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ASSISTONS-NOUS à UN RETOUR DU RELIGIEUX ?

table ronde

vendredi 26 octobre 2012

Abdennour Bidar, philosophe.
Henri Pena-Ruiz, philosophe, spécialiste de la laïcité.
Jean-Louis Schlegel, sociologue des religions.

Entretiens croisés réalisés par Laurent Etre
l’Humanité - les débats
le 19 octobre 2012

Rappel des faits

Film islamophobe et flambée 
de violence en réaction, tensions en France à la suite de publications de caricatures, jeunes Français basculant 
dans l’islamisme radical...

Le flux de l’actualité nous abreuve d’événements et 
de faits divers qu’il n’est pas toujours évident de remettre 
en perspective. Le risque est grand de verser dans l’amalgame, mais aussi, face au déchaînement des passions, de renoncer à comprendre et à débattre. Si l’islamisme semble aujourd’hui l’intégrisme le plus bruyant, il ne saurait éclipser les autres. Par exemple, n’a-t-on pas vu il y a quelques mois un groupe d’intégristes catholiques, Civitas, tenter d’interdire la représentation d’une pièce 
dans un théâtre parisien ? 
Reste que pour éviter à la fois le relativisme et l’angélisme, il n’y a d’autre voie que de déplacer le curseur de la réflexion : au lieu de se laisser enfermer dans le piège des comparaisons, s’interroger sur le phénomène religieux en tant que tel et sur 
le moyen de réaffirmer 
la laïcité, indispensable 
au « vivre ensemble ».L. E.

Comment expliquez-vous la montée en puissance, ou du moins la plus grande visibilité, des différents intégrismes ? Ce phénomène est-il la partie émergée d’un nouvel essor du religieux ?

Henri Pena-Ruiz : S’agit-il d’un retour du religieux au sens de la libre spiritualité, ou bien plutôt de ce qu’on appelait jadis le cléricalisme, c’est-à-dire la volonté de faire de la religion non pas seulement une référence spirituelle pour ceux qui croient en Dieu mais une sorte de conception du monde ayant des prétentions théologico-politiques ? J’ai plutôt tendance à penser que nous sommes face au retour du cléricalisme religieux, même si cette réflexion doit être adaptée en fonction des caractéristiques particulières de chaque monothéisme (par exemple, les musulmans feront valoir qu’ils n’ont pas de clergé à proprement parler…).

Jean-Louis Schlegel : La montée en puissance des fondamentalismes et des intégrismes a sans doute de nombreuses raisons.
Des raisons externes : la nouvelle vague de sécularisation depuis trente-quarante ans correspond à la montée de l’individualisme, du consumérisme, du désir d’autoréalisation, d’une société éclatée, plurielle, « liquide », de flux et de réseaux mondialisés, avec une crise économique permanente qui renforce les forts et affaiblit les faibles. Ceci ravive chez tous, mais surtout chez les plus fragilisés, beaucoup de peurs et d’angoisses parfois irrationnelles. Dans ce contexte, la religion peut fournir son arsenal d’espérance, de consolation, de motivations pour l’action, mais surtout une identité « dure », parfois dans un sentiment d’ « apocalypse » générale.
Des raisons internes : sont touchées de plein fouet les grandes institutions établies – les Eglises et les confessions de vieille tradition : très affaiblies, mais aussi très rigides, elles semblent incapables d’apporter des réponses crédibles et libèrent un espace pour toutes sortes de quêtes religieuses et parareligieuses, individuelles et communautaires, qui échappent à toute régulation – d’où les dérives identitaires, communautaristes, intégristes.
Il ne s’agit pas d’un « retour du religieux », mais d’une forte recomposition du religieux dans une société soumise à de nouvelles formes de sécularisation, qui n’ont plus grand chose à voir avec celles de la première modernité, industrielle et urbaine. Jusqu’au milieu du XX° siècle, on parlait de perte, de recul du religieux. Aujourd’hui, on assiste plutôt à une dissémination, une pluralisation, où le désir de visibilité dans l’espace public, par exemple, correspond aussi à une société où l’être semble mesuré par le paraître. Ce qui ne se voit pas n’existe pas. Les croyants aussi veulent leur part de cet « être vu », et ce d’autant plus qu’ils sont affaiblis. Ou encore, les plus radicaux deviennent ouvertement menaçants parce qu’ils se sentent menacés dans leur existence.

Abdennour Bidar : Pour ma part, je pense qu’il y a bien un nouvel essor du religieux. Mais la religion n’est pas l’avenir de l’humanité. Si elle revient aujourd’hui, en force et avec violence, c’est que « la nature a horreur du vide ».
En l’occurrence, la religion revient occuper un espace à peu près complètement abandonné par notre civilisation humaine matérialiste – l’espace du questionnement sur le sens et la valeur profondes que l’homme voudrait donner à son existence. La religion, les religions, ont eu pendant longtemps le monopole de ces questions.
Elles reviennent aujourd’hui parce que nous n’avons toujours pas réussi, pour l’instant, à accomplir la promesse de la modernité, d’une « sortie de la religion » vers une civilisation qui permettrait à l’être humain de s’accomplir davantage, d’approfondir davantage le rapport à ses possibilités intérieures qu’il ne le faisait avec le support religieux. La science, la technique, la politique, qui étaient chargées de renouveler cette espérance que l’homme avait mise en lui-même ont échoué : elles ont certes donné à l’homme toujours plus de droits et de moyens de s’exprimer, et donc d’extérioriser une partie de ces possibilités intérieures, mais elles n’ont pas produit finalement une humanité plus consciente, plus sage, et pire encore elles ont produit souvent l’inverse de ce qu’elles avaient promis (elles ont engendré au moins autant d’asservissements nouveaux que d’émancipations).
En ce début de XXIème siècle, la religion revient ainsi parce que tout ce qui l’avait remplacé est désenchanté, tout est en crise, et donc en attendant mieux – ce que Nietzsche appelait « une nouvelle aurore » après la « mort de Dieu » - des individus et des peuples choisissent cette régression. Régression parce que le moteur spirituel de l’humanité de demain reste à inventer.

Marx caractérisait la religion comme « opium du peuple » mais aussi « soupir de la créature opprimée », la mettant ainsi en lien direct avec l’exploitation de l’homme par l’homme. Cette approche est-elle toujours valable ?

Abdennour Bidar : Cette définition de Marx est à peu près aussi insignifiante que toutes celles que la modernité occidentale a données de la religion, dont le phénomène a été continuellement sous-estimé de la part de penseurs aveuglés par le préjugé de supériorité de leur athéisme.
_Les XIXème et XXème siècles ont été en Occident deux siècles d’incompréhension profonde du sens du religieux – et ça continue chez la plupart de nos intellectuels…
_Oui, la religion a été instrument d’exploitation, illusion consolatrice, ciment de société, etc. Mais elle a été surtout bien plus que cela : un formidable incubateur de la réflexion de l’homme sur ce qui, en lui-même, dépasse sa condition finie – dans mes livres, je l’appelle une « matrice » dans laquelle l’homme a été élevé, et dont nous devons maintenant sortir en comprenant ce qui, en elle, a été pendant si longtemps mis en gestation.
_Les dieux ont été pendant des millénaires les incubateurs et les cryptogrammes de notre propre puissance créatrice. Or curieusement aujourd’hui que nous nous demandons si nous allons réussir à « sortir de la religion » ou si nous sommes condamnés à redevenir religieux, c’est l’explosion de cette puissance créatrice entre nos propres mains qui nous sollicite et nous inquiète le plus : nous sommes dans une multitude de domaines au bord de la toute-puissance (nucléaire et génétique, par exemple)…
De là, l’urgence de comprendre engin que nous avons rendez-vous avec ce que la religion a toujours cherché à nous dire : nous sommes faits pour devenir « comme des dieux », et nous devons impérativement réfléchir à ce que cela implique en termes de responsabilité et de grande image de nous-mêmes à construire. Malgré quelques apparences, quelques fantômes, les dieux sont partis. Mais leur toute-puissance est arrivée. C’est pourquoi il nous faut aller chercher quelque chose en ce sens là du côté de la religion – et ce n’est qu’après avoir recueilli son héritage qu’elle pourra mourir en paix.

Jean-Louis Schlegel : À mon avis, la formule de Marx n’est pas fausse comme critique du religieux. Il y a bien un « soupir de la créature opprimée » (le mot polémique « opium » étant plus contestable).
Mais la formule n’épuise pas la définition de la religion, dans le sens suivant : même si le règne de la liberté était établi contre l’empire de la nécessité, il y a fort à parier que la religion n’en disparaîtrait pas pour autant. Factuellement, la « foi » et la pratique religieuse ne disparaissent absolument pas avec un degré supérieur d’instruction et/ou de richesse. C’est plutôt le contraire qui se passe (on peut dire, évidemment, que c’est la cerise sur le gâteau…, mais on risque aussi de se faciliter la tâche avec ce genre de réflexion).
_Il y a un problème de fond : les Lumières (et Marx était un homme des Lumières) ont cru que la Raison éclairée était capable d’illuminer sans reste le sens de la vie et de la mort, collective et individuelle. Ou que la Raison, malgré des limites, suffit à une vie bonne. C’est là typiquement une pensée de « rationaliste », respectable et même admirable, mais qui ne correspond pas à l’expérience vécue. Et quand elle veut s’imposer politiquement, cela devient une illusion délirante, totalitaire en puissance.
L’ « âme » humaine individuelle, la conscience morale, les liens collectifs entre humains qui sont aussi des mortels passionnés et angoissés, c’est beaucoup plus compliqué. Cela ne mène pas ou ne mène plus automatiquement à la foi religieuse, mais la religion propose ses réponses immémoriales à ces questions-là. À l’époque « post-métaphysique » reste la question métaphysique, et c’est bien le problème.

Henri Pena-Ruiz : La mondialisation capitaliste entraîne une déshumanisation des sociétés. Elle est perçue à raison comme sans âme, destructrice. Et du coup, par un amalgame contestable, elle peut affecter la notion de progrès d’une connotation très négative. C’est dans ce contexte qu’on observe effectivement, dans un certain nombre de pays, la tentation d’un retour à des traditions communautaristes censées réchauffer l’existence quand la glaciation capitaliste la rend difficile.
Il y a un couplage évident entre la figure de l’ultralibéralisme capitaliste et le retour à la compensation religieuse, identitaire et communautariste. C’est ce qui fait l’extraordinaire actualité et pertinence explicative de la conception de Marx. À condition de bien comprendre ce que Marx entend par « opium du peuple ». L’opium, c’est à la fois un sédatif qui endort la douleur et quelque chose qui transfère la solution des problèmes réels dans un ailleurs imaginaire. Autrement dit, Marx pointe que la compensation religieuse peut être un détournement par rapport à la connaissance des causes réelles, mais aussi qu’elle est le symptôme d’une souffrance sociale.
De ce point de vue, il faut donc bien distinguer la figure fanatique du religieux et la libre spiritualité ne revendiquant rien sur la puissance publique.
Mais attention, que la revendication religieuse puisse apparaître comme le signe d’une souffrance sociale ne veut pas dire qu’elle est légitime. Dans certains milieux qui se disent progressistes, voire de gauche, on entend dire parfois qu’il faudrait être compréhensif et pas trop exigeant sur la question de la laïcité, dans la mesure où une partie de la population se trouve reléguée et stigmatisée pour des raisons socio-économiques. Or, ce n’est pas parce que des femmes et des hommes souffrent d’aliénation socio-économique qu’il faut les laisser dans l’aliénation juridique et politique. Marx, d’ailleurs, soulignait bien la valeur de chaque registre d’émancipation.
Certes, l’émancipation laïque n’est pas suffisante, car évidemment, si on donne à tous les citoyens les mêmes droits mais qu’ils n’ont pas les mêmes possibilités concrètes, sociales et matérielles, alors cela ne fonctionne pas. Mais cela ne veut pas dire qu’elle soit de moindre importance. Jaurès était exemplaire sur ce point, lui qui voulait que la République soit à la fois laïque et sociale. Il se refusait à choisir entre les deux émancipations et concevait au contraire ce que j’appelle une « dialectique de l’émancipation ».

La laïcité a-t-elle besoin d’un nouveau souffle, pour faire face aux pressions des intégrismes ?

Abdennour Bidar : La laïcité doit faire face à plusieurs nouveaux défis. Mais pour le comprendre, il faut sans doute expliciter sa fonction sociale : elle est la condition qui permet la coexistence et la coopération de tous – le vivre ensemble - dans une société pluriculturelle ; elle fixe à l’expression des différences individuelles et communautaires les règles et les limites nécessaires pour que ces expressions de soi ne contreviennent pas à celle d’autrui, n’altèrent pas la qualité des échanges que l’on peut avoir avec lui, et ne nuisent pas au bon exercice de la fonction (métier, service) que chacun remplit dans cette société.
Le défi auquel elle est confrontée aujourd’hui découle directement de cette définition : nous vivons dans une société pluriculturelle, qui voue un véritable culte à l’expression de soi, de son identité, de sa différence, etc.
L’individu contemporain comprend donc généralement très mal qu’on puisse vouloir limiter ou règlementer l’expression de cette identité.
À cet égard, le cas de la femme enfermée dans sa burqa n’est peut-être qu’un exemple extrême de cette revendication générale à « être soi » qui traverse toute notre société.
Voilà le contexte dans lequel la laïcité a un rôle difficile et décisif à assumer : elle doit faire prendre conscience aux individus qu’ils ne peuvent pas s’en tenir, dans les différents espaces publics et dans leurs différents rôles sociaux, à la revendication pure et simple de cet affichage qui consiste à dire : « je suis comme ça, c’est à prendre ou à laisser ». La laïcité, avec ses règles, est un appel à la responsabilité, à la prise en compte de l’autre, à la prise en compte que dans une société aussi diverse chacun ne peut pas se permettre de vivre selon ses propres lois ou désirs – le risque étant encore un degré supplémentaire d’atomisation du corps social.
Un exemple : le fait que dans une entreprise des salariés demandent un horaire aménagé pendant le Ramadan requiert, notamment, l’application de la règle laïque selon laquelle cela ne doit pas affecter les conditions de travail des autres employés (règle de l’équité de traitement).

Jean-Louis Schlegel : À mon avis, le problème principal de la laïcité aujourd’hui est qu’elle souffre elle aussi, durement, de la nouvelle vague de sécularisation : elle est méconnue, ignorée, affaiblie dans les consciences, tronquée dans sa lettre et ses principes par les nouvelles générations, les nouvelles croyances hors du modèle catholique – le grand adversaire de naguère. On ne sait plus où passent les frontières entre le religieux et le politique. Je comprends d’autant mieux l’irritation laïque devant nombre de transgressions de la laïcité que je suis irrité aussi. Mais je regrette que le « camp laïque » réagisse dans son affaiblissement comme l’Eglise catholique dans la même situation : c’est « la faute aux autres », et donc on se raidit, on invoque la laïcité pour tout et n’importe quoi, on réclame le rappel de la Loi, on exige des exclusions et des sanctions…
Or les conditions sociales de 1905 ont presque totalement disparu : c’est une réflexion neuve et courageuse sur la laïcité qu’il faudrait, au lieu de la sanctuariser comme une « vache sacrée » intouchable.

Henri Pena-Ruiz : Je pense qu’il ne faut pas redéfinir la laïcité, mais la réaffirmer, sans géométrie variable. Les théoriciens de la « laïcité ouverte », ou ceux qui parlent de « laïcité positive », n’ont jamais accepté, sinon du bout des lèvres, la dé-liaison du politique et du religieux et la réassignation de la religion au rang d’une option spirituelle libre mais privée. Privée ne veut pas dire simplement « individuelle ». Cela peut signifier « collectif », mais à condition de bien comprendre que le collectif des croyants n’est en aucun cas coextensif à celui de tous les hommes.

Abdennour Bidar a publié récemment Comment sortir de la religion ?, aux Éditions La Découverte. Jean-Louis Schlegel a codirigé (avec Denis Pelletier) l’ouvrage À la gauche du Christ. Les chrétiens de gauche de 1945 à nos jours, paru en septembre aux Éditions du Seuil. Henri Pena-Ruiz vient de publier Marx quand même, chez Plon.

Entretiens croisés réalisés par Laurent Etre


Voir en ligne : http://www.humanite.fr/tribunes/506673

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