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par Gilbert MEYNIER, pour "An-Naqd" et "Socialgerie"

LE MAGHREB, DU CHRISTIANISME à L’ ISLAM

Des résonances actuelles

samedi 19 février 2011

Remercions, de la part des visiteurs de "Socialgerie", l’historien Gilbert Meynier, pour nous avoir adressé, ainsi qu’à la revue An-NAQD, ce texte d’une grande densité historique et humaine. Un texte qui donne à réfléchir et que je n’ai pu m’empêcher d’accompagner d’un commentaire - peut être trop long - que les lecteurs m’en excusent !

Cette évocation du passage des pays maghrébins d’un monde civilisationnel à un autre, montre bien les voies arborescentes d’une transition séculaire beaucoup plus longue et plus complexe que ce que nous, gens du 21ème siècle, même relativement instruits, pourrions imaginer. Sans compter tous ceux qui aujourd’hui vivent tranquillement leur foi en pensant que leurs ancêtres furent musulmans de toute éternité.
Ancrés dans le terreau de leurs enracinements et environnements temporels, les peuples maghrébins n’ont pas changé de visage spirituel et culturel sous l’effet d’une conversion magique, qui aurait suivi du jour au lendemain l’arrivée des cavaliers et tribus de la péninsule arabique et du Machreq.
Ainsi va l’Histoire : une route aux multiples accidents et détours mais surtout à sens unique. Nul ne peut nier ou annuler les étapes antérieures, ni non plus prétendre y retourner.

Ainsi, certains obscurantistes, sans craindre le ridicule, tentent de culpabiliser les peuples arabes de la "djahilia" (avant l’islam) ou les peuples Imazighen d’Afrique du Nord, pour avoir d’abord célébré les cultes païens, juifs ou chrétiens, comme s’il leur aurait fallu adopter la foi et les rites musulmans avant que naisse le Prophète fondateur de l’islam.

Tout aussi absurdes et dangereuses sont les invectives de gens qui se croient bons "berbéristes" quand ils enjoignent à leurs compatriotes devenus arabophones et épris de culture arabe, de "retourner en Arabie".

Les uns et les autres déploient quant au fond et même sans le savoir, le même aveugle acharnement à connotation raciste que certains "historiens" français de la colonisation, quand ils ont cru possible de gommer des pans entiers de l’Histoire ou en arrêter la marche objective.
Ainsi Félix Gauthier s’est-il évertué à estimer que les treize siècles musulmans de l’Algérie après les siècles romains, n’étaient dans l’Histoire qu’une parenthèse, la colonisation française était venue opportunément la refermer et restaurer une ère chrétienne.

Mais l’Histoire a poursuivi sa marche, indifférente aux illusions et ambitions infondées.
Les croyances et les cultes continuent quant au fond, à obéir à l’intérêt réel ou présumé des acteurs individuels et collectifs, que ces derniers en soient conscients ou non.
La transition du christianisme à l’islam au Maghreb, telle que décrite dans la rétrospective de Gilbert Meynier, éclaire bien les processus et les mécanismes géopolitiques, illustrés partout ailleurs dans le monde, notamment dans les régions au devenir tourmenté : comme dans les Balkans, où les choix confessionnels et idéologiques, y compris les retournements, ont été et demeurent guidés par la réponse juste ou erronée apportée au calcul suivant : qu’est ce que mon choix va me rapporter ?

Il reste aux peuples, sur les chemins ardus qu’ils ont encore à parcourir, à rendre leurs attachements culturels, spirituels et idéologiques moins douloureux, et pourquoi pas plus heureux à vivre, à partir des socles et des cadres objectifs mieux harmonisés qu’ils pourraient façonner dans une meilleure vision de leurs intérêts communs.

Cette vision humaniste commune de l’Histoire passée ou en gestation, on la trouve heureusement aujourd’hui aussi bien chez des religieux musulmans, chrétiens ou juifs que chez des non religieux.
Il me semble qu’il y a de plus grands courants que par le passé dans les opinions européennes, face aux vagues racistes et intégristes islamophobes, à s’interroger : à quoi rime d’empêcher les minarets des mosquées et les clochers des églises de s’élever côte à côte pour des gens vivant sous le même ciel et ayant un intérêt commun à se respecter mutuellement ?

La voix du bon sens et de la lucidité a eu ses pionniers dans notre histoire contemporaine.
Mohand Ou-yidir Aït Amrane, l’auteur de l’hymne amazigh "Ekker a miss Oumazigh", ancien président du Haut Comité à l ’Amazighité, avait entrepris dès les années 40 du siècle dernier son œuvre de rénovation culturelle après la révélation que fut pour lui l’œuvre de Tewfiq el Madani, un des dirigeants de l’association des Oulama algériens, consacrée au passé de l’Afrique du Nord avant l’arrivée de l’islam.
On connait peu aussi la forte déclaration de Chikh Larbi Tebessi au meeting d’inauguration du FADRL (Front Algérien pour la Défense et le respect des Libertés) en Août 1951 : l’Algérie indépendante que nous voulons, disait-il en substance, est celle où Fatima et Marie vivront côte à côte.
En écho, l’archevêque Duval se disait honoré du prénom de Mohamed dont l’affublaient les racistes et colonialistes, cependant que André Mandouze honorait les valeurs chrétiennes par son engagement algérien sans réserve.
Par solidarité anticolonialiste, nombre de détenus algériens européens durant la guerre d’indépendance observaient le Ramadan avec leurs compatriotes musulmans.
"Tahya-l-Djazair" et "Allahou Akbar" étaient les clameurs qui s’élevaient de Serkadji et de la Casbah voisine quand le communiste Fernand Iveton allait à la guillotine. Il mérite mieux que nous le Paradis, disaient aussi les musulmans quand ils apprirent en juin 1956 la mort de Henri Maillot au maquis.

L’histoire au long cours nous laisse-t-elle augurer d’horizons où une juste appréciation des intérêts communs de la majorité permettra de mieux faire fructifier les imbrications bénéfiques entre cultures et civilisations ?
Tout en évoquant, sans l’idéaliser, le "miracle andalou", n’y a-t-il pas lieu, pour le monde méditerranéen, sur lequel continuent à planer l’ombre des Croisades et des colonisations, à se référer au geste de la KAHENA, reine chrétienne des Berbères de l’Aurès, bien décrit par Meynier. Pour l’opinion maghrébine fortement partagée sur cet épisode charnière de notre histoire, elle pourrait symboliser à la fois la lutte jusqu’au sacrifice pour la Liberté et une sorte de réalisme (même s’il n’était que communautaire et tribal) tourné vers l’intérêt de son peuple. Avec de l’imagination et pour la bonne cause, ne pourrait-on parler de prescience, la Kahina assurant à sa façon le relai historique entre Augustin et Ibn Khaldoun, deux génies universels enfantés par la terre africaine.

Quel sera le relais suivant, après les phases d’intolérance que les media occidentaux montent en épingle pour effrayer et diviser, notamment à propos du sort des minorités chrétiennes dans le monde arabe, tragiquement illustré par le traitement réservé aux millions de Coptes égyptiens sous le règne de Moubarak ? Osons espérer que le relais prochain sera l’œuvre d’un puissant courant démocratique et social, surgi des populations que les tyrans ont tout fait pour diviser.
N’a-t-on pas vu sur la Place de la Libération au Caire, cette image émouvante des chrétiens et musulmans levant au ciel le Coran et la Croix, unis dans la même foi en la démocratie et la justice sociale ?

S.H.


LE MAGHREB À TRAVERS LES SIÈCLES :
DU CHRISTIANISME à L’ ISLAM

On ne sait généralement guère que l’Afrique du Nord, berbère, a été un haut lieu de chrétienté avant la survenue des Islamo-Arabes à partir du milieu du VIIème siècle. Peu de gens savent que Saint Augustin, qui a été le premier des Pères de l’Église, était né à Thagaste (Souk Ahras), près de l’actuelle frontière algéro-tunisienne et qu’il a été évêque d’Hippone (Bône/Annaba).

Or, à l’époque d’Augustin, avec 600 évêchés, l’Afrique du Nord chrétienne était la région qui comptait la plus forte densité de sièges épiscopaux de tout le monde romain.

Le Vème siècle vit l’écroulement de l’empire romain d’Occident : c’est en 476, que, à Rome, le chef germain Odoacre dépose le dernier empereur romain d’Occident, le jeune Romulus, surnommé par dérision « Augustulus » (le mini-Auguste) par les Romains. L’empire romain, appelé aussi « byzantin », subsista en Orient, avec pour capitale Byzance (Constantinople)

Mais déjà, l’Afrique du Nord, qui, après avoir fait partie de l’empire de Carthage, avait fait partie de l’empire romain, avait échappé à l’autorité impériale : les Vandales conquièrent l’Afrique du Nord de 429 à 430. Augustin meurt lors du siège d’Hippone entrepris par les Vandales dans l’été 430.

Important : le christianisme nord-africain a été divisé entre catholiques et donatistes - du nom de l’évêque Donat des Casae Nigrae [1] : le schisme donatiste fut largement l’expression d’un christianisme populaire des campagnes dressé contre Rome/contre les possédants/grands propriétaires. Mais le donatisme fut aussi implanté dans des villes : il fut peut-être aussi une aspiration patriotique nord-africaine contre Rome : les « Roumis ».

À l’origine, le donatisme s’était dressé contre les prêtres qui, pendant les persécutions anti-chrétiennes de l’empereur Dioclétien au début du IVème siècle, s’étaient soumis à l’ordre impérial de sacrifier aux dieux romains. Se proclamant les seuls chrétiens pour avoir refusé de renier ainsi leur foi, les donatistes les considéraient comme des lapsi (relaps, traîtres), et, pour eux, les sacrements délivrés par de tels prêtres et évêques étaient sans valeur. Les donatistes exigeaient que ces lapsi soient baptisés de nouveau. Or, Dioclétien abdiqua en 305, la persécution se calma et les lapsi furent réintégrés par l’Église romaine.

À l’évidence, l’Église cherchait à se concilier le pouvoir impérial romain. En 313 (édit de Milan), l’empereur Constantin légalise le christianisme, l’empire romain d’Occident jusqu’en 476 et celui d’Orient devinrent des empires chrétiens. Ceci dit, le schisme donatiste marqua profondément l’Afrique du Nord. Les persécutions et la répression anti-donatistes par l’Église romaine et le pouvoir impérial le firent apparemment décliner. Mais le feu couvait sous la cendre.

Le royaume vandale d’Afrique dura jusqu’en 533. Les Vandales étaient des chrétiens, mais des hérétiques de confession arienne. Les catholiques furent donc persécutés. Les donatistes relevèrent la tête, voire s’entendirent avec les Ariens. En 533, au début du règne de Justinien, l’empire byzantin d’Orient tenta la reconquête de l’Afrique du Nord et imposa à nouveau le catholicisme comme religion officielle. Le pouvoir byzantin, celui des Rûmî[s] – des « Roumis » – ne parvint pas à s’implanter fermement. Il construisit surtout des casernes, des camps militaires, des remparts massifs, des citadelles, ce qui indique sa fragilité.

De 640 à 646, c’est la conquête de l’Égypte sur les Byzantins par les Arabes, en 645-646, le premier raid arabe au Maghreb (Tunisie). En un demi-siècle, le Maghreb allait devenir majoritairement musulman et voir son destin politique/religieux changer de cap.

Pour l’historien, il y a un paradoxe : la résistance aux conquérants islamo-arabes fut bien plus forte et plus longue au Maghreb qu’en Égypte ou au Proche-Orient, où pourtant d’importantes minorités chrétiennes ont subsisté jusqu’à nos jours, alors qu’en Afrique du Nord elles semblent avoir à peu près disparu dès le XIIème siècle. Et pourtant, vers 400, y existaient 600 évêchés – plus qu’en Gaule.

Comment, donc, s’est réalisé en Afrique du nord le passage du christianisme à l’ islam ?

Pour l’historien, le paradoxe réside en ce que, d’une part, en Algérie, la résistance aux conquérants islamo-arabes fut bien plus forte et plus longue qu’en Égypte ou au Proche-Orient, où d’importantes minorités chrétiennes ont cependant subsisté jusqu’à nos jours. Et, d’autre part, dans toute la chrétienté romaine, c’était pourtant dans l’Église d’Afrique qu’il y avait eu la plus forte densité de sièges épiscopaux. Les historiens s’accordent pour reconnaître que l’implantation de l’islam s’est faite rapidement et relativement facilement. Cela dit, la conquête arabe fut bien une conquête militaire. Et, comme toutes les conquêtes, elle fut brutale. La grande mobilité et la rapacité des premiers razzieurs firent leur œuvre. La razzia d’Abdallah Ibn Sa‘ad fit long feu : il battit le patrice Grégoire à Sufetula (Sbeitla), puis il s’en retourna après avoir obtenu des autorités byzantines un butin de guerre pour prix de son départ. Vingt ans plus tard, il y eut une deuxième incursion sur la ville de Cululis Theodoriana (Djeloula), en Byzacène, non loin de l’actuelle Kairouan. Elle eut la même fin : un départ en échange de butin. La violence des raids suscita des réactions où les autochtones berbères purent se joindre aux Rûm(s) pour les contrecarrer. L’épisode décisif – et constructif – fut l’expédition menée par Oqba Ibn Naf‘a, qui fut marquée par la fondation de Kairouan en 670. Dans les années qui suivirent, le conquérant, en marche vers l’Ouest, parvint jusque dans l’actuelle Oranie, voire – cela fut allégué – jusqu’à l’Atlantique.

Un fort parti berbère [2] s’insurgea, sous la conduite du chef Koceila, des Awraba, et s’aboucha avec les Rûm(s). À une vingtaine de kilomètres à l’est de Vescera (Biskra), à Thabudeos (Tehouda), près de Seriana, Oqba fut vaincu et tué dans la bataille en 683. Son corps repose toujours aujourd’hui quelques kilomètres plus au sud, sous une qubba d’une noble simplicité datée du Xe siècle, dans la mosquée du village Sidi Oqba. On peut encore y admirer le beau mihrab, ainsi qu’une porte en bois dont le décor laisse voir des réminiscences byzantines. Koceila et ses alliés rûm(s) parvinrent peu après à marcher sur Kairouan ; ils s’en emparèrent et repoussèrent l’armée arabe en Tripolitaine. Mais l’année 686 marqua le glas des reconquêtes de Koceila : l’aguellid fut écrasé dans un engagement avec les Arabes où il trouva la mort.

Mais le Sud constantinois des montagnes continua à être un bastion de résistance. Après la disparition de Koceila, ce fut une femme, la Kâhina, chéfesse des Berbères Jerawa de l’Aurès, qui réunifia le regimbement berbère en Aurès-Nememcha. Cette haute personnalité légendaire est de plus en plus célébrée de nos jours à Khenchela comme incarnation de la résistance algérienne des profondeurs aux conquérants de tout poil. Les historiens sont désormais d’accord pour admettre qu’elle était chrétienne, contrairement à une tradition qui la dit juive, tradition reprise entre autres par Ibn Khaldoun et, plus tard, par de nombreux historiens coloniaux.

En 695, une nouvelle expédition arabe se présenta, commandée par Hassan Ibn Nu‘man. La Kâhina aurait pratiqué une politique de terre brûlée pour affamer les envahisseurs et aurait même ordonné de détourner les cours d’eau pour entraver leurs déplacements. À la fin du VIIe siècle, le parti armé qu’elle conduisait écrasa l’armée arabe près de l’actuelle Meskiana, à mi-chemin entre les villes actuelles de Tebessa et d’Aïn Beïda, et la repoussa en Tripolitaine. Il est cependant possible que sa tactique de dévastation destructrice ait davantage nui aux coalisés de la résistance qu’aux envahisseurs. Un renversement définitif de la fortune des armes assura la victoire sans retour des conquérants à la fin du VIIe siècle, ou au tout début du VIIIe siècle. Carthage avait été prise par Hassan Ibn al-Nu‘mân en 698. En 705, au terme d’une randonnée militaire, Moussa Ibn Nuçayr était parvenu jusqu’à l’Atlantique, et il avait réussi à rallier à l’autorité du khâlifat ommeyade de Damas l’ensemble des populations citadines romanisées. En 710, tout le Maghreb, de Tanger à Gabès, était en principe une province de l’empire arabe omeyyade, gouvernée de Kairouan ; même si, dans le Maghreb profond, les Arabes n’avaient guère plus d’autorité que les Byzantins auparavant.

La culture romano-africaine ne s’éteignit pas pour autant d’un coup : elle perdura ici et là, s’adaptant progressivement aux normes et à la culture arabes. Et, si certaines cités parmi les plus brillantes de la latinité d’Afrique disparurent, comme en témoignent d’innombrables vestiges archéologiques, à l’ère islamo-arabe, d’autres villes seraient, durant les siècles suivants, (re) fondées et habitées en Algérie, de Tlemcen à Constantine, via Bougie, la Qal’a des Beni Hammad et… Alger. Le fait chrétien/romain visible dut s’effacer relativement tôt des terroirs de l’Algérie profonde qu’il n’avait parfois qu’égratignés. La chrétienté d’Algérie, qui portait fortement la marque de son existence citadine, se réfugia entre les murs de cités qui, elles-mêmes, glissaient insensiblement du christianisme à l’islam. Ce glissement dut durer près de cinq siècles pour parvenir à son terme.

Quelque soixante ans après la mort d’Oqba, d’après le voyageur et chroniqueur El Bekri, existaient encore à Tlemcen une communauté et une église chrétiennes. Datant du début du XIe siècle, c’est-à-dire plus de trois siècles après la mort d’Oqba, une inscription chrétienne a été découverte à Kairouan, écrite dans un latin étonnamment figé, et des inscriptions latines l’ont été à Tunis. Toujours au XIe siècle, en 1053, le pape Léon IX écrit qu’il n’y a plus que cinq évêques dans tout le Maghreb (il y en avait plus de 600 au temps d’Augustin, six siècles et demi auparavant). En 1076, le pape Grégoire VII répondait courtoisement à la requête à lui adressée par le prince hammadide Al Nâsir al-Anas [3] pour qu’il fasse ordonner, cela en dépêchant des évêques d’Italie, évêque de Bougie un prêtre algérien. Mais, dans une lettre à Cyriacus, évêque de Carthage, il confesse que « l’Afrique n’a plus les trois évêques nécessaires à une ordination épiscopale », ce qui explique la lettre d’Al Nâsir : outre que ce prince musulman démontrait sa tolérance, il n’avait pas sous la main les évêques requis pour une ordination. Cela huit décennies avant la conquête de Bougie par la dynastie « marocaine » des Almohades, qui réunifierait le Maghreb au XIIe siècle. Il est établi que le dirigeant almohade ‘Abd al Mu’min a fait procéder à des conversions forcées, en Andalousie [4]puis au Maghreb. D’après Al Tijani, après la prise de Bougie (1152), celle de Tunis, où les chrétiens se refusant à embrasser la religion d’État furent massacrés en 1159, fut menée à bien. Au XIVe siècle, Ibn Khaldoun évoque des communautés chrétiennes au Maghreb, sans donner de précision sur la date à laquelle elles auraient vécu. Il paraît cependant vraisemblable que, après les invasions des Banû Hillal, au XIe siècle, et définitivement au-delà du XIIe siècle almohade, les chrétiens autochtones avaient pratiquement disparu.

Certes, des épisodes où les chrétiens eurent à choisir entre la conversion ou la mort se sont bien produits. Mais ces injonctions cruelles semblent davantage avoir été proférées au temps des Almohades (XIIe-XIIIe siècles) ; c’est-à-dire à une époque où le déclin du Maghreb musulman classique avait commencé, donc dans une période de crispation, en pleine atmosphère de jihâd contre les croisés chrétiens, lesquels avaient pris pied en Palestine et en Syrie à partir de la prise de Jérusalem en 1099, puis même ponctuellement en Égypte (1250) et à Tunis (1270) [5] ; cela sans compter les raids européens, notamment sur les côtes tunisiennes. Et les croisades furent bien un jihâd chrétien, même si, historiquement, elles ne se réduisent pas qu’à cela [6]. Les croisés ne firent pas dans la dentelle : on a pu comparer la prise de Jérusalem par le khâlife Omar Ibn al-Khattab en 638, où les vies humaines furent épargnées, à la conquête de la même ville par les croisés de Godefroy de Bouillon en 1099, qui se solda par un carnage. L’empereur byzantin Héraclius avait imposé le baptême aux Juifs en 634 ; un siècle et demi plus tard, celui qui allait (re) devenir l’empereur chrétien d’Occident, Charlemagne, laissera aux Saxons vaincus le choix entre le baptême ou la mort.

Des commerçants juifs du Yémen et d’Égypte accompagnèrent les envahisseurs arabes. Tolérés dans l’ensemble, de nombreux Juifs se convertirent cependant à l’islam, ce qui affecta gravement le judaïsme maghrébin ; et fuirent également par vagues consécutives, en direction du Sud et des massifs montagneux, en Kabylie notamment. Plus généralement, en pays d’islam, les chrétiens, comme les Juifs (ahl ul kitâb : les gens du Livre) furent le plus souvent considérés et traités comme des ahl ul dhimma (ou dhimmiyy [s]) : des protégés/infériorisés devant payer des tributs spéciaux (la capitation – jiziya – et le kharâj – impôt foncier) ne pesant théoriquement pas sur les musulmans et soumis à diverses incapacités légales, voire tenus de porter des vêtements discriminatoires ; c’est-à-dire des sujets de seconde zone. Il ne s’agit pas là d’une spécificité musulmane : pendant longtemps et partout, quelles qu’aient été les religions dominantes, ceux qui ne partageaient pas la religion du pouvoir étaient exclus ou relégués de la sorte.

Mais cela ne suffit à expliquer ni la rapidité et la globalité des conversions à l’islam ni la disparition des minorités chrétiennes, pourtant toujours présentes en Égypte ou au Proche-Orient de nos jours. Le livre, dirigé par le spécialiste de l’histoire du christianisme arabe Bernard Heyberger [7], conclut même que les campagnes égyptiennes restèrent majoritairement chrétiennes jusqu’au XIVe siècle. Des arguments existent pour expliquer le courant dominant des conversions du christianisme à l’islam au Maghreb par la carence d’un substrat chrétien profond et le défaut de cadres à même d’assurer une transition historique laissant une place à la foi antécédente et permettant sa pérennité.

La victoire de l’islam peut-elle être mise sur le compte d’un christianisme peu implanté [8] ? Comparons par exemple le cas du Maghreb avec ceux de l’Égypte, de la Syrie, de l’Arménie ou de l’Éthiopie : du point de vue linguistique et liturgique, il n’existait au Maghreb aucun équivalent culturel du copte, de l’araméen et du syriaque, de l’arménien, du guèze… Dans ces langues, existait un alphabet qui avait été utilisé pour traduire la Bible. Il y avait donc eu des exégètes et des théologiens en copte, araméen, syriaque, arménien et guèze. Non que l’alphabet ne soit pas attesté pour le berbère, mais force est de constater la rareté comparée des inscriptions et textes en berbère à l’Antiquité : les Maghrébins s’étaient davantage exprimés en punique, en grec et, surtout, en latin. Aucune littérature religieuse dans la langue du peuple, le berbère, et pas davantage en punique, ne fut produite. Dans le christianisme oriental, un profond mouvement monastique a existé. Il put historiquement servir de refuge aux chrétiens en cas de difficultés. Or, sur le territoire des futurs États de Tunisie, d’Algérie et du Maroc, il n’y eut ni moines du désert, ni thébaïdes ni de saints croupissant quinze ans dans une fosse : Saint Antoine le Grand (251-356) fut bien égyptien ; Saint Siméon le Stylite (260-328), syrien ; Saint Grégoire l’Illuminateur (390-459), arménien. Malgré les penchants d’Augustin pour le monachisme et ses efforts pour le développer, lui-même ne fut pas moine. Il vécut dans l’austérité mais dans le siècle, et il ne présida à aucun élan monastique de grande envergure.

Par ailleurs, il y eut en Orient, sans solution de continuité, une vraie bureaucratie byzantine, avec ses cadres égyptiens et syriens, toujours actifs à la veille de la conquête islamo-arabe. L’équivalent n’existait pas au Maghreb : la conquête vandale à partir de 429 avait entraîné la coupure avec le(s) centre(s) de l’Empire, Rome et Constantinople ; un siècle plus tard, la très précaire et très partielle reconquête byzantine ne sut guère que gagner du temps et resta sans implantation profonde dans le pays. Dans la future Algérie, n’exista donc jamais l’équivalent de ces légions de Coptes recrutés par les bureaucrates arabes, dès l’origine jusqu’à nos jours, ainsi que l’atteste une figure comme celle de Boutros Boutros-Ghali, lui-même issu d’une longue dynastie de serviteurs chrétiens de l’État égyptien. Il n’y eut pas non plus de personnalité comparable à Saint Jean Damascène, le dernier des Pères de l’Église (v. 640-v. 740) : c’était son grand-père, Mansour, qui avait, en 635, signé la capitulation de Damas avec les Arabes ; et il avait conservé sa charge de ci-devant grand argentier impérial byzantin. Jean en avait hérité, il était devenu le représentant de la population chrétienne soumise au tribut de la dhimma, avant de devenir finalement moine.

Hormis une langue autochtone de haute culture comparable à ce qui existait en Orient, il est probable que les Maghrébins n’avaient pas eu un christianisme et des élites chrétiennes aussi bien implantées. Au Maghreb, le christianisme des cités avait fini par se confondre avec le fait romain. Si les élites l’avaient profondément assimilé, elles n’existaient justement que par leur assimilation : Saint Antoine, Saint Pacôme ou Chenouda parlaient, prêchaient, lisaient et écrivaient en copte, la langue originelle de l’Égypte historique ; alors qu’Augustin parlait, prêchait, lisait et écrivait en latin. Doit-on rappeler que, si l’on en croit Ibn Khaldoun, les Berbères auraient apostasié jusqu’à douze fois en soixante-dix ans ? Certes, on ignore le nombre – indéterminé – des Maghrébins chrétiens qui préférèrent s’exiler dans les îles méditerranéennes ou en Italie plutôt que de subir l’envahisseur et sa nouvelle religion d’État. Il est cependant certain que la majorité d’entre eux ont adopté rapidement la nouvelle religion dominante. Que dire alors de ceux qui étaient moins romanisés ?

Pour expliquer la facilité et la rapidité du passage d’un monothéisme à l’autre, il faut mentionner d’une part la probabilité humaine de ces « conversions fiscales » qui permettaient, croyait-on au départ, d’être dispensé du paiement du tribut spécial imposé aux non-musulmans ; et d’autre part – c’est encore humain – les conversions à la religion, parce que dominante, du pouvoir. Il faut imaginer ces notables citadins qui, depuis des générations, avaient plus ou moins conjointement sacrifié aux dieux du panthéon gréco-romain, vénéré dans leurs oraisons l’empereur-dieu, sans omettre parfois la dévotion à Saturne Africain, le descendant direct de Ba‘al Hammon, puis révéré le dieu unique subséquent des chrétiens, avec sa grâce, et avec ce mystère de l’homme-dieu qui était descendu jusqu’à eux pour effacer la tache originelle…

Il n’est pas déraisonnable de penser que tous ces humains ont pu changer de train sans beaucoup attendre la correspondance, et peut-être même sans avoir eu vraiment le sentiment de changer de train : les personnages officiels, les clients qui les suivent et les foules qui les observent, aiment volontiers les religions officielles parce qu’elles donnent l’estampille du sacré aux positions acquises et en garantissent la pérennité, ou bien laissent espérer un salut ; c’est en ce sens que Marx disait que « la religion est l’opium du peuple », en ce qu’elle soulage les souffrances à la manière d’un analgésique. Hommes d’ordre et masses grégaires tiennent pour la religion du pouvoir : pendant longtemps, être un bon sujet du roi de France, avant 1789, équivalait à suivre les préceptes de l’Église ; dans l’Algérie d’aujourd’hui, se donner le look du bon musulman relève de l’impératif social et de la posture obligée de révérence à l’État et à l’idéologie de la société. Les évêques qui, dans l’Afrique chrétienne antique, étaient des personnages considérables, en prestige et parfois en richesses, s’arrangèrent [9]pour composer avec le nouvel ordre stato-religieux et s’y investir afin de garder leurs positions. D’autres restèrent pauvres, comme Saint Augustin.

Par ailleurs, l’adoption de nouveaux rites avait des précédents dans la mesure où, pendant toute l’Antiquité, les rites n’avaient jamais rien eu de figé : ils s’étaient renouvelés et adaptés, d’un dieu à l’autre, d’une forme d’oraison à une autre. Pour les milieux citadins romanisés chrétiens et, peut-être plus encore, pour la masse, l’important n’était pas le dogme mais l’observance rituelle – est-ce de nos jours encore si différent ? Les chrétiens pratiquants ont pu ainsi facilement évoluer vers la mise en pratique des cinq piliers de l’islam, et il n’est pas sûr que, ce faisant, ils aient eu pleinement conscience de changer de religion : après le culte de Saturne, le catholicisme, le donatisme, il y avait désormais un autre habillage rituel dénommé islam. Il est à parier que nombre de croyants durent penser qu’ils avaient affaire à une forme humaine renouvelée d’un monothéisme déjà familier. En tout cas, ils n’eurent sûrement pas l’impression de vivre une rupture. Avant, il y avait Dieu unique que l’on priait en latin. Après, il y eut Dieu unique que l’on pria en arabe. Avant comme après, le mot d’ordre non dit dut être : « Prions en paix ! »

Au surplus, les pratiques populaires, les cultes rendus aux pierres dressées, les rites funéraires où l’on offrait de la nourriture aux défunts, tout cela ne disparut pas : ces cultes très anciens, qu’Augustin dénonçait, ne s’éteignirent pas devant la lumière d’un islam dont la dogmatique officielle professait qu’il s’agissait là de manifestations d’un chirk, à éliminer, tout comme les idoles (al açnâm) de la jâhiliyya (la période anté-islamique). Par ailleurs, l’argument, naguère si ressassé selon lequel l’islam aurait été finalement adopté en raison d’un dogme plus simple – parce que reposant sur un monothéisme indifférencié rigoureux, et différant essentiellement d’une unicité trinitaire chrétienne vue comme moins facile à concevoir –, ne résiste guère à l’examen. En effet, on l’a vu, l’observance rituelle et la socialisation corollaire du religieux (postures, interdits, tabous…) importent plus aux croyants que le dogme. Et, comme ils l’avaient fait avec le christianisme, sans discontinuer, ils persistèrent à pratiquer leur chirk populaire sous la vêture islamique.

Le peuple profond n’était guère au fait des arguties théologiques. S’il l’avait été, il aurait pu percevoir combien, en ce domaine, la richesse et la subtilité des grands débats du kalâm, au IXe siècle abbasside, n’eurent rien à envier aux grandes controverses christologiques de l’Antiquité finissante et de Byzance : rien que ce qui eut trait à la question du libre arbitre ou bien aux débats sur la création du Coran fut d’une grande richesse théologique. Même le Maghrébin des profondeurs ne dut pas forcément faire la différence entre la foi vécue qu’il délaissait et celle qu’il embrassait : pour lui, elles étaient, l’une et l’autre, simples parce que vécues simplement. À quelques aménagements rituels près, le nouveau monothéisme ne lui parut-il pas prolonger l’ancien ? Il n’y eut donc sûrement pas de rupture entre le « christianisme » et l’« islam », mais plutôt glissement de formes humaines vers des formes humaines renouvelées.

C’est là un point qui a déjà été abordé. On a évoqué les profondes divisions entre catholiques et donatistes. Le contentieux entre eux ne fut jamais complètement résorbé. Il laissa des ressentiments inaboutis. Certes, le donatisme ne se confondait pas entièrement avec sa base populaire qui investissait en lui ses ressentiments et sa haine sociale – on l’a vu avec les circoncellions. Un donatisme de citadins et de notables a également existé. Le phénomène du donatisme ne peut donc pas être purement et simplement ravalé à une imagerie de lutte des classes. Mais cet aspect de protestation sociale exista bel et bien, et le donatisme en fut un vecteur. Et, quelles qu’aient pu être les raisons qu’on avait d’être donatiste, il y avait cette propension extrême à exiger une religion de purs n’acceptant pas en son sein ceux qui avaient pu faillir lors des grandes persécutions antichrétiennes du début du IVe siècle ; religion en divorce avec le catholicisme – un catholicisme en passe de devenir, et bientôt devenu religion officielle. Il y avait donc convergence de ressentiments entre les révoltés sociaux recourant au donatisme, et les croyants qui durent généralement juger insupportable la tutelle d’une Rome, centre de la catholicité pécheresse et centre du pouvoir, et indifféremment rejetée.

Des fabricants d’histoire nationale pourront y déceler une résistance protonationale ; des musulmans pourront y voir, additionnellement, une anticipation de l’islam. Il y eut, sinon forcément une résistance à la romanisation culturelle et religieuse, du moins des réticences à accepter en tout ses apports et son pouvoir. Augustin lui-même ne témoignait-il pas avec âpreté qu’il était un Africain et que tout son peuple croyant était lui aussi africain ? Dans le cas d’Augustin et de ses semblables assimilés à la romanité, l’affirmation africaine ne valait-elle pas remise en question inconsciente d’une assimilation aussi parfaite, et au moins interrogation implicite de soi ? Et l’on n’aura pas besoin de suivre en tout les thèses parfois bien univoques du célèbre, et discuté, livre de Marcel Benabou, La Résistance africaine à la romanisation, pour reconnaître qu’il y eut, à l’évidence, des résistances à la romanisation, du moins en ce que la romanisation put incarner la domination d’une classe dominante et de notables puissants qui étaient bien africains. Cela particulièrement dans le Maghreb profond où l’islam put bien apparaître comme une continuation du donatisme populaire, et un vecteur nouveau permettant d’exprimer sa foi en l’éternel prometteur de salut. La nouvelle religion fut peut-être spontanément embrassée parce qu’elle venait à point pour exprimer bien des ressentiments dont les responsabilités étaient peut-être imputées à l’ordre romain/byzantin/catholique officiel. Dira-t-on enfin que ce fut parce que les Maghrébins y reconnurent une part d’eux-mêmes ?

Pourtant, même si la romanisation avait été plus tardive qu’en Gaule ou en Espagne, elle semblait bien ancrée dans les villes et dans les élites sociales, en particulier dans le tiers oriental du Maghreb. Le refus de certains traits de la romanisation avait été somme toute plus fort en Gaule et en Espagne. En Afrique du Nord, les notables ne craignaient pas de se faire sculpter sur leur tombeau, drapés de la toge romaine alors que, dans la Gaule que les historiens français ont décrite comme « gallo-romaine », en aucun cas on ne se drapait dans la toge romaine. L’avidité pour les honneurs romains était en Afrique du Nord plus forte que partout ailleurs. Même si, au déclin de l’encadrement politique romain, bien des chefs de communautés eurent propension à s’affranchir de l’autorité de l’empereur, les élites, et parmi elles bien des chefs communautaires, étaient romanisées, et même elles accentuaient souvent d’elles-mêmes les signes de leur romanisation. En ce sens, elles se sentirent tenues de se romaniser pour s’affirmer dans leur société, et sur leur société. Les Arabes ne furent-ils pas les vecteurs d’un choix alternatif ? Mais à la fois comme des destructeurs et aussi comme des successeurs de Rome. En tout cas, ce fut avec un plus durable succès que l’arabisation succéda à la romanisation.

Un point important est à noter : les nouveaux venus, dont la toute première incursion remonte au milieu du VIIe siècle, provenaient du Proche-Orient par voie de terre. Ils renouaient ainsi avec les déplacements qui purent imaginairement relier les Libyco-Berbères à ces Canani d’où la croyance populaire les disaient issus. Les attaches avec le Proche-Orient faisaient partie d’un bagage mythologique qui pouvait trouver un aliment dans la parenté linguistique entre punique, hébreu et arabe – le fait est, au moins, attesté en Africa et en Numidie. Dans plus d’un cas, les conquérants se firent comprendre des gens du pays et conversèrent avec eux.

Par voie de terre, à la différence des marins phéniciens qui avaient fondé Carthage et tant de comptoirs sur la côté nord-africaine ; à la différence des Romains qui avaient, à leur tour, réalisé leur expansion à partir de Carthage et à partir des villes, côtières ou jamais situées très loin des côtes où ils s’étaient installés [10] ; à la différence aussi des Vandales qui, eux, étaient arrivés de l’ouest par leur flotte ; à la différence enfin des Byzantins, qui avaient pris pied surs les côtes de Byzacène à l’été 533. C’était exactement 112 ans avant l’incursion d’Abdallah Ibn Sa‘ad.

Les Arabes, dans les vagues successives qui les conduisirent au Maghreb, parvinrent d’Orient en traversant l’Égypte, la Cyrénaïque et la Tripolitaine (la Libye). Ils se répandirent non seulement sur les côtes et dans leur hinterland proche, mais aussi loin dans l’intérieur, sur les marges sahariennes et sur ces Hautes Plaines que bordent au nord l’Atlas tellien, et au sud l’Atlas saharien. Nombre de ces nouveaux arrivants venaient de pays où régnait un genre de vie nomade ; ils étaient régis par des organisations communautaires de type tribal qui pouvaient parler aux Maghrébins. Ils arrivaient dans des contrées où régnait encore parfois, sur les Hautes Plaines et au sud du Tell, un genre de vie nomade ou semi-nomade, et où les humains étaient aussi régis par des organisations communautaires de type tribal. Et ces ressemblances purent peut-être, davantage encore, toucher à l’affinité lors de la décisive arrivée, au XIe siècle, des purs bédouins Banû Hillâl venus de Haute Égypte. On en reparlera.

Il n’est pas besoin d’être grand clerc pour avancer qu’existait, entre les autochtones et ces tard-venus musulmans, une de ces Wahlverwandtschaften [11]chères à Goethe dont l’historien ne peut faire l’économie. Cela d’autant que, pour une classe populaire opprimée par le système romain, puis par son héritier byzantin, mise à mal par le pouvoir vandale, où la persécution religieuse avait fait rage, où tant de révoltes avaient été réprimées dans le sang, et où le donatisme, hérésie chrétienne maghrébine sui generis, n’avait sans doute disparu que contraint et forcé, mais non sans laisser des traces, il y avait de bonnes raisons pour les Maghrébins de ne pas rejeter d’emblée l’envahisseur.

En somme, l’installation de l’islam, de la langue et de la culture arabes, sont redevables à des adaptations, et aux facilités auxquelles les humains consentent généralement pour continuer à vivre au jour le jour si cela peut conforter des positions acquises ou offrir un espoir d’en obtenir dans ce monde ou dans l’autre. Après la rupture vandale et la reconquête byzantine, bancale et inconsistante, la conversion à l’islam reposa aussi sur une implantation, manquant de bases solides, d’un christianisme par trop lié aux cités et au pouvoir romain. Le donatisme aussi traduisait cela, en même temps qu’il pouvait exprimer la détresse des bas-fonds ruraux, damnés de la terre : il donna forme à leurs griefs et à leurs espoirs, et il donna historiquement la main à l’islam. Cet islam qui, très tôt en terre d’Algérie, put revêtir les traits hérétiques, antithétiques du sunnisme orthodoxe, de l’ibadisme – variante du kharijisme, dans lequel on a pu discerner, non sans raisons, une manière de descendance du donatisme. Mais le plus important était peut-être la proximité, essentielle autant que substantielle, entre ces arrivants nomades venus de l’Est et tels Maghrébins pouvant être encore nomades ou semi-nomades qui les reçurent : les nouveaux conquérants, à la différence de leurs devanciers, étaient venus par terre, et ils avaient abouti au cœur du pays profond, et plus au sud.

À partir de l’islamisation, le ferme attachement des Maghrébins à ce qu’ils dénomment l’islam n’est-il pas à relier au fait que, pour eux, l’islam embrassa un fort dénominateur commun, conclusif de toutes les sédimentations antérieures d’un sacré intangible ? Ce sacré immémoriel, mais une fois pour toutes actualisé dans l’islam, fut ultérieurement brandi comme une bannière face à toutes les bid‘a(s) susceptibles de le menacer, lui et le vieux système patriarcal endogamique communautaire dont son oriflamme sacré paraissait être un pur garant. L’innovation blâmable, mise commodément sur le compte d’apports extérieurs suspects, fut dès lors soupçonnée d’être ennemie du sacré. Ce ne fut pas le moindre paradoxe de l’éclat de la civilisation romano-africaine que d’avoir été oubliée, et d’avoir fourni matière à repoussoir. À l’été 1966, l’auteur de ces lignes fit visiter à un vieux monsieur de la région de Souk El Arba (aujourd’hui Jendouba), près de la frontière algéro-tunisienne, les ruines de Bulla Regia, à quelques kilomètres desquelles il résidait depuis son enfance, et qu’il ne connaissait pas. Il fut stupéfait, et enchanté, de découvrir pareilles merveilles, lui qui avait toujours pensé que tout ce qui relevait de la jâhiliyya était barbare et indigne d’attention.

Le triomphe de l’islam, ce fut pourtant d’avoir pour la première fois arrimé jusqu’en terroir algérien une culture universelle : alors que la civilisation romaine rayonna surtout à partir des cités de la côte et du Tell, en-deça du limes, et même si des différences continueront par la suite à exister entre bédouins du bled et hadariyyûn des cités, un massif comme la Kabylie put être ultérieurement dénommé la « montagne savante » [12], tant elle sera plus tard reliée à ce foyer culturel éminent que sera Bougie, tant elle sera quadrillée par un réseau serré d’institutions culturelles et de zâwiya(s), tant elle sera habitée par des lettrés qui, pour locaux qu’il fussent, n’en perdaient pas pour autant leurs lettres de noblesse. Et c’est au Sahara, à 600 km au sud d’Alger, que, plus tard, le M’zab devint le plus prestigieux centre de l’ibadisme, avant Djerba en Tunisie et le djebel Nefousa en Libye occidentale. Non que les cités romaines aient toutes disparu, comme Tipasa, Cuicul/Djemila ou Timgad : d’autres furent créées, et beaucoup s’installèrent sur des implantations urbaines antérieures – Caesarea/Cherchel, Castellum Tingitanum/Chlef, Icosium/Alger, Saldae/Bejaia, Constantine/Cirta, Rusicadae/Skikda, Théveste/Souk Ahras, Hippone/Annaba, etc. Mais, en un sens, comme pourrait le dire le géographe Marc Cote [13], qui a réfléchi sur le « retournement de l’espace » en Algérie, le triomphe de l’islam, ne fut-ce pas aussi une revanche de l’intérieur du Maghreb ?

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[1Dans le Sud-Constantinois

[2Qu’Ibn Khaldoun rangea parmi le groupe des Branès.

[3Fuyant l’invasion des Banû Hillâl, il avait fondé Bougie/Bejaia en 1062, y transférant sa capitale, antérieurement située à la Qal’a des Beni Hammad.

[4C’est dans l’Égypte de la dynastie ayyoubide, illustrée par le grand Saladin, lui-même d’origine kurde, où la tolérance était alors plus grande que dans l’Occident musulman, que le grand philosophe andalou juif Maïmonide dut trouver refuge – il y mourut en 1204.

[5Dans les deux cas avec le roi de France Louis IX (« Saint Louis ») pour chef.

[6Elles furent aussi un mouvement de reconquête de la Méditerranée du capitalisme marchand italien sur les Islamo-Arabes.

[7Bernard HEYBERGER (dir.), Chrétiens du monde arabe. Un archipel en terre d’Islam, Autrement, coll. « Mémoires », Paris, 2003.

[8Cf. Jean COMBY, « La conquête arabe et la disparition des communautés chrétiennes », Cahiers universitaires catholiques, 1980-1981, n° 1.

[9En italien, on appelle cela « l’arte di arrangiarsi » : littéralement l’art de s’arranger, c’est-à-dire de se débrouiller, de faire avec ; en arabe al-tadbîr.

[10Il n’y a que 87 kilomètres de Cirta/Constantine à Rusicadae/Skikda, et Timgad, la ville la plus méridionale de la Numidie, n’est à guère plus de 200 km de la côte ; et Vescera (Biskra), à 300 km de la côte, fut un cas extrême. Ce ne fut d’ailleurs pas une cité de grande importance.

[11Affinités électives.

[12Cf. l’article de la regrettée Nedjma Abdelfettah-Lalmi, « Du mythe de l’isolat kabyle », Cahiers d’Études africaines, N° 175, 2004

[13Marc COTE, L’Algérie ou l’espace retourné, Flammarion, Paris, 1988.

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