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POURQUOI L’UNION SOVIETIQUE A FASCINÉ LE MONDE !

Michel Peyret le 5 octobre 2011

mercredi 5 octobre 2011


La biographie de Moshe Lewin justifierait, à elle seule, au moins un bon article pour en rendre compte.

Il est né le 7 novembre 1921 à Vilnius, alors en Pologne, ses parents, d’origine juive, ont été assassinés par les milices d’extrême-droite lituanienne lors de l’invasion allemande. Il a vécu en URSS pendant la seconde guerre mondiale, a émigré en Israël en 1945, puis est venu en France où il a soutenu une thèse de doctorat à la Sorbonne, est devenu directeur d’études à la Vlème section de ce qui sera l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, a enseigné à l’Université de Columbia, puis à celle de Birmingham en Angleterre, a émigré aux Etats-Unis, est retourné en URSS en 1986...et s’est installé en 2007 à Paris où il est mort le 14 août 2010.

Il était un grand historien reconnu de l’historiographie soviétique et a suscité de nombreuses vocations.

DÉPOLITISER LE DISCOURS SUR L’URSS

Moshe Lewin a cherché, montre-t-on, à « dépolitiser le discours sur l’URSS », dans le sens où il fallait, selon lui, : « cesser de privilégier le pouvoir politique et les instruments de ce pouvoir (Etat, parti, idéologie) comme unique source d’analyse... Il n’y a pas d’un côté un pouvoir, un Etat qui impose sa volonté, qui donne des ordres, et de l’autre une société dirigée, atomisée, « planifiée », qui obéit.

« En réalité, poursuit-il, les choses sont un peu plus complexes : la société peut et sait imposer ses humeurs et infléchir de la sorte le cours d’une politique. Il me semble qu’il faudrait, sous cet angle, réviser toute l’histoire de l’Union soviétique (et pour une part de la Russie tsariste également) – y compris la période des années trente. »

Un seul article ne peut suffire à vérifier toutes ces affirmations, mais il est, à mon avis, intéressant, de connaître les idées, y compris contradictoires, qu’il développe pour faire comprendre « pourquoi l’Union soviétique a fasciné le monde. »

UNE AMBIGUÏTÉ REMARQUABLE

Selon lui, en effet, au regard de l’historien, une ambiguïté remarquable caractérise le rôle et l’ascendant qu’a pu exercer la Russie au cours du XXe siècle... Il n’est pas un de ses faits et gestes qui n’ai eu un quelconque écho ;

« Cependant, dit-il, quels qu’aient pu être « le bruit et la fureur » suscités sur la scène internationale, la Russie, au fond, n’a rien fait d’autre que tenter de résoudre, sans trop de succès au bout du compte, des problèmes spécifiquement russes.

« Elle a été, pourrait-on dire, un phénomène international malgré elle.

« Phénomène fondamentalement russe donc, son histoire a été marquée d’une particularité : celle d’un pays qui n’avait pas les moyens de son empire.

« Sous le tsarisme déjà, la Russie ne disposait pas des ressources nécessaires pour jouer avec constance, et en profondeur, un rôle à la mesure de son statut impérial.

« Elle avait perdu sa capacité à défendre son territoire. Son armée, au cours de la première guerre mondiale, manquait même de fusils.

« Drôle d’empire, donc... »

DES MOYENS INSUFFISANTS

Moshe Lewin considère que la Russie soviétique, qui ne s’est pas contentée d’en hériter, a réussi encore à agrandir le territoire, et a semblé un moment être à la hauteur de la situation.

Elle est parvenue en un temps record à restaurer sa capacité à faire la guerre et à défendre ses frontières.

Mais elle s’est trouvée à nouveau « embarquée » dans une réalité mondiale complexe, avec des moyens économiques et technologiques insuffisants pour assumer le rôle qui lui était échu.

Elle a été cependant assez puissante – non sans une aide appréciable de l’Ouest – pour remporter la victoire sur l’Allemagne hitlérienne au cours de la seconde guerre mondiale, et il est à noter que sa technologie, dans certains domaines, a été supérieure à celle de ses adversaires.

Le progrès technique, interroge Moshe Lewin, se serait-il arrêté au niveau des vieilles industries lourdes qu’elle aurait été en mesure d’assumer et de maintenir son statut de super puissance ?

Ce n’est pas la course aux armements, répond-il, comme d’aucuns le pensent, qui a causé la mort de l’URSS, bien qu’elle ait eu son influence.

Le facteur décisif, poursuit-il, est en fait à rechercher du côté des « mécanismes » propres au système soviétique. Ce sont eux qui ont présidé à l’apparition, relativement précoce, de la pesanteur de ce système dans le domaine de l’innovation technologique et entravé une croissance des ressources nécessaires au développement du niveau de vie et de la créativité dans les domaines tant technologiques que culturel et politique.

UN HANDICAP HISTORIQUE

Tout bien considéré, précise Moshe Lewin, la course aux armements et le développement d’industries de défense ont été mené avec un certain succès.

Ce qui les a rendus insoutenables à la longue a été un « handicap historique » affectant de nombreuses sphères et responsable d’un grippage du système qui serait immanquablement survenu, indépendamment de l’intensité de la compétition internationale.

Il est clair, dit-il, que la course aux armements a plutôt prolongé la survie du système tel qu’il était, gênant ses réformateurs avides de changement qui auraient été fatals à l’étau conservateur.

Ainsi, l’infériorité qui avait rongé la Russie tsariste est venue à nouveau poursuivre, un demi-siècle après la Révolution d’octobre 1917, ses successeurs soviétiques – mais dans une conjoncture autrement plus complexe.

Car, si, dans ses débuts, la tâche du nouveau régime n’était « que » rattraper l’Ouest, plus tard cet enjeu a commencé à l’Est également.

C’est là que sont apparues au grand jour les lézardes dans les fondations de ce vieil empire, en dépit de la restauration effectuée au cours de la période soviétique.

Et la Russie actuelle, qui en est issue, peine à gérer un territoire pourtant réduit au vieux noyau de domination slave.

LE JEU DE MIROIRS

Mais, considère Moshe Lewin, si l’on oublie un instant cette Russie en mauvaise passe, il vaut la peine de revenir en arrière pour se pencher sur une question essentielle : comment expliquer la fascination que l’URSS a exercé à travers le monde ?

Moshe Lewin prend en compte d’abord le « jeu de miroirs » que se sont tendus réciproquement les protagonistes de cette histoire.

« Le redressement occidental opéré de 1921 à 1929 reflète une Russie soviétique tenue de se remettre des ravages de la guerre civile (1917-1923), un Etat à nouveau à la traîne, et peut-être même davantage qu’auparavant. »

Puis, montre-t-il, est survenu le boom des premiers plans quinquennaux à une période où, précisément, l’autre partie semblait en pleine déconfiture, particulièrement après le krach boursier de 1929.

« Ces fluctuations des performances de chacun expliquent au demeurant les changements intervenus dans les perceptions de l’autre.

« La crise occidentale de 1929-1936 qui s’est jouée face au boom industriel soviétique a ainsi contribué à minimiser le caractère et l’ampleur des purges des années 30 ainsi que d’autres tares du régime...par exemple l’URSS soudain obligée d’acheter du blé à l’Ouest... »

LA POLITIQUE DES NATIONALITÉS

Pour Moshe Lewin, la politique des nationalités menée par le système soviétique sur son territoire a constitué un autre facteur d’influence sur les hauts et les bas de son image à travers le monde.

« Séduisant pour beaucoup, dit-il, cet « internationalisme interne » était, par de nombreux aspects, authentique et réel. L’Union soviétique constituait un empire, hérité de la Russie tsariste, mais dont les différentes composantes ethniques n’étaient pas des colonies.

« Ce fait a joué un rôle non négligeable dans l’attrait exercé par le portrait que l’URSS donnait d’elle-même à travers le monde et est susceptible de jouer encore un rôle dans le futur...

« Bien que le régime de Staline ait entrepris de « russifier » sans ménagement le pays vers la fin de la guerre, le phénomène, paradoxalement, s’est maintenu jusqu’à la mort du système. »

LA DÉFAITE DES NAZIS

Moshe Lewin considère toutefois la défaite infligée à l’envahisseur nazi en 1945 comme l’autre événement majeur ayant eu un immense retentissement. Il n’aurait pu advenir sans le décollage industriel opéré au cours des premiers plans quinquennaux d’avant-guerre.

« La victoire, dit-il, a été remportée en dépit de la terreur et des erreurs de la direction despotique du pays et a contribué de fait à dissimuler les terribles méfaits de son généralissime Staline ;

« Elle semblait justifier la politique adoptée, et ce – pour un temps tout au moins – aux yeux du monde entier.

« Plus tard, après la mort de Staline en 1953, le fait de parvenir à égaler l’Ouest dans la compétition atomique et spatiale a pu être interprété comme une preuve de la supériorité de la planification et jouer comme une nouvelle justification de la politique du régime.

« Cela, bien que ces exploits ne puissent en aucun cas être mis au compte de la planification.

« Car, poursuit Moshe Lewin, pour continuer à dissiper les chimères, c’est l’inverse qui est vrai : ce système ne savait pas planifier

UN PAYS ADMINISTRÉ, PAS PLANIFIÉ

Aurait-il su planifier, poursuit Moshe Lewin, qu’il n’aurait pas « planifié » son propre déclin et la spirale des déséquilibres qui a fini par l’engloutir.

« De nombreuses réalisations soviétiques, si ce n’est la plupart, ont résulté de cette gestion pour le moins chaotique consistant à jongler avec les priorités, au fur et à mesure qu’apparaissaient de nouveaux goulets d’étranglement nécessitant de nouveaux correctifs...

« En d’autres termes, le pays était administré et non planifié, les plans quinquennaux n’étant guère qu’un indicateur consignant chiffres et desiderata. Mais, en dépit de la réalité, la prétention affichée à planifier a souvent joué comme un élément essentiel de l’ascendant idéologique et politique exercé par la Russie soviétique. »

UNE ALTERNATIVE AU CAPITALISME ?

Moshe Lewin approfondit sa démonstration en mettant en évidence que l’élément-clé de cet ascendant sur le monde a résidé dans l’idée, littéralement martelée par la propagande, selon laquelle le système soviétique représentait un cas tangible d’alternative au capitalisme, n’ayant jamais eu son pareil dans l’histoire...

« Aussi, dit-il, les faits et les mythes, les réalités et les mirages en lice ont-ils modelé les perceptions politiques du monde, et la nature socialiste du régime soviétique a constitué à cet égard le noyau de son rôle et de son ascendant.

« On peut se demander s’il existe une loi susceptible de prédire le dépérissement des mythes, mais il en existe visiblement une qui les fait perdurer...

« Le fait que la Russie (plus précisément ses élites et certaines parties de la population) aient adopté, en toute bonne foi, une idéologie émancipatrice occidentale – en l’occurrence un socialisme d’inspiration marxiste – mais pour accomplir « à la russe » une tâche spécifiquement russe est en effet un phénomène récurrent de son histoire.

« Les tsars Pierre le Grand (1672-1725) et Catherine II (1729-1796) en fournissent de bons exemples : s’ils ont emprunté certaines idées et pratiques progressistes à l’Occident, la majorité de la population, elle, n’en a connu qu’un asservissement redoublé.

« Cette « dissonance » frappante, dit Moshe Lewin, vraie également sous Staline, constituait et constitue encore le refrain historique de la Russie : avancer avec chaque pied fiché dans un siècle différent... »

DES CHOSES TRÈS HÉTÉROGÈNES AU TABLEAU

L’expérience soviétique, dit-il, peut être perçue comme un échec par ceux qui ont cru aux perspectives socialistes en Russie.

Mais un point de vue plus pessimiste concernant son potentiel en 1917 aurait inspiré une appréciation plus au fait des réalités, permettant de prévoir un dénouement plus « russe » à la chose : un Etat de tendance omnipotente coiffant une structure sociale hybride et sous-développée.

Et le bilan ferait figurer en conséquence des choses très hétérogènes au tableau.

En dépit des moyens très tortueux adoptés par son Etat, le nouveau régime a su sauver le pays en crise d’une décomposition déjà en cours, ériger un système industriel, venir à bout de la guerre, gérer son immense territoire, fournir une éducation scolaire et universitaire à sa population – autant de facteurs qui témoignent d’une avancée considérable par rapport à la vieille Russie.

« Vue du présent, dit Moshe Lewin, la Russie, sans ressort, semble avoir perdu soixante-dix ans à faire une « expérience ».

« Mais si, à l’instar de l’historien, on part du passé pour remonter le temps, la Russie soviétique apparaît souvent comme une réalité puissante et influente qui restera, avec ses hauts et ses bas, dans l’histoire de notre siècle. »

UNE TRANSITION CAPITALE

Cette mission historique, poursuit Moshe Lewin, a été accomplie dans un pays à prédominance rurale qui devait, avec une rapidité inouïe, devenir vraiment urbain après la seconde guerre mondiale ;

Cette transition capitale a été présidée par une bureaucratie qui est parvenue, en dépit des terribles calamités auxquelles elle a dû faire face, à constituer, avant même la disparition de Staline, un pouvoir de monopole ramifié, disposant de facto de droits profondément ancrés et de moyens assez efficaces pour imposer un statu quo.

Et tout cela, on l’a dit, dans le contrôle d’une transition entre une réalité pré-urbaine d’un autre âge et une urbanisation follement rapide, qui a vu émerger, phénomène courant dans de nombreuses sociétés rurales dites traditionnelles, un « super-Etat », devant ici chevaucher deux étapes de développement historique très différentes.

LE MANQUE DE « RÉSERVES HISTORIQUES »

« Et, dit Moshe Lewin, cet Etat s’est retrouvé à cours de munitions ou plutôt de « réserves historiques : ce qui suffisait au statu quo dans une période ne l’était plus pour la suivante – l’incapacité du système à changer a résulté en un certain sens de la rapidité avec laquelle s’est accomplie cette grande transition historique.

« Son « art » de diriger s’est à bout de compte révélé inapte à assumer la tâche de gérer une société urbaine dans un environnement international des plus dynamiques...

« Issus d’une industrialisation menée tambour battant, les éléments fondateurs du système ont ainsi été constitués d’un mélange d’autoritarisme inhérent à la mise en place d’une industrie moderne et d’une tradition russe – tradition ancienne d’absolutisme d’Etat.

« La profession de foi socialiste et émancipatrice qui inspire initialement le soulèvement révolutionnaire en fut une des premières victimes.

« Tout comme en fut, paradoxalement, victime le dynamisme qui caractérisait initialement le nouveau système. »


Note : les lecteurs pourront trouver facilement sur Internet les titres des principaux ouvrages de Moshe Lewin.

Par ailleurs, Le Monde diplomatique a publié plusieurs de ses textes, ou extraits de textes, entre autres :

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