Accueil > GUERRE DE LIBERATION > CONTRE LA TORTURE ? Tout est dans les niveaux de conscience et de (...)

S. HADJERES (*), à l’occasion d’un hommage à Maurice Audin

CONTRE LA TORTURE ? Tout est dans les niveaux de conscience et de mobilisation

29 mai 2004, entretien avec ALGER RÉPUBLICAIN

mercredi 24 février 2010


L’entretien ci-dessous porte sur la nécessité et les possibilités de mener la lutte contre les pratiques de la torture, malheureusement présentes sous toutes les latitudes.
C’est une lutte inséparable de celle menée contre les causes et les conditions socio-politiques qui génèrent la torture.
L’entretien a été donné par Sadek Hadjerès à Alger républicain en 2004. C’était à l’occasion de l’hommage rendu à Maurice Audin par l’inauguration d’une place de Paris à sa mémoire. Le problème a aujourd’hui encore des résonances douloureuses franco-algériennes et aussi algéro-algériennes en rapport avec les évolutions après l’indépendance.

On trouvera dans un autre article du site (n° 201) une évocation du parcours biographique et de la personnalité de Maurice Audin comme enseignant, syndicaliste et militant politique au sein du PCA et dans les organisations de lutte pour la Paix et les droits de l’Homme.
L’article avait paru en mai 2004 dans l’Humanité, Le Quotidien d’Oran et Le Matin d’Alger

ENTRETIEN

JPEG - 11 ko

AR : Une place vient d’être inaugurée à Paris au nom de Maurice Audin. Vous avez évoqué sa mémoire dans des quotidiens algériens (Le Matin et Quotidien d’Oran) et français (l’Humanité).
Pouvez vous, pour les lecteurs de notre mensuel, dire comment vous appréciez cet événement ?

SH : Il est heureux que Maurice Audin soit à ce jour honoré des deux côtés de la Méditerranée. Quand l’Algérie devenue indépendante a donné le nom du mathématicien à la place en contrebas des Facultés d’Alger, cela signifiait que les Algériens les plus conscients jugeaient les européens et les français sur leurs actes et non sur leur origine. Aujourd’hui, le geste courageux de la municipalité de Paris sauve l’honneur de la France, venant après l’hommage que le jury universitaire français présidé par Laurent Schwartz avait rendu en pleine guerre à notre camarade disparu. Il jette une passerelle de plus vers un avenir de fraternité et de solidarité entre nos deux peuples.

AR : Avez-vous connu Maurice Audin ?

SH : Oui, vers la fin de mes années étudiantes, puis quelques années après, nous avons souvent milité ensemble.
Quiconque l’a connu ne peut oublier les qualités intellectuelles, militantes et humaines de ce patriote algérien d’origine européenne, membre du PCA, assassiné à 25 ans pour son attachement actif à la cause de l’indépendance nationale.
En même temps, il animait dans les milieux français d’Alger la lutte pour une sortie politique négociée du conflit engendré par la colonisation.
J’ai évoqué aussi le courage de son épouse Josette. Mère de famille et militante elle aussi, elle a mené après la disparition de son mari un combat persévérant pour faire éclater la vérité.
Elle a participé sur le terrain aux actions de solidarité avec les épouses, mères et filles de détenus, de torturés, de disparus. aidée en cela par Djamila, femme de Yahia Briki, ancien journaliste d’Alger républicain, condamné à mort pour ses actions dans les rangs des Combattants de la Libération (dont l’attentat contre Massu).

AR : Y a-t-il des leçons que vous croyez utiles de tirer ?

SH : Au delà des faits, j’ai voulu surtout souligner l’importance d’une action unie et vigoureuse pour faire reculer le fléau de la torture. Ce mal universel accompagne en tous temps et en tous lieux, dans des formes et des intensités variables, la répression contre les mouvements d’émancipation politique et sociale.
On en constate les effets ravageurs, ouverts ou sournois, aussi bien dans l’actualité internationale (voir Irak et Palestine), que dans l’évolution de l’Algérie après l’indépendance, sur un terrain préparé par des épisodes internes malheureux du mouvement national pendant la guerre de libération ou même avant.
On parle aujourd’hui de ces dérives épouvantables beaucoup plus facilement qu’il y a quelques décennies. C’est bien, et ça peut devenir productif si ça ne devient pas un déballage passionnel, qui tournerait exclusivement autour de la condamnation, au moins morale, des responsables des actes (exécutants et inspirateurs aux plus hauts niveaux), ce qui est une exigence inévitable et bénéfique.
Il y a aussi et il faut l’avoir en vue, quelque chose d’encore plus déterminant pour la justice et l’apaisement : mettre à nu les racines de ces pratiques infâmes, c’est à dire les situations d’oppression et d’inégalité, les intérêts financiers et de pouvoir, les orientations politiques et leurs enchaînements sur la scène publique, tout cela souvent camouflé derrière des discours et des justifications à caractère identitaire ou idéologique prétendant à l’hégémonie.
On ne peut épargner à la nation et à la société les récidives dramatiques de tortures et d’exactions si on n’a pas conscience de leurs causes plus profondes
Il s’agit d’une œuvre de salubrité civique et d’assainissement des mœurs politiques, dans l’intérêt des peuples et des couches les plus nombreuses, les plus soucieuses de l’intérêt général.

AR : Croyez-vous que ces orientations de bon sens puissent finir par prévaloir ?

SH : Je ne crois pas à des évolutions positives faciles et spontanées. La malédiction de la torture ne peut reculer et encore moins prendre fin s’il n’y a pas une conjonction forte de l’action des milieux les plus conscients ou disposant de leviers d’influence, avec l’expérience vécue sur la durée par les plus larges couches des populations concernées.
Seule cette convergence peut marginaliser, neutraliser et décourager les pratiques barbares, dont les adeptes se trouvent aussi bien chez des modernistes (ou qui se proclament tels) que chez des traditionalistes ou réactionnaires.
Encore faut-il que les convergences souhaitables ne se fassent pas sur le seul terrain moraliste. L’indignation légitime, si elle est mal orientée, débouche sur l’escalade catastrophique des vengeances, des règlements de compte au gré des rapports de force.
Pour être productifs, les constats doivent donc se doubler d’une prise de conscience des intérêts communs légitimes et des convergences nécessaires pour les faire prévaloir. Il existe de cela des illustrations par centaines.

AR : Pour être plus précis ?

SH : Par exemple, les atrocités colonialistes ont été un gâchis pour deux peuples qui avaient besoin de toutes leurs ressources humaines et matérielles pour bâtir un meilleur avenir, chacun de son côté, ou encore mieux en coopération.
N’est-ce pas aussi un gâchis épouvantable, durant la guerre de libération, que l’assassinat de médecins volontaires dont le maquis avait un besoin vital ?
Les conséquences à plus long terme ont été encore plus graves, la création d’une culture de violence et le mépris d’une saine vie politique, qui enclenchent des engrenages mortels.
Le traitement sauvage des manifestations de jeunes (elles mêmes dévoyées) d’octobre 88 témoigne des orientations perverses qui vont générer fatalement les horreurs partagées et le désastre national de la décennie tragique.
C’est une question d’orientation et de responsabilité politique et non de nature humaine.
Les circonstances pendant la guerre de libération m’ont amené à côtoyer (sans qu’ils sachent qui j’étais) de tous jeunots assassins de l’OAS ou des fidayin de la Zone autonome. Je constatais que les uns et les autres en pleine période « d’épuration » vraiment aveugle, étaient au fond, comme vous et moi, des individus « normaux » capables de sentiments humains généreux. Ce qui n’était pas normal, c’était les orientations politiques racistes d’un côté ou défaillantes de l’autre, qu’ils véhiculaient sans en être directement responsables.

AR : Alors, reste-t-il un espoir de sortir de l’engrenage ?

SH : Pourquoi pas ? Mais il n’y a pas de miracle. Cela pourrait faire l’objet d’un autre entretien, et surtout d’un large débat national empreint d’esprit d’ouverture dans notre société et dans le champ politique.
Surtout pas d’illusions béates ni de pessimisme stérile. Mais une volonté fondée sur les réalités et les intérêts communs.
Je lis dans « Le Matin » une opinion tout à fait fondée de Miloud Brahimi : « … Il y a un consensus national sur la pratique de la torture ».
Cela est vrai au niveau d’une large opinion de base, qui transcende les clivages politiques ou même, pour schématiser, les familles de disparus ou les victimes du terrorisme.
La capacité de faire déboucher un tel débat sur des sauvetages tels que ceux réalisés en Afrique du Sud ou du Rwanda dépend de deux facteurs conjugués : la pression puissante des aspirations saines de la population et le dépassement par les « politiques » (civils et militaires) de leurs étroitesses hégémonistes, dans l’intérêt bien compris de tous.
En résumé, créer les conditions pour non seulement affirmer mais instaurer une primauté fondamentale qui n’est pas celle (maladroitement exprimée par le document de la Soummam) des « politiques » sur les « militaires » mais celle de la solution démocratique des problèmes sur les avidités de pouvoir.

(Entretien réalisé le 29 05 04)

_____________________________________

(*) membre de la direction du PCA 1952-65, premier secrétaire du PAGS, 1966 –1990

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message
  • Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

  • Lien hypertexte

    (Si votre message se réfère à un article publié sur le Web, ou à une page fournissant plus d’informations, vous pouvez indiquer ci-après le titre de la page et son adresse.)