élèves en les leur désapprenant, en les dévalorisant à leurs yeux et en leur inculquant une langue proclamée unique langue nationale, mais qui n’était pas leur langue maternelle. Résultat : le processus cognitif des jeunes fut perturbé et entravé et l’école se mit à produire des élèves et des étudiants ne maîtrisant plus aucune langue.

Cette attaque en règle sera accompagnée d’une régression en termes de formation pédagogique des enseignants. Les trois paliers de l’éducation nationale verront l’arrivée massive d’enseignants disposant de licences, mais n’ayant bénéficié d’aucune formation pédagogique réelle et qui seront abandonnés à eux-mêmes. Les enfants subiront un processus d’apprentissage passif excluant tout esprit critique, tout esprit de recherche et de réflexion. Un discours religieux rudimentaire, à la vision particulièrement étroite, mais assénée comme une vérité première se substituera bien souvent au nécessaire travail pédagogique et aux cours de nombreux enseignants. On connaît le résultat de ce dérapage…

La remise en cause des cantines scolaires, du transport dans les zones rurales et montagneuses et du sport féminin puis la guerre déclenchée par l’islamisme armé contre le peuple contribueront à priver nombre d’enfants d’un véritable cursus scolaire. Quant à la transformation de l’économe algérienne en vulgaire économie de bazar, elle déconsidérera l’école et, plus généralement, la culture aux yeux de nouvelles générations tournées vers le business, « Ettijara », « li affairettes » !

L’importation du LMD

À l’université, on assistera à l’importation clé en main d’un système élaboré sous d’autres cieux. Quoi de plus normal que l’importation d’un modèle d’enseignement universitaire à l’époque du « tout importation » qui caractérise historiquement les quatorze dernières années.

Le cursus universitaire “Licence, Master, Doctorat” (LMD) entré en application en Algérie à l’occasion de l’année universitaire 2004-2005 est un système repris par les universités européennes à partir de celui élaboré aux Etats-Unis et en Angleterre, terres d’origine de la doctrine et de la contre-révolution néolibérale de Reagan et Thatcher. Des universités parfois vieilles de plusieurs siècles durant lesquels elles accompagneront le développement du capitalisme depuis ses premiers balbutiements jusqu’à son stade le plus développé.

Ce système avait pour tâche de subordonner, dans la pure logique néolibérale, la formation et la recherche scientifiques aux besoins exclusifs du marché, donc des entreprises et banques privées. Une université mercantile totalement assujettie aux résultats financiers (dividendes) au profit des actionnaires, au détriment de la formation académique et de la recherche « pure », pure dans le sens où elle n’obéit pas à une logique de rentabilité strictement financière, mais aux besoins de la société et de son développement.

Comme l’explique Farid Cherbal : « La réforme LMD est rentrée en Algérie dans les ‘’bagages’’ de l’accord d’association avec l’Union européenne en vue de créer une zone de libre-échange. » [1] Chacun peut aisément constater aujourd’hui le résultat catastrophique de cet accord pour notre économie. L’abaissement des barrières douanières a permis aux marchandises étrangères de submerger le marché local et d’achever ce qui restait de la production nationale.

Enfin, le système LMD n’a été précédé d’aucun bilan critique ni d’un état des lieux de l’université algérienne. Adopté tel qu’il avait été élaboré pour les universités européennes et appliqué de manière autoritaire à une jeune université de quelques décennies d’âge seulement, une université en crise dont l’histoire n’a rien à voir avec celle de la vieille Europe, ce système ne pouvait réussir.

La conversion de nos élites dominantes aux dogmes du néolibéralisme en vue de mener une transition à l’économie de marché qui ne signifie rien d’autre qu’une renonciation à un développement national et l’insertion-soumission de l’économie algérienne au marché mondial dominé par les grandes puissances du Nord(G7), leurs multinationales et leurs banques, ont entraîne la fin d’une politique d’enseignement et de recherche.
La RES avait accompagné le processus de développement national, le système LMD accompagnera la mise à mort de ce même processus.
La chute de la part de l’industrie dans le PIB qui est passée de 28% en 1984 à 5% aujourd’hui, est extrêmement révélatrice de cette inversion de tendance.

Aujourd’hui, on privilégie les formations en commerce, marketing et gestion parce que l’Algérie ne produit plus rien, mais importe, commerce et consomme. À quoi cela sert-il, dans ces conditions, de former des ingénieurs, des techniciens supérieurs, des ouvriers hautement qualifiés ?

Hocine Bellaloufi



FORUM

2 Messages de forum


ÉDUCATION NATIONALE - UN GRAND ENJEU DE POLITIQUE DE SOCIÉTÉ
24 avril 20:51, par Safiya

Très juste. Merci M. Hocine Bellaloufi pour tous vos écrits qui m’apportent
beaucoup. Merci d’exister.


ÉDUCATION NATIONALE - UN GRAND ENJEU DE POLITIQUE DE SOCIÉTÉ
27 avril 09:06, par Tahar

Tout a fait d’accord. M. Hocine Bellaloufi est certainement l’esprit le plus émergent de ces dernières années. Une très belle plume aidée d’une lucidité rafraîchissante qui nous renvoie toujours vers l’essentiel et d’un solide raisonnement factuel qui nous rappelle les raisons profondes de nos malaises. Un autre exemple des meilleurs.



[1Farid Cherbal : “La réforme LMD et l’université algérienne : les vrais enjeux.” 2004. http://cnes30.voila.net/LMD.htm

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