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LE RÉGIME DE LA TORTURE ET LES TROIS ÉPREUVES DE JACQUES SALORT

mercredi 19 mars 2014


Jacques Salort est né le 1er février 1919 à Cap Matifou à l’Ouest d’Alger.

Il est actif avant ses 20 ans dans le syndicat CGT. Après ses études à l’institut industriel d’Algérie, d’où il est sorti major de sa promotion, il entre à l’AIA (Ateliers industriels de l’air) de Maison blanche (Dar el Beida), après avoir passé brillamment le concours d’agent technique supérieur de l’Aéronautique.

Il est nommé directeur de l’atelier de fonderie. Il rencontre alors le camarade Sanchez qui le fait adhérer au PCA.

Il participe notamment à la reconstitution d’une organisation du PCA à Alger.

Il est également responsable du Secours populaire à la même période, il en est le trésorier.

Il assure la liaison avec le groupe de l’imprimerie clandestine autour de Thomas Ibanez, dont le principal organe est « Liberté ».

La 2ème guerre mondiale est déclenchée, ce qui l’amène à prendre des responsabilités au sein du PCA, et c’est au cours d’une mission qu’il est arrêté le 18 juin 1941, avec Yvonne Saillen et Ahmed Smaïli à Alger.

Après avoir subi maintes tortures, il est incarcéré à la prison de Barberousse à Alger dans des conditions lamentables.

À cette époque, il attrape le typhus. Ne pouvant participer à son procès, il est malgré tout condamné à 20 ans de travaux forcés en mars 1942. Après le procès et un cours séjour à la prison de Maison carrée (El Harrach), il est transféré à la prison de Lambèze, dans le sud constantinois, d’où il sera libéré le 18 mars 1943.

À sa sortie de prison, il est envoyé à Agadir au Maroc pour effectuer son service militaire. Il prend des cours de pilotage, mais on lui refuse les cours à l’école d’officiers.

Il reprend à son retour ses activités politiques et professionnelles à l’AIA de Maison Blanche.

En 1945, il se présente aux élections municipales de Maison Carrée. Il est élu au poste de 1er adjoint au maire. Il y restera pendant 2 ans.

En 1947, il est élu membre du comité central au congrès du PCA. Malgré ses taches multiples, il travaille toujours à l’AIA. Mais en décembre 1950, nous sommes en pleine guerre d’Indochine, il fait mettre en grève tous les ouvriers de son secteur, qui avait pour fonction la fabrication d’armes. À la suite de cette grève, il est convoqué à Paris où il passe le conseil de discipline, et par arrêté du 4 avril 1951, il est révoqué de ses fonctions par décision du secrétariat d’Etat aux forces armées.

Il devient aussi à cette période secrétaire de la région algéroise du PCA
Durant toute cette période (1951/1955), compte tenu de ses qualités d’organisateur et de gestionnaire, il entre à “Alger Républicain” en qualité d’administrateur.

La guerre de libération éclate le 1er novembre 1954. “Alger Républicain” est interdit en septembre 1955, de même que le PCA.

Il s’engage alors dans l’action clandestine. Jacques est alors désigné au comité de direction des Combattants de la libération (CDL) aux côtés des secrétaires du parti : Bachir Hadj Ali et Sadek Hadjeres, avec Camille et Lucette Laribère comme conseillers militaires.

Après le détournement du camion d’armes de l’aspirant Henri Maillot, il est chargé de leur acheminement vers les combattants de la libération (CDL) et l’Armée de libération nationale (ALN).

Arrêté le 16 mars 1957 par les paras du colonel Brothier, il sera torturé pendant 4 jours. Ses avocats, ayants appris son arrestation, ont exigé qu’il soit présenté au procès (dit « procès des combattants de la libération ») en cours, puisqu’il y était inculpé (une manière légale de le sortir du secret où il était maintenu).

Il est présenté au tribunal soutenu par des gendarmes, car à la suite de ses tortures, il ne pouvait se tenir debout. Son cas ayant été dissocié du procès en cours, il est transféré à la prison de Barberousse où il est mis au secret pendant 23 jours. Son procès a lieu du 4 au 7 novembre 1957. Il est condamné à 20 ans de travaux forcés.

À la suite du procès il est transféré à la prison de Caen au début de l’année 1958, après un bref séjour à la prison de Maison Carrée. Il est incarcéré à Caen entre janvier 1958 et le 9 Mai 1958, date à laquelle il est transféré à Riom, avec d’autres camarades. Il doit son transfert à un mouvement revendicatif pour avoir droit aux journaux, livres, cantine…

En juin 1958, après une grève de la faim, il subit un nouveau transfert à la prison de Fresnes.

Du 28 juin au 16 juillet 1958, il est incarcéré dans l’isolement le plus complet.
Nouveau départ de Fresnes le 16 juillet 1958 pour le Puy en Velay. Il y arrive le 17 juillet à 9h, et va connaitre des conditions de détention très dures, et séparé de tous ses compagnons. Il est le seul prisonnier politique de cette prison. Toutes les revendications et les grèves de la faim se sont soldé par des refus dans cette prison, y compris le droit d’être avec des prisonniers de droit commun.

La seule chose accordée au cours de ces 2 ans à la prison de Fresnes a été la visite de l’aumônier de la prison, avec lequel il avait sympathisé. Il pouvait avoir des discussions aussi bien religieuses que politiques, mais surtout des nouvelles de l’extérieur.

En plus de tous ces tracas, le 23 novembre 1958 il a été pris de douleurs atroces avec apparitions de taches sur le corps. Il n’a pu voir de médecin que le 28 qui lui apprend qu’il avait un zona, maladie contagieuse qui a eu pour conséquence la fin de toute visite, ni même le surveillant général ou le directeur. Par contre il y a une amélioration dans son alimentation.

Durant l’année 1959, il n’y a eu aucune amélioration dans sa vie de prisonnier, malgré plusieurs grèves de la faim, dont les principales : fin 1958, du 13 au 17 avril 1959 et du 24 avril au 03 mai 1960.

C’est à la suite de cette dernière grève qu’il est transféré à la prison des Baumettes à Marseille. Là il retrouve bon nombre de prisonniers politiques. Il y restera jusqu’à sa libération, le 12 avril 1962. Pendant toute cette période, sa femme Rolande n’a pu le voir que 2 fois : 1 fois au Puy, et 1 fois à Marseille.

Après sa libération et son retour à Alger, il reprend son poste d’administrateur à Alger Républicain.

Tout va bien jusqu’au coup d’Etat du 19 juin 1965. Alger Républicain n’ayant pas pris position en faveur du coup d’Etat, et refusant de cautionner une orientation du pays sur une voie antidémocratique, il est à nouveau interdit de publication.

Jacques retourne donc en clandestinité où il s’organise au sein de l’ORP (Organisation de la résistance populaire, avec l’aile gauche du FLN).

Il est arrêté le 22 septembre 1965 et pendant 3 mois aucune nouvelle.

On apprend ensuite qu’il a été transféré avec d’autres détenus à la prison de Lambèze. Tous les permis de visite sont refusés. Ce n’est finalement que le 19 mars 1966 qu’a lieu la première visite. La deuxième aura lieu le 5 juillet 1967.Le courrier lui aussi prend 5 semaines de retard, et Jacques est coupé de tout.

Suite à ces brimades, il entreprend une grève de la faim en août 1967, et c’est à ce moment-là qu’on lui octroie un droit de visite. Hélas, à l’arrivée devant la prison, un ultimatum est proféré par l’administration pénitentiaire : « Ou les prisonniers cessent la grève et vous les voyez, sinon pas de visite ! ».

Après le refus de suspendre la grève de la faim, les prisonniers sont transférés à Annaba, où les visites sont également interdites. Les prisonniers sont séparés et Jacques est envoyé à Aflou, puis à Constantine, seul !

Ayant des problèmes de santé, il est envoyé à la prison de l’Hôpital. Des amis médecins, employés à l’hôpital, s’occupent de lui, ce qui lui permet d’avoir des nouvelles de l’extérieur. Durant toute cette période, soit du 29/11/1965 au 28/07/1968, il n’y a pas eu d’inculpation, donc pas de procès…

Le 28 juillet 1968, il rejoint Tlemcen. Il est assigné à résidence et doit pointer au commissariat tous les jours. Sa situation s’améliore à partir de ce moment-là.

Les camarades de Tlemcen prennent contact avec lui et c’est ainsi qu’il est employé aux Ateliers des Ponts et chaussées. Puis devant ses capacités d’organisateur et de gestionnaire, le préfet de Tlemcen lui confie la responsabilité de créer la section d’entretien du matériel de la région. C’est un champ de vignes qu’il faut arracher, ensuite construire le bâtiment, et ensuite créer les services et former le personnel.

Alors que sa femme entre à l’hôpital pour son opération de la vésicule, on l’autorise à se rendre à Alger. Et sur un appel téléphonique du préfet, on lui annonce qu’il est libre et qu’il peut rester à Alger (fin 1969).

Alger Républicain n’étant pas reparu, il entre à la Société nationale des travaux maritimes (SNTM) en tant que chef du département maintenance, jusqu’en 1982, puis à l’entreprise des travaux publics (EPTP) jusqu’en 1987, date de sa mise à la retraite.

Après quelques année sa santé décline, il combat la terrible maladie d’Alzheimer, qui mettra fin à ses jours le 10 mai 2000.


1957 : LE PROCÈS DE JACQUES SALORT

  • S’est déroulé du 4 au 7 décembre inclus (soit 3 journées et demi).
  • Inculpés : Abdelkader GERROUDJ, Jean FARRUGIA, Georges MARCELLI, Suzanne CHATAIN et Jaques SALORT.
  • La défense : était assurée par Maitres Michel BRUGUIER, Léon MATARASSO, DAUCE, MONTEUX pour Suzanne CHATAIN, et un cinquième pour TALEB dont j’ai oublié le nom.

Déroulement du procès :

GERROUDJ et moi-même avons été interrogés sur nos responsabilités dans l’organisation des Combattants De la Libération.
Puis ce fut le tour de Jacqueline GERROUDJ, FARRUGIA et…

Audition des témoins :

Comparution du commissaire tortionnaire REDONNET, Pendant une heure harcelé de questions. Il fut confondu sur plusieurs points. En ce qui me concerne, alors que j’ai été arrêté le 16 mars 1957 à 10h (un samedi) un dossier figure au procès verbal signé du commissaire stipulant que mon arrestation a eu lieu le 18 mars et que le jour même j’ai été présenté au magistrat instructeur.

En fait il est de notoriété publique que j’ai été présenté au tribunal le 20 mars porté par des gendarmes jusqu’à mon siège car je ne pouvais plus marcher.

Le tribunal a dû reconnaitre l’irrégularité au point qu’il a décidé de retirer du dossier une partie intéressant l’interrogatoire de BRIKI. En ce qui concerne ce camarade en effet, ayant fait l’objet d’une extraction de la prison de BARBEROUSSE, son cas était particulièrement scandaleux.

Durant l’audition du tortionnaire la salle était archicomble de policiers venus assister leur chef. Il y eut une tentative de chahut mais le président intervint pour rétablir le calme.

Personnellement, après avoir posé plusieurs questions au commissaire, questions auxquelles bien entendu il répondit mensongèrement, je disais au tribunal : « Dans ces conditions, je préfère que l’instruction de la plainte soit différée à une période où nous n’aurons pas besoin de nos électrodes pour nous faire armer ».

Témoignages de moralité :

Émouvant témoignage d’une femme venue de France en faveur de Jacqueline GERROUDJ (Mme MARTEAU). Elle s’est retirée de la barre très émue. Notre gorge était bien serrée.

Pour BRIKI un pasteur.

Pour GERROUDJ plusieurs témoignages par lettre et notamment de personnalités Françaises.

Pour FARRUGIA, témoignage par télégramme de la fédération des déportés de DACHAU.

Pour moi, témoignage du professeur UNAL vers qui va toute ma reconnaissance.

Atmosphère du procès :

Durant tout le procès la place réservée au public était archi comble : une centaine de personnes environ.

Dans l’ensemble les débats ont été suivis avec attention aussi bien par le public que par le tribunal. Une ou deux tentatives de chahut ont été arrêtées par l’intervention du président qui a présidé avec une certaine objectivité.

Les déclarations faites par chacun d’entre nous ont été écoutées sans interruption et avec grande attention sauf celle sur la non reconnaissance du tribunal militaire Français pour nous juger.

Il faut dire que du point de vue politique le procès revêtait une certaine importance.

  • D’abord à cause de la représentativité sociale et ethnique des accusés :
    - GERROUDJ : musulman, instituteur.
    - Jacqueline GERROUDJ : israélite, institutrice.
    - TALEB Abderrahmane, musulman, étudiant.
    - Yahia BRIKI : kabyle de famille protestante, journaliste.
    - Jean FARRUGIA : européen, ancien déporté à DACHAU.
    - Suzanne CHATAIN : d’origine française, professeur de philo, fille d’un Général français (MONTEUX).
    - Georges MARCELLI : européen, journaliste.
  • Ensuite, le procès revêtait une importance à propos des rapports entre PCA et FLN qu’il fallait clarifier dans l’intérêt même de la lutte du peuple Algérien. Voir à ce sujet ma déclaration.

Les plaidoiries :

L’attention du tribunal et du public a redoublé durant les plaidoiries de nos avocats dont le talent bien connu a été décuplé par la juste cause qu’ils avaient à défendre et par l’amitié qu’ils nous manifestaient. La plaidoirie de Maitre BRUGUIER fut particulièrement sensationnelle et émouvante.

Les déclarations faites au tribunal :

Déclaration faite par Abdelkader GERROUDJ
avant que ne commencent les débats :

« Avant que ne commencent les débats je voudrais au nom de mes frères et de ma femme attirer votre attention sur le fait que nous sommes des Algériens contraints de nous expliquer devant les magistrats d’une armée contre laquelle les circonstances ont amené notre peuple à se battre.

Membres, pour la plupart du FLN, nous aurions voulu, même si nous ne portons pas l’uniforme, être considérés comme des soldats et non être jugés comme des malfaiteurs de droit commun.

L’état de guerre est quasi officiellement reconnu et sans refuser de répondre, nous ne pouvons pas normalement reconnaitre à des tribunaux Français le pouvoir de juger des combattants Algériens ».

Déclaration préalable que j’ai faite après GERROUDJ :

« En ce début de procès, je tiens à m’associer à la déclaration que vient de faire mon frère de lutte Abdelkader GUERROUDJ. Avec ou sans uniformes, Algériens de toutes origines, nous sommes des combattants au service de l’Algérie.

À ce titre, les lois connues de la guerre ne peuvent en aucun cas nous assimiler à des malfaiteurs.

C’est pourquoi, également à mon tour, sans refuser de répondre, je déclare ne pouvoir normalement reconnaître à des tribunaux Français le pouvoir de nous juger ».

Ma déclaration politique faite au procès :

« Ce n’est pas la première fois que je comparais devant un tribunal militaire.
Déjà en 1941 pour avoir pris position contre la politique du gouvernement de Vichy, j’étais condamné aux travaux forcés.
Aujourd’hui, c’est le drame qui secoue l’Algérie qui est au centre de ce nouveau procès.

Je sais qu’il serait superflu de démontrer à la multitude d’Algériens qui me connaissent, y compris bon nombre d’adversaires politiques, la fragilité de l’accusation de malfaiteur.

En disant cela, je pense notamment aux 60 000 habitants de Maison Carrée, Musulmans et Européens, qui ont pu m’apprécier durant la période ou j’ai exercé en cette ville les fonctions d’adjoint au maire.
Je pense aux milliers d’ouvriers, techniciens et ingénieurs de l’aéronautique dont j’ai partagé la vie durant 11 années.

Je pense aux premières formations de jeunes élèves de l’école de l’air de Cap Matifou, école dont j’ai été pendant plusieurs années, membre du conseil d’Administration.

Je pense enfin aux dizaines de milliers de lecteurs du quotidien Alger Républicain que j’ai eu l’honneur d’administrer durant 5 années.

C’est avec d’autant plus d’indignation que je tiens à souligner devant le tribunal les tortures inqualifiables qui ont présidé à mon interrogatoire dans les locaux de la police d’Alger et les cantonnements militaires de la région de Koléa.

Puisque l’on conteste encore trop souvent les tortures qui ont joué un rôle ignoble dans notre affaire, je demande au tribunal d’examiner le constat du médecin légiste.

Bien qu’il soit entaché d’un esprit pour le moins partisan, il n’en constitue pas moins une preuve accablante contre mes tortionnaires.

La reconnaissance officielle de la mort sous la torture du jeune professeur AUDIN, ne peut plus faire douter de ces pratiques. Elles marquent du sceau de la honte la politique dite de pacification.

Au travers de ces faits, c’est une partie du drame Algérien qui est évoqué.

Si on a pris l’habitude depuis trois ans de parler, c’est pourtant sans trop en approfondir les causes et le plus souvent en les déformant.

Pour ma part, ce drame pour lequel je suis ici, je le vis personnellement, non pas depuis le premier Novembre 1954, mais depuis que j’ai pris conscience des humiliations, des souffrances, des injustices sans nom qui sont le tribut du peuple Algérien.

Comment aurais-je pu demeurer insensible en effet au mépris racial, érigé en institution et que l’on retrouve par exemple dans la constitution des assemblées délibérantes où la majorité de la population est livrée au bon plaisir des représentants de la minorité.

Comment aurais-je pu rester insensible au fait que dans ce pays la langue du plus grand nombre soit considérée comme une langue étrangère et que le culte religieux pratiqué par les 9/10 de la population soit sous le contrôle des préfectures.

Comment accepter d’un cœur léger la dépossession de leurs terres dont ont été victimes les fellahs de nos campagnes au profit de quelques seigneurs qui paient royalement leurs ouvriers à raison de 300 francs par journée de travail de 10 à 15 heures.

Et que penser de la surexploitation dont sont l’objet les travailleurs quand ils ne sont pas chômeurs.

Si personnellement j’ai été sensible à cela, c’est parce que je me sens Algérien dans toute mes fibres. Aîné de 5 enfants, de parents nés en Algérie, je n’ai aucune attache familiale avec la France.

Depuis mon plus jeune âge, j’ai apprécié les justes aspirations du peuple Algérien, et me suis associé à ses luttes en de nombreuses circonstances. De famille pauvre, j’y étais naturellement entraîné. Je dois beaucoup il me faut le reconnaître à mes instituteurs et professeurs qui ont su cultiver en moi le sens de la justice, de la dignité et de l’honneur.

Pourquoi vouloir m’assimiler dans ma vie et mes sentiments à un Français de Bourgogne ou d’Anjou ? C’est animé d’un même sentiment National que je suis ici avec mes frères de lutte, TALEB Abderrahmane, Abdelkader GERROUDJ et BRIKI Yahia. Et ce sentiment National n’a fait que progresser depuis 15 ans.

Je me souviens ainsi qu’au moment de la victoire alliée sur l’Hitlérisme, j’ai partagé l’espoir de tous les Algériens de voir une ère nouvelle de liberté s’ouvrir sur notre terre d’Algérie. Les Algériens avaient en effet pris très au sérieux les idées de liberté pour lesquelles on les avaient appelé à se battre.

Le 8 mai 1945 devait hélas, avec les 45 000 morts du Constantinois, marquer la détermination de ceux qu’on appelle aujourd’hui les ultras, de ne transiger en rien, de s’opposer à toute politique libérale en Algérie.

Les élections tristement célèbres, à la première assemblée Algérienne, devait faire disparaître chez ceux qui en avaient encore toute confiance dans les promesses faites par les gouvernements Français.

Deux noms de village, Deschmya et Chamflain sont depuis gravés dans ma mémoire. Ils me rappellent le mitraillage de paysans devant les bureaux de vote alors qu’ils voulaient voter librement.

Et comme pour consacrer cette politique qui ne trouve d’ailleurs plus beaucoup de défenseurs aujourd’hui, le statut bien timide voté en 1947 devait demeurer inappliqué, car tel était le bon plaisir d’une poignée de profiteurs qui continuent à faire la loi en Algérie en s’opposant à toute solution de bon sens.

Peut-on s’étonner après cela de l’explosion du 1er Novembre 1954 ? Il est clair qu’elle est l’aboutissement de cette situation politique, que le peuple Algérien ne pouvait plus supporter.

Et qui est responsable de cet état de fait, sinon cette « minorité égoïste », comme l’appelait Guy MOLLET dans sa déclaration du 9 Janvier.
C’est cette minorité colonialiste qui s’est toujours opposée à toutes les propositions faites bien avant le premier Novembre pour solutionner démocratiquement et pacifiquement le problème Algérien. Elle a fini par imposer au peuple Algérien des moyens de lutte auxquelles il n’aurait jamais voulu avoir recours.

C’est dans cette caste privilégiée qui n’a rien de commun avec l’immense majorité des Européens d’Algérie, momentanément trompés, qu’il faut rechercher les malfaiteurs, et non parmi les patriotes Algériens.

Pour ma part, je suis fière d’avoir contribué de toutes mes forces à la libération de mon pays.
D’abord en me consacrant à la publication du grand quotidien « Alger républicain » qui a dès les premiers jours situé les responsabilités dans la guerre d’Algérie et qui a été interdit pour avoir été un lien entre tous les Algériens, pour avoir préconisé la solution qui de toute façon finira par s’imposer.

Je suis fier, ensuite, après que les gouvernements Français encore opposés en juin 1956 au retour à la parution de notre journal, de m’être mis à la disposition de mon parti dans le combat National.

Peut-être aurait-on souhaité que j’assiste passif à la lutte du peuple Algérien et que j’enregistre tranquillement les attentats au plastic contre nos locaux du boulevard … et notre imprimerie commerciale, attentats dont les responsables bien connus sont toujours en liberté.

Je suis d’origine Européenne et en cette qualité je suis heureux d’avoir contribué à l’édification de la nation Algérienne, où deux civilisations aussi riches l’une que l’autre se rencontrent et dans laquelle tous les habitants sans distinction de race ni de religion auront effectivement les mêmes droits et les mêmes devoirs.

Bon nombre d’Européens, trompés par la propagande « ultra », s’interrogent sur le sort que leur réserve le dénouement du problème Algérien.
J’ai la profonde conviction que les Européens qui se sont solidarisés avec les revendications Nationales du peuple Algérien ont œuvré d’une façon décisive à la garantie et l’avenir des Européens d’Algérie.

C’est pourquoi les noms de Henri MAILLOT, de Fernand IVETON sont à jamais unis dans l’histoire de notre pays à ceux de BEN MHIDI et BOUMEDJEL.

Du reste l’intégration des Européens dans leur nouvelle patrie n’est-elle pas le meilleur moyen pour assumer sur notre sol la présence des valeurs françaises auxquelles nombre d’entre eux sont attachés profondément.

Toutes ces raisons ne seraient-elles pas suffisantes pour justifier la participation à la lutte d’Européens de toutes tendances, communistes, progressistes, catholiques, libéraux et à des degrés divers.

L’histoire soulignera combien cette participation dans l’édification de la nation Algérienne aura facilité le rétablissement de l’entente entre les différentes communautés ethniques dès la paix revenue.

Qu’il me soit permis d’apporter maintenant un éclaircissement à propos de ce que certains appellent « le mouvement communiste armé ». Voici les faits :
Il est de notoriété publique que le parti communiste a eu une organisation paramilitaire propre, appelée les « combattants de la libération » à l’organisation de laquelle je m’honore d’avoir contribué.

Il n’est pas moins connu, que d’un commun accord entre le PCA et le FLN, cette organisation a été dissoute et intégrée à l’ALN dans le but de renforcer l’unité de la lutte armée du peuple Algérien.

L’ALN, il me faut le préciser, est une organisation militaire contrôlée par le FLN et c’est vouloir tenter de diviser les forces Nationales Algériennes que de continuer à parler de mouvement communiste armé.

C’est aussi vouloir user sur le plan international d’un artifice qui ne trompe plus personne.

Sur le plan militaire, donc, l’union est réalisée entre tous les patriotes sans distinction.

Sur le plan politique, le PCA a sa politique propre, qu’il développe et défend en tant que parti et en toute indépendance. Les récentes propositions de solutions des problèmes Algériens faites dans un … à l’ONU montrent combien il a conscience de ses responsabilités.

Oui, les communistes avec les autres patriotes luttent de toutes leurs forces pour mettre fin au colonialisme, pour que l’Algérie puisse accéder à son indépendance Nationale. Ils luttent pour qu’elle puisse s’ériger en république démocratique et sociale où tous ses fils seront égaux en droits et en devoirs, sans distinction de race ni de religion.

Le tribunal comprendra qu’avec de tels objectifs il est ridicule et injuste de nous traiter d’antifrançais. Du reste, ceux qui nous tarent d’antifrançais, sont-ils tous qualifiés pour le faire ? Je ne reconnais pas en tout cas cette qualité à ceux qui se sont vautrés dans la boue de la « collaboration ».

Je ne reconnais pas cette qualité à ceux qui se sont enrichis en vendant leur liège et leur vin à l’armée Rommel.

Je ne reconnais pas cette qualité à ceux qui n’ont pas hésité en 1934 à renvoyer leur fascicule de mobilisation parce qu’ils s’estimaient menacés dans leurs intérêts de gros viticulteurs par les petits seigneurs du midi de la France.

Et en vertu de quel patriotisme peuvent-ils apprécier nos sentiments ceux qui s’apprêtent à exporter leurs capitaux et à s’installer quelque part en Amérique du Sud. Ces trafiquants de la souveraineté Française, je n’ai pas à les convaincre.

M’adressant à ceux qui ne nous ont pas encore compris et qui ne connaissent pas nos vrais sentiments, je tiens à déclarer solennellement :

  • Nous ne sommes pas antifrançais, nous sommes anticolonialistes.
    Notre désir est de voir substitués au régime colonial, des rapports librement consentis, basés sur l’amitié !
    Et nous avons conscience de nous inspirer ainsi du peuple qui a pris La Bastille, des traditions de sa classe ouvrière, de ses penseurs, de ses philosophes, de ses intellectuels qui de tous temps, ont été aux cotés des opprimés !
    Des liens historiques existent entre les deux peuples. Il serait souhaitable qu’ils soient préservés. Mais ils risquent d’être détruits si les gouvernants Français, peu soucieux des véritables intérêts de la France, persistent à ne pas vouloir faire droit aux revendications nationales du peuple Algérien.
    Toutes les chances existent encore pour que ces liens soient sauvés au bénéfice des deux peuples.
    Le FLN n’a de cesse depuis quelques mois de faire connaitre par la voix de Mohamed YAZID et Ferhat ABBAS, son désir de régler le problème Algérien directement avec la France.
    Le communiqué commun du sultan et du président BOURGUIBA ne contiennent-ils pas également des propositions intéressantes qui ne doivent pas laisser indifférents les Européens d’Algérie.

Quant aux propositions de mon parti, je pense les avoir suffisamment exprimées.

Il est heureux de constater que des personnalités Françaises sont de plus en plus nombreuses à s’engager dans la voie des solutions réalistes. Il devient de plus en plus clair qu’il set peu raisonnable de penser régler un problème politique de cette importance par la répression, les tortures et les condamnations.

De multiples expériences montrent que ce sont la des moyens qui ne peuvent pas venir à bout de la volonté unanime d’un peuple.

Le peuple Algérien plus uni que jamais, avec ses ouvriers, ses paysans, ses commerçants, ses …, ses bourgeois, ses intellectuels, montre chaque jour sa détermination d’en finir une fois pour toute avec le colonialisme.

Je suis pour ma part pleinement solidaire de son action et confiant dans une solution prochaine démocratique pacifique et juste.

C’est pourquoi je rejette l’accusation qui pèse sur moi et qui n’a rien de commun avec le noble idéal de libération national et social qui a été et qui demeure le guide de mon action.


Nota :

C’est là la déclaration que j’avais préparée pour le procès, à quelques phrases près, en ce qui concerne la fin. J’ai en effet égaré un ou deux feuillets de mon brouillon.

L’original est entre les mains de Michel BRUGUIER.

Au procès, sur conseil de Michel BRUGUIER, tenant compte de l’atmosphère du procès, j’ai dû abréger et assouplir, mais j’ai conservé l’essentiel, à vrai dire presque tout.

J’ai par exemple sauté le passage au sujet du statut et des élections en 46, qui avait été traité par BRIKI.

J’ai également sauté le passage sur les tortures, puisque l’occasion s’était offerte à l’audition du commissaire.

Quant à mon autobiographie j’avais l’occasion d’en parler à l’interrogatoire d’identité.


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