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LE COMMUNISME DU 21ème SIÈCLE - UNE INTERVENTION DE LUCIEN SÈVE

dimanche 15 avril 2012


mardi 25 novembre 2008

Compte tenu de ce qu’Yvon Quiniou vient de dire sur son travail, je dis un mot sur ce sur quoi je travaille.

J’ai engagé, imprudemment à mon âge, une série de quatre ouvrages sous le titre général : Penser avec Marx aujourd’hui.
Passe encore de bâtir, mais écrire une tétralogie à cet âge, ce n’est pas prudent. J’en sais quelque chose puisqu’ayant publié il y a quatre ans l’introduction au premier tome qui se sous-intitule Marx et nous, je suis en train de terminer, enfin, au bout de quatre ans, le deuxième tome qui s’intitulera « l’homme ? ».
Je suis sur Marx et l’anthropologie au sens théorique du mot.
C’est inimaginable ce qu’il y a à dire, à la fois en montrant ce que Marx apporte, qui est à mes yeux incalculable ; et en polémiquant, à un niveau j’espère suffisamment élevé, en permanence contre ce qu’est aujourd’hui l’anthropologie dominante, laquelle de manière souterraine et parfois d’ailleurs affleurante, joue un rôle très important dans l’idéologie de défense du capitalisme.

Voilà, je travaille là-dessus. Je suis dans la dernière ligne droite, mais elle est longue.

Sur le communisme, j’ai écrit aussi plusieurs livres. Dans la toute dernière période, j’ai commis quelques textes que peut-être certains d’entre vous connaissent, et je suis dans la situation d’avoir ou à me répéter, ou à me contredire, selon la formule connue.
Vous comprendrez que je choisisse la première branche de l’alternative. Je m’en excuse auprès de ceux qui auraient lu les textes que je vais non pas paraphraser – j’espère parler de manière relativement originale – mais enfin quant au fond, je l’avoue, je n’ai rien de neuf à avancer par rapport à ce que j’écrivais en décembre.
Ma pensée évolue certes, mais quand même pas à ce rythme. J’ai 20 minutes, je vais essayer de présenter 4 idées.
Vous devinez d’avance à quel point en cinq minutes ces idées seront schématiques. Elles s’exposent ainsi, ventre ouvert, à la critique acérée d’Yvon Quiniou qui ne manquera pas d’y procéder et, par là, de nous engager dans un échange, un débat, un approfondissement peut être.

Première idée : notre vie publique est dominée par un dogme, dont le poids est écrasant.

Ce dogme c’est que le communisme a été essayé, comme on dit, et qu’il a échoué d’une manière incontestable et écrasante.
C’est donc terminé. C’est le grand dogme dans lequel nous vivons, dans lequel nous pensons, dans lequel nous échangeons, dans lequel nous essayons d’inventer.
Le communisme est mort.

À cela j’objecte que le communisme n’a pas pu échouer pour l’excellente et simple raison qu’il n’a jamais été « essayé », nulle part.
Ni dans des pays qui ont voulu construire au-delà du capitalisme, ni de la part de partis, qui sans être jamais parvenus vraiment au pouvoir, ont censément fait de la politique avec le communisme.
Je dis qu’ils n’en ont jamais fait vraiment avec le communisme, y compris le parti dont je suis membre depuis maintenant pas loin de 60 ans.

Pour tirer au clair cet étrange constat – le communisme a été essayé et il a échoué, réponse : pas du tout, il n’a été essayé nulle part – il faut se demander : de quoi parle-t-on ? Que veut-on dire ?

Pour moi cette question a commencé à prendre corps au tout début des années 80.
Ayant été beaucoup mis en mouvement (comme nombre de communistes, membres du Parti ou pas, mais appartenant à cette mouvance politique), par le fameux abandon de la dictature du prolétariat en 1976, qui posait des problèmes stratégiques fondamentaux ou, plus exactement, qui devait poser ces problèmes beaucoup plus qu’il ne l’a fait réellement, ma réflexion a été particulièrement sollicitée à ce moment-là.
D’autant plus que j’étais en bisbille avec Althusser sur ce point.
Lui était pour qu’on garde la dictature du prolétariat, moi j’étais absolument d’accord avec la décision du Parti, mais pas du tout d’accord avec le manque de pensée théorique qui accompagnait cette décision.

C’est ce qui m’a mis en mouvement.

Ce mouvement a abouti à ce qui a été pour moi une véritable découverte et que chacun peut refaire aujourd’hui encore.
J’ai longuement enseigné que Marx, dans un texte fameux de 1875 qui s’appelle la critique du programme de Gotha, explique qu’au-delà du capitalisme, il y a deux moments historiques fondamentaux.

  • Le premier, qui est une phase inférieure, c’est le socialisme.
  • Le deuxième, plus tard, phase ultérieure, sera le communisme.

Or, j’ai commencé à découvrir à ce moment-là, il y a de cela pas loin de 30 ans, qu’en réalité ce n’est pas du tout cela le vocabulaire de Marx.
La fameuse première phase, jamais nulle part, en aucune circonstance, il ne l’a appelé socialisme.
Il l’a toujours appelé communisme.
Mieux même, le choix du mot communisme par Marx et Engels, qui est une longue histoire dans laquelle il est hors de question d’entrer en quelques minutes, est un choix fondamental, théorique, qu’Engels éclaire notamment dans la préface à l’édition anglaise du manifeste de 1877, lorsqu’il dit nous avions le choix entre socialisme et communisme en 1848, mais socialisme c’était un terme bourgeois, salonnard alors que communisme était prolétarien.
Et de plus, quand on s’intéresse au contenu, le socialisme renvoyait à toute sorte de choses dont l’étatisme, alors que le communisme, de ce point de vue, était beaucoup plus proche de l’anarchisme, malgré une divergence radicale quant à la manière et au moment de la suppression de l’Etat.
Mais en tout cas le communisme c’est le dépassement, l’abolition de l’Etat. Donc entre socialisme et communisme il n’y a non pas successivité historique : d’abord le socialisme puis, tout naturellement, comme son aboutissement, le communisme.

Question : et alors pourquoi l’Union soviétique n’a-t-elle jamais transité vers le communisme, contrairement à la croyance, à l’espoir de Khrouchtchev qui annonçait que le socialisme bien « beurré » serait meilleur que celui « sans beurre », et que ça allait se produire dans peu d’années ?
À ce moment-là, on vivait encore dans l’idée qu’on était dans la phase socialiste, puis qu’on allait passer enfin (en tout cas commencer à passer) au communisme, avec la gratuité du métro, tout ça, qui allait s’étendre petit à petit.

Puis, sous Brejnev, le communisme disparaît.
Ou plutôt il existe, mais très « en haut ».
Au sommet des immeubles comme dans des slogans que plus personne ne regarde.
Ceux qui sont allés à Moscou dans ces périodes-là ont certainement encore cette extraordinaire image des grands slogans en lettres éclairées la nuit : « En avant vers le communisme », ce qui n’avait rigoureusement plus aucun sens, qui n’en avait jamais vraiment eu, mais qui alors là, officiellement, n’en avait plus aucun.

J’ai déjà presque atteint les 5 minutes pour l’exposé de la première idée, c’est beaucoup trop court pour dire quelque chose de vraiment substantiel.
Je dirai donc : il y a entre socialisme et communisme, non pas un rapport de succession historique dans lequel nous avons longtemps marché (enfin moi en tout cas) mais bien plutôt une différence fondamentale d’orientation qui fait que jamais le communisme ne peut sortir du socialisme.
Si une chose est acquise, c’est celle-là.

Disons de manière extrêmement schématique (mais peut-être si, à tâtons, je touche à quelque chose, on pourra préciser davantage) : dans l’idée du socialisme, il y a l’idée de la conquête révolutionnaire du pouvoir politique comme moment décisif pour changer la société.
Il faut conquérir le pouvoir d’état pour changer la société.
Donc le changement de la société, fondamentalement, s’opère par en haut.
Ce qui a d’innombrables conséquences, y compris en matière d’organisation car alors le parti dont on a besoin pour ça est aussi un parti de pouvoir, un parti de conquête du pouvoir, et donc un parti dans lequel il y a un pouvoir, un parti vertical.
Il y a toute une cohérence, la cohérence bolchevique si vous voulez, brillante et puissamment pensée chez Lénine.
Mais cohérence caricaturale et mortifère puisque, chose étrange, des mouvements et des pays se réclamaient du communisme tout en s’intitulant clairement socialistes.
Micmac de vocabulaire qui traduit un impensé théorique fabuleux.

Dans le socialisme, il y a intrinsèquement l’idée d’un pouvoir d’Etat. Il n’y a donc pas ce qui est le « cœur du cœur » de l’idée communiste chez Marx : l’appropriation des moyens de productions et d’échanges, et plus largement des moyens de vivre de l’ensemble de ce qu’il appelle les puissances sociales des hommes, l’appropriation par les producteurs associés.

C’est tout à fait autre chose que la conquête du pouvoir politique à partir duquel on transforme la société et qui va, en réalité, rester, à demeure, le vrai dépositaire de l’appropriation.

L’idée communiste, profondément différente, c’est l’idée de l’appropriation par les gens eux-mêmes, associés donc aux bénéfices de nouveaux rapports qui s’établissent entre eux.

Le communisme n’a pas échoué, il n’a jamais été « essayé ».

Pour des raisons de tous ordres, qui sont d’abord des raisons historiques liées aux situations réelles des pays dans lesquelles se sont faites des révolutions majeures mais aussi pour des raisons qui tiennent à toute l’histoire du mouvement ouvrier, notamment au fait que contrairement à ce dont on s’est longuement gargarisé, il n’est pas vrai que les idées de Marx et Engels ont pénétré le prolétariat dans les grands pays avancés à la fin du 19ème siècle.
C’est complètement faux. La sociale démocratie allemande n’est pas du tout communiste, pas du tout.
Et c’est un des drames de la fin de la vie de Marx et d’Engels, qui vit 12 ans de plus, de voir qu’en effet les choses ne vont pas dans ce sens la.

Elles vont dans le sens du socialisme, de l’étatisme et même dans le cas du lassalisme, courant majeur du mouvement ouvrier allemand, dans l’idée qu’on peut s’entendre avec Bismarck pour créer des formes productives nouvelles. Avec Bismarck ! Le socialisme a été infesté de cela.

En ce sens, le stalinisme, l’irruption brutale de l’Etat dans tout ça n’est pas une surprise complète.
C’est un peu dans la logique des choses.

L’idée d’un socialisme autogestionnaire ultra-humaniste fait partie de ces rêves théoriques qu’on peut naturellement manipuler, mais qui sont sans consistance profonde.
Vous n’y coupez pas : ou bien vous vous tournez vers le socialisme, ou bien vous vous tournez vers le communisme.
Il y a un dilemme, et nous sommes toujours devant.

Quel dépassement du capitalisme aujourd’hui ?
Cette première idée vous permet sans doute d’entrevoir que, bien évidemment, je suis totalement, inconditionnellement, absolument et entièrement pour une alternative communiste au capitalisme.
Je pense qu’il n’y en a pas d’autre.
Qu’une autre, c’est une rêverie.

Cela renverse donc complètement, 2ème idée, un autre dogme, selon lequel le communisme est probablement une très belle idée mais, malheureusement, intrinsèquement utopique.

C’est une idée qu’on rencontre partout, de mille manières, et que les communistes ont eux-mêmes longuement entretenue, en qualifiant le communisme « d’idéal ».

C’est un litige que j’ai eu jusqu’au bout avec Georges Marchais.
Il n’a jamais renoncé à l’idée que le communisme était un idéal, et dans cette façon de penser le communisme comme idéal, je vois précisément ce qui me parait l’erreur des erreurs, l’incompréhension des incompréhensions.
C’est l’idée selon laquelle le communisme sera un « plus » quand on aura fait le socialisme.
Le socialisme pour la France d’abord et après, plus tard, on ne sait pas quand, comme couronnement, le communisme.

Idéal ? Utopie ?
Vaste chapitre auquel on peut aisément consacrer toute une séance de discussion.
Je sais bien que le mot utopie est souvent pris, aujourd’hui, en bonne part ; qu’on revalorise l’utopie par rapport à l’avachissement devant les rapports existants, leur poids apparemment écrasant, l’impossibilité apparemment démontrée de ne pouvoir rien faire d’autre.
Beaucoup de gens pensent que utopie c’est bien, c’est positif, ça réveille.
Je ne méconnais pas cet aspect des choses mais plus profondément, je m’excuse, Marx a passé sa vie à lutter contre l’utopisme.

Vous direz utopie et utopisme, ce n’est pas pareil.
On peut en discuter, bien sûr.
En tout cas, l’utopisme, c’est la pire des choses.
Et surtout c’est ne pas comprendre quelle est la démarche de Marx.

Car Marx est tout sauf un rêveur humaniste, un philanthrope qui dit « Ce serait tellement mieux si… ».
On ne changera jamais l’histoire avec des « Ce serait tellement mieux si… ».
Toute la démarche de Marx, c’est de dire je m’occupe du réel, je regarde ce qui se passe dans la réalité, j’étudie le mouvement du capital et qu’est ce que je constate ?
Que ce mouvement est puissamment contradictoire.
Aspect des choses que nous n’avons (je dis nous, c’est la tradition communiste française, mais aussi internationale) jamais pleinement voulu prendre en compte.

Alors que c’est clair comme le jour à la lecture du Manifeste.
Le Manifeste est un vibrant éloge historique de l’apport positif du capitalisme.

C’est quand même extraordinaire, non ?

Le capitalisme a révolutionné l’histoire, il est puissamment contradictoire et il le reste.
Il bouscule tout, il créé des choses nouvelles.
Et dans tout ça, il y a de l’horreur.
Nous sommes dans l’horreur jusqu’au cou.
Mais en même temps regardez bien : cette horreur a un envers.
Cet envers, c’est des possibles ou, inversement, ces possibles, hélas, sont tous grevés d’une face abominable.

On est dans la contradiction intense.
Il ne s’agit donc pas de rêver d’une autre forme sociale, il s’agit d’examiner ce qui se passe, d’étudier les contradictions en mouvement, de voir quels sont les possibles qui affleurent.

Prenons un exemple tout simple.
Même aujourd’hui, même dans l’abominable de la situation qu’on connaît à l’échelle nationale, à l’échelle internationale, à l’échelle mondiale, à l’échelle planétaire, il y a, dans l’ensemble, un développement de la productivité du travail humain fabuleux, permanent.
Enfin permanent : compliqué, contradictoire, coupé de phénomènes contraires.

Je retombais hier sur un article que j’avais découpé d’un ouvrier de chez Renault.
Il calculait l’augmentation de la productivité chez Renault en 20 ans et trouvait 40.

Partout, vous avez des processus comme cela.
Partout, autrement dit malgré tout, malgré la casse, malgré des gâchis inimaginables, que la masse des gens n’imagine même pas, dont le capitalisme est responsable.

Or, c’est un point très important à mes yeux, malgré tout cela, il y a un développement de la productivité du travail qui fait que dans des pays développés « à chacun selon ses besoins » n’est déjà plus du tout une utopie.
Ce serait parfaitement possible, dès maintenant.

Je ne dis pas à chacun selon « tous » ses besoins, sans autres limites que sa conscience éthique, non, mais très largement déjà.
Très largement des gratuités, des pouvoirs d’achat sans comparaison avec ce qui existe aujourd’hui et qui est invivable pour l’immense majorité des gens qui travaillent.

Tout cela est déjà possible.

Mais tout cela est masqué par l’ampleur inouïe des gâchis.
Je nous trouve d’une faiblesse effrayante sur le recensement des gâchis capitalistes.
Je ne peux pas prendre le temps de le faire ici.
Je donne cependant une idée.

Si je prends comme unité de compte la centaine de milliers de milliards d’euros ou de dollars, je peux énumérer dix rubriques dans lequel il y a des gâchis de cet ordre de grandeur.
Si donc on mesure l’ampleur des gâchis, on mesure à quel point l’idée de l’utopie communiste est elle-même une idée complètement misérable.

J’abrège, j’ai passé mes cinq minutes.

Je dirai : le développement des individus est un élément capital, le développement multilatéral des individus, et spécialement ce qui se passe du côté des femmes. (Je ne dirai pas que la femme est l’avenir de l’homme, car c’est une formule très poétique mais bien équivoque. Cela dit, il y a de l’avenir qui se passe là, vraiment.)

Le développement de moyens d’information, de communication et d’échange qui rendent une démocratie directe possible à l’échelle planétaire ; la planétarisation d’une manière générale des échanges, de la communication et des problèmes :

Tout ça c’est des possibles. Des possibles qui ne se réalisent pas d’eux-mêmes.

Voir ces possibles, ce n’est pas se reposer, c’est savoir comment travailler.
Ce n’est pas « rêver à… », C’est partir des contradictions insupportables qui, en même temps, contiennent en elles-mêmes des éléments avec lesquels on peut commencer à transformer en profondeur les rapports sociaux.

Troisième idée. Si, donc, le communisme est bien la vraie alternative par rapport au capitalisme ; s’il n’est pas une utopie mais au contraire un mouvement réel que nous avons sous les yeux, vouloir moins que le communisme, aujourd’hui, c’est être en dessous de la situation.

Si l’on demande moins, on est déjà sur la pente savonneuse d’une sociale démocratie qui va tout accepter.
Il me semble qu’il faut mettre la barre au moins à ce niveau par rapport à ce qu’est la situation.
Mais alors comment avancer dans cette direction ? Je pense que l’histoire nous a administré au 20ème siècle une double leçon inoubliable.

La première, c’est qu’il y a une voie qui a fait faillite.
Elle a été essayée et elle a fait faillite.
C’est la voie de la révolution, avec une bonne dose de violence naturellement, mais la violence n’est pas un élément complètement définitionnel.

Elle est simplement une circonstance qui va normalement de soi quand on pose le problème dans les termes d’une révolution de conquête du pouvoir politique, et à partir de là, - à partir de ce que Lénine, dans une conférence très populaire sur l’Etat appelait « le gros gourdin » qu’il faut prendre à la classe adverse - on fait place nette et on construit une nouvelle société.
De manière ultra schématique, c’est le stalinisme.
On sait ce que ça donne.
Cela n’apporte pas ce qu’on espère, et ça discrédite historiquement à un point que nous n’avons pas fini de vivre.
Parce que les procès de Moscou sont loin, mais ils sont toujours là.
Je trouve que c’est important de se poser la question : pourquoi peut-il y avoir chez beaucoup de gens tant de haine du communisme ?
Dans l’anticommunisme d’aujourd’hui encore, il y a une haine profonde.
Cette haine a des racines historiques inoubliables.
Cette voie n’a pas seulement échouée, c’est une voie infâme, honteuse, et en tout cas inexorablement décevante.

D’un autre côté, il y a, précisément parce que cette voie-là n’est pas possible, n’est pas bonne, n’est pas acceptable, l’idée selon laquelle il faut se contenter du système que nous avons, en essayant de le traficoter pour l’améliorer, pour le rendre moins injuste.
Nous sommes plus que jamais dedans, alors que le courant de pensée et d’action dit socialiste en France aujourd’hui (si le parti socialiste était capable de tirer au clair ses rapports théoriques avec le mot socialisme, on aurait déjà fait un certain progrès. Mais apparemment, il n’en est même pas capable, il est au dessous de la ligne de flottaison du minimum de la pensée théorique) n’offre pas d’issue.

Il faut bien reconnaître que nous sommes devant un problème stratégique sans précédent, qui exige de nous une invention du même ordre de grandeur que celle dont Marx et Engels ont fait preuve avec le Manifeste communiste, mais dans une situation où le capitalisme rend le monde invivable et, à terme, pas forcément éloigné, pose même la question de la survie de l’humanité, sa survie physique à travers le drame écologique.

Et j’enrage de voir que nous ne sommes pas capables de faire monter l’autre thème, le thème anthropologique, c’est-à-dire la survie morale de l’humanité, la survie de ce qu’est être un homme et pas une bête.
Ça, c’est en danger à un point extraordinaire.

Les écologistes ont été capables, il faut leur en donner acte, de constituer un mouvement de prise de conscience.

Nous, nous n’avons pas été capables, jusqu’ici, de constituer un mouvement analogue au service de la cause anthropologique, c’est-à-dire de la lutte contre la manière sans nom d’abîmer l’humanité au sens qualitatif du mot, l’humanitas, le fait humain, le fait d’être homme.
C’est l’autre versant.

Il y a le versant écologique, il y a le versant anthropologique, qui n’est pas d’une moindre importance, et nous sommes d’une grande faiblesse.
En écrivant un livre sur « l’homme ? », je n’ai pas le sentiment unique de faire de la philosophie au mauvais sens du mot ; j’ai le sentiment d’être pleinement au cœur de nos problèmes.

Si ces deux démarches sont en faillite, comment fait-on ?
Personne n’a de lapin à sortir de son chapeau.
Je ne prétends pas en sortir un sous vos yeux médusés.

Mais, je dirai quand même, à partir d’une formule qu’on peut reprendre à Jaurès – il y aurait à dire, il y aurait à voir, en particulier l’évolution si complexe et si intéressante de la pensée de Jaurès, ce qu’il appelait « évolution révolutionnaire » – une formule exhumée depuis une dizaine d’années, à mon avis judicieusement, qu’aucune formule ne règle aucun problème par elle-même, elle indique simplement une direction de recherche, une évolution révolutionnaire.

Au fond on a vécu, on vit toujours, mais c’est déjà un petit peu derrière nous, le foisonnement de mouvements sociaux, lesquels ont montré que des formes nouvelles d’action transformatrices dans la société sont possibles.
Mais, en même temps, elles portent leurs limites, elles sont morcelées, elles ne débouchent pas sur un processus global de transformation.
C’est un mouvement social mais malheureusement pas politique.

Il s’agit de chercher, en tâtonnant, la voie de mouvements socio-politico-culturels, quelque chose dans ce genre.
Des mouvements enracinés dans ce qui ne peut plus durer, dans ce qui met spontanément en mouvement des tas de gens, dans des tas de sens différents.

Il y a du dynamisme possible.
Et ça, malheureusement, ça n’est pas pensé, ça n’est pas coordonné, ça n’est pas durable.

Je suis très frappé, en jetant un regard rétrospectif sur l’histoire du parti dont je suis membre et considérant que l’essentiel était la future révolution, de ce que, quelques mois avant sa mort, Jacques Duclos disait devant moi « j’espère quand même bien vivre jusqu’au socialisme en France ».
C’est ainsi que le problème était posé, c’est ainsi qu’il était pensé.
Mais je m’égare, si je vais dans cette direction.

Au fond, il me suffit de dire : il y a à inventer la voie d’un nouveau type de mouvement qui engage au comptant des transformations effectives, des transformations profondes.

Des exemples, lisez l’Huma chaque semaine, vous allez en trouver.
Il y a quelques jours, un nommé Frédéric Lorbon a publié un grand texte sur la finance sans loi.
Un texte très vigoureux de pensée.
De très bon tonus je trouve.
Il terminait en disant « mais il faut faire quelque chose enfin, on ne va pas laisser tout de même la finance circuler comme ça. »
Il avance l’idée qu’il faut engager une pétition pour l’abolition de l’article 56 du traité de Lisbonne.

Bon, c’est une idée.
Huit jours après, une telle pétition prend corps.
Quel est l’avenir d’une telle initiative ?
Personne n’en sait rien.

En tout cas, ce qu’on observe en général, c’est que ce genre de choses marche pendant une semaine, pendant un mois, éventuellement pendant trois mois, puis ça tombe.

Toute la question est là.

Tout est tellement relié.

On peut tirer un fil, mais le problème c’est de ne pas le lâcher.
Tirons, continuons systématiquement à tirer, et il va venir quelque chose.

Des entrées, il y en a en permanence.
Prenez l’épidémie de suicide de salariés sur le lieu de travail et ce que ça dit sur « où on en est ».
Pour le coup, la cause anthropologique, là, on y est.
Ça met en cause l’organisation du travail, laquelle met en cause le poids nouveau dont pèse l’actionnaire dans la gestion, ce qui met en cause, au bout, toutes les logiques financières.

Il faut prendre ça, qui est une cause urgente, immédiate, mobilisatrice, mais réfléchir sur pourquoi, jusqu’ici, tout ce qu’on a fait dans ce domaine est resté limité, sectoriel, borné dans le temps.
Il faut travailler à ça et à partir de là, commencer à construire un réseau, un tissu, un maillage d’initiatives transformatrices.

J’en viens à mon dernier point.

En même temps que « comment faire ? » (c’est-à-dire stratégiquement), vient une question brûlante « comment s’organiser pour faire ça ? ».

C’est toute la question de la forme de parti.
Je me désespère un peu de voir que beaucoup, à mes yeux, sous-estime la radicalité.
Sous-estime à quel point là, il y a une vraie percée à faire, des changements fondamentaux à opérer.

Pas en se jetant dans le vide.
Je suis contre toute solution brutale, risquée, aventureuse.
Nous savons ce que nous avons encore, gardons le précieusement, ne perdons rien, ne sabotons rien, faisons marcher tout ce qui marche.
Je ne suis pas du tout dans une optique du grand soir, et de la suppression aventureuse.
Non. Mais expérimentons sérieusement des formes tout à fait différentes d’organisation.
Et cohérentes avec ce qui a été dit précédemment, si du moins ça vous parait pouvoir tenir la route, comme l’ancienne conception du parti était cohérente avec l’ancienne conception stratégique.

Car Lénine n’était pas un imbécile.
Moi je défends hautement l’œuvre de Lénine, la mémoire de Lénine, la pensée de Lénine, qui est odieusement méconnue, calomniée.
Autant, je suis prêt à signer un texte disant que le léninisme ne peut plus rien nous apprendre pratiquement, autant l’œuvre de Lénine reste une réflexion, une pensée politique magistrale.
Or, il y avait une cohérence fondamentale entre la verticalité du parti (le que faire ?), le parti organisé de haut en bas et un prolétariat qui n’avait pas la culture, n’avait pas la conscience.
Il fallait lui apporter les idées socialistes.
Tout ça était complètement cohérent, parfaitement pensé en un tout, en un bloc même, à la limite.

Mais maintenant il faut évidemment une toute autre cohérence.
Et si le communisme, à la différence de l’étatisme socialiste, c’est les producteurs associés qui s’approprient eux-mêmes leur puissance sociale, alors la forme d’organisation qui correspond est dictée d’avance elle aussi.
C’est la suppression de la verticalité et l’exploration systématique des possibilités de l’horizontalité.

Au lieu de ce que nous continuons à faire avec une absence de succès répétitive et flagrante (la direction se réunit et décide d’engager des campagnes) faisons confiance aux gens.

Car enfin, quelqu’un veut transformer le monde dans un parti qui va lui dicter ce qu’il doit faire ?
C’est de l’incohérence !

Je le répète : faisons confiance aux gens eux-mêmes pour prendre en main leur propre sort.

Jouons à fond la carte de l’horizontalité.

Je pense, de ce point de vue, que la cellule est un mode d’organisation totalement périmé, car la cellule n’est pas le lieu possible de la mise en mouvement d’une politique, au sens général, global et profond qui est aujourd’hui nécessaire.
Ce n’est pas possible.
En principe une cellule, c’est le lieu de réception de toute une série d’initiatives décidée en haut et dont elle est l’exécutant potentiel (d’ailleurs de plus en plus inexécutif).

La dégénérescence de ma propre cellule m’a énormément appris, je dois dire.
Dans un ensemble de 300 logements, voir comment elle était il y a 25 ans, et comment elle est devenue dans la dernière décennie, c’est au-delà du navrant il y a de quoi pleurer, mais en même temps, tout cela fait réfléchir.
On voit bien pourquoi cela ne peut plus marcher comme ça.

J’imagine, je rêve, je ne suis pas totalement contre l’utopique, une assemblée de militants, en carte ou sans carte, c’est une question subalterne, on verra plus tard, qui veulent transformer vraiment la société et qui s’attachent, dans un lieu donné, à l’échelle de ce qu’est dans le Parti communiste aujourd’hui une section.

Je suis à Bagneux, où il y a encore quelques centaines de militants.
Ils se réunissent, ils discutent le coup, et ils retiennent 2, 3, 4 objectifs d’initiatives, en fonction de ce qu’ils sont, de ce qui les intéressent, de la situation locale.
Ils décident de ça et ils constituent (jadis j’employais le mot réseau, je ne l’emploie plus parce qu’il a donné lieu à des tas de contestations, à des expériences malheureuses, ou qu’on n’a pas voulu réussir), disons un atelier, car pour l’instant le mot n’a pas encore été saboté.
Prenons ce mot, donc, avant qu’il soit saboté par la suite, comme je le redoute.

Il y a là des gens qui ne peuvent pas vivre avec l’idée que des salariés en sont maintenant à se suicider sur le lieu de travail.
Ils prennent cette question, non pas dans une cellule, mais dans un atelier consacré à cette question.
Ils partent de là. Ils s’informent, ils rassemblent les données. En s’informant, ils gambergent. Cela pose quel problème ?
Aussitôt on se rend compte que si le problème se pose ici, il se pose à maints endroits ailleurs.
Alors une communication horizontale est d’emblée nécessaire.

Je constate qu’ailleurs les ateliers sur ce même sujet se sont constitués.
Ils échangent entre eux.
Echange de questions, échange d’expériences, de savoirs.
Constitution centrale car pour moi dans la forme parti, ce qui est mort c’est la verticalité, mais pas du tout la centralité.

Une centralisation horizontale est tout à fait nécessaire.
Supposons que nous ayons, dans le pays, des douzaines d’ateliers qui se battent sur la même question, qui essaient de faire avancer la même sorte d’initiative, par l’échange entre eux.
À certains moments, cela peut aller vers une journée d’étude, physique ou fictive, ou immatérielle, ou informatisée.
On approfondit, on consulte des spécialistes, on lit et on travaille, et on fait rebondir tout ça dans des initiatives mieux affinées, plus pertinentes par rapport à la situation.

Je rêve, je rêve. Mais cela me paraît un rêve productif.

Une toute autre forme d’organisation, pour une tout autre stratégie, à un tout autre moment historique et avec une tout autre conception du communisme.


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