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Mis en ligne par "Le Quotidien d’Algérie" 31 octobre 2010

QUELQUES UNES DES FACES CACHEES DE LA GUERRE DE LIBERATION

"CARENCES ET FLÉCHISSEMENTS" (extrait des Mémoires de Lakhdar Bentobal )

jeudi 4 novembre 2010

Ce texte (posthume) a été mis récemment en ligne par "Le Quotidien d’Algérie". Il aurait été tiré des "Mémoires", non encore publiés, de Lakhdar BENTOBBAL, l’un des plus hauts dirigeants du FLN et du GPRA. du temps de guerre. Ses révélations et analyses donneront matière à réflexions et commentaires sur des thèmes qui ont été la plupart du temps jusqu’ici occultés et tabous. Thèmes récurrents sur lesquels Socialgerie a déjà fourni maints documents d’époque émanant du PCA et aura l’occasion de revenir. Même pour ceux qui pourraient estimer à juste titre que dans ses analyses et jugements, l’auteur des Mémoires est resté "au milieu du gué" quant aux raisons profondes des faits constatés, il a eu le principal mérite d’avoir osé lever le voile sur des courants d’opinions et des faits qui engageaient l’esprit de responsabilité des dirigeants de l’époque et restent pleins d’enseignements pour le présent et l’avenir de l’Algérie.

CARENCES ET FLECHISSEMENTS
de Lakhdar Bentobal. [1]

Texte intégral du chapitre de ses Mémoires, intitulé “Carences et Fléchissements”

II est peut-être nécessaire de faire un petit retour en arrière car il me semble qu’en 1958 il y a eu un événement déterminant pour la poursuite de la Révolution. C’était l’époque où la IVème République française s’effondrait et laissait la place au nouveau régime de De Gaulle.

Comme nous l’avons déjà dit, c’est à partir de ce moment qu’avait commencé la vraie guerre. Tous les moyens avaient été mis entre les mains de l’armée française pour en finir avec la résistance algérienne. Les choses avaient commencé à mal tourner pour l’intérieur. Or, il est un fait établi, c’est que quand cela tourne mal à l’intérieur, les problèmes et les dissensions apparaissent au grand jour au sein de la direction politique.

Quand l’état de santé du peuple et de l’ALN décline, faute de trouver les solutions adéquates au problème, la crise éclate au sommet.

Nous étions à cette époque éloignés du champ de bataille, les moyens de faire la guerre nous manquaient (armes, finances, cadres), ces moyens étaient nécessaires pour que la révolution puisse franchir un nouveau stade, pour qu’elle puisse faire face aux nouvelles méthodes de guerre et aux nouvelles armes de l’armée française.

Plus encore, tandis que la stratégie et les techniques de guerre de l’adversaire avaient changé, nous étions, quant à nous, dans l’incapacité de trouver une parade.

À l’intérieur, on pouvait certes continuer à mener des actions, mais cela n’était pas tout, encore fallait-il concevoir une nouvelle ligne, une nouvelle stratégie. Et c’est là que le conflit allait éclater.

Chacun reprochait à l’autre de ne pas en faire assez. Voilà pourquoi j’en viens à dire que les signes avant-coureurs de la crise qui avait éclaté au sein de la direction politique avaient commencé à apparaître à l’intérieur du pays.La situation y avait changé en notre défaveur. Les grandes opérations menées par Bigeard à Geryville (El Bayadh) et à Saïda dans le sud oranais étaient relayées par le Plan Challe et étendues à l’ensemble du territoire. Jusque là, les expéditions militaires françaises étaient menées à partir des PC que les soldats rejoignaient aussitôt le ratissage terminé. Avec Bigeard et le Plan Challe,c’étaient toutes les unités avec leurs officiers qui sortaient sur le terrain. Elles éclataient ensuite,en appliquant nos propres méthodes, en petits groupes très mobiles. Ils ne faisaient plus appel à l’armada des blindés et aux équipements lourds qui ne nous faisaient aucun mal puisqu’ils ne pouvaient pas passer par les chemins escarpés. Quand la nuit venait, ils campaient maintenant sur place sans quitter le terrain des opérations.

De notre côté, les choses avaient aussi changé. Les années 1956, 1957 et 1958 avaient drainé dans nos rangs un flot de gens de toutes sortes qui, pensant que la révolution allait triompher ou estimant qu’il n’était plus possible de rester neutres, étaient venus la rallier. Nous avions donc vu arriver des gens qui n’étaient pas du tout les militants nationalistes que nous avions connus auparavant. Jusqu’alors les combattants étaient motivés et habités par une foi à toute épreuve ; ceux qui nous arrivaient semblaient maintenant être ballottés par l’événement.

Quand la révolution avait le vent en poupe, ils étaient avec nous à 100 % et, dès que la situation devenait plus difficile, leur moral se mettait à chuter d’une façon vertigineuse.

Pour la première fois depuis le début de la lutte armée, il nous était donné de voir des djounoud faits prisonniers qui acceptaient de se joindre à l’ennemi. On voyait bien, auparavant, des éléments de l’ALN qui, sous le fait de la torture, donnaient quelques renseignements, mais ils n’avaient jamais jusque-là franchi le Rubicon. Ils n’avaient encore jamais formé des unités de djounoud repentis, qui tournaient leurs armes contre nous.

Les populations elles-mêmes s’étaient mises à former des groupes d’auto-défense pour interdire par les armes l’accès de leurs douars aux éléments de l’ALN. On ne peut même pas dire qu’ils étaient l’objet de pressions directes puisque, pour des groupes de cinquante à soixante hommes armés, un seul Français suffisait pour en prendre la tête. En d’autres temps, les djounoud de l’ALN l’auraient ramené vif ; même en plein ratissage, aucun homme ne désertait son poste. Il y a donc là un phénomène à analyser Je ne sais comment interpréter ce fléchissement aujourd’hui encore. Peut-être la révolution n’avait-elle pas suivi le cours qu’elle devait suivre. Elle était restée, me semble-t-il, à son état primaire, à sa phase initiale, avec les mêmes méthodes de guérilla et les mêmes armes qu’à son déclenchement. Comme elle n’avait pas pu franchir un nouveau seuil, elle était appelée non pas peut-être à mourir, mais à perdre l’initiative. Elle avait fini par mener une sorte de combat pour la survie. Des groupes de l’ALN lançaient encore des actions volontaristes, mais ce volontarisme -là était beaucoup plus psychologique qu’autre chose. Il avait pour but de montrer au peuple que l’ALN était toujours présente et il avait aussi pour but de se prouver à lui-même que l’armée de libération avait encore du tonus et qu’elle pouvait ainsi tenir jusqu’au bout, en attendant des jours meilleurs.

C’est donc de là qu’il faut partir si l’on veut comprendre les crises qui ont éclaté au sein du groupe dirigeant.

Les faits sont là qui, aujourd’hui encore, nous donnent la mesure du changement qui s’était opéré à l’intérieur. Vers les années 1959-1960, on comptait 160 000 Algériens armés, combattant du côté de l’armée française, situation que nous n’avions jamais connue auparavant. Cela se passait partout, dans les villes, dans les campagnes et, ce qui était nouveau, cela se passait aussi dans les montagnes.

Dans ces régions, l’ALN, avec ses djounoud et ses moussebiline, ne comptait pas plus de 30 000 hommes qui devaient faire face aux 500 000 soldats français et aux 160 000 auxiliaires algériens. A la ligne Morice, on avait ajouté la ligne Challe qui rendait le passage des frontières presque impossible. Selon le propre aveu des Français, on avait posé presque une mine par mètre carré, dans une bande de terre s’étendant sur 350 km du nord au sud et 3 km à l’intérieur des terres.

Une fois le problème du passage des frontières réglé, on s’était occupé des populations. Près de deux millions de personnes furent déplacées et regroupées dans des camps et c’est de là qu’est née l’idée des mille villages du Plan de Constantine.
Plutôt que de briser l’organisation du FLN par la répression et les tortures, les stratèges français avaient préféré déplacer le peuple lui-même Ce faisant, l’organisation s’était trouvée dispersée. Dans les centres de regroupement, on avait rassemblé des fragments de douars venant de régions différentes. Les structures clandestines, que le FLN avait mises en place dans des conditions différentes, n’avaient désormais plus d’effet. L’appareil avait éclaté de lui-même, sans avoir eu à subir les coups de l’armée française. D’un autre côté, le rôle du peuple avait également changé du tout au tout.

Auparavant, c’était l’organisation politique mise en place qui s’occupait du recrutement, du ravitaillement, ou qui servait de guide à l’ALN quand le besoin s’en faisait sentir. Mais, après les regroupements, alors que les besoins de l’ALN grandissaient dans le domaine du recrutement, du renseignement et du ravitaillement, la position de la population s’était modifiée. Elle avait perdu de son dynamisme et elle ne soutenait plus la résistance comme auparavant. De réservoir d’hommes pour la révolution, elle était devenue un simple magasin d’intendance.

Sans âme politique, elle ne jouait plus le rôle que l’on attendait d’elle et l’ALN s’était trouvée ainsi complètement coupée de ses bases. Les unités de l’armée de libération avaient alors éclaté en petits groupes dont les actions se réduisaient à assurer leur propre survie.

D’opérations militaires, on était passé à des actions de fidaï, à des attentats individuels dans les villes pour éliminer des traîtres ou pour atteindre quelque objectif militaire.

Concentré aux frontières, le gros de l’armée de libération sombrait dans une sorte d’oisiveté. La mission initiale de l’ALN à l’extérieur était de ravitailler l’intérieur. Ne le faisant plus par impossibilité matérielle, elle laissait libre cours à des conflits internes.

Ces crises, d’abord de caractère limité, avaient fini par atteindre la tête du mouvement.Les années 1958-1959 avaient été en définitive les plus dures de toutes et la révolution a été, à ce moment-là, réellement en danger de mort. De là sont venues les différentes crises connues sous le nom de l’affaire L’amouri, de l’affaire Zoubir, celle de la base de l’Est et, pour finir, l’affaire des chefs de wilaya de l’intérieur.

Certains chefs de l’intérieur avaient leur moral atteint par la détérioration de la situation. De bonne foi, et croyant bien faire pour sauver ce qui pouvait l’être encore, ils allaient friser la trahison en tentant impossible. Ce fut le cas de certains chefs de la wilaya IV. Azzedine, pendant un moment, avait lui aussi fléchi. Mais, pour les uns comme pour les autres, quelles que furent les motivations, l’acte était le même et le phénomène, loin d’être limité à des personnes, touchait à toute la révolution. Dans ces conditions, il était normal que la lame de fond atteigne la direction et que les divergences éclatent au grand jour.

Les problèmes de fond devenaient des problèmes de personnes ; la zizanie battait son plein et les solutions n’étaient en fait que des palliatifs. C’était le temps où nous avions décidé de lancer une grande campagne diplomatique avec des délégations expédiées aux quatre coins du monde. Nous voulions par là laisser entendre que la cause algérienne gagnait an audience internationale et que la solution du problème était proche. Nous cherchions à rassurer l’intérieur, à lui remonter le moral ; nous voulions le persuader que de nouvelles armes allaient maintenant nous être fournies en très grandes quantités.

C’était aussi le temps où nous avions décidé de porter la guerre en territoire français, toujours pour les mêmes raisons. Nous voulions obtenir un effet psychologique sur nos troupes sans résoudre pour autant le problème qui continuait à se poser avec insistance. Le moral de la résistance s’est bien relevé après cette décision, mais l’effet n’a été que temporaire.

L’argent et les armes ne passaient toujours pas, les frontières étaient toujours aussi étanches et les effectifs de nos troupes s’étaient mis à fondre de jour en jour. Ceux qui quittaient les rangs étaient plus nombreux que ceux qui les rejoignaient. On assistait à des faits absolument nouveaux, des ralliements de groupes entiers de l’ALN à l’armée française. Ceci ne s’était jamais vu. Que vingt ou trente djounoud s’entendent pour déserter n’était même pas pensable quelques temps auparavant.

Or, des défections comme celle de Ali Hambli étaient devenues de plus en plus nombreuses. Si, auparavant, c’étaient les harkas qui désertaient les rangs de l’armée française pour se joindre à nous, à présent, c’était l’inverse. Le moral de l’armée française, on s’en doute, s’était relevé, et beaucoup dans ses rangs envisageaient sérieusement la solution définitive du conflit par les moyens militaires. Nous assistions ainsi à un effet de balancier qui voulait que quand notre moral baissait, celui des Français reprenait le dessus et, quand les Français donnaient l’impression de l’emporter, les ralliements à leur cause devenaient plus nombreux.

Certains pensant que l’avenir était maintenant du côté français s’étaient mis à jouer la carte de l’occupant. Mais il faut préciser que ce phénomène a été la caractéristique des nouveaux venus. A ma connaissance, il n’y a pas eu un seul djoundi de la première heure, pas un seul de ceux qui faisaient partie de l’OS ou du PPA, de ceux qui avaient foi depuis toujours en la cause nationale, qui ait rallié les Français.Ceux qui l’ont fait étaient, ou bien des anciens collaborateurs de la France qui étaient venus au FLN dans l’euphorie des années 1956-1957, ou bien c’étaient des gens sans formation politique Ils étaient venus à nous emportés par le flot des adhésions. Mais, quand le courant s’était renversé, le reflux les avait ramenés là d’où ils venaient. Ils avaient pris les armes et nous avaient combattus de toute bonne foi. Ils le faisaient sans peur et surtout sans honte ; ce n’était même plus un déshonneur pour eux que de combattre leurs propres frères Cela aussi était nouveau.

Ainsi, tout ce que nous avions entrepris sur le plan diplomatique ou sur le plan de la lutte armée en territoire français ne fut ni plus ni moins qu’une suite de diversions. Et, derrière toutes ces diversions, pointait une déviation de la ligne qu’avait observée jusque-là la révolution.

Quoiqu’on ait pu dire, la révolution ne se faisait pas aux frontières. Le peuple et la révolution étaient à l’intérieur. L’armée française était à l’intérieur et c’est à l’intérieur qu’il fallait faire en sorte que la lutte passe à un stade qualitativement supérieur.
Cependant, il est très difficile aujourd’hui encore de répondre par un postulat, de dire que si la direction était restée à l’intérieur, ces déviations n’auraient pas eu lieu. Une direction à l’intérieur vit dans les conditions mêmes de la lutte. Elle partage le même martyre que le peuple. Elle connaît les besoins réels de l’armée et ses insuffisances. Sur le plan théorique, une direction à l’intérieur est irremplaçable. Cela est aussi vrai pour le chef qui est là, présent, qui vit les mêmes dangers, les mêmes besoins et les mêmes privations que ses hommes. Même sur le plan psychologique, quand le chef est là, le moral des troupes est au plus haut.

Maintenant, un fait est certain. Toute direction qui, pour une raison ou pour une autre, sort du pays, cette direction-là est amenée à quitter du même coup le terrain de la lutte. Même si les conditions et les facteurs en cause démontraient qu’il était impossible pour elle de se maintenir à l’intérieur, il était naturel qu’elle s’exposât aux critiques. On pouvait dire alors que les responsables font des déclarations fracassantes, lancent des appels à la lutte, à l’endurance ou au sacrifice alors qu’ils sont eux-mêmes loin des réalités. Cela est vrai.

Mais il est tout aussi vrai que le CCE ne pouvait plus se maintenir à Alger. Il pouvait cependant se replier dans les maquis et vivre la même vie que tous les moudjahidine. Il pouvait remplacer chaque membre qui venait à disparaître par un nouveau, de façon ininterrompue, comme c’était le cas pour les chefs de wilaya.
Mais, il reste que le problème des armes et du ravitaillement des troupes n’aurait pas été résolu. L’apport de l’extérieur restait toujours nécessaire.
On peut toutefois se demander si la direction installée à l’extérieur a solutionné tous ces problèmes qui paraissaient insolubles auparavant. La réponse est non.
Avec le recul du temps, je peux dire à présent qu’une direction à l’intérieur aurait suppléé à certaines défaillances. Elle aurait pu surmonter les purges ou éviter l’affaiblissement du moral des troupes. En fait, les purges ont été la conséquence de la démoralisation des hommes car, dans ce domaine comme dans d’autres, le corps devient vulnérable quand l’esprit est malade

Dans beaucoup de régions du pays, malmenées, talonnées par l’armée française, confrontées au problème des moyens et du recrutement dont la source s’épuisait, des unités de l’ALN finirent par se replier sur elles-mêmes. Les coups qu’elles recevaient et les pertes de plus en plus fréquentes qu’elles subissaient avaient fait que les hommes s’étaient mis à s’interroger sur eux-mêmes, sur ceux qui auraient pu s’infiltrer dans leurs rangs pour renseigner l’ennemi. Le doute et la suspicion avaient commencé à s’emparer
des esprits.

À mon avis, si la direction était restée à l’intérieur, tout cela ne se serait pas produit.

L’AFFAIRE LAMOURI

Dans le COM de l’Est, on ne peut pas dire qu’il y ait eu des clivages entre anciens et nouveaux et que les premiers n’aient pas accepté la promotion des seconds aux postes de commandement Nous y trouvons par exemple Benaouda qui était membre du comité des 22, un homme du premier novembre, de ceux qui en ont été les organisateurs. Benaouda était en désaccord avec Mohammedi, qui n’était pas des premiers venus à la Révolution. Mais il l’était aussi avec Lamouri qui, lui, était un ancien du MTLD.

Ouachria était venu en 1956 avec Bensalem à la tête d’une compagnie entière de l’armée française C’étaient d’anciens engagés de l’armée française qui avaient déserté du côté de Souk Ahras.

Au début, aucun de ces responsables n’avait accepté la direction de Mohammedi Saïd, le wilayisme était très vivace et il n’était pas facile de le dépasser. Avant la constitution du COM, chaque wilaya avait un représentant aux frontières qui était chargé d’assurer le ravitaillement des unités venant de l’intérieur. Comme les
effectifs stationnés aux frontières avaient augmenté du fait des recrutements opérés sur place, parmi les réfugiés algériens ou du fait de l’accroissement du nombre des unités venant s’approvisionner en armes, il était devenu nécessaire de mettre sur pied un commandement unique. Le COM devait remplir cette fonction mais il se trouve qu’au sein des organes dirigeants, chacun des responsables conservait ses forces. Personne ne voulait que l’on s’ingère dans ses affaires. Les hommes de Lamouri ne relevaient que de lui, ceux de Benaouda ne reconnaissaient aucune autre autorité que la sienne. Il en était de même pour ceux de Amara Bouglez.

Ainsi, il n’y a jamais eu, dans les faits, de commandement unifié et le wilayisme prenait toujours le pas sur une véritable armée ou sur une quelconque organisation centralisée. Il n’est pas étonnant que dans ces conditions, des dissensions soient apparues qui ont vite éclaté en conflit. L’état-major du COM fut remis en cause par une véritable rébellion et il a fallu se résoudre à dissoudre cet organe que nous avions mis sur pied quelques temps auparavant. Tous ses membres furent éloignés.

Certains d’entre eux furent affectés dans la représentation du FLN au Caire, sans fonction définie. La plupart restèrent disciplinés et respectèrent la décision.
D’autres, comme Lamouri et Mostefa Lakehal, qui s’était trouvé éloigné au Caire pour des motifs différents, ont commencé à prendre des contacts avec les étudiants algériens. Ils s’étaient mis à faire du travail de sape et à mener une campagne de dénigrement contre le GPRA.

Le Deuxième bureau égyptien s’était servi d’eux ainsi que Abdelkrim El Rifi. Ce dernier était un militaire qui était resté avec sa mentalité de militaire. Pour lui, tout homme politique est par définition un homme qui manquait de scrupules et qui était dénué de toute sincérité. Il incitait à se rebeller contre le gouvernement des politiciens. Il visait Ferhat Abbas et les responsables de la délégation du FLN au Caire. Il visait aussi Lamine Debaghine, qu’il connaissait très bien. Mais ce n’est pas l’action de Abdelkrim qui avait été déterminante dans la matérialisation du complot ; c’est celle du Deuxième bureau égyptien qui était entré en contact direct avec Lamouri et Mostefa Lakehal, II avait organisé des rencontres entre eux et Fethi Dib, chargé des affaires algériennes au sein des services de renseignements.

À l’époque, les Egyptiens n’étaient pas au fait des particularismes algériens et des dissensions nourries par le wilayisme. Ils avaient déduit des critiques que faisaient leurs interlocuteurs en parlant du kabylisme de Krim et de Mohammedi que le GPRA était hostile à l’arabisme et au nationalisme nassérien.

Ils avaient senti par ailleurs, en prenant connaissance de la Plate-forme de la Soummam, que la révolution algérienne avait une coloration marxiste. Ils étaient persuadés qu’il y avait derrière tout cela une main communiste et ils ne voulaient pas se résoudre à admettre la chose. Il ne s’agit pas là de spéculations sans fondements, ce sont des propos qui avaient été tenus à la délégation du Caire, à Lamine Debaghine et à Mehri et que nous avons nous-mêmes entendus. Les Egyptiens, quand ils avaient pris connaissance du texte de la Soummam, avaient dit qu’il s’agissait là d’une déviation de la révolution et que c’était plus du marxisme que du nationalisme. Ils voyaient très mal la révolution algérienne, avec tout l’impact qu’elle pouvait avoir sur le monde arabe, leur échapper. Ils voulaient en outre l’utiliser contre Bourguiba et, de façon officielle, il nous fut demandé de prendre position contre lui, du fait de son hostilité à la cause arabe.

On ne peut pas dire que notre position, qui consistait à refuser de nous laisser aller à ces manœuvres, soit le fait d’un nationalisme étroit. En fait, depuis des décennies, les nationalistes algériens avaient cru en l’unité d’un Maghreb arabe dont la spécificité et les particularités ne se retrouvaient pas dans le Machrek.
Les Egyptiens ne voulaient pas entendre parler de cette entité. Ils étaient contre la conférence de Tanger. Nous sachant difficilement maniables, connaissant les positions de Bourguiba et de Mohammed V, ils craignaient que ce grand ensemble, une fois constitué, ne leur échappe. D’un autre côté, une telle entité pouvait, pour diverses raisons, être plus viable que les ensembles constitués au Moyen-Orient et cela, ils ne voulaient pas l’admettre non plus.

Pour eux, l’unité maghrébine était une question de conjoncture, de tactique politique. A leur sens, le Maghreb n’avait pas de profondeur politique, pas de racines et ils n’ont jamais, jusqu’à ce jour, compris les liens qui nous unissaient depuis les temps les plus reculés.

Le constat qu’ils avaient fait était simple. D’un côté, le docteur Lamine, proche de leurs idées, était maintenant éloigné du gouvernement. Ferhat Abbas, qui présidait le GPRA, était un francophone et ceux qui n’étaient pas considérés comme tels, c’est-à-dire Krim, Boussouf et moi-même, étions trop indépendants et trop attachés à notre pays pour être manœuvrables.

L’Algérie nouvelle, dans ces conditions, risquait de ne pas être assez soumise à leurs vues. De là, l’aide qu’ils ont décidé d’apporter au groupe dissident. Plus grave encore, Lamouri et Mostefa Lakehal avaient été reçus par Abd el Nasser lui-même. Une fois la cause entendue, ces derniers prirent contact avec certains de leurs éléments stationnés aux frontières dans l’intention de les soulever contre le GPRA.

Selon les déclarations des insurgés eux-mêmes, enregistrées au cours de leur procès, Abdel Nasser leur aurait conseillé de procéder au renversement du GPRA et d’arrêter les principaux dirigeants de la révolution, entre autres Mahmoud Chérif, Krim, Boussouf et Ben Tobbal. Après quoi, ils devaient constituer un nouveau gouvernement dirigé par Lamine Debaghine. Nasser les avait rassurés quant à la position des wilayas de l’intérieur qui étaient contre le gouvernement Abbas et il leur avait garanti que l’Egypte les reconnaîtrait immédiatement après la proclamation de la nouvelle direction. Il s’était engagé à user de son influence pour que tous les autres pays arabes fassent de même et il leur avait promis des livraisons d’armes supplémentaires. Celles-là mêmes qui avaient été bloquées pendant des mois et que les Egyptiens se refusaient à fournir au GPRA.

Nous avions alors des éléments infiltrés dans les rangs des insurgés qui nous informaient de leurs faits et gestes. Nous ne savions pas qu’ils avaient été reçus par Abdel Nasser. Par contre, nous connaissions le jour de leur départ du Caire ainsi que celui de leur arrivée en Tunisie. C’était leur chauffeur qui nous tenait au courant.
Nous les avons laissés faire pendant un moment sans intervenir. Ils se réunissaient au Kef en compagnie d’un nombre important de personnes, une cinquantaine environ. Nous hésitions toujours à intervenir parce que nous ne voulions pas que cela dégénère en une bataille rangée en plein territoire tunisien. Nous avons donc chargé les autorités tunisiennes de procéder aux arrestations.

Lors de leur interrogatoire, ils ont reconnu la complicité égyptienne dans l’affaire et ils ont avoué avoir été reçus par le président Nasser lui-même. Après quoi, ils ont été internés dans l’attente de leur traduction devant un tribunal. Le gouvernement s’était réuni et avait désigné une délégation de trois membres pour se rendre dans la capitale égyptienne. Et, pour que cette démarche revête toute sa signification, c’est le président du GPRA lui-même qui fut désigné pour en prendre la tête.

À plusieurs reprises, la demande d’audience faite au président égyptien resta sans réponse. Pour être reçus, nous fîmes agir des personnalités importantes du régime nassérien telles que le maréchal Amer, mais, à chaque fois, on nous envoyait Fethi
Dib ou un ministre pour savoir le but exact de notre visite. Nos démarches s’étaient avérées vaines et toutes les relations furent rompues pendant neuf mois.Nous adoptâmes une nouvelle tactique : faire jouer l’opinion publique arabe contre le gouvernement égyptien. Ahmed Francis et moi-même sommes allés voir l’ancien président de la Syrie (El Kouatly). C’était l’époque de la République arabe unie et El Kouatly restait un personnage important de l’Union. Nous lui avons donc fait la relation du complot et des interventions de Nasser. Il n’en revenait pas. Il lui paraissait incroyable qu’un Arabe - et à fortiori un chef de gouvernement arabe – puisse comploter contre la révolution algérienne. Celle-ci était alors considérée comme une lutte sacrée dans tout le monde arabe. Convaincu par les arguments et les preuves que nous lui avions présentés, il a éclaté en sanglots, répétant à plusieurs reprises : « C’est une trahison… C’est une trahison. »

Il prit, le lendemain, un avion spécial pour se rendre auprès de Nasser. Il venait lui rappeler que quand la Syrie avait accepté l’union avec l’Egypte, elle n’avait posé qu’une seule condition, à savoir le soutien continu à la révolution algérienne. Ce n’est qu’après cette entrevue que Nasser accepta de nous rencontrer. Une délégation fut à nouveau constituée. Elle était composée de Ferhat Abbas, de Boussouf et de moi-même. J’y étais allé un peu contre mon gré, avec la condition de dire clairement à Nasser ce que je pensais de ses ingérences et de lui faire comprendre que nous étions prêts à déplacer le siège de notre gouvernement vers une autre capitale que le Caire.

Nous lui fîmes part de tous les éléments de l’affaire, sans oublier les entrevues qu’il avait accordées aux insurgés, et nous lui fîmes clairement comprendre qu’il s’agissait là d’une initiative qui dépassait les limites que tout gouvernement étranger était tenu d’observer quant au respect de la souveraineté algérienne. Nous lui avons ensuite suggéré de choisir entre trois solutions pour dissiper le doute qui planait sur nos relations :

1 – mettre sur pied une délégation égyptienne qui se rendrait sur place consulter le procès verbal de l’instruction et interroger, si elle le voulait, les internés (nous l’avons fait, bien que nous considérions cela comme un problème interne aux Algériens) ;

2 - constituer une commission mixte qui consulterait le procès-verbal et qui entendrait Lamouri et ses complices ;

3 – recevoir, à titre d’information, l’enregistrement de l’interrogatoire et la copie du procès-verbal.

Pour toute réponse, Nasser nous dit que, dans cette affaire, il y avait de l’exagération. C’était tout. Il n’avait pas dit un mot de plus.

C’est après cette affaire que le gouvernement provisoire changea de siège et s’installa à Tunis.

Dans la déclaration que nous fit Lamouri, ses propos se limitaient à des accusations de régionalisme portées contre Krim. Or, c’était là un domaine très sensible et nous ne voulions pas voir se développer dans nos rangs un tel esprit.
C’était le temps où commençaient à se répandre, venant surtout de la base de l’Est et des membres de la wilaya I, des propos désignant les gens par leurs origines. Ondisait : « Un tel n’est pas Arabe, il est Kabyle », que « Krim choisit ses éléments », « qu’il mène une politique personnelle », etc.

Je ne pense pas que cela était fondé. Pour ce qui est de Mohammedi Saïd par exemple, Krim n’avait pas été seul à le désigner comme chef de l’état-major du COM. Nous avions tous participé à sa nomination. Je ne pense pas non plus que Mohammedi ait pratiqué une politique favorable aux Kabyles puisque, de fait, il n’avait jamais réellement dirigé l’appareil. Il ne l’avait pas gardé entre ses mains suffisamment longtemps pour pouvoir réaliser quoi que ce soit.

En ce temps-là, les hommes de Lamouri étaient survoltés contre le choix du commandant Idir par Krim. Cet homme-là, que Bénaouda connaissait bien, avait servi comme chef de bataillon de l’armée française lors de la bataille de Catinat dans le nord-constantinois et il avait participé à plusieurs ratissages. Il dirigeait les opérations à la tête de ses hommes dont 90 % étaient d’origine algérienne. On ne pouvait donc pas dire qu’il le faisait sous la contrainte du nombre.

Ses hommes de troupe allaient camper jour et nuit dans la région des Béni Sbih, des Ouled Embarek et des Béni Tlilane. Ils appliquaient la nouvelle tactique qu’avait conçue l’armée française pour couper la population des unités combattantes de l’ALN. En tant que commandant, il n’avait pas ordonné de pillages, ni procédé à des exécutions ni même fait torturer. Il se contentait de faire de l’action psychologique. Il rassemblait les gens et leur disait « Voyez-vous, nous savons que vous détenez des armes. Ces armes-là, les djounoud n’en ont pas besoin. Elles risquent de les gêner beaucoup plus qu’autre chose. Elles sont encombrantes et ils ne sauront pas où les cacher. Pour les armes militaires, gardez-les si vous en avez, vous pouvez même les leur donner, mais pour les autres, remettez-les nous. »

Je ne sais si c’est par manque de formation politique ou du fait de la méthode pernicieuse utilisée par le commandant Idir ; je ne sais si c’est par peur des représailles, mais beaucoup de personnes avaient fini par remettre leurs armes.
Cette méthode avait failli ruiner l’organisation. Les gens étaient surpris par ce nouveau langage et, du fait aussi que dans les rangs du bataillon la plupart des militaires étaient des Algériens, la population avait fini par croire qu’ils n’étaient peut-être pas contre la révolution.

Pour conforter la population dans cette idée, il arrivait aux soldats d’origine algérienne de remettre discrètement des cartouches aux femmes et de leur dire de les donner aux moudjahidines si elles le voulaient. Cela faisait bien sûr partie du même plan d’action psychologique.

Benaouda savait tout cela puisqu’il était de la région. On peut imaginer son étonnement quand il vit Idir bombardé chef de cabinet de Krim. Hiérarchiquement, c’était Idir qui devait transmettre les directives à Mohammedi et aux autres membres du COM. 
De leur côté, ceux-ci n’avaient jamais admis l’autorité du nouveau venu.
..............


Voir en ligne : http://www.lequotidienalgerie.org/2...


[1Militant du PPA, membre de l’OS et du Comité des 22,
Ancien chef de la wilaya II (Nord-Constantinois) ;
membre du CNRA ;
ministre du GPRA et membre du Comité Interministériel de la Guerre (CIG).
Il a fait partie de l a délégation algérienne aux négociations d’Evian.

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