Accueil > NATION-ALGERIE > LES CONFLITS VILLAGEOIS DANS LES AURÉS

Intérêts locaux, Libération nationale et Amazighité

LES CONFLITS VILLAGEOIS DANS LES AURÉS

THESE ET REGARD D’UNE SOCIOLOGUE CHAOUIE

dimanche 21 mars 2010

REGARD D’UNE SOCIOLOGUE CHAOUIE SUR
LES CONFLITS VILLAGEOIS DANS LES AURÉS

Article de Salim Guettouchi

Une thèse de doctorat a été soutenue récemment au département de sociologie de l’université d’Alger.
Intitulé "Conflits villageois, stratégies de pouvoir et discours de légitimations. Les Aurès à l’épreuve des années 90", ce travail universitaire fort intéressant est l’œuvre de Mme Ghoufi Souad, une sociologue exerçant, depuis quelques années, au département d’architecture à l’université de Biskra.

Ce travail, à en croire son auteur, devait initialement être présenté et débattu en 1995. Toutefois, les vicissitudes et autres péripéties, auxquelles était confrontée cette sociologue tout au long de son travail de recherche, en ont décidé autrement. Les contraintes bureaucratiques et le changement d’encadreurs sont autant d’obstacles qui ont différé la présentation de cette thèse. L’auteur parle même d’une volonté délibérée pour bloquer ce projet qui traite d’un sujet d’autant plus sensible qu’il établit une corrélation entre d’une part "conflits villageois", et d’autre part "stratégies de pouvoir" et "discours de légitimations".

Cette précision est importante, car elle remet dans son contexte historique ce travail qui, au demeurant, n’a vu le jour que récemment.

Cela étant dit, cette thèse relève de la sociologie des affaires. Elle traite des conflits villageois dans les Aurès à travers une étude de la communauté de M’chounèche. Le choix du corpus n’est pas, semble-t-il, fortuit puisque Mme Ghoufi, bien que née en France et ayant vécu à Alger, est originaire de cette localité située au sud de l’Aurès, précisément au pied du prestigieux mont d’Ahmmar Khaddou.

Au-delà des récits de vie, de fondation ou de relation de parenté, la sociologue s’est intéressée notamment dans son travail de recherche aux problèmes qui préoccupent les villageois et qui génèrent autant d’animosités et de conflits au sein de la communauté.

"L’étude des affaires villageoises, souligne l’auteur de la thèse, c’est l’étude des affaires mises en avant et révélées dans les discours des villageois des conflits les opposant les uns aux autres. Elles nous montrent, en effet, comment une communauté villageoise, tout en empruntant au modèle théorique de représentation de sa structure, les termes qui l’inscrivent dans un rapport autonome à l’Etat et dans les stratégies de son évitement (bach ma n’rouhouch lel houkouma), se place dans une dynamique de rapports à lui pour assurer sa survie et sa continuité."(Page 77).)

Mais de tous les conflits qu’elle a eu à traiter dans cette thèse de 333 pages, il en ressort un sur lequel Mme Ghoufi s’est beaucoup attardée. Il s’agit, en l’occurrence, de celui ayant pour enjeu le foncier et la propriété terrienne.

"Si la terre, souligne-t-elle, constitue l’enjeu essentiel dans la plupart des affaires, c’est parce que d’une part, elle constitue un capital symbolique et matériel et d’autre part, elle est l’objet de réformes et de lois qui menacent sans cesse la communauté qui se définit avant tout comme une communauté territoriale" (Page 79).

En effet, le foncier est depuis longtemps au centre des conflits entre individus ou groupes à l’intérieur de la communauté chaouie. Que de fois, d’ailleurs, n’avons-nous pas lu dans la presse des comptes-rendus de journalistes faisant état de luttes, voire de conflits sanglants ayant pour cause le foncier et la propriété terrienne ?

Conflits intra-tribaux ou intertribaux tournant souvent au drame se sont, en effet, produits, et se produisent toujours aux quatre coins du pays chaoui, comme dans le sahara khencheli ou encore dans les zones que partagent les ah-Bouslimane et les ah-Touaba dans la daira d"Arris.

Dans ces conflits où chaque individu, chaque groupe tend à prendre le dessus, tout est mis, semble-t-il, à profit pour tirer les dividendes et élargir son lopin de terre. Les protagonistes répandent ainsi dans cet univers rural une multitude de discours de légitimation. Autochtonéité, mérite d’un groupe dans la fondation de la localité, participation à la guerre de libération… sont autant de stratagèmes utilisés pour l’acquisition de nouvelles parcelles de terre dans les Aurès.

Il faut dire, toutefois, que la persistance de ce genre de conflits après plus de 40 ans d’indépendance est, pour une part, le résultat de la déstructuration de la société algérienne par la colonisation française notamment après la mise en application de la loi Sénatus-consulte du 22 avril 1863.

En effet, les mondes citadins et ruraux en Algérie se désintégrèrent par la promulgation de cette loi qui détruisit la tribu en dénouant les liens de solidarité basés sur la propriété collective ; la tribu fut fractionnée en douars, plus au moins homogènes, chaque douar dut avoir une vie propre, et à l’intérieur des douars, des commissions créèrent la propriété individuelle. Cette façon de faire détruisit en peu de temps toute une nation qui, à l’époque, n’avait rien à envier aux autres pays occidentaux, y compris la France, sur les plans tant culturel, économique que politique.

La floraison des discours des villageois de M’chounèche et la nature des arguments qui y sont avancés ont beaucoup influé sur la démarche suivie dans la réalisation de cette thèse. Mme Ghoufi, qui a eu manifestement une préférence pour le travail sur terrain par la multitude de témoignages recueillis, y a consacré ainsi deux grands chapitres à la guerre de libération nationale et au mouvement berbère. L’intérêt accordé notamment à la révolution de novembre n’est pas fortuit. Les soubassements du conflit social que sous-tend la participation à la guerre relèvent du secret de polichinelle pour les générations chaouies post-indépendance. Ainsi, au discours "la terre aux autochtones", "la terre à ceux qui la travaillent", l’on a souvent opposé "la terre à ceux qui l’ont libérée".

Dans ce chapitre réservé à la guerre de libération, des faits méconnus du grand public ont été mis à jour par la sociologue qui ne pouvait pas, au demeurant, aborder cette étape de l’histoire de Timsunin [1] sans citer son grand héros, en l’occurrence le colonel Si-El-Houasse.

La chercheuse souligna, à travers les témoignages recueillis, la forte personnalité de cet homme exceptionnel et son engagement indéfectible pour la patrie. Les personnes interrogées qui ont côtoyé le renard du Sahara à M’chounèche ou au maquis sont unanimes à affirmer que : "Si Si Hmed Ou-Abderrazzak [2]
avait survécu à la révolution, il aurait certainement beaucoup contribué à éteindre les foyers de la discorde sociale".

"Depuis que j’ai commencé à militer, je ne fais plus la distinction entre le salé et le sucré. Pour Dieu, le pays et la révolution, je suis prêt à sacrifier l’honneur de ma femme" (page 178). Ces propos que le colonel aimait tant répéter devant les militants, renseignaient sur la force de foi qui animait l’homme, et qui le plaçait au-dessus de tous les ethnocentrismes grégaires.

Dans le chapitre consacré au mouvement berbère, Mme Ghoufi note le rôle prépondérant de Dadda Ammar [3] dans la prise de conscience berbériste dans les Aurès. Les nombreuses correspondances de Negadi à l’adresse de ses compatriotes auressiens pour l’essaimage du Tifinagh et les contacts qu’il avait noués notamment avec les jeunes de la région ont trouvé écho à M’chounèche devenu ainsi l’un des premiers foyers de la revendication berbère dans les Aurès.

"Loin de moi toute paternité béate, je peux affirmer que c’est un peu grâce à la géographie que le mouvement berbère s’est frayé un chemin dans notre localité à la fin des années 60", nous dira le plus vieux militant de la cause berbère à M’chounèche. Ces propos cachent mal néanmoins un sentiment d’irritation de ce militant à l’égard de certaines personnes venues pourtant un peu plus tard, mais qui s’enorgueillissent aujourd’hui d’une soi-disant paternité du mouvement berbériste auressien.

"D’ailleurs, ajoute-t-il, pourquoi s’enorgueillir ou chercher une certaine reconnaissance historique ? Les Aurès, malgré les efforts insignifiants des uns et des autres, sont restés à la traîne de la revendication culturelle dans notre pays. Au lieu de se complaire dans une glace, il faut continuer à travailler puisque le combat du mouvement berbère n’est pas arrivé à son terme, et l’Histoire ne s’écrira qu’à la fin de toute entreprise humaine".

En effet, l’engagement de M’chounèche dans la revendication berbériste n’est pas dû au haut degré de conscience identitaire de ses habitants. Il n’est, en catimini, que le résultat de sa position géographique. La localité étant située à la lisière des monts des Aurès, soit à une trentaine de Km du chef-lieu de la wilaya de Biskra, elle est ainsi frontalement confrontée aux populations arabophones du sud. Cette situation a créé au lendemain de l’indépendance une atmosphère d’animosité, voire de racisme dans la région. Ce facteur, qui est pour beaucoup dans l’éveil identitaire, constitue, de l’avis de tout le monde, l’élément déterminant, voire déclencheur de la naissance de ce mouvement dans la région.

Enfin, au-delà des grands problèmes de forme, la thèse de Mme Ghoufi reste d’autant plus intéressante qu’elle est l’œuvre, chose inédite, d’une femme algérienne, voire chaouie. Elle constitue ainsi un premier pas vers la réappropriation de la réflexion sociologique sur l’Aurès.

Salim Guettouchi


[1« Timsunin » étant l’appellation originaire de la localité de M’chounèche. Selon les habitants, ce terme n’est que le pluriel de « Tamsunt » qui veut dire en Tamazight « paradis ».

[2Si El-Houasse, de son vrai nom Hamouda Ahmed ben Abderrazak est appelé dans son village « Si Hmed u Abderrazak ».

[3Allusion faite à Ammar Negadi, le doyen des militants berbéristes dans la région des Aurès. Militant de première heure du MCA (mouvement culturel berbère), Negadi fut en effet l’un des rares chaouis ayant milité dans l’académie berbère en France aux côtés de Arab Bessaoud dans les années 1970.

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message
  • Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

  • Lien hypertexte

    (Si votre message se réfère à un article publié sur le Web, ou à une page fournissant plus d’informations, vous pouvez indiquer ci-après le titre de la page et son adresse.)