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SCOLARISATION FEMININE MASSIVE, SYSTEME MATRIMONIAL ET RAPPORTS DE GENRE AU MAGHREB

samedi 6 octobre 2012

Des modifications inédites se déroulent sur les marchés matrimoniaux des pays maghrébins.
Quel rôle a joué le système scolaire dans ces transformations ? La scolarisation massive des filles, la prolongation de la durée des études, la plus grande présence des femmes dans l’espace public et le développement de formes de mixité ont-ils contribué à ébranler les bases des stratégies matrimoniales et, plus largement, de l’organisation familiale traditionnelle ?
Dans des pays où le statut des femmes est au cœur des problèmes de société, la scolarisation massive des filles est-elle un fait suffisant pour provoquer des changements sociaux qui ont pourtant résisté aux assauts de la modernisation coloniale ?
Si elle a été sans conteste un facteur non négligeable du relèvement de l’âge moyen des femmes au mariage, peut-elle expliquer à elle seule l’ampleur de cette hausse ? Comment ces changements se sont-ils répercutés sur les relations au sein de la cellule familiale, notamment sur les pratiques du mariage et les rapports de genre ?

Pour atteindre les objectifs assignés à ce travail et essayer de donner une réponse pertinente aux innombrables questions soulevées, les données publiées par les instituts nationaux de statistiques des trois pays sont mobilisées en priorité. Elles ont été obtenues par les recensements de période décennale et différentes enquêtes nationales menées parfois dans le cadre de campagnes internationales de constitution de bases de données (EADS, PAPCHILD, PAPFAM, etc.)
Concernant la scolarisation et l’éducation nous utiliserons les données publiées dans les annuaires statistiques des trois pays et celles regroupées par l’UNESCO.

Il en découle des changements profonds dans la position de la femme dans ces sociétés avec des inégalités importantes dans les rapports de genre.

Kamel Kateb

Revue Genre Sexualité et Société
automne 2011


Plan

1. La famille maghrébine traditionnelle repose sur le patriarcat et différentes formes de communauté villageoise. Elle était réglementée d’une part par la prédominance du père et du fils aîné de la famille et par la gestion plus ou moins commune du patrimoine familial. Elle exerce d’autre part un contrôle étroit sur les jeunes adolescents et adultes célibataires et une domination sur les femmes. Ces dernières étaient fragilisées dans la cellule familiale par la polygamie et la répudiation.

2. Dans sa sociologie de l’Algérie, Pierre Bourdieu donne une description des rapports de genre dans les sociétés berbérophones (Kabyles, Chaouias, mozabites etc.) et arabophones d’Algérie (Bourdieu, 1985 [1958]). D’un côté, l’ordre social et religieux et les valeurs morales dominantes relèguent les femmes dans une situation d’infériorité et de soumission. L’ascendance du groupe familial s’exerce dans tous les aspects de la vie sociale. Pierre Bourdieu cite un proverbe Chaouia : « pour une fille, il n’y a que le mariage ou la tombe ». Cette situation serait le fruit de l’éducation aux petites filles des femmes des générations antérieures. D’un autre côté, cette éducation est complétée par un sentiment de solidarité des femmes contre « l’adversaire commun », l’homme. Dans cette adversité, les femmes useraient de ruses, d’intrigues et de magie.

3. L’ordre social et religieux qui repose sur des valeurs telles que l’honneur et le prestige du groupe familial et clanique, exige, entre autres, la répression de la sexualité féminine prénuptiale et hors mariage. Il en découlait un système matrimonial qui avait comme fondement le mariage sans le consentement des concernés, très souvent précoce et pubertaire. La polygamie, bien que limitée aux hommes socialement nantis, était une pratique courante et la répudiation était la forme dominante de la rupture d’union – bien que selon Pierre Bourdieu la femme ait très souvent détenu de facto le pouvoir de divorcer. Le mari mis au défi par sa femme n’aurait d’autres solutions que la répudiation. En réalité, et sauf rares cas, il y avait une très grande précarité des femmes dans la cellule familiale. Pour y faire face, l’endogamie familiale était souvent privilégiée. Ce système matrimonial induisait une forte intensité de la nuptialité, un célibat définitif rare et un haut niveau des ruptures d’union (Kateb, 2001).

4. Des changements démographiques fondamentaux sont, dans un tel contexte, inconcevables sans un ébranlement profond des structures traditionnelles de la société et du recul de certains conservatismes. Au cœur de ces changements, dans nombre de pays, se trouve fondamentalement posé la question de la place et du rôle de la femme. Les pays maghrébins, qui ont accédé à l’indépendance dans les années 1950 et 1960, connaissaient une très forte domination masculine s’exerçant dans tous les domaines de la vie économique et sociale. La faible scolarisation des filles et le confinement des femmes dans l’espace domestique avaient fait d’elles les gardiennes des valeurs traditionnelles et le vecteur principal des us et coutumes. Cette domination résulte à la fois des rapports sociaux entre les sexes, mais aussi de l’ordre social (patriarcat et ses dérivés) et religieux.

5. Ce système matrimonial a connu de profondes modifications dans les dernières décennies. Le mariage précoce et pubertaire a pratiquement disparu et les femmes se marient à un âge de plus en plus tardif. Le mariage arrangé par les familles s’est progressivement substitué au mariage imposé et des fractions de la société (parmi les plus instruites) admettent de plus en plus la liberté de choix du conjoint. Cette liberté de choix demeure toutefois entravée par la tutelle matrimoniale du wali. La polygamie est soit interdite (Tunisie), soit limitée par l’autorisation du juge. Le divorce judiciaire s’impose progressivement comme seule forme acceptable de rupture d’union. En même temps, et paradoxalement, l’endogamie familiale demeure à un niveau élevé et le célibat définitif reste rare, tout au moins parmi les générations nées dans les années ayant suivi les indépendances et qui sont à la fin de leur cycle reproductif.

6. Durant la même période, un effort important de scolarisation et de formation est engagé pour répondre aux besoins du développement économique et social. Quel rôle a pu jouer le développement du système éducatif, notamment la progression de la scolarisation des filles dans ces changements ? Il faut rappeler qu’aucun pays de la région ne lui a fixé des objectifs de transformation de la société dans les rapports hommes/femmes. Le système éducatif s’est davantage vu attribuer un rôle central dans le processus d’édification et de modernisation des États maghrébins nouvellement indépendants. Il devait contribuer à combler les déficits en matière d’encadrement de l’économie et en main-d’œuvre qualifiée ; c’était la pierre angulaire des processus de transformations économiques et sociales (industrialisation, réformes de l’agriculture, formations des cadres de l’appareil d’Etat, etc.)

7. Cependant, dans quelle mesure le système éducatif (par la scolarisation de plus en plus forte des deux sexes et l’augmentation de la durée des études) a-t-il contribué à ébranler les bases de l’organisation familiale traditionnelle , en favorisant la présence des femmes dans l’espace public et le développement de formes de mixité [1] ? Dans un pays où le statut des femmes est au cœur des problèmes de société, la scolarisation massive des filles, aussi importante soit-elle, est-elle suffisante pour provoquer les changements enregistrés ? Le système éducatif aurait ainsi mis à mal un système social séculaire, ayant résisté à tous les assauts de la modernisation coloniale. Enfin, si elle a sans conteste favorisé le relèvement de l’âge du mariage des femmes, l’éducation peut-elle expliquer l’ampleur et la poursuite de cette hausse ? En d’autres termes, comment les changements induits par la scolarisation se répercutent-ils sur la cellule familiale, son organisation et ses relations internes et externes ? Quels impacts ont à leur tour ces changements sur les stratégies familiales [2] ? Quelles sont les répercussions de ces stratégies sur les politiques éducatives ?

8. Si ces interrogations sont trop vastes pour être toutes traitées ici, ce travail entend analyser l’influence de l’instruction sur le fonctionnement de la société. Il s’agit d’étudier l’action qu’exerce la scolarisation de masse sur les relations de genre, sur les relations à l’intérieur de la cellule familiale et sur le fonctionnement global de la société. Comment la généralisation de la scolarisation, dans une société où l’analphabétisme était dominant, agit-elle sur les relations intergénérationnelles, les rapports sociaux spécifiques aux sociétés traditionnelles (marquée par la domination de l’aîné sur la fratrie, la prééminence du sexe masculin et l’autoritarisme dans les relations parents-enfants et hommes-femmes) et les constructions identitaires ?

9. Pour répondre à ces interrogations, nous mobiliserons les données de recensements et de diverses enquêtes sur la scolarisation et l’éducation publiées par les instituts nationaux de statistiques des trois pays du Maghreb (Maroc, Algérie, Tunisie). Les rapports de genre seront quant à eux approchés par l’analyse des codes nationaux de la famille.

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PROFONDS CHANGEMENTS DANS LES INDICATEURS DE LA NUPTIALITÉ

10. Le système matrimonial est profondément transformé par les comportements démographiques des individus et par les lois adoptées au cours des dernières décennies. Cependant, malgré leur importance, ces lois sont loin d’être en rapport avec l’ampleur des mutations enregistrées dans les sociétés maghrébines.

11. Pour en finir avec le mariage précoce et pubertaire des femmes, l’âge légal au mariage a d’abord été fixé à 15 ans puis prorogé à 18, voire 19 ans. Personne n’aurait, au lendemain des indépendances, imaginé que l’âge au mariage des femmes atteindrait un niveau aussi élevé. Que les hommes se marient à plus de 30 ans en moyenne n’est pas un phénomène nouveau au Maghreb ; mais le fait que les femmes se marient de plus en plus tard est, à l’inverse, un changement radical. En Algérie, l’âge moyen au mariage des femmes est de 29,3 ans au recensement de la population de 2008 ; il est 26,3 ans au Maroc et estimé à 29,8 ans en Tunisie, aux recensements de la population de 2004. En Algérie par exemple, en l’espace de trois décennies, les femmes ont retardé de près de 10 ans l’âge au premier mariage et les hommes de plus de 8 ans. Historiquement, tous les observateurs signalaient l’importance du mariage précoce (Haëdo, 1578). Les statistiques coloniales ont confirmé par les chiffres les descriptions antérieures des mœurs existantes dans l’ancienne « Régence d’Alger ».

12. Les derniers recensements indiquent dans les trois pays une augmentation considérable de la proportion des célibataires dans la population des 10 ans et plus. Les courbes donnant la proportion de célibataires aux différents groupes d’âge se déplacent vers le haut et vers la droite [3] Cependant, ces courbes se rejoignent au delà de 50 ans pour les différentes dates du recensement montrant par là que si la proportion de célibataires augmente dans chaque groupe d’âge par contre le célibat définitif reste relativement modéré (Figures 1 et 2).

Figure 1 – Proportion de célibataires de sexe féminin selon les groupes d’âge dans les recensements algériens

Figure 2 – Proportion de célibataires de sexe féminin selon les groupes d’âge dans les recensements tunisiens

13. Même conclusions pour la Tunisie, où les statistiques recueillies signalent un célibat définitif relativement faible (Bensalem, Locoh, 2001, 155). Cependant, les résultats du recensement de 2004 indiquent une proportion légèrement plus importante de célibat définitif (proportion de célibataire à 50 ans) aussi bien chez les hommes (4,3 %) que chez les femmes (5,6 %). Il est encore relativement bas au Maroc : 3 % – pour les femmes – à 55 ans au recensement de 2004, selon les données des services statistiques marocains. Les démographes qui se sont penchés sur les questions de la nuptialité ont montré qu’une forte proportion de célibat définitif aussi bien chez les hommes que chez les femmes était le corollaire du mariage tardif et de la liberté de choix du conjoint (Hajnal, 1965 ; Henry, 1969 ; Le Bras, 1996).

14. Outre la marginalisation du mariage précoce et pubertaire, l’élévation de l’âge moyen au mariage des femmes a entraîné la diminution de l’écart d’âge entre époux. De 10 ans au moins au début du XXe siècle en Algérie, il était encore de plus de 6 ans il y a une cinquantaine d’année ; il est actuellement inférieur à 3,5 ans en Algérie et en Tunisie. Bien qu’en baisse, il reste relativement élevé au Maroc (4,9 ans selon les données du recensement de 2004). De nombreux travaux ont montré que, dans un contexte démographique semblable à celui des pays maghrébins, l’écart d’âge élevé entre époux rendait possible la polygamie (Kateb, 2001b). Les hommes mariables plus âgés étaient dans des classes d’âge aux effectifs moins nombreux que celle des femmes arrivant sur le marché matrimonial. Il faut en outre signaler que la loi tunisienne interdit les mariages polygames depuis 1957. Par conséquent, cette question ne concerne plus que les Algériens et Marocains. Ces derniers ont développé au cours de ces dernières années des législations visant à rendre plus difficile les mariages polygames, en imposant l’autorisation préalable du juge (2004 au Maroc et 2005 en Algérie). Ce dernier doit s’assurer que les épouses sont informées de la volonté de l’époux et que ce dernier dispose des ressources nécessaires pour faire face aux besoins occasionnés par la polygamie. Au Maroc, le pourcentage de femmes en situation de coépouses a été estimé à 3,5 % par l’enquête enf-1995 (CERED, 2002). En Algérie, l’enquête PAPFAM 2002 (ONS, 2004), indique que la proportion de femmes mariées à un conjoint polygame représente 3,1 % de l’ensemble des femmes mariées âgées de 15 à 49 ans.

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FÉMINISATION PROGRESSIVE DU SYSTÈME D’ENSEIGNEMENT

15. Cette féminisation s’opère à deux niveaux : par les effectifs de filles scolarisées et par la féminisation du corps enseignant (supérieur à 50 % dans tous les cycles d’enseignement, sauf dans le supérieur où il est légèrement inférieur). De fait, il est difficile de ne pas établir de lien entre les changements qui s’opèrent dans les sociétés maghrébines et les importants progrès enregistrés dans la scolarisation des générations successives. L’analphabétisme, bien que non éradiqué, a considérablement reculé. Dans les années 1950, à la veille des indépendances, plus de 95 % de la population féminine et 85 % de la population masculine ne savaient ni lire ni écrire. Aujourd’hui, l’analphabétisme a considérablement régressé. En Algérie, 1 homme sur 3 et 2 femmes sur 5 sont analphabètes (1998). Au Maroc, 1 homme sur 3 et 1 femme sur 2 (2004). En Tunisie, les progrès sont encore plus nets : 14,8 % des hommes et 31 % des femmes seulement ne savent ni lire ni écrire (2004). Cependant, comme le montre les résultats du recensement tunisien de 2004, les jeunes générations sont de moins en moins concernées car une proportion de plus en plus faible d’enfants ne bénéficie pas de la scolarisation (Figure 6). En Algérie, 94,2 % des femmes âgées de plus de 60 ans sont analphabètes et seulement 11,8 % des 15-29 ans (ONS, PAPFAM 2002, 2004). Globalement, les femmes sont deux fois plus touchées par l’analphabétisme que les hommes.

16. Le recul de l’analphabétisme a été accompagné par une amélioration du niveau d’instruction des populations au cours de ces dernières décennies. La population féminine comble progressivement le retard qu’elle avait accumulé pendant la période coloniale. En Tunisie (résultats du recensement de 2004), 1 personne sur 3 déclare un niveau d’instruction moyen ou secondaire. La proportion de personnes déclarant un niveau d’instruction du supérieur a doublé entre 1994 et 2004. La proportion de femmes déclarant un niveau universitaire est ainsi passée de 2,5 % à 7,9 % pendant la même période. Dans les trois pays, la proportion de recensés déclarant un niveau d’instruction du niveau supérieur est proche ou supérieur à 8 %.

17. Ce recul de l’analphabétisme et l’amélioration du niveau d’instruction de la population résultent essentiellement des progrès dans la scolarisation des enfants âgés de 6 à 14 ans. Malgré les fortes contraintes démographiques, les pays du Maghreb ont développé de gros efforts pour scolariser l’ensemble des enfants en âge de l’être. Les effectifs d’élèves ont considérablement augmenté dans tous les cycles d’enseignement (Figure 3). 1 individu sur 4 est dans une école, un collège, un lycée ou une université. En une cinquantaine d’années, le taux de scolarisation, pour les deux sexes, a connu une croissance explosive ; il est passé d’un peu plus de 10 % de la population des 6-14 ans au lendemain de la Seconde Guerre mondiale à près de 90 % au début du troisième millénaire (selon les statistiques ministérielles). Les résultats des recensements effectués en 2004 au Maroc et en Tunisie soulignent la poursuite de la progression de la scolarisation vers une généralisation pour les enfants de 6 à 14 ans (Tableau 1). Cependant, bien que la scolarisation soit obligatoire de 6 à 15 ans révolus, et qu’elle se généralise aux enfants des deux sexes, les taux d’abandon scolaire des enfants scolarisés sont relativement élevés, conduisant à terme à l’illettrisme pour un grand nombre d’entre eux.

Effectifs des élèves scolarisés

Figure 3 – Effectifs des élèves scolarisés dans les différents cycles d’enseignement en Algérie depuis 1962

18. La scolarisation des filles , si elle accusait un net retard par rapport à celle des garçons au début des années 1960, a progressé plus vite, sans pour autant atteindre la parité dans le cycle primaire. Cette progression concerne aussi bien les effectifs scolarisés que le rapport entre les sexes. Elle touche tous les niveaux du système scolaire. Ce résultat, certes attendu au niveau primaire eu égard aux efforts de scolarisation des enfants de 6 à 14 ans et de l’obligation scolaire entre 6 et 15 ans de tous les enfants quelque soit leur sexe, l’était beaucoup moins aux autres niveaux du système d’enseignement.

19. Si l’inégalité des sexes devant l’enseignement persiste dans le primaire, elle a tendance à s’inverser au niveau du secondaire et du supérieur (en Algérie et en Tunisie tout au moins). Dans ces deux pays, depuis le milieu des années 1990, la présence des filles dans l’enseignement secondaire et supérieur est devenue plus importante que celle des garçons. Les rapports de masculinité (nombre de garçons scolarisés pour 100 filles) sont inférieurs à 100 dans ces deux cycles d’enseignement (Figures 4, 5 & 6). Dans l’enseignement supérieur, ils sont estimés à 69 (Algérie, 2004) et à 74 en Tunisie pour l’année 2005, alors qu’en 1976 par exemple, ils étaient respectivement de 331 et 289 garçons pour 100 filles.

Figure 4 – Rapport de masculinité dans les différents cycles d’enseignement en Algérie (1963-2005)

Figure 5 – Rapport de masculinité dans l’enseignement moyen et secondaire

Figure 6 – Rapport de masculinité dans l’enseignement supérieur

20. Un autre fait saillant est la progression du nombre de diplômées de l’enseignement supérieur : il a été multiplié par 15 dans les 20 dernières années en Algérie et par 16 dans les 15 dernières années en Tunisie. Le nombre de diplômées dépasse d’ailleurs celui des garçons en Algérie depuis 1998 et en Tunisie depuis 2001 (Figure 7). Aujourd’hui, plus de 60 000 Algériennes et plus de 30 000 Tunisiennes obtiennent des diplômes universitaires chaque année. Leurs performances sont supérieures à celles des hommes et les rapports de masculinité ont chuté à 64 en Algérie et à 63 en Tunisie (2007) (Figure 7).

Figure 7 – Rapport de masculinité des diplômés de l’enseignement supérieur

21. Dans tous les cas de figure, cette progression plus rapide des effectifs de filles dans l’enseignement secondaire et supérieur semble indiquer leur plus grand investissement personnel dans des cycles d’enseignement longs avec diplômes à la clef. L’enseignement étant mixte à tous les niveaux du système scolaire, cette progression plus rapide ne peut s’expliquer que par des taux de réussite et de passage plus élevés que chez les garçons. En second lieu, une présence prolongée dans les différents cycles d’enseignement prolonge leur présence dans l’espace public et retarde l’âge au mariage des femmes.

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PROGRÈS DE LA SCOLARISATION ET CÉLIBAT DES FEMMES

22. Ce constat d’élévation du niveau d’instruction de la population et du recul de l’analphabétisme est fondé sur l’auto-déclaration des personnes recensées et sur les données quantitatives produites par les institutions statistiques. Il ne permet de se prononcer ni sur la qualité de l’enseignement reçu par les individus recensés, ni sur leur aptitude effective à lire et écrire dans la langue d’enseignement utilisée (arabe ou français). Cependant, un fait semble certain, le temps de présence dans le système scolaire des garçons et des filles, plus encore pour ces dernières, est de plus en plus long. L’espérance de vie dans le système éducatif approche les 13 ans en Algérie et dépasse les 14 ans en Tunisie (Tableau 3). Dans le meilleur des cas, en Tunisie, les femmes terminent en moyenne leur scolarité à l’âge de 20 ans, ce qui pourrait expliquer sans nul doute le relèvement de l’âge au mariage, mais qui ne permet pas de rendre compte du niveau élevé de l’âge moyen au mariage, qui frôle les 30 ans dans les trois pays.

Tableau 3 – Espérance de vie scolaire en 2005
Source : UNESCO, annuaire statistique 2005

23. Cette conclusion est renforcée par l’opinion recueillie auprès de femmes algériennes âgées de 15 à 49 ans par l’enquête PAPFAM (ONS, 2004). La question suivante leur a été posée « d’après vous, quel est l’âge idéal pour le mariage des filles ? ». Elles ont donné à 69,2 % des âges inférieurs à 25 ans. Seules les femmes ayant un niveau d’instruction secondaire et supérieur se sont prononcées pour un âge au mariage de 25 ans ou plus (mais encore, seulement à 58,4 %). Plus le niveau d’instruction est élevé, plus forte est la proportion de femmes se prononçant pour un âge idéal au mariage plus élevé (Figure 9).

Figure 9 – Opinion des femmes sur l’âge idéal au mariage âgées de 15 à 49 ans selon leur niveau d’instruction (PAPFAM)
Source : enquête PAPFAM2002, ONS, 2004

24. Les personnes célibataires âgées de 15 à 29 ans appelées à donner leur opinion sur la même question ont répondu qu’en moyenne l’âge idéal des femmes au mariage serait de 22 ans et celui des hommes de 27 ans. Cependant, dans cette catégorie, près de 40 % des femmes ayant un niveau d’instruction supérieur ont situé l’âge idéal pour le mariage des femmes à 30 ans et plus. Ainsi globalement, l’âge au premier mariage estimé par les services statistiques est plus élevé que celui généralement souhaité par la plus forte proportion des personnes en âge de se marier où déjà mariées. Il y a là un décalage non négligeable entre les souhaits et la réalité.

25. Cet âge élevé au mariage pourrait éventuellement s’expliquer par le second facteur auquel fait généralement référence la littérature : une plus grande présence des femmes sur le marché du travail. En effet, les femmes auraient-elles tendance à occuper un emploi pendant la période où elles sont célibataires avant de se marier et d’avoir des enfants [4] ?

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UN MEILLEUR NIVEAU D’INSTRUCTION DES FEMMES N’IMPLIQUE PAS UNE COMPLÈTE HOMOGAMIE [5]

26. Les résultats scolaires conduisent à penser que les filles investissent plus d’efforts pour assurer leur réussite scolaire. Comment expliquer cette différence ? On pourrait conclure que des femmes dotées d’un meilleur niveau d’instruction peuvent prétendre à une plus grande valorisation sur le marché matrimonial ou sur le marché du travail, ou les deux à la fois. Cela permettrait une possibilité de mariage avantageux pour des femmes de niveau d’instruction secondaire ou supérieur. Mais les statistiques disponibles en Algérie, tout au moins, ne semblent pas favorables à cette hypothèse.

27. Les statistiques d’état civil indiquent qu’une partie des femmes ayant suivi des études supérieures contractent annuellement des mariages avec des hommes ayant un niveau d’instruction inférieur. Les proportions annuelles entre 1978 et 1986 sont comprises entre 30 et 40 % des mariages contractés par ces catégories de femmes. En outre, la proportion de femmes ayant fait des études supérieures qui contractent un mariage avec des hommes de niveau d’instruction primaire ou sans instruction représente dans la même période 4 à 10 % des mariages de cette catégorie de femmes. Pendant la même période, le tiers des hommes de niveau d’études supérieures qui ont contracté mariage, l’ont fait avec des femmes de niveau d’études primaire ou sans instruction (ONS, annuaires statistiques de l’Algérie).

28. Une quinzaine d’années plus tard, l’enquête PAPFAM effectuées en 2002 (ONS, 2004) conforte ces conclusions. Elle montre qu’1 femme sur 5, âgées de 15 à 49 ans (des générations toutes nées après la décolonisation), et ayant fait des études supérieures a épousé un homme de niveaux d’instruction inférieur au secondaire. Celles qui ont épousé des hommes avec un niveau primaire ou sans aucune instruction représentent 4,8 % de cette catégorie (Tableau 2). Dans « L’immigration ou les paradoxes de l’altérité, » les entretiens de A. Sayad ont montré les réticences des mères, souvent analphabètes et appartenant à la génération des femmes faiblement scolarisées, à choisir des épouses trop instruites pour leur fils : « Elle a trop étudié pour faire une bonne épouse » (Sayad, 1991).

Tableau 2 – Répartition des femmes de 15 à 49 ans selon leur niveau d’instruction et celui de leur conjoint (en %)
Source : PAPFAM 2002, traitement statistique non publié, effectué par N. Hamouda (CREAD) à la demande de l’auteur

29. Ces chiffres, malgré leurs insuffisances (absence de la répartition de la population selon le niveau d’instruction et l’état matrimonial, répartition des femmes de niveau d’instruction supérieur selon la situation individuelle des époux, etc.), indiquent que le niveau d’instruction des femmes ne leur procure pas une situation privilégiée sur le marché matrimonial. Dans le contexte actuel de la société maghrébine [6], un grand investissement scolaire des filles ne se traduit pas forcément par une probabilité plus grande de faire un mariage plus intéressant socialement. En outre, le croisement des effectifs de femmes selon leur situation matrimoniale et l’occupation d’un emploi montre une situation défavorable aux femmes déjà mariées, moins de 5 % occupent un emploi contre plus de 10 % des femmes célibataires (Algérie, ONS, 1997). En 1996, parmi les femmes occupant un emploi, 51 % étaient célibataires et seulement 34,1 % mariées, le reste étant divorcées ou veuves. L’instruction et l’occupation d’un emploi n’augmentent pas la probabilité de trouver un époux. Et un certain nombre d’enquêtes, réalisées au début des années 1980, montrent que la conclusion du mariage conduisait souvent une proportion non négligeable de femmes célibataires à abandonner leur emploi. Ce qui donne des taux d’activité féminins relativement élevés aux âges du célibat et des taux beaucoup plus faibles pour les âges où les femmes sont mariées (Figure 10).

Figure 10 – Taux d’activité féminin dans les recensements

30. L’hypothèse matrimoniale écartée, on peut se demander si la possession d’un diplôme exprimant un niveau élevé d’instruction facilite l’accès à l’emploi dans un marché du travail dominé par la main d’œuvre masculine. Un plus grand niveau d’instruction faciliterait-il aux femmes un plus grand accès au marché du travail ? L’exemple de l’Algérie montre que la possibilité d’obtenir un emploi pour une femme est d’autant plus grande qu’elle atteste d’un niveau d’instruction et de qualification plus élevé que celui des hommes [7]. Cependant, plus encore en Algérie que dans les pays voisins, et malgré des progrès importants, la population active féminine demeure faible ; elle représente ainsi en l’an 2000 presque 15 % des femmes âgées de 15 ans et plus en Algérie, 30 % au Maroc [8], 24 % en Tunisie.

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SCOLARISATION ET ENDOGAMIE FAMILIALE

31. L’une des caractéristiques les plus importantes du système matrimonial maghrébin est la forte endogamie familiale. Une proportion relativement forte des unions se fait dans la parentèle. Les mariages entre cousins germains – plutôt du côté paternel que maternel – sont privilégiés. Que ce soit en Algérie, au Maroc ou en Tunisie, 1 mariage sur 3 se fait encore entre personnes ayant des liens de parenté, et 1 sur 5 entre cousins germains. Considéré comme un élément fondamental dans le renforcement des liens claniques et tribaux, le mariage endogame a résisté au vaste mouvement d’urbanisation en cours dans les sociétés maghrébines (Kateb, 2003).

32. L’ensemble des enquêtes menées sur cette question dans les trois pays montrent une stabilité incontestable des indicateurs. L’enquête de 2002 (enquête algérienne sur la santé de la famille, PAPFAM) indique que dans 33,3 % des mariages les conjoints avaient des liens de parenté (22,0 % étaient des cousins germains). Au Maroc, la proportion de mariages entre cousins germains est stable (de 16 % à 18 %) pour les mariages conclus entre 1955 et 1995 ; les mariages dans la parenté sont proche de 30 % au total pour la même période (CERED, 1997). En Tunisie de nombreuses enquêtes menées dans les années 1990 indiquent que le mariage dans la parenté reste particulièrement élevé (jusqu’à 40 % selon certaines enquêtes) mais avec un recul relatif du mariage entre cousins germains (Bensalem, Locoh, 2001, 147).

33. En Algérie, les résultats de l’enquête de 2002 diffèrent très peu de ceux obtenus par les enquêtes antérieures, y compris celle menée il y a 37 ans par l’étude nationale statistique de la population en 1970 (Tableau 4). Dans cette enquête, dans 23,3 % des mariages, les conjoints étaient cousins germains (19,9 en zone urbaine et 24,8 en zone rurale) et 8,7 % étaient des parents éloignés.

Tableau 4 - Répartition des mariages selon la parenté des époux
Sources : Enquêtes algériennes, PAPCHILD 1992 et PAPFAM 2002

34. Mais, si le temps a peu d’influence (Figure 11), le niveau d’instruction des femmes joue considérablement sur l’endogamie familiale. Plus une femme est instruite moins elle se marie dans la parentèle. Dans l’enquête PAPFAM de 2002, les Algériennes âgées de 15 à 49 ans ayant fait des études supérieures ont déclaré à 87,3 % n’avoir aucun lien de parenté avec leur époux. Elles sont 9,2 % à avoir épousé un cousin germain. En revanche, les femmes sans instruction ont épousé leur cousin germain dans 27,4 % des cas et seulement 60 % d’entre-elles n’ont aucun lien familial avec leur conjoint (Figure 12). En Tunisie, 51 % des femmes illettrées, 30 % de celles de niveau d’instruction primaire, 22 % de celles qui ont fait des études secondaires et seulement 11 % des diplômées de l’université ont des liens de parenté avec leur conjoint (Bensalem, Locoh, 2001, 147). Il est aussi probable que les facteurs générationnels et résidentiels (rural/urbain) jouent un rôle dans ces écarts.

Figure 11 – Proportion de mariages dans la parentèle en Algérie (sexe féminin 2002, en %)
Source : ONS, données PAPFAM 2002

Figure 12 – Lien de parenté à l’époux des femmes de 15 à 49 ans selon leur niveau d’instruction
Source : ONS, données PAPFAM 2002

35. Il ressort donc des différentes enquêtes que le mariage dans la parenté est moins élevé en milieu urbain qu’en milieu rural et parmi les couches de la population les plus instruites. L’urbanisation aidant, une scolarisation de plus en plus importante et un allongement de la durée des études conduiront-ils à la disparition du mariage dans la parenté ? Il ne s’agira probablement pas d’un effet immédiat et mécanique, si l’on en croît une enquête d’opinion menée en Algérie auprès de célibataires âgés de 15 à 29 ans. Alors que la question posée est présentée avec une connotation négative (« êtes pour ou contre le mariage consanguin ? »), une personne sur trois se déclare néanmoins favorable à ce type d’union. On retrouve dans cette enquête d’opinion les mêmes tendances que celle constatées par les enquêtes auprès de personnes déjà mariées. Les proportions d’opinions favorables diminuent aussi en fonction du niveau d’instruction (Tableau 5).

Tableau 5 - Répartition en pourcentage des jeunes célibataires âgés de 15 à 29 ans
selon leur opinion sur le lien de parenté au conjoint

Source : PAPFAM 2002, traitement statistique non publié, effectué par N. Hamouda CREAD à la demande de l’auteur

36. Parmi les fractions les plus instruites de la société, les couples se constitueraient indépendamment des groupes familiaux. Reste toutefois à évaluer leur degré d’autonomie par rapport aux générations précédentes (Kateb, 2001).

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LA PERSISTANCE DES INÉGALITÉS DE GENRE EN MATIÈRE DE LIBRE CHOIX DU CONJOINT

37. Les rapports de genre relevant de l’ordre social et religieux se cristallise autour de quatre points principaux :

  • Droit de contrainte matrimoniale : il est fondamentalement en recul ;
  • Le port du voile : il relève de plus en plus de la pression sociale que de l’obligation ;
  • L’égalité dans le mariage : elle n’est pas complètement assurée ;
  • Le travail des femmes : il est en progrès relatif dans le prolongement de la scolarisation.

38. Le libre choix du conjoint est un critère important d’évolution du système matrimonial des différents pays du Maghreb. Pendant des siècles, les mariages étaient du ressort exclusif du groupe familial. Le choix des conjoints étaient décidés en dehors des principaux concernés ; il relevait des stratégies d’alliances claniques et tribales ou pour le moins familiales. Cette logique entraîne de fait des mariages où l’endogamie est dominante. Des ethnologues comme Germaine Tillon (Tillon, 1966) ou Camille Lacoste-Dujardin (Lacoste-Dujardin, 1996) ont mis l’accent sur les mariages endogames qui privilégient les cousins germains. Dans ces conditions, la liberté de choix des conjoints était exceptionnelle, pour ne pas dire inexistante. Elle existait d’autant moins que, très souvent, les filles étaient mariées dès la puberté ce qui rendait encore plus difficile leur libre détermination (selon le djber – droit du chef de famille de marier sa fille âgée de moins de 15 ans). Certaines rencontraient leur époux le jour précédant la consommation du mariage. En Tunisie, l’enquête IREP de 1994 révèle que cette situation concernait encore 16 % des femmes interrogées (Bensalem, Locoh, 2001, 146).

39. Dès les premières années d’indépendance, les législations nationales des différents pays ont fixé un âge minimum du mariage à 15 ans pour s’opposer à ces pratiques, et ont décrété la nullité du mariage conclu sans l’accord explicite des concernés (y compris la future épouse). Ces mesures ont mis fin, devant la loi, au droit des parents d’imposer un mari à leurs filles. En même temps, et surtout, elles ont donné aux femmes le droit de refuser un époux qu’elles n’auraient pas souhaité, même si cela ne signifie nullement que les femmes ont automatiquement et immédiatement exercé ce droit. La loi a obligé les parents à obtenir l’accord des futurs conjoints avant la conclusion du contrat de mariage, sous peine de voir exprimer un refus devant le cadi ou l’officier d’état civil chargé d’enregistrer l’acte de mariage. Elle a ainsi créé les conditions d’une évolution du « mariage forcé » vers le « mariage arrangé ». Les parents doivent dès lors convaincre les futurs conjoints que leur choix correspond aux intérêts profonds des postulants au mariage. L’enquête nationale sur la famille au Maroc indique que dans 64,8 % des cas, le mariage est arrangé par au moins un des deux parents et que, dans 8 cas sur 10, la famille choisit le conjoint de la fille (CERED, 1997). En Tunisie, « les familles des jeunes gens jouent partout un rôle essentiel non seulement lors des premières entrevues mais aussi jusqu’à la conclusion du mariage » (Bensalem, Locoh, 2001, 146). Selon l’enquête citée ci-dessus, 6 femmes sur 10 ont connu leur conjoint dans le milieu familial.

40. Le processus de négociation substitué à la décision irrévocable du chef de famille a fondamentalement influé sur le recul de l’âge à la première union des filles et, par suite, des garçons. Mais cela aurait été vain si la scolarisation des filles n’avait pas connu la progression signalée précédemment. La généralisation de la scolarisation des filles et l’allongement de la durée de la scolarité ont progressivement favorisé l’exercice d’un droit conféré par la loi [9]. Parmi les fractions les plus instruites de la société, les couples se constitueraient de plus en plus indépendamment des groupes familiaux. L’enquête marocaine de 1995 a montré que 16,1 % des femmes enquêtées ont choisi elles-mêmes leur premier mari. Elle prouve aussi que le niveau de scolarisation des filles influe grandement sur le libre choix des conjoints : les études supérieures ont ainsi conduit 62,6 % des filles à choisir librement leur époux (CERED, 1997).

41. La tendance se renforcera probablement dans les années à venir. C’est ce que semble induire comme conclusion le module consacré aux jeunes célibataires algériens (15-29 ans) dans l’enquête PAPFAM (ONS, 2002). Ainsi, 91 % ont déclaré vouloir choisir eux-mêmes leur futur conjoint lorsqu’ils ont un niveau d’instruction supérieur contre seulement 41,6 % lorsqu’ils sont sans instruction. Plus le niveau d’instructionest élevé, plus la volonté de libre choix du conjoint est affirmé (Tableau 6). Plus précisément, les femmes célibataires déclarent dans une proportion sensiblement plus grande leur volonté de choisir elles-mêmes leur futur conjoint (Tableau 7).

Tableau 6

Opinion relatives à la liberté de choix du conjoint par les personnes âgées de 15-29 ans selon le niveau d’instruction (pour les deux sexes, en %)
Source : PAPFAM 2002, traitement statistique non publié, effectué par N. Hamouda CREAD à la demande de l’auteur

Tableau 7

Opinion sur la liberté de choix du conjoint par les personnes âgées de 15-29 ans selon le sexe de l’enquêté (en %)
Source : PAPFAM 2002, traitement statistique non publié, effectué par N. Hamouda CREAD à la demande de l’auteur

42. Si les lois des pays du Maghreb accordent aux filles la possibilité d’accepter ou de rejeter un prétendant, elles ne les conduisent pas automatiquement à prendre pour époux l’homme de leur choix. Elles ne leur donnent que la liberté de rejeter les prétendants qui se présentent aux parents. Peuvent-elles imposer un tel choix à leur famille sans courir le risque d’une rupture avec le milieu familial ? Ce n’est pas encore toujours le cas et « la plupart des alliances sont le résultat de compromis entre les choix des jeunes et ceux des parents » (Bensalem, Locoh, 2001, 146). En effet, la tutelle matrimoniale impose l’accord du wali (tuteur – nécessairement un homme de la famille) pour la conclusion du contrat de mariage. Cependant, y compris lorsqu’il y a libre choix des concernés, le consentement du tuteur légal est souvent nécessaire (sauf en Tunisie depuis 1957, mais la coutume semble peser lourdement). En Algérie, la loi (le code de la famille 1984) impose l’autorisation du wali de la future épouse pour entériner un mariage, quelque soient son âge et son statut social ou professionnel (Kateb, 2001) ; cette disposition n’a pas été remise en cause par les aménagements proposés en 2005. En revanche, au Maroc (2004) et en Tunisie (1957) le tutorat matrimonial a été aboli (Tableau 8).

43. Cette disposition, qui puise ses sources dans la charia, constitue avec la polygamie le bastion le plus difficile à remettre en cause car elle sanctionne non seulement le passage à un nouveau système matrimonial, mais surtout elle élargit fondamentalement le degré de liberté des femmes dans les sociétés maghrébines. Elle remet en cause les inégalités de genre qui découlent de l’ordre social. Le libre choix du conjoint devant la loi, tout au moins, nécessite l’abrogation du tutorat matrimonial, fortement revendiqué par l’ensemble des organisations féminines de la région.

44. Les dispositifs juridiques ne respectent pas toujours les constitutions respectives adoptées par les pays du Maghreb. Elles affirment toutes l’égalité de leurs ressortissants devant la loi, quelques soit leur sexe, leur religion, etc. Et les dispositifs législatifs adoptés sont censés être en conformité avec la loi suprême. Cependant, les textes qui régissent les relations familiales et les règles de succession ne respectent pas l’égalité des sexes devant la loi. En dehors de la Tunisie qui a mis en conformité sa législation avec les conventions internationales relatives aux droits des femmes et de l’enfance, l’Algérie et le Maroc, malgré quelques avancées, n’ont toujours pas assuré l’égalité juridique des hommes et des femmes. Les dernières réformes (2004 au Maroc et 2005 en Algérie) ont, certes, élargi le droit des femmes, mais on demeure bien loin d’une égalité complète (Tableau 8). L’ordre social qui impose une situation inférieure aux femmes dans la société n’est ainsi pas complètement remis en cause.

Tableau 8 – Principales dispositions législatives concernant les relations familiales
Source : code la famille (Algérie), Moudawana (Maroc), code du statut personnel (Tunisie).

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LES INÉGALITÉS DE GENRE RELEVANT DES RAPPORTS ENTRE LES SEXES ET DE LA DOMINATION MASCULINE

45. Aux inégalités de genre relevant de l’ordre social et religieux, il faudrait ajouter les inégalités relevant des rapports entre les sexes et intériorisées aussi bien par les hommes que par une majorité des femmes. Ces inégalités de genre enregistrent incontestablement un recul dans le domaine de l’enseignement et de l’accès à l’emploi public. Au regard de l’enseignement aussi bien en Algérie qu’en Tunisie la situation devient de plus en plus favorable aux femmes. Par rapport à ces deux pays, le Maroc enregistre un léger retard en matière de scolarisation des filles et d’alphabétisation des femmes, mais la tendance générale s’oriente vers une plus grande présence des filles dans le système éducatif et un rapport de genre en leur faveur.

46. Dans les trois pays, les pesanteurs sociologiques laissent de plus en plus la place à un froid pragmatisme. Par exemple, l’abandon scolaire qui concernait prioritairement les filles notamment lorsqu’elles atteignaient l’âge de la puberté, est aujourd’hui davantage le fait des garçons. Les taux d’abandon scolaire dans le primaire et l’enseignement moyen sont plus élevés pour les garçons que pour les filles, selon les statistiques du ministère algérien de l’éducation notamment (Kateb, 2005). En dehors du Maroc , les opportunités d’accès à l’emploi dans le secteur informel sont défavorables aux enfants de sexe féminin, ce qui favorise leur maintien dans le système scolaire. Ceci correspond à un bouleversement dans l’attitude des familles vis à vis de la scolarisation des enfants. Traditionnellement, surtout dans les zones rurales, il y avait de fortes réticences à la scolarisation des filles, et les parents n’hésitaient pas interrompre leur scolarisation pour différentes raisons (besoins ménagers, fiançailles etc.) Ces pratiques ont tendance à reculer avec la nucléarisation des cellules familiales et le recul de la fécondité, un niveau d’instruction de plus en plus élevé chez les parents dont les enfants entrent dans le système scolaire, l’urbanisation et surtout la détérioration du pouvoir d’achat des revenus salariaux des chefs de famille dans les couches défavorisées de la population.

47. Si la situation a évolué en faveur des femmes dans le système éducatif, il n’en n’est pas de même en ce qui concerne leur situation dans les différents secteurs d’activité et l’égalité d’accès à l’emploi à niveau d’instruction égal . Les femmes sont statistiquement enregistrées majoritairement comme femmes au foyer, c’est à dire inactives pour plus des deux tiers. L’enquête algérienne sur la santé de la famille indique que 85,6 % des femmes âgées de 30 à 59 ans ont été enregistrées comme femmes au foyer. Par contre, elles sont rarement cataloguées comme chef de ménage (11,5 % du total, Papfam, 2002). Elles accèdent à ce statut essentiellement à la suite d’un veuvage (70,4 % du total des femmes chef de ménage) ou d’un divorce.

48. Les taux d’activité féminins sont relativement faibles surtout comparativement à d’autres régions du monde. Le travail à domicile, le secteur informel et le statut d’aide familial, s’ils montrent que la contribution des femmes à l’économie domestique est importante, gonflent par contre les taux d’activité féminin dans les rapports gouvernementaux servant à contenter les organismes internationaux en charge de ces questions. Malgré les subterfuges statistiques, les taux d’activité masculine sont deux fois plus importants. Mais s’il n’y a pratiquement plus de secteurs d’activité réservés aux hommes (ni l’armée, ni les services de polices, ni les services de la protection civile, ni le secteur des affaires religieuses) , les inégalités restent fortes au niveau de l’accès aux différents niveaux de responsabilité . Il est impossible de mesurer l’existence des inégalités en matière de salaire, faute d’enquêtes statistiques ou administratives.

49. Comme dans de nombreux pays, les inégalités économiques et sociales les plus importantes se situent à l’intérieur de la sphère domestique, où les femmes sont en charge de l’essentiel des tâches ménagères. Certes, les activités fastidieuses traditionnellement dévolues aux femmes (corvée d’eau et de bois) ont reculé grâce à un accès croissant à l’eau potable, à l’électrification et à une pénétration de plus en plus grande du gaz naturel dans les foyers. Mais ces inégalités restent plus fortement ressenties par les femmes des zones rurales où le niveau d’équipement des logements reste beaucoup plus faible. Ainsi seulement 32 % des ménages résidents en milieu épars (en dehors des agglomérations) bénéficient de l’eau courante en Algérie et seulement 17,2 % des logements situés en zone épars sont rattachés au réseau d’évacuation des eaux usées.

50. Cependant, les produits industriels de consommation courante (biens durables) pénètrent les foyers, rendant les taches ménagères moins ardues et diminuant le temps nécessaire à leur réalisation. Les taux d’équipement des ménages en produits électroménagers ont pratiquement doublé ces dix dernières années et les tendances se renforcent avec l’élargissement du raccordement des logements au réseau électrique et à la pénétration rapide du gaz sous différentes formes (naturel, gaz de ville, butagaz). Il en découle une diminution du temps consacré aux tâches ménagères, sans pour autant régler les inégalités en matière de répartition du budget-temps (travail, ménage, loisir). En effet, pour les femmes occupant un emploi, l’enquête budget-temps tunisienne montre que la charge de travail journalière des femmes est de 2 heures supérieure à celle des hommes. Si la journée d’un homme se divise entre temps de travail et temps de loisirs, celle des femmes cumule à l’inverse travail et taches ménagères (Mahfoud-Draoui et al., 2005). Jusqu’à ce jour, de telles enquêtes n’ont été conduites ni en Algérie ni au Maroc. Mais si tel avait été le cas, les résultats n’auraient pas été différents de ceux obtenus en Tunisie, tant la traditionnelle division sexuelle du travail à l’intérieur de l’espace domestique reste dominante… Elle reste généralement le dernier carré de résistance masculine lorsque sont assurées égalité juridique et économique entre les sexes.

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UN SYSTÈME MATRIMONIAL RÉVÉLATEUR
DE LA PERSISTANCE DES INÉGALITÉS DE GENRE

51. Les changements constatés au niveau des indicateurs statistiques de la nuptialité peuvent suggérer de prime abord une évolution qui rapprocherait les pratiques matrimoniales des populations maghrébines de celles qui ont cours dans les pays d’Europe. Mais malgré la disparition de la précocité du mariage, le recul de la polygamie, l’élévation de l’âge moyen au mariage et la diminution de l’écart d’âge entre époux, on ne peut conclure quant à la convergence totale vers des systèmes laissant une plus grande place au libre choix des individus et à la reconnaissance de la liberté sexuelle des femmes.

52. La famille maghrébine, largement conservatrice, a été ébranlée par les modifications économiques et sociales et par les actions de l’Etat, malgré la timidité des mesures adoptées (relèvement de l’âge légal au mariage, recul de la répudiation comme forme unilatérale de rupture d’union en faveur du divorce judiciaire n’empêchant pas une certaine inégalité entre les sexes, obstacles administratifs à la polygamie sans son interdiction – à l’exception de la Tunisie). La famille maghrébine s’astreint à des compromis et tente de s’adapter à ces évolutions pour maintenir son contrôle sur les couples qui se constituent. Les mariages demeurent en grande partie arrangés par le groupe familial qui fait entériner ses choix aux prétendants (il est de moins en moins possible de les imposer), maintenant une forte endogamie (les conjoints ont des liens familiaux dans un 1/3 des mariages,). Ainsi, malgré la décohabitation des générations, le contrôle de la famille et de la tradition sur la constitution des nouveaux foyers restent relativement forts.

53. Les stratégies matrimoniales familiales ont pour objectif la conservation du contrôle sur la constitution des nouveaux couples, et tentent de limiter l’évolution du mariage traditionnel vers une forme plus moderne capable de libérer les individus de l’emprise du groupe familial. Ces stratégies matrimoniales familiales sont en outre confortées par l’attitude des futurs époux qui, au moment de la conclusion du mariage, attendent du groupe familial une aide matériel et financière. Les stratégies familiales sont aussi facilitées par la faiblesse de l’offre de logement et le développement récent du chômage parmi les jeunes qui limite leur volonté d’émancipation. Les compromis mis en œuvre pourraient aboutir à un nouveau modèle matrimonial qui combinerait les impératifs qu’imposent les transformations structurelles (économiques et sociales) au respect des normes véhiculées par la religion musulmane et les pratiques coutumières. Ces transformations dans le marché matrimonial n’aboutissent pas encore à un nouveau modèle assis sur la libre détermination des individus des deux sexes. Cette évolution nécessiterait une plus grande avancée dans l’élargissement du droit des femmes et le recul des inégalités de genre. Et ces transformations ne peuvent subvenir sans l’adaptation des conceptions religieuses aux changements civilisationnels en cours dans les sociétés maghrébines.

54. La « mondialisation de la production du droit » a soulevé un certain nombre de difficultés (le droit international s’imposant de plus en plus dans le droit privé, sous l’impulsion des conventions et traités relatifs au droit des enfants, à l’égalité entre les sexes, etc.) L’adoption et la ratification des textes internationaux relatifs à la promotion de l’égalité entre les sexes –malgré les réserves qui ont pu être formulées – ont progressivement conduit à l’élargissement des droits des femmes (lutte contre les différentes formes de violence, droit à l’avortement, reconnaissance des naissances hors mariage, prise en charge des mères célibataires, adoption). Et ces initiatives ont permis de discuter au Maghreb de questions qui, auparavant, n’avaient jamais fait l’objet de débats publics.

Kamel Kateb
Chargé de recherche
Institut National d’Etudes Démographique

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Référence électronique

Kamel Kateb , « Scolarisation féminine massive, système matrimonial et rapports de genre au Maghreb », Genre, sexualité & société [En ligne],
Automne 2011, mis en ligne le 01 décembre 2011, Consulté le 08 septembre 2012.

URL : http://gss.revues.org/index1987.html ; DOI : 10.4000/gss.1987

Etude signalée sur le blog algerieinfos-saoudi.com, le 24 avril 2012 :



Voir en ligne : http://gss.revues.org/index1987.html


[1La prolongation des études ont permis aux jeunes femmes de se déplacer seules (contrairement à leurs mères qui ne pouvaient sortir sans être accompagnées). Ainsi le contrôle des horaires a progressivement remplacé l’étroite surveillance. La mixité relève du fait qu’il n’y a aucune séparation des sexes dans les établissements scolaires et sur les lieux de travail

[2Nous entendons par stratégie familiale dans une société patriarcale en décomposition, l’ensemble des dispositions prises par les familles (sans assurance de succès) concernant d’abord le maintien des solidarités intra familiales et l’emprise sur les jeunes adultes, et ensuite pour faire face aux changement en cours dans la société : la prolongation de la durée des études des filles, le travail des femmes et la présence de ces dernières dans l’espace public, les alliances matrimoniales dans un contexte où se développe une liberté de choix du conjoint, etc.

[3En Tunisie, la proportion des femmes célibataires âgées de 25 à 29 ans est passée de 37,7 % à 52,9 % entre 1994 et 2004 (RGPH)..

[4Ce modèle de comportement (les jeunes femmes célibataires occupent un emploi pour constituer leur trousseau de mariage puis l’abandonnent au moment du mariage ou à l’arrivée du premier enfant) n’est plus dominant. Sous l’effet de la crise multiforme qui a secoué l’Algérie dans la dernière décennie du siècle dernier, la détérioration du pouvoir d’achat des ménages a atteint un degré tel que pour de nombreux foyer un second salaire est devenu une nécessité. La réponse a été le travail des enfants pour certaines catégories de la population ou le travail de la mère de famille pour d’autres (Kateb, 2005).

[5Prendre un conjoint dans le même groupe social ; pris ici au sens de même niveau d’instruction.

[6La relation mère/fils et le poids de la mère dans les choix matrimoniaux tendent à écarter les femmes trop instruites (cf. Kateb, 2005, chapitre X).

[7La répartition de la population selon les catégories socioprofessionnelles et le sexe montre une population féminine occupée relativement plus instruite que la population masculine occupée, alors que dans la population totale la population masculine est plus instruite. Un peu moins de 40 % des femmes qui occupent un emploi sont cadres contre moins de 16 % des hommes. En 1996, 13,3 % des femmes ayant un emploi sont cadres supérieurs (5,2 % des hommes) et 25,4 % cadres moyens (10,2 % des hommes). Cette structure de l’emploi féminin montre probablement que l’accès à l’emploi exige des femmes un niveau d’instruction élevé ; elles se présentent sur le marché du travail avec un niveau d’instruction supérieur à celui de leurs concurrents masculins (Annuaire Statistique n° 18).

[8Ce taux élevé correspond probablement à une définition plus large de la population active comme le suggèrent les services statistiques eux-mêmes. Plus du tiers de la population active marocaine est occupée sans recevoir de rémunération : aides familiaux et femmes travaillant dans les exploitations familiales. Le taux d’activité en milieu rural est de 36 % alors qu’il n’est que de 22 % en milieu urbain ; le taux de chômage n’est que de 1,2 % en milieu rural et de 26 % en milieu urbain. Selon les services statistiques marocains : « l’emploi se caractérise par un degré très élevé de l’emploi non rémunéré en milieu rural, particulièrement au niveau des femmes. Le pourcentage de la catégorie des aides familiaux s’élève, en effet, à près, de 48,7 % de l’emploi rural (32,4 % pour les hommes et 77,9 % pour les femmes), contre seulement 7,2 % de l’emploi urbain (http://www.statistic.gov.ma/popo34.htm).

[9Le droit de ces pays puise ses sources à la fois dans le droit positif hérité de la période coloniale et du droit musulman empreint des pratiques coutumières.

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