NOVEMBRE 54: LA DECLARATION DU PCA

Cette déclaration datée du 2 novembre a d’abord été publiée dans Alger Républicain, puis la même semaine dans l’hebdomadaire Liberté du jeudi 4 novembre 1954 puis El Djazaïr al Djadida (mensuel en arabe).

« Le Bureau politique du Parti communiste algérien, après avoir analysé les informations au sujet des différentes actions armées qui ont eu lieu dans plusieurs points du territoire algérien et en particulier dans les Aurès, estime qu’à l’origine de ces événements il y a la politique colonialiste d’oppression nationale, d’étouffement des libertés et d’exploitation, avec son cortège de racisme, de misère et de chômage, dont les sphères officielles sont obligées de reconnaître aujourd’hui l’existence.

« Le Bureau politique estime par conséquent que les responsabilités fondamentales dans ces événements incombent entièrement aux colonialistes qui, malgré les expériences du Vietnam, du Maroc et de la Tunisie, s’obstinent dans une politique d’opposition et de force, face aux aspirations légitimes du peuple algérien, pour maintenir les privilèges d’une poignée de gros propriétaires fonciers, de banquiers et de trusts coloniaux.

« Il rappelle que la répression n’a jamais réglé et ne réglera pas les problèmes politiques, économiques et sociaux que pose devant le monde contemporain l’essor irrésistible des mouvements nationaux de libération.

« Il estime que la meilleure façon d’éviter les effusions de sang, d’instaurer un climat d’entente et de paix, consiste à faire droit aux revendications algériennes par la recherche d’une solution démocratique qui respecterait les intérêts de tous les habitants de l’Algérie, sans distinction de race ni de religion, et qui tiendrait compte des intérêts de la France.

« Le Bureau politique dénonce la violente campagne de panique, de haine raciale et de diversion de la presse réactionnaire et colonialiste, dont le but est de dresser les uns contre les autres Musulmans et Européens, appelés à vivre ensemble en Algérie, leur patrimoine commun à tous.

« Il dénonce les appels à la répression bestiale de cette presse aux ordres des gros seigneurs de la colonisation dont la richesse est faite de l’immense détresse de millions d’Algériens.

« Le Bureau politique invite les Algériens, sans distinction d’origine, et plus particulièrement les travailleurs européens, à ne pas se laisser influencer par la propagande mensongère des milieux colonialistes, à réfléchir à ces événements, à rejeter toute arrière-pensée raciale, pour les juger sainement. Il leur demande de se souvenir que cette même propagande et ces mêmes menaces proférées et appliquées au début de la crise en Tunisie ont dû faire place –parce qu’elles ont fait faillite- après une douloureuse expérience, à une ère nouvelle pour le règlement du problème tunisien.

« Il souligne les contradictions entre la thèse officielle suivant laquelle le calme règne actuellement en Algérie et les véritables mesures de guerre prises par le gouvernement général en accord avec le gouvernement français.

« Le Bureau politique proteste contre ces mesures de terreur qui tendent, en créant un climat d’insécurité générale à ouvrir la voie à une répression généralisée frappant tous les patriotes, tous les hommes épris de liberté et de démocratie.

« Le Bureau politique appelle tous les patriotes, tous les démocrates musulmans et européens, à s’unir et à agir pour obtenir que soient rapportées les mesures répressives de l’administration, pour demander la libération de tous les progressistes, démocrates et militants syndicaux, arbitrairement arrêtés, et pour qu’enfin soit amorcée une politique nouvelle qui, rompant avec les solutions de force, fera droit aux justes et légitimes aspirations du peuple algérien. »

Alger, le 2 novembre 1954
Le Bureau politique
du parti communiste algérien

UNE DÉMYSTIFICATION DU DISCOURS « MODERNISTE » ET PSEUDO-MARXISTE

La contribution de Abderrahmane L. a été présentée à titre individuel par son auteur à l’automne 1990, en réplique au document avancé par la direction exécutive provisoire du PAGS sous le titre de « PRPI »(« ‘projet de Résolution politico-idéologique »), en vue du Congrès du PAGS de décembre 1990.

Dans la confusion qui a accompagné en 1990 la remise en cause des régimes socialistes en Europe de l’Est et les interrogations sur la nécessité de réformes en Algérie suite aux bilans économiques des deux décennies contrastées « Boumediène » et « Chadli », la PRPI a été une tentative d’introduire en fraude et dans la précipitation des orientations néolibérales, alors qu’un problème aussi complexe et controversé dans le monde depuis vingt ans, aurait mérité de longs , sérieux et libres échanges.

Les vives réactions suscitées par ce projet, par ailleurs ambigu et hermétique, ont amené ses inspirateurs à recourir à son passage en force à la faveur d’un « état d’urgence » que constituait à leurs yeux l’émergence d’un islamisme politique aux tonalités et intentions agressives.

Comme la plupart des quelques 70 contributions reçues, la contribution de Abderrahmane L. n’avait pas été diffusée, sur l’opposition de quelques membres de la direction provisoire du PAGS (1)

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QUELQUES REMARQUES PRÉLIMINAIRES

« Celui qui croit les gens sur parole est un imbécile fini dont on ne peut rien espérer »
Lénine, tome 32 p. 37 ed. Sociales 1977

L’avant-projet de résolution politico-idéologique présente une ligne politique nouvelle sans référence à ce qui aurait dû en constituer les fondements, à savoir :

  1. un bilan d’application de la ligne du parti depuis sa création
  2. un éclairage de cette même ligne à travers l’analyse du mouvement de masse et son impact sur les changements intervenus dans la société
  3. une analyse même sommaire des tendances d’évolution socio-économique et politique au plan mondial articulée autour de
  • la crise du système capitaliste international en liaison avec la révolution scientifique et technique et les changements en cours dans la division internationale du travail.
  • la crise des pays de l’Est et du « socialisme ».
  • l’impact de cette évolution sur le Tiers Monde en général et un essai de projection sur
  • la place de l’Algérie dans ce tableau d’ensemble.

L’absence de ces éléments d’analyse ne permet pas l’identification des causes principales des erreurs (ou supposées erreurs) qui ont conduit le parti à se «tromper» d’étape (République nationale démocratique à orientation socialiste) avec toutes les conséquences que cela implique.

Une erreur d’une telle nature, qui a persisté près d’un quart de siècle, aurait mérité des explications à sa mesure et il me semble que la tâche d’évaluation de la formation économique et sociale algérienne est plus que jamais à l’ordre du jour si on veut se doter des matériaux permettant précisément d’éviter ce genre « d’erreurs ». Ainsi l’avant projet de la résolution politico-idéologique (AP/RPI) aurait gagné à être imprégné par une analyse en termes de lutte de classes, ce qui aurait permis de situer les enjeux politiques et économiques de classe, des intérêts en présence à la fois sur le plan national mais aussi à travers leurs prolongements au plan international.

A propos de la forme, l’ensemble des thèses est marqué par des affirmations péremptoires, sans démonstration, sans référence à la réalité. Et de surcroît, un ton polémique et arrogant est utilisé. On aurait pu en faire l’économie surtout quand « on s’est trompé » d’étape pendant un quart de siècle.

L’utilisation d’un certain nombre de termes répétés différemment augmente la confusion et ne permet pas d’aller à l’essentiel. Un lexique aurait été le bienvenu.

Ces remarques faites, on peut se poser la question suivante : l’avant projet de la résolution politico-idéologique (AP/RPI) a-t-il atteint son objectif que je suppose résumé comme suit :

  • éclairer la base militante et la société sur l’analyse de la situation actuelle, les prévisions d’évolution future, des forces et intérêts en présence et tracer donc les fondements nécessaires à la définition de la stratégie de lutte des forces de progrès pour une alternative sinon pour une perspective …
  • aider à surmonter le désarroi profond suscité et alimenté par l’absence d’échanges, d’explications quant aux changements fondamentaux intervenus dans le pays et dans le monde, par le questionnement relatif à l’identité, au sens même de l’existence du parti,
  • aider à mobiliser ou remobiliser largement les forces du parti et de la société pour augmenter leur capacité d’action et d’influence sur le réel.

Ceci dit, je voudrais apporter ma contribution à la troisième et quatrième partie de l’avant projet de la résolution politico-idéologique (AP/RPI) au sujet des réformes économiques et des fondements socio-économiques de la politique générale du PAGS autour de quatre points :

  1. Capitalisme moderne et capitalisme archaïque
  2. Les réformes et le secteur d’Etat
  3. La question des hydrocarbures
  4. La dette extérieure.

À PROPOS DES NOTIONS « MODERNE » ET « ARCHAÏQUE »

Nous connaissons au moins deux acceptions de la notion « moderne » en tant que qualificatif du capitalismes.

La première renvoie à l’identification de la modernité avec la Révolution Industrielle (18ème et 19ème siècle) qui marque le passage de la production artisanale à la grande production mécanisée. C’est le passage de l’artisanat à l’industrie qui emporte la modernité.

La seconde acception renvoie à la contemporanéité du capitalisme, à une étape de son développement marqué par des changements structurels avec l’apparition et le développement des monopoles se substituant à la «libre» concurrence. C’est précisément l’impérialisme. [[ Lénine : « Pour une révision du programme du parti » in « De l’impérialisme et des Impérialistes » Ed. du Progrès Moscou 1979, p. 177]]

Rappelons que Lénine voulait initialement intituler son ouvrage sur l’impérialisme comme suit : « L’impérialisme, étape moderne du capitalisme ». Cet ouvrage fut imprimé mi-1917 une première fois sous le titre « L’impérialisme, étape la plus récente du capitalisme ». Il est beaucoup plus connu sous le titre : « L’impérialisme, stade suprême du capitalisme », titre plus actuel que jamais…

En effet, les conclusions de Lénine sont-elles toujours actuelles et quelles implications pour les pays du Tiers Monde ? Quelles adaptations stratégiques sont nécessaires ?

La direction du PAGS, par l’intermédiaire de l’avant projet de la résolution politico-idéologique (AP/RPI) semble en avoir une vue claire puisqu’elle a décidé que l’impérialisme n’est plus l’ennemi principal, conséquence du déplacement de la contradiction principale qui n’oppose plus l’impérialisme aux peuples. Dorénavant, c’est le FIS qui est porteur de cette contradiction.
C’est un changement fondamental et aucune explication n’est donnée à ce sujet (cf. nos remarques préliminaires).

Cette parenthèse close pour un moment, revenons à la question du capitalisme moderne. En général, dans la littérature marxiste, le capitalisme moderne renvoie donc à l’impérialisme, au capitalisme monopoliste…

De ces deux acceptions, laquelle concerne l’Algérie ? Quel est ce capitalisme moderne dont parle l’avant projet de la résolution politico-idéologique (AP/RPI)? Le capitalisme « industriel » ou l’impérialisme ? Si l’on exclut de toute évidence l’impérialisme, il reste le capitalisme qui développe les forces productives dont l’industrie est le vecteur principal. Si tel est le cas, une autre question se pose : les réformes actuelles soutenues avec force dans l’avant projet de la résolution politico-idéologique (AP/RPI) s’inscrivent-elles dans cette perspective de modernité, sont-elles de nature à favoriser un développement sur la base de la grande industrie moderne ?

Cette transition nous permet d’engager la critique de la partie (très faible quantitativement) réservée aux réformes mais avant de l’entamer, quelques mots sur la notion du capitalisme archaïque.

Il serait plus juste d’utiliser les termes de « formes archaïques » du capital au lieu de capitalisme archaïque. Marx parle d’ailleurs des « formes antédiluviennes » du capital dit « marchand » et « usuraire ». [[Marx in le Capital, livre 3, T.1, Ed. sociales, 1970, p. 253]]

Ce sont des formes qui ont existé dès l’antiquité, avec un développement à partir du XV° siècle en Europe qui avaient préparé un développement en grand du capitalisme avec l’avènement du capital industriel et du capital bancaire.

Existe-t-il en Algérie des formes similaires à ces fractions du capital ? Quelle est leur réalité concrète et surtout existent-elles en tant que fractions autonomes et séparées du processus de production et de mise en valeur des autres fractions du capital ?

LA SPÉCULATION

Cette question renvoie au statut de la spéculation dans le procès des reproductions capitalistes.

La spéculation est un moment de la métamorphose du capital. Elle se manifeste au stade de la réalisation de la valeur dans la sphère de la circulation. Elle se traduit par un écart sensible par rapport à la valeur d’échange qui résulterait du jeu de la loi de la valeur, loi de l’offre et de la demande sur le marché, marché où seraient réunies certaines conditions dont le libre jeu de la concurrence.

Ce sont précisément ces conditions qui n’existent pas ou insuffisamment en raison de la logique même du procès d’accumulation capitaliste soumis à la loi de la centralisation et de la concentration du capital avec pour conséquence l’apparition de monopoles en contradiction avec la règle du « libre jeu de la concurrence ».

C’est donc la position sur le marché qui confère à celui qui le maîtrise et le domine une valeur supplémentaire appelée rente de monopole ou de situation. Cette rente renvoie donc à la notion de travail non productif. Elle est alimentée à partir de la demande et « aspire » la plus-value sociale (une partie du moins).

La tendance à la spéculation, (profit maximum) est donc inscrite dans la logique même du fonctionnement du système capitaliste.

Dans ces conditions, le capital spéculatif peut exister de façon autonome et se développer par adjonction d’une partie plus-value sociale et se manifeste sur d’autres marchés : immobilier, foncier, marché noir, devises et investissements à l’étranger. Ici, il n’est déjà plus spéculatif car le capital se transforme en biens et services… et se réinjecte dans le circuit productif national ou international. Par contre, en assurant et jouant le rôle de «banque» (avances à l’économie, achat sur pied), l’existence de cette masse monétaire «permet de garder plus longtemps séparés les actes de l’achat et de la vente et sert donc de base à la spéculation» (Marx, le Capital, livre 3, t2, p 102). La masse de ce capital « spéculatif » est estimée actuellement par dizaines de milliards de DA, soit près de la moitié du budget annuel du pays.

Comment à la fois :

  • agir pour récupérer cette masse en la « forçant »
  • à s’injecter dans le circuit productif et
  • agir pour stopper son développement en lui « coupant » ses sources d’alimentation.

Sa principale source est précisément la partie de la masse des salaires (55% ,ONS n°20 juin 1990) consacrée à l’alimentation des ménages. [[Si l’on s’en tient au seul domaine des produits agricoles y compris les viandes, donc entièrement contrôlé par le capital commercial et spéculatif et si l’on suppose un taux de profit de 100%, la masse des profits annuelle serait de l’ordre de 22,5 milliards de DA. Ceci correspond à 8,5% du PIB (262 milliards de DA en 1988) ou au taux d’inflation moyen 82/85 de 8,5% ce qui tend à prouver que les augmentations de prix vont à la spéculation.]]

C’est donc la base économique qui donne naissance et permet le développement d’une couche sociale ou d’une fraction de la bourgeoisie dite parasitaire, spéculative et compradore. C’est cette jonction entre cette fraction du capital national et sa transformation partielle en capital devises qui permet de comprendre son caractère anti-national car elle ne développe pas les forces productives, elle aspire la plus-value sociale et favorise la fuite des capitaux par le biais du marché parallèle des devises.

Politiquement, cette fraction constitue un des ennemis principaux contre lequel il faut lutter. Il nous semble opportun de souligner que la fraction riche et aisée du FIS s’appuie sur cette base quand elle ne s’y identifie pas totalement. Mais d’autres forces au sein et en-dehors du pouvoir sont liées à la spéculation.

Du point de vue stratégique, qu’est-ce qui peut objectivement enrayer ou freiner la tendance au développement de la fraction spéculative du capital national (avec une volonté affichée de l’Etat et de se désengager de la vie économique) ?

Les réformes en cours apportent-elles une réponse à cette question ? Si oui, laquelle ? L’avant projet de la résolution politico-idéologique (AP/RPI) est muet sur cette question. Peut-être le projet va-t-il nous éclairer…

LES RÉFORMES ÉCONOMIQUES OU LA NOUVELLE POLITIQUE ÉCONOMIQUE

Le dernier paragraphe de la thèse 21 ne résiste pas au constat de la réalité. Qu’est-ce qui permet de dire que les réformes d’après 88 ne sont pas « devenues » le paravent à un démantèlement systématique et illégal du secteur public et des acquis sociaux et démocratiques (et les 200 entreprises du secteur public local qui ont été dissoutes et leur matériel bradé au secteur privé, et les coopératives agricoles qui ont été accaparées par les gros !). «Un moyen de freiner et de paralyser le développement industriel du pays» (le désinvestissement est général et touche en priorité, et ce depuis 85, le secteur industriel qui d’ailleurs à 40% d’utilisation des capacités est prêt d’être paralysé et asphyxié par la dette intérieure et extérieure…).

«Ils ont permis enfin de colmater les larges brèches qui par le biais de nouvelles règles d’importation, ont porté gravement atteinte au monopole du commerce extérieur» (mais il n’y a plus de monopole ! Sauf pour quelques produits), «la stabilité de la monnaie nationale» (et les dévaluations et l’inflation !) et fragilisé la «défense de notre économie nationale face au capital international» (75% des recettes d’exportation servent au remboursement de la dette extérieure).

Je propose la suppression pure et simple de ce paragraphe ainsi que le 4è paragraphe de la thèse 25 qui est une répétition inutile. La dernière phrase de la thèse 23 devait être placée en tête du chapitre des réformes en spécifiant le contexte national et international.

Ce qui manque à cette analyse des réformes, entre autres, c’est l’impact du facteur « externe » qui s’exerce sur l’économie nationale dans son interaction avec l’économie mondiale.

Il se dégage de l’avant projet de la résolution politico-idéologique (AP/RPI), l’impression générale qu’il y a plusieurs Réformes depuis 1980 et qu’elles sont différentes suivant les différentes équipes qui se sont succédées au pouvoir.

Ont-elles vraiment des contenus différents ? Si l’on s’en tient à l’aspect extérieur surtout à travers l’analyse des discours sans confrontation avec la réalité, alors on peut avoir cette impression. Mais on s’éloigne de l’analyse marxiste, de cette dialectique dont tout le monde parle mais qui est pourtant la grande absente dans le projet.

Si on veut saisir l’essence des réformes, leur contenu et signification véritable (sans préjuger de la position à prendre en liaison avec d’autres facteurs de décision), il faut chercher le fil conducteur, leur logique et leur trajectoire non sans avoir recherché leur filiation au plan théorique et pratique. Cette démarche permet de faire abstraction des discours, donc d’apprécier indépendamment du facteur subjectif (les pouvoirs) la nature objective de ces Réformes.

Il s’agit en réalité, d’une nouvelle politique économique qui a, depuis les années 1980, quitté le terrain du développement, et ce, avant la chute des prix du pétrole en 1986.
Désinvestissement et chômage n’ont cessé de s’amplifier. [[L’article de D. Sari in El Moudjahid du 22 octobre 90.]]

Il est souligné dans l’avant projet de la résolution politico-idéologique (AP/RPI), à juste titre d’ailleurs, l’absence du bilan financier du secteur d’Etat et donc des conditions d’émergence et de développement, de ce qui va au fil des années être l’épée de Damoclès ou les boulets de la dette attachés au secteur d’Etat que tout précipite dans la mer (souvent « déchaînée » ) du marché.

On ne doit pas confondre entre des avancées à des rythmes et intensités différents qui sont fonction comme il est dit en fin de thèse 23, du rapport de force politique réel donc du degré de lutte et de résistance multiforme des travailleurs, des cadres, des forces politiques, etc. d’avec le contenu fondamental qui demeure le même et imprègne les réformes à toutes les étapes qu’elles ont connues.

Le contenu vise à mettre en correspondance les rapports de production nouveaux à travers un nouveau mode de direction de l’économie d’avec le niveau de développement des forces productives telles qu’elles se présentent au terme de 25 années d’indépendance politique et d’édification.

L’ancien système des rapports sociaux de production, de direction de l’économie, de distribution des richesses s’avère caduc et doit laisser place sous la poussée politique des classes et groupes sociaux en formation à une économie de marché de type capitaliste.

Cette pression pour accélérer les changements économiques et politiques s’exerce également et de façon conjuguée de « l’extérieur » par le biais :

  • de la dépendance accrue de l’appareil de production et de toute l’économie vis-à-vis de l’extérieur,
  • du poids de la dette extérieure aggravée par la chute des prix du pétrole et des manipulations financières (taux d’intérêt, taux de change du dollar, etc.).

Cette double pression a objectivement obligé l’Algérie à recourir de plus en plus aux institutions multilatérales, Fond monétaire international (FMI) et Banque Mondiale, pour solliciter leur aide et appui, non seulement direct pour l’octroi de prêts mais aussi indirect puisque ces institutions sont sollicitées également pour rétablir la capacité d’endettement de l’Algérie sur les marchés financiers internationaux. Ainsi, on peut constater aujourd’hui que pas un seul domaine de l’économie n’a échappé aux investigations et études ou recommandations de ces institutions, surtout de la Banque Mondiale.

Citons pour mémoire, le secteur financier, l’agriculture,[[Voir contribution de O. Bessaoud : Agriculture et propositions alternatives : le bilan des années 80 in communication au séminaire économique et social, décembre 89]]
les transports, l’industrie, la fiscalité, les exportations, les taux de change, la gestion de la dette extérieure, l’enseignement supérieur, l’environnement, etc.

Les mesures que propose généralement la Banque Mondiale sont connues et ont fait l’objet de nombreuses études et publications et en premier lieu par la Banque elle-même.

Il est aisé d’opérer un recensement par secteur ou domaine d’activité des mesures que préconise la Banque Mondiale et de les comparer aux mesures de politique économique prises par l’Algérie et d’opérer aux déductions nécessaires quant à la filiation théorique du modèle économique mis en œuvre.

«De te fabula narratur» disait Marx ou «c’est ton histoire qu’on raconte», il suffit alors d’examiner les trajectoires et les résultats des pays qui nous ont précédé et suivi les conseils de la Banque Mondiale pour avoir une idée de ce que l’on pourrait devenir si les masses n’interviennent pas pour imprimer un sens à leur histoire
[[Voir contribution de MRH : « L’industrie en péril / notes sur les effets de la politique actuelle » 1990]]
et
[[On lira avec intérêt l’article de M.L. Benhassine relatif à la pensée économique du FMI et de la B.M. in Rasjep n° 2, juin 1988]].

Pourquoi ce type d’approche n’a t’il pas été retenu ? Ce ne sont pourtant pas les compétences qui manquent dans le parti mais c’est le type de question «bizarre» que règle… le centralisme démocratique.

Devons-nous les rejeter pour la simple raison que ces réformes s’inspirent du modèle libéral préconisé et financé par la Banque Mondiale et le FMI ?

Nous devons, au contraire, nous efforcer de tirer les leçons de ce qui se passe dans ces pays pour éviter autant que faire se peut, les erreurs et le coût social et économique qui les accompagne.

Comment faire la jonction entre le noyau de vérité, de rationalité existant dans ces mesures et les besoins réels qu’implique le redressement de l’économie mondiale, étant donné les contraintes objectives pesant sur elle?

Cette approche nous permet d’éviter le «technicisme» (étiquette chère à certains camarades dans leur critique de ce qu’ils ne comprennent pas), «le théoricisme vague» et d’examiner cette nouvelle politique économique à la lumière des intérêts bien compris nationaux et de classe, à court, moyen et long terme des classes et couches sociales censées être la base sociale de notre parti.

Il me semble que l’avant projet de la résolution politico-idéologique (AP/RPI) atteindrait son objectif s’il sert à éclairer les luttes des masses en leur fournissant les points de repères fondamentaux autour desquels elles doivent s’organiser.

Ces points de repère doivent baliser la transition entre l’état actuel de l’économie et son passage à l’économie de marché.

Il s’agit de réaffirmer clairement notre attachement et notre détermination à défendre le secteur d’Etat contre toute tentative de liquidation et/ou privatisation totale en tant qu’il est les résultat du travail et des sacrifices des masse depuis plus d’un quart de siècle prolongeant ainsi les sacrifices des martyrs de la Révolution de libération nationale.

Cette prise de position est indissociable de l’engagement tout aussi nécessaire pour sa rentabilisation et son développement en s’attachant à œuvrer et réunir toutes les conditions pour élever la productivité du travail social à un niveau tel qu’il puisse entrer en coopération et/ou en compétition avec l’économie mondiale.

Dégager des surplus économiques fondés sur la productivité du travail et du capital : telle est la tâche et en même temps la condition de succès du secteur d’Etat pour son passage à l’économie de marché et son insertion avantageuse dans l’économie mondiale.

Dans cet ordre d’idées, deux obstacles liés entre eux sont à lever : il s’agit d’agir sur les causes profondes qui ont amené le secteur d’Etat dans la situation qui est la sienne aujourd’hui et qui a généré :

  1. une situation financière déstructurée, la dette intérieure s’alimentant d’elle-même et masquant tout progrès éventuel.[[ Cette dette intérieure du secteur d’Etat libellée en DA s’élève à près de 80 milliards (M. Hidouci, Ministre de l’Economie, RTA, Ch III, 18/10/89)
    C’est environ l’équivalent de la masse du capital dit « spéculatif ». C’est entre autres pourquoi le PAGS dit dans sa déclaration du 16/10/90 « l’argent existe, il faut le chercher là où il se trouve » (Réforme fiscale).
    Cette dette intérieure s’aggrave, entre autres en raison de la dévaluation du DA quand celui-ci perd par exemple 25% de sa valeur, la dette augmente d’autant.]]
  2. une dépendance accrue à l’égard des inputs importés et nécessitant des financements extérieurs, ces derniers générant et aggravant le poids de la dette extérieure.
    Un troisième facteur et non des moindres, doit être avancé comme principe et en même temps comme objectif pour le Parti :
  3. la valeur créée par le secteur d’Etat doit revenir en premier lieu et en priorité aux couches et classes qui l’ont créée tout en réservant une partie pour la collectivité nationale et une autre pour son renouvellement. C’est une condition décisive pour le redressement et le développement du secteur d’Etat.
  4. Ce sont ces conditions de base devant servir à mettre le secteur d’Etat en mesure de négocier et de s’allier tant avec le capital privé national qu’avec le capital privé international et favoriser ainsi un passage graduel à l’économie de marché ouverte sur l’économie mondiale mais un passage qui préserve et renforce le développement des forces productives nationales capable de se reproduire de façon élargie et sur une base autonome.
    C’est de cette manière que l’économie nationale dépassera progressivement son état actuel de dépendance asymétrique pour passer à un état d’interdépendance réel qui dans les conditions du monde contemporain est la signification moderne de l’ « indépendance économique ». (S’agissant des mesures concrètes à court et moyen terme, cf. contribution de janvier 1990).
  5. On notera que les facteurs de blocage essentiels au développement de l’économie se présentent comme étant liés aux problèmes de la dette intérieure et de la dette extérieure.
    Mais, on notera également l’absence de liaison entre les réformes et ces problèmes d’endettement et valorisation des hydrocarbures dans la 4è partie et notamment à partir de la thèse 36.

À PROPOS DE LA DETTE EXTÉRIEURE

D’abord, il y a confusion entre « crédit international » et « dette extérieure », ce qui ne permet pas de faire la différence entre celui qui prête et celui qui emprunte d’où d’ailleurs une erreur monumentale quant à l’appréciation des USA «qui seraient de très loin le pays le plus endetté du monde».

C’est cet argument polémique (mais sans consistance au plan économique) qui permet de qualifier «d’hypothétique» le Front Mondial des pays endettés alors que la même phrase développe des formes que pourraient prendre ce front…

L’erreur du ou des auteurs de l’avant-projet et de tous ceux qui l’ont approuvé consiste à traiter de la même manière et à mettre sur le même plan des pays comme les USA et d’autres comme l’Algérie ou le Togo par exemple.

Du point de vue conceptuel, la dette extérieure américaine (ce que le département du commerce appelle «position nette négative d’investissements internationaux») équivaut à la différence entre la valeur des avoirs extérieurs détenus par les Américains et la valeur des avoirs américains détenus par les étrangers. Ces avoirs se composent des dépôts dans les banques commerciales, d’avoirs de changes, de titres, de biens immobiliers, d’installations productives et autres investissements directs.

La valeur de l’ensemble des avoirs extérieurs américains à fin 1986 a été estimée à environ 1100 milliards de dollars, les avoirs détenus par des étrangers aux Etats-Unis étant estimés à 1365 milliards de dollars. L’écart entre les deux correspond à la dette extérieure nette des Etats-Unis soit 265 milliards de dollars. [[J. Amuzegar «La dette extérieure des Etats-Unis» in Finances et développement Juin 1988 P. 18 et 19]]

Il faut savoir également que les avoirs extérieurs américains sont évalués, selon les règles et normes comptables en vigueur, à leur valeur comptable le plus souvent ce qui entraîne une sous-estimation évaluée à 100-200 milliards de dollars.

D’un autre côté, le flux de capitaux à destination des Etats-Unis ne sont probablement pas enregistrés dans leur intégralité. Troisièmement, il est admis que les avoirs américains à l’étranger produisent plus d’intérêts et de dividendes par dollar investi que les avoirs étrangers aux USA. Le produit de ces derniers a été estimé à 67 milliards de dollars en 1986 alors que le produit des avoirs américains à l’étranger pourtant inférieur a été de 88 milliards de dollars. [[ Id. Amuzegar]]

Il faut tenir compte également de l’importance et de la taille relative de cette « dette » extérieure :

«Ainsi l’endettement total des Etats-Unis en 1986 représente 6% du PNB US contre plus de 40% du PNB au Brésil, plus de 50% au Mexique et plus de 60% au Venezuela. Le coût annuel du service de la dette extérieure des USA est inférieur à 1% des exportations de biens et de services non compris le revenu des facteurs».

«Le trait le plus caractéristique de la dette extérieure des USA tient à sa dénomination étant donné que le dollar américain est la principale monnaie de réserve mondiale. En théorie au moins, cela implique que, à quelque moment que ce soit, les Etats-Unis pourraient s’acquitter de leurs obligations extérieures (en espèces ou par l’émission de nouveaux emprunts en dollars) sans avoir à accroître leurs exportations pour générer des devises».
[[Id. Amuzegar]]

Je n’irai pas plus loin dans la reprise de l’exposé d’Amuzegar mais j’ajouterai pour ma part, un élément dont il n’a pas traité mais qui est de taille : il s’agit des réserves internationales des USA qui s’élèvent en 1986 à près de 140 milliards de dollars soit près de 53% de leur dite « dette extérieure ».
[[In Rapport sur le développement dans le monde, 1988 p. 285, ligne 119, Banque Mondiale.]]

Ces arguments et éléments d’information (et de formation) suffiront-ils aux décideurs pour supprimer cette ineptie du texte et éviter ses graves conséquences stratégiques au plan de la pratique révolutionnaire.

Avant de poursuivre sur la dette extérieure, quelques mots sur l’utilisation du terme « autarcie » (avant dernier paragraphe thèse 37). Est-ce vraiment possible de prôner et de réaliser une politique économique tournée vers « l’autarcie frileuse dans ses rapports économiques extérieurs et incapable d’utiliser les immenses possibilités du marché international ».

L’Algérie dépend pour son existence économique de l’extérieur, que ce soit pour le problème capital de l’alimentation (60 à 70% de la ration alimentaire est importée donc la force de travail dépend pour son renouvellement de l’extérieur) ou pour toutes les matières premières ou produits, pièces, équipements, inputs nécessaires à la reproduction économique. Que l’on cite un seul produit qui soit entièrement national sans trace directe ou indirecte des importations !

Si tel est le cas, pourquoi parler « d’autarcie » ? C’est-à-dire ce qui n’existe pas et qui n’existera pas… On voit bien que la science n’a pas déserté que les Universités. C’est un phénomène général auquel même notre Parti n’échappe pas…

Revenons à la dette extérieure. Les thèses 38 et 39 exposent, selon leurs auteurs « la logique du mouvement du capital financier et des règles de fonctionnement d’une économie moderne » qui n’autorise au plan purement économique que cette solution : « la dette est reconduite partiellement, intégralement mais comme un crédit nouveau et avec de nouvelles conditions ».

Qu’est-ce que cette économie moderne où s’appliquerait de façon pure cette solution ? Où existe-t-elle ? Quels sont ou quels seront les pays qui bénéficieront de cette solution ? Mais si on considère que l’économie mondiale réelle est très largement dominée par le système capitaliste (à son stade impérialiste) alors il faut examiner ce qui se passe lors du procès de reproduction capitaliste à la lumière des lois (découvertes par Marx pour mémoire !) du développement capitaliste.

« Le système de crédit accélère par conséquent le développement matériel des forces productives et la constitution d’un marché mondial, la tâche historique de la production capitaliste est justement de pousser jusqu’à un certain degré de développement de ces deux facteurs, base matérielle de la nouvelle forme de production. Le crédit accélère en même temps les explosions violentes de cette contradiction, les crises et, partant, les éléments qui dissolvent l’ancien mode de production.

Voici deux aspects de la caractéristique immanente du système de crédit : d’une part développer le moteur de la production capitaliste, c’est-à-dire l’enrichissement par exploitation du travail d’autrui pour en faire le système le plus pur et le plus monstrueux de spéculation et de jeu, et pour limiter de plus en plus le petit nombre de ceux qui exploitent les richesses sociales ; mais d’autre part, constituer la forme de transition vers un nouveau mode de production ».
[[Marx : La Capital « le rôle du crédit dans la production capitaliste » Livre 3è, Tome II, p. 106/107, Editions. Sociales 1970]]

La logique du développement capitaliste est une logique d’accumulation, de centralisation et de concentration du capital avec comme accélérateur le crédit. C’est un processus constamment renouvelé d’absorption et de recomposition du capital, processus se développant de crise en crise.

C’est ce processus d’absorption du capital national par le capital international qui est la conséquence directe de l’incapacité de ce même capital national à se développer au même rythme et à la même intensité productive que le capital international.

C’est ce qui explique qu’aujourd’hui, les créanciers proposent de se faire rembourser par la prise de participation d’actifs dans les pays endettés, ceci passant par le processus de privatisation et de restructuration des entreprises publiques.

C’est ce qui explique également la matrice des mesures proposées par le FMI et la Banque Mondiale, mesures de politique économique visant surtout à rétablir la capacité de remboursement des pays endettés par la réactivation des politiques d’ajustement structurel dont le premier équilibre à rétablir est celui de la balance commerciale où les exportations doivent d’abord servir au remboursement de la dette et le reste aux importations.

La condition pour pouvoir l’utiliser à des fins de développement réel des forces productives demeure la capacité de l’économie nationale à générer un surplus économique en mesure de satisfaire à la fois le service de la dette et l’accumulation sur une base élargie et autonome.
[[cf. : article Dette et développement et indépendance nationale par A. Lagha et D. Abdelmalek in Révolution Africaine n° 1311 du 21/04/89.]]

Au plan économique, il s’agit d’élever le niveau de productivité du travail social à celui qui caractérise en moyenne le niveau mondial de productivité du travail social.

Ce qui s’échange sur le marché mondial capitaliste ce sont des marchandises et « derrière » les marchandises ce sont des quantités de travail social qui s’échangent.

La question essentielle qui se pose est alors : comment élever la rentabilité du travail social dans notre pays ? Le projet devra aborder cette question.

Ci-joint en complément à ces remarques une contribution traitant de la dette élaborée au 1er trimestre 1989 et que je considère comme actuelle et pouvant éclairer les camarades et la société sur cette question.

Dans la thèse 37, il est dit « Notre parti a dangereusement hésité et a même laissé se développer en son sein et publiquement des positions erronées ».

  1. Il vaut mieux dire la Direction Nationale du PAGS au lieu de notre Parti car c’est à la Direction qu’échoit la responsabilité de prendre une position.
  2. Comment préjuger déjà du caractère erroné des positions puisque c’est presque la première fois qu’un texte approfondi est publié par la Direction et que de surcroît il est soumis à la discussion générale au sein du Parti et de la société. Estime t-on détenir la vérité ? Si oui, pourquoi un débat ?

J’estime pour ma part que l’irresponsabilité est celle du silence relatif sur cette question dont les conséquences politiques et sociales ont alimenté et développé ce que la Direction identifie actuellement comme la contradiction principale.
Il aurait été plus judicieux de développer la capacité de l’écoute du Parti lui-même de la société et tirer les leçons du retard apporté au traitement de cette question. Ceci renvoie à la question du fonctionnement du Parti sur lequel j’interviendrai au moment opportun.

L. Abderrahmane


(1) En relation avec les années 1989-1990, et la « crise » du PAGS, socialgérie a mis en ligne certaines contributions et articles, dont les liens sont donnés ci-dessous:

RÉFLEXIONS D’UN MILITANT SUR LA RÉORGANSATION DU PARTI
CONTRIBUTION DE TAHAR ABADA
; en date du 11 décembre 1989,
date de mise en ligne: 30 janvier 2010

Lire la contribution de Tahar Abada…


Le PAGS A BESOIN D’UN FONCTIONNEMENT DEMOCRATIQUE
PAR MHD KHADDA ET CELLULE D’ALGER-CENTRE
; en date du 2 juillet 1990; date de mise en ligne: 17 février 2010

Lire la contribution de la cellule d’Alger-Centre …


SADEK AISSAT, SON APPROCHE SOCIALE ET DÉMOCRATIQUE

COURAGE POLITIQUE CONTRE HÉGÉMONISMES DE TOUS BORDS
; le 24 juillet 1990; date de mise en ligne: dimanche 17 janvier 2010

Lire la lettre de Sadek Aissat


REHABILITER LE POLITIQUE; HADJERES AU « SOIR D »ALGERIE », GRAND ENTRETIEN AVEC AREZKI METREF; mai-juin 2007, date de mise en ligne sur SOCIALGERIE: dimanche 31 mai 2009

Lire l’entretien…


Europe et monde musulman

L’hybridation de l’Europe et du monde musulman

Henry Laurens, John Tolan, Gilles Veinstein, L’Europe et l’islam. Quinze siècles d’histoire, Paris, Odile Jacob, coll. « Histoire », 2009, 473 p.

Dans une monumentale étude, trois historiens étudient les échanges politiques, militaires, culturels et économiques qui lient, depuis un millénaire et demi, l’Europe et l’islam. Une des originalités de leur approche tient à ce qu’elle ne se cantonne pas à la question des religions et permet de réfuter les discours sur l’inévitable affrontement entre les mondes européen et arabo-musulman.

L’histoire croisée de l’Europe et du monde musulman ne se réduit pas aux conquêtes réciproques et à un affrontement à prétention universelle. L’Europe et l’islam, cosigné par trois spécialistes dont la réputation n’est plus à démontrer (Henry Laurens et Gilles Veinstein enseignent au Collège de France, John Tolan à l’université de Nantes), est une synthèse majeure qui se tient à distance de toute approche de type idéologique – ce n’est pas toujours le cas en pareil domaine. La première qualité de cette fresque est de nous inscrire dans la longue durée, sur un immense espace situé entre les océans Atlantique et Indien, qui englobe le Vieux Continent, le monde arabe et le monde turco-ottoman. Les trois historiens à l’œuvre mettent à la disposition du public leur connaissance des langues, leur maîtrise de sources riches et variées, croisant des travaux précis et des synthèses plus générales. Quelques pièces sont livrées à la connaissance des non-spécialistes ; ainsi cette proclamation des ulémas d’Al-Azhar répondant au souhait conjoint de la France et de la Grande-Bretagne, le 21 janvier 1916 :
« Considérez la partie de l’Irak occupée actuellement par les Anglais, regardez quel est le sort du Liban et celui des Arabes d’Occident protégés de la France, et vous vous apercevrez de la différence qui existe entre les procédés des Anglais, des Français et ceux des Turcs. Les Turcs en veulent à la langue arabe, la langue du Prophète et du Coran, la langue de la prière, et cherchent à l’anéantir pour lui substituer la leur […]. En Syrie, les Libanais, par leurs nombreux écrits, et les jésuites, par le concours de leur talent, sont devenus les propagateurs de la langue arabe. En Égypte, grâce au concours des Anglais, cette langue est devenue florissante. […] Dernièrement encore, lors de la réunion du Congrès arabe à Paris, la France a prêté à ce Congrès toute sa sollicitude. »

Cette expression de propagande, mise au service des intérêts de l’Entente, est remarquable ; mais elle signifie davantage qu’une simple soumission aux puissances de l’heure. Il ne s’agit pas ici d’offrir au lecteur une illustration de l’influence et des formes de domination des uns sur les autres. Les symboles sont pourtant légion : ainsi, les toutes premières paroles prononcées, en 1492, au seuil du Nouveau Monde, l’ont été dans la « langue du Coran » par Luis de Torres, un juif converti au christianisme qui a débarqué avec Christophe Colomb sur la future île de San Salvador. On peut citer d’autres exemples : le musulman Ibn Jubayr charmé par une messe de Noël à l’heure des croisades ; Belon du Mans vantant les mérites de l’esclavage sous les Turcs alors que ces derniers menacent l’Orient européen ; la catholique Isabelle Eberhardt convertie à l’islam en pleine phase de colonisation du monde musulman, etc. On pourrait donc écrire une histoire sans aspérité, sans nœud, sans sang, un récit convenu pour des « temps de dialogue » ; mais ce n’est pas l’option choisie par les auteurs.

Alliances, retournements, échanges

La démonstration, puisque c’est bien de cela qu’il s’agit, porte d’abord sur des faits. Le pan de l’histoire-bataille est assumé, depuis les premières incursions dans les péninsules italienne et ibérique jusqu’à la décolonisation du Maghreb, en passant par la prise de telle ville qui rend compte de la force ponctuelle d’un des acteurs (beaucoup plus que de la réalisation politique qui en découle) : Séville en 712, Jérusalem en 1099, Acre en 1291, Constantinople en 1453, Belgrade en 1521, Alger en 1830. Massacres à petite ou grande échelle, destructions de toutes sortes, soumission de l’« autre » à des statuts juridiques inégalitaires, persécutions et exils forcés, conversions contraintes, soupçons et accusations de trahison, traite d’esclaves en Méditerranée, églises transformées en mosquées et mosquées transformées en églises, cette part du passé est relatée sans faux-semblant ni jugement : l’histoire n’est pas faite pour rassurer les esprits fragiles ou partisans.

La représentation de trois ensembles majeurs au Moyen Âge – l’un déterminé par le christianisme latin, le deuxième par le christianisme byzantin, le troisième par l’islam – laisse apparaître une variété de coalitions, d’alliances et de retournements : la conquête musulmane à l’extrême Occident se fait à l’aide de contingents chrétiens, la conquête chrétienne de la côte orientale de la Méditerranée bénéficie du soutien de musulmans. Un demi-siècle après la victoire de Saladin à Hattin en 1187, al-Nâsir Dâwûd donne Jérusalem à ses alliés francs, sans même réclamer le contrôle des mosquées de l’esplanade. Dans la phase suivante, les sultans ottomans n’ont pas de grande difficulté à trouver des vassaux chrétiens leur permettant d’asseoir leur autorité dans les Balkans ou de régler leurs conflits de succession ; une alliance de revers est établie entre la Porte et François Ie et le limes oriental devient le siège de combats sévères qui mêlent notamment Tatars et Cosaques. Dans un contexte encore différent, les empires britanniques et français peuvent s’appuyer sur plusieurs centaines de milliers de soldats de confession musulmane, y compris pour se battre contre certains de leurs coreligionnaires.
Le pan de l’histoire-échange, traité avec la même rigueur, conforte la description de transactions permanentes au dos de la carte « amis vs. ennemis ». La thèse vulgarisée de Pirenne, selon laquelle l’avènement par les armes de l’islam, sur un large pourtour méditerranéen, a ouvert un fossé jamais refermé entre les rives, est récusée. Certes, l’axe rhénan devient central au cours du Moyen Âge latin, et Bagdad est davantage tournée vers les productions du sous-continent indo-chinois que vers Aix-la-Chapelle. Encore faut-il distinguer, comme c’est le cas ici, les phases de conquête et celles de l’organisation des nouveaux rapports sociaux, et convenir que les « limites entre guerre, course, piraterie et commerce sont […] très floues ».

Le califat de Cordoue entretient des échanges économiques avec les royaumes chrétiens, et le royaume de Jérusalem comme le comté de Tripoli ne sont pas coupés d’un arrière-pays qui compte des populations musulmanes et chrétiennes dans des proportions bien différentes de celles d’aujourd’hui. Les îles (Sicile, Crête, Chypre, Malte, Baléares) basculent dans un camp ou dans un autre au gré de la fortune des armes, sans que la population ne suive forcément le vainqueur. Pise, Gênes ou Venise font montre d’un dynamisme étonnant et, bien qu’en déclin, Byzance sert toujours de référence. Son rôle dans le champ culturel est connu, même si les modalités de transmission d’une partie du patrimoine antique et de sa transformation partielle dans l’espace arabophone (avant de rejoindre le monde latin pour y être, là encore, adapté), a fait l’objet d’une récente polémique [[Autour du livre de S. Gouguenheim, Aristote au Mont-Saint-Michel. Les racines grecques de l’Europe chrétienne, Paris, Seuil, 2008. Voir, à sa suite, M. Lejbowicz (dir.), L’Islam médiéval en terres chrétiennes. Science et idéologie, Éditions du Septentrion, 2009.]]. Sans être interrompus, ces échanges voient leur part relative décliner entre le XVIe et le XVIIIe siècles ; le partage territorial y est davantage marqué, même lorsque la Russie naissante est intégrée au tableau. Ils reprennent, sous un nouveau rapport de forces, lors de cette première mondialisation qu’est la colonisation européenne.

De la « barbarie » à la « modernité »

Les traces des gestes passés sont mises en regard avec la représentation des acteurs du moment ou de leurs successeurs. D’utiles mises au point rappellent, sans prétention d’exhaustivité, les noms successifs du « barbare » et des frontières – toujours temporaires – qui le tiennent à l’écart : ici Sarrazin, Maure, Turc, hérétique, musulman, Arabe ; là Franc, infidèle, chrétien, Européen, Occidental. John Tolan rappelle que le terme de jihâd est complexe dès le moment muhammadien, que celui de croisade n’est forgé qu’au XIIIe siècle et que la Reconquista est « essentiellement une invention de l’historiographie du XIXe siècle », même si les caractéristiques de cette idée ont été formulées au IXe siècle. Gilles Veinstein livre des informations peu connues sur la quête de la « pomme d’or » :

« Ce fruit fabuleux était le symbole de la ville à conquérir et finalement de l’ultime cité dont la possession signifierait que [les] armées [du sultan ottoman] avaient accompli leur tâche et que leur maître exercerait désormais cette domination universelle à laquelle il avait vocation. »
Henry Laurens donne des indices sur la manière dont le monde de langue arabe intègre et modifie pour partie des représentations forgées au nord de la Méditerranée. Ces représentations sont destinées à exprimer une altérité, le plus souvent dégradante – elle comprend les déclinaisons racistes –, au rythme de critères qui sont élaborés en philosophie comme dans les sciences humaines. Il en va de même dans la langue arabe, moins étudiée ici, pour vanter la supériorité du croyant musulman ou dénigrer les Africains de couleur noire, parfois désignés par le vocable ‘abîd (esclaves).

Les discours viennent appuyer les actes : ils permettent de mieux comprendre pourquoi, dans la seconde moitié du XIXe siècle, le principe des nationalités peut être défendu au profit des populations chrétiennes de la péninsule balkanique, alors que l’Afrique du Nord est « destinée dans son intégralité à tomber sous le joug de la domination coloniale directe ». Le facteur religieux n’est pas le seul discriminant : l’Éthiopie dirigée par les coptes est vouée, avec retard et du fait des ambitions italiennes, à une destinée analogue à celle de son voisin soudanais.
L’inflexion majeure, introduite par l’« accès à la modernité », doit être soulignée. À partir du XVIe siècle, et malgré le recours à la thématique de la croisade en vigueur chez certains jusqu’au XXe siècle, la population du nord de la Méditerranée se définit de moins en moins selon des lignes confessionnelles. La « crise de conscience européenne au lendemain des guerres de religion » est déterminante et la citation de John Locke vient l’éclairer : « Ni un païen, ni un mahométan, ni un juif ne devrait être exclu des droits civils du Commonwealth en raison de sa religion. » Un nouveau corpus juridique, en voie de constitution, commence à s’imposer comme norme universelle avec le congrès de Vienne en 1815. La « diplomatie ottomane », comme celle de toutes les entités étatiques fondées depuis, suit cette « occidentalisation forcée », antinomique avec les droits traditionnels. Il ne s’agit pas d’un habillage, mais d’une transformation de fond qui ne tient pas seulement à la diffusion du livre imprimé et des bouleversements que cet outil provoque. Chantre du scientisme, Ernest Renan ne souhaite pas seulement l’affaiblissement de l’islam, mais aussi celui du christianisme et du judaïsme.

Vers une nouvelle synthèse ?

En amont de la constitution des États et de l’affirmation de cet objet protéiforme qu’est la nation, il faudrait entreprendre l’histoire comparée de l’autonomie progressive du droit par rapport à toute parole révélée, ainsi que de la relation entretenue par les disciplines du savoir. Une étude croisée de la censure, qui déborde les seuls cadres religieux, serait à écrire dans la perspective d’un panorama général de la pensée, de ses supports et de ses lieux que sont les universités, les séminaires et autres bibliothèques.

Les auteurs reconnaissent combien il est difficile de déterminer « ce qui est emprunt pur et simple et ce qui est synchronisme d’évolution ». C’est dire si les chantiers de la recherche restent nombreux. Les éléments mesurables sont mis en évidence : vitalité démographique, efficacité administrative, solidité de l’infrastructure militaire, technicité des armements, progrès dans les transports et communications – éléments auxquels on pourrait ajouter, sans paraître prosaïque, la diffusion de l’usage de la fourchette.

Mais tout ceci ne rend pas parfaitement compte du basculement du rapport de forces. Le choix revendiqué de ne pas prendre pour objets « islam et christianisme […] en tant que religions » conduit à privilégier la politique, la géopolitique et l’économie. Dès lors, il laisse dans l’ombre l’intense travail de justification-recomposition du discours philosophique, anthropologique et cosmologique, au sein des confessions, à l’arrière-plan des orthodoxies proclamées. L’option ne permet pas bien de comprendre pourquoi, comme l’écrit Henry Laurens, « l’islamisme devient le discours dominant dans les sociétés musulmanes à partir des années 1980 ». Pour saisir, par exemple, les enjeux autour de notions importées comme celle de hurrîyyat al-dhamîr (liberté de conscience), il faudrait multiplier les éditions critiques de textes en langues orientales (arabe, persan et ourdou), accompagnées de recherches historico-linguistiques. Gageons que cette synthèse suscitera une nouvelle génération de chercheurs susceptible de désamorcer, sur les rives de la Méditerranée et bien au-delà, les faux arguments qui nourrissent la peur des uns et la haine des autres.

Par Dominique Avon, La vie de idées – 10 juin 2009

Professeur d’histoire à l’université du Maine, chercheur au sein du laboratoire CERHIO-LHAMANS.

Dernier ouvrage paru : La Fragilité des clercs, Éditions de Corlevour, 2007

Barack Obama et le monde musulman

Le 4 juin, depuis le Caire, Barack Obama s’est adressé aux « musulmans » leur promettant que « l’Amérique ne sera jamais en guerre contre l’islam ». Il a rejeté la thèse du « conflit des civilisations » et au bonheur de ses auditeurs habitués à entendre diaboliser leur religion, il a émaillé son discours de citations coraniques. Il a réaffirmé son soutien à la constitution d’un Etat palestinien et a pressé Israël d’arrêter la colonisation de la Cisjordanie.

Ce sont là quelques importants points du discours prononcé par le président américain dans la capitale égyptienne. Par son appel à une coopération amicale entre l’Amérique et le « monde islamique », par sa reconnaissance des souffrances des Palestiniens, ce discours est en rupture avec la rhétorique habituelle de la Maison-Blanche. Hélas, c’est, en réalité, son unique nouveauté.

Barack Obama a rejeté la thèse du « conflit des civilisations », mais prôner le « dialogue des civilisations » ne renvoie-t-il pas aussi à cette vision étriquée de l’humanité, qui la divise en aires culturelles étanches ? Le président américain n’est-il pas prisonnier de la doctrine de Samuel Huntington lorsqu’implicitement, dans l’intitulé même de son discours, il pose que la principale identité des 57 Etats du « monde islamique » est une identité religieuse ? Ne suppose-t-il pas ainsi, comme ces néo-conservateurs au service de l’hégémonie US, que la compréhension de l’islam est un préalable nécessaire – et suffisant ? – à la compréhension des « musulmans » ?

Barack Obama n’a vraisemblablement pas réfléchi à la réalité du « monde islamique » auquel il s’est si brillamment adressé : existe-il vraiment ou est-il la création d’idéologues qui avaient besoin de trouver à l’Amérique un « nouvel ennemi stratégique » après la dislocation du bloc de l’Est ? Car la question se pose : qu’est-ce que le « monde islamique » ? Sont-ce les royaumes du Golfe dont certains font partie des Etats les plus nantis de la planète, ou la Somalie et le Tchad, épuisés par les guerres et les famines ? Est-ce la Turquie au régime parlementaire ou le Qatar au système politique tribal autocratique ? Est-ce l’Algérie où les islamistes participent au gouvernement ou bien la Libye où on les fait pendre dans leurs cellules ?

Les musulmans : des « êtres foncièrement religieux » ?

En s’adressant à un milliard et demi de musulmans en leur qualité de « croyants » et non de citoyens, le président américain a ressuscité un vieux préjugé « occidental ». Comme en des siècles obscurs, les « Mahométans » seraient essentiellement des êtres « religieux », et, dans leurs pays, la religion est le principal moteur de la vie sociale ; il suffit d’évoquer la grandeur de leur foi, de s’étendre sur leurs lauriers passés pour conquérir leurs cœurs et leurs terres. C’est ce même préjugé qui avait fait écrire à Napoléon Bonaparte, dans une lettre à un notable égyptien, le cheikh Al Messiri : « J’espère que le moment ne tardera pas où je pourrai réunir tous les hommes sages et instruits du pays et établir un régime uniforme, fondé sur les principes de l’Alcoran, qui sont les seuls vrais et qui peuvent seuls faire le bonheur des hommes. » C’est également ce préjugé qui fait de l’expression du « respect de l’islam » une constante du discours officiel américain, de Dwight D. Eisenhower et à Barack Obama.

Considérer le monde islamique comme une entité unique par delà ses différences politiques, économiques et linguistiques n’est pas seulement une erreur théorique. C’est aussi, tacitement, donner raison aux courants intégristes qui affirment l’existence d’une seule nation de « l’Océan à l’Océan » aujourd’hui agressée par les « impies judéo-chrétiens ». C’est donner une nouvelle légitimité aux dirigeants islamistes et reconnaître en eux les authentiques représentants de leurs « coreligionnaires ».

L’Amérique ne sera jamais en guerre contre l’islam, a promis le président américain comme pour s’excuser de ce que son prédécesseur ait allumé le feu d’une « guerre de religions » moderne. Mais les campagnes de George W. Bush en Afghanistan et en Irak étaient-elles des « campagnes contre les musulmans », comme aiment à le répéter les islamistes ? Il est permis d’en douter. Les Etats-Unis ont renversé les Talibans avec le concours de l’« Alliance du Nord », une milice islamiste. Ils ont installé à leur place le régime de Hamid Karzaï, un adepte de l’application de la chariaa tout « modéré » qu’il soit. Ils ont remplacé le régime laïcisant de Saddam Hussein par un autre, presque théocratique. La liste des alliés « musulmans » de l’Amérique bushienne comportaient un Etat comme l’Arabie Saoudite qui défend aux femmes de conduire les voitures et un autre, comme la Tunisie, qui autorise l’avortement libre et gratuit ; des Etats qui reconnaissent les mouvements islamistes comme la Jordanie et d’autres qui, comme l’Egypte, les interdisent.

George W. Bush avait, selon toute vraisemblance, de solides convictions islamophobes mais ses mises en garde contre la « menace islamique » semblaient destinées principalement à la consommation intérieure. Elles étaient censées aligner les électeurs derrière une Maison-Blanche occupée à la défense militaire des intérêts du capitalisme américain déclinant. Chaque fois qu’il s’était agi de rassurer les « musulmans », l’ancien président des Etats-Unis avait rappelé l’« humanisme de l’islam » en des termes que ne renieraient pas son successeur. Se souvient-on qu’en 2003, lors d’une visite en Indonésie, il avait affirmé que l’islam était l’« une des plus prestigieuses religions » de l’humanité. Se souvient-on qu’en 2007, au Centre islamique de Boston, il avait rappelé l’« apport des musulmans à la civilisation universelle » ? Qu’a dit Barack Obama au Caire de si différent ?

Le président américain aux Palestiniens : « Encore des concessions »

Le président américain a eu pour le peuple palestinien des mots généreux qu’aucun politicien américain – à l’exception notable de Jimmy Carter – n’avait jamais eus pour lui. Mais que lui a-t-il concrètement offert ? Le journaliste égyptien Mohamed Hassanine Haykal a résumé la situation en ces mots : « A nous les Arabes, il a déclamé un poème d’amour. Aux Israéliens, il a clairement promis une inébranlable et éternelle amitié » (« Al-Chourouk », le Caire, le 8 juin 2009).

Le nouveau chef de la Maison-Blanche a critiqué la poursuite de la colonisation des territoires palestiniens et exprimé son soutien à l’idée d’« un Etat palestinien vivant côte-à-côte avec Israël ». Cependant, si ces positions paraissent révolutionnaires, c’est probablement parce que le gouvernement israélien a reculé sur les engagements du gouvernement Olmert, eux-mêmes véritablement mineurs. Il poursuit la colonisation et ne manque pas une occasion pour réaffirmer son opposition à « la solution des deux Etats ».

Non seulement le soutien américain à la création d’une entité palestinienne n’est pas nouveau (George W. Bush l’a exprimé pour la première fois en 2001), mais la nature de cette entité reste vague dans le discours de Barack Obama. S’agit-il d’un Etat souverain ou d’un réseau de bantoustans, dont les espaces aérien et maritime seraient contrôlés par Israël ? S’agit-il d’un Etat ou, comme le propose Benyamin Netanyahou, d’une nouvelle Andorre – misérable, celle-ci -, qui n’aurait des attributs de la souveraineté qu’un simple drapeau ? Le président américain ne l’a pas précisé. En revanche, le lendemain de son discours au Caire, il demandait aux Arabes depuis l’Allemagne de faire des « concessions douloureuses », soulignant, sur un ton plutôt bushien, que « Mahmoud Abbas a progressé [sur cette voie] mais pas encore suffisamment » !

Cette déclaration semblait curieuse, car si l’Autorité palestinienne avait bien accueilli le discours de Barack Obama au Caire, ce n’était pas le cas du gouvernement Netanyahou. Dans un geste de défi à Washington, le ministre de l’Intérieur israélien, Eli Yishai, avait même promis d’« user de ses prérogatives pour étendre les colonies » et s’était engagé à « ne jamais accepter qu’un seul foyer de colonisation soit supprimé ».

Mais le réajustement rapide de la position de Barack Obama sur la question palestinienne n’était pas surprenant. Sa compassion pour les Palestiniens avait beau être toute rhétorique, elle avait révolté les officiels israéliens et la droite conservatrice américaine. La clarté avec laquelle il a demandé aux Palestiniens plus de concessions renseigne sur l’étroitesse de sa marge de manœuvre pour contraindre Benyamin Netanyahou à reconnaître les droits nationaux palestiniens.

Est-ce que, pour autant, Barack Obama et George W. Bush, « c’est du pareil au même » ? Le président qui a fait fermer le camp de Guantanamo ressemble-t-il à celui qui l’avait fait ouvrir ? Un président qui appelle au respect des libertés religieuses des musulmans est-il comparable à un autre qui a fait de ces derniers les suspects préférentiels de la CIA et du FBI ?

Non. Mais la différence entre les deux présidents n’est pas leur amour ou haine des « musulmans ». Elle est dans la volonté de l’un de reconnaître la contribution des alliés de l’Amérique au maintien de son hégémonie et l’obstination de l’autre à les considérer comme des épigones interchangeables. Elle est dans le pragmatisme de Barack Obama tranchant avec les projets illuminés de son prédécesseur, qui entendait démocratiser le « monde musulman » par la force des armes.

Le changement de la politique extérieure des Etats-Unis ne s’explique pas seulement par les idées et l’histoire personnelles du président américain car cette politique est le fruit de difficiles arbitrages entre les élites américaines, républicaines et démocrates. Bien avant l’élection de Barack Obama, une partie de ces élites s’étaient montrées critiques envers la conduite de l’occupation de l’Irak et de l’Afghanistan et la gestion du dossier du nucléaire iranien. Leurs pressions avaient abouti au limogeage de l’ancien ministre de la Défense, Donald Rumsfeld, et à la publication en novembre 2007 d’un rapport des agences de renseignement attestant l’inexistence d’un programme nucléaire militaire en Iran.

Ainsi, sous le règne George W. Bush déjà, la révision de sa politique extérieure était devenue, pour la plus grande puissance mondiale, une nécessité de survie. Et si elle l’était devenue c’est parce que les résistances des peuples, en Amérique latine et au Moyen-Orient, avaient mis en échec les plans hégémonistes US. Barack Obama, de ce point de vue, est « l’homme de la situation ». Son nom, sa culture et ses origines l’habilitent à accélérer cette révision et à adoucir, pour mieux le faire avaler à la planète, l’éternel expansionnisme yankee.

2003 – INVASION DE L’IRAK

IRAK: UN MOMENT CAPITAL DU BASCULEMENT DU MONDE

POUR QUE LE DERNIER MOT REVIENNE AUX PEUPLES

Baghdad est tombée et a changé de main pour la deuxième fois en un demi-siècle.

La première fois, en 1958, le régime monarchique hachémite inféodé au Colonial Office britannique était renversé par des officiers progressistes menés par Abdelkarim Kassem.

C’était le début de la fin pour la toute puissante Irak Petroleum Company (capitaux anglo-franco-américains) et aussi pour le « pacte de Bagdad » (Irak, Turquie, Iran, Pakistan associés aux USA et à la Grande Bretagne) imposé trois ans auparavant aux peuples du Moyen Orient placé ainsi malgré eux dans le sillage de l’OTAN. (L’année suivante, les impérialistes créeront un nouveau pacte sans l’Irak, le CENTO, que le nouveau régime iranien quittera lui aussi en 1979).

Avec l’avènement du nouveau régime plus soucieux des intérêts nationaux, les places boursières d’Occident et les monopoles pétroliers, gorgés jusque là de profits illégitimes sur le dos des populations d’Irak connurent une manière « de choc et d’épouvante » mais pacifique, n’ayant rien à voir avec la violence meurtrière qui présida à l’installation de la monarchie par les Britanniques en 1920.

Comme pour la révolution nassérienne, l’événement s’inscrivait dans un mouvement d’émancipation nationale et jusqu’à un certain point de progrès social dans l’ensemble du monde arabe et du « Tiers Monde ». Après avoir alimenté de forts espoirs et un certain nombre de réalisations économiques, ces nouveaux régimes dirigés par les hiérarchies militaires supérieures aggravèrent leur hégémonisme anti-démocratique initial (et pour quelques uns leur expansionnisme territorial). Ils enfoncèrent ainsi progressivement ces pays dans la dictature répressive, les moeurs putschistes, maffieuses et parasitaires, les contre-performances économiques, l’aggravation des dépendances pernicieuses, l’effritement des cohésions nationales, la déresponsabilisation populaire et l’affaissement de la conscience civique. Nous en cueillons aujourd’hui les fruits empoisonnés. Derrière l’armada raciste, les pétroliers et financiers US effectuent un retour en force en ayant évincé leurs rivaux français et amoindri la participation de leurs complices britanniques. Ils n’ont pas été invités, ils se sont fait annoncer par les missiles et le mépris du droit international et de la vie des gens. Leurs représentants claironnent : nous ferons de même avec tous ceux qui ne se plieront pas à notre vision du monde, autrement dit à leurs superprofits bâtis sur le sang et la terreur.

D’une façon générale, l’avertissement des « civilisateurs » d’Outre Atlantique avait été compris par l’opinion internationale avant l’agression, et pas seulement par les peuples comme le nôtre, pour qui les affres et les atrocités du colonialisme sont une vieille connaissance. La destruction des musées et de la Bibliothèque nationale de Baghdad, que le dictateur Saddam avait au moins enrichis et protégés, nous rappelle des épisodes funestes par lesquels les colonialistes français avaient débuté et terminé leur règne de 130 ans. Lors de la prise de Constantine en 1837, les ouvrages des bibliothèques privées furent jetés à la rue, piétinés, déchirés, souillés par une soldatesque déchaînée qui voyait haineusement des « Alcorans » dans tous les livres écrits en arabe, dont par exemple la traduction précieuse d’un ouvrage de Galien, le célèbre médecin et scientifique de la Grèce antique. Quelques ouvrages récupérés par un officier cultivé qui les envoya sous escorte à Alger, finirent brûlés en cours de route par les soldats pour lutter contre le froid d’un hiver rigoureux ! C’est dans les flammes également que sombra la Bibliothèque universitaire d’Alger après le cessez le feu de 1962, dans un brasier allumé par les criminels et racistes de l’OAS.

Œuvre de brutes incultes ? Au niveau des exécutants sans doute. Mais avant tout conséquence obligée de toute guerre de rapine et culpabilité totale, directe ou indirecte, de ses inspirateurs. Ecoutez donc les recommandations insistantes, dans les années 1830 au moment de la conquête, de Alexis de Tocqueville, le grand théoricien français de la démocratie « libérale », qu’il avait longuement étudiée en Amérique :

« … Le second moyen en importance après l’interdiction du commerce, est le ravage du pays. Je crois que le droit de la guerre nous autorise à ravager le pays et que nous devons le faire, soit en détruisant les moissons à l’époque de la récolte, soit dans tous les temps en faisant de ces incursions rapides que l’on nomme razzias et qui ont pour objet de s’emparer des hommes et des troupeaux ».

Tocqueville va plus loin et théorise sa méthode et son attitude vis à vis de la civilisation « des autres »: « Il n’y a point de société, ne fût elle qu’à demi civilisée, qui puisse subsister sans ville. Les peuples nomades… y sont même plus assujettis que d’autres (à cette nécessité, du fait, dit-il, de leur besoin de cultiver même grossièrement les sciences et les arts qui sont indispensables à la civilisation la moins avancée). Il est de la plus haute importance de n’en point laisser s’établir un seul (point fixe) parmi eux, et toutes les expéditions qui ont pour objet d’occuper ou de détruire les villes anciennes et les villes naissantes me paraissent utiles ”

L’auteur qui rapporte ces écrits, Todorov, rattache ces propos à une philosophie plus globale :

« pour l’analyste politique qu’est Tocqueville, la logique des relations internationales est celle de la force:.. A la différence des individus, les Etats n’ont pas à se conformer à un code qui leur attribue des droits positifs, pour la simple raison qu’un tel code n’existe pas. La seule règle du comportement international est donc la liberté, c’est à dire l’absence de règles (un état de nature). … La morale universelle s’arrête au seuil des relations internationales ».

Les théoriciens actuels de l’expansionnisme colonialiste des USA n’ont donc rien inventé. Ce que confirme bien Tocqueville quand il parle des Indiens d’Amérique: “ Je crois que la race indienne de l’Amérique du Nord est condamnée à périr, et je ne puis m’empêcher de penser que le jour où les Européens se seront établis sur les bords de l’Océan pacifique, elle aura cessé d’exister… Non seulement les Indiens ne possèdent pas ce préliminaire indispensable de la civilisation (c’est-à-dire se fixer en devenant cultivateurs), mais il leur est très difficile de l’acquérir ».

Le fond des choses apparaît, à propos de l’Algérie au moment de la conquête, sans que Tocqueville ait à le dissimuler. Il s’agit de la valeur du territoire algérien sur la scène internationale: “ Ce qui est incontestable à nos yeux, c’est que si ces positions ne restent pas entre nos mains, elles passeront dans celles d’un autre peuple de l’Europe. Si elles ne sont pas pour nous, elles seront contre nous, soit qu’elles tombent directement sous le pouvoir de nos ennemis, soit qu’elles entrent dans le cercle habituel de leur influence ».

Nous voilà donc revenus à l’époque où la loi de la jungle coloniale pouvait se proclamer sans camouflage excessif, avec cette différence cependant que les peuples ne l’admettent plus aussi facilement, que ce soit dans les pays occupants ou dans les pays envahis, et que la communauté internationale a commencé à établir des règles de droit international qui condamnent, au moins en théorie, les pratiques de prédation et les crimes de guerre.

LA FORCE DES COLONIALISTES EST DANS LES DÉFAILLANCES DES COLONISABLES

Nous en sommes là, victimes de logiques perverses que nous n’avons pas su ou voulu renverser. Les forces de paix, de démocratie et de justice sociale dans le monde n’ont pas réussi à arrêter à temps le bras des criminels avant l’agression, ni ensuite à imposer l’arrêt du massacre des Irakiens. Le peuple d’Irak déjà lourdement éprouvé par la dictature est saigné, humilié dans sa dignité nationale, jeté dans un chaos profond. La défaite de la résistance nationale a assommé les opinions arabes mais elle était prévisible. L’écrasante disparité des moyens purement militaires et stratégiques (dans le rapport de 400 à 1 selon certains) n’est pas seule en cause. A ce propos, l’erreur capitale (et structurelle) du régime de Saddam a été en permanence depuis des décennies et jusqu’à ce dernier épisode catastrophique, de tout miser sur le terrain militaire en sous estimant grossièrement les capacités de riposte et les plans d’ensemble de l’impérialisme en même temps qu’il faisait tout pour s’aliéner les sympathies susceptibles de contrebalancer ce rapport de forces. Pour l’essentiel, les capacités réelles de résistance globale et multiforme de l’Irak à l’occupation étaient minées et condamnées d’avance par la nature et les agissements du régime de Saddam depuis trois décennies. Il était, à court ou long terme, aveugle et suicidaire pour la nation d’engager dès les débuts de son pouvoir une répression féroce contre tous les courants démocratiques irakiens, d’engager une guerre insensée contre l’Iran, de se jeter ensuite tête baissée dans le piège américain au Koweit, puis enfin d’adopter une attitude équivoque envers l’éventualité d’un choc militaire que l’Irak n’était pas en mesure de supporter. Aussi contestable que soit la dictature de Qaddafi sur le plan intérieur, il a su au moins tirer à temps les leçons de ses initiatives aventuristes dans la région.

Quant à la solidarité active que les opinions patriotiques du monde arabe et musulman souhaitaient apporter au peuple irakien, elle a été depuis longtemps rongée progressivement ou tuée dans l’oeuf par les fléaux politiques, économiques, sociaux, culturels et idéologiques ravageurs identifiés depuis longtemps par les forces de progrès et de contestation, elles mêmes férocement ou insidieusement réprimées dans l’ensemble de ces pays.

Le constat est d’autant plus humiliant que pour la première fois, fait réconfortant mais énorme chance gâchée, un front anti-guerre et anti-colonisation s’est déployé dans le monde avec une ampleur sans précédent, aux niveaux populaire comme aux niveaux diplomatiques. Cette vague avait placé les va-t-en guerre dans un isolement politique quasi complet. Fait d’autant plus remarquable que les victimes irakiennes font partie d’un monde arabe et musulman largement diabolisé depuis longtemps par les propagandes racistes. Confirmation aussi que de larges milieux en Occident ont compris que l’expédition guerrière intervenait non pour défendre les valeurs de la civilisation occidentale menacées ou pour instaurer la démocratie mais pour des intérêts sordides colossaux.

L’événement a effectivement jeté une grande clarté sur les tares et les dangers qui pèsent sur la planète. S’il ne s’agissait d’une entreprise aussi criminelle, on serait tenté de remercier ses initiateurs d’avoir aidé énormément à percer le rideau de brouillard que les promoteurs plus habiles de l’impérialisme ultra-libéral ont longtemps médiatisé.

« Choc et épouvante » le nom donné à cette opération aurait dû, s’il fallait en croire la propagande de ses promoteurs, s’appeler plus habilement «liberté et démocratie pour les peuples ». Mais la mentalité des commanditaires, la nature du hold-up gigantesque ont pris le dessus pour donner le nom qui convenait à cette entreprise. Il leur fallait terroriser toute la gamme des oppositions possibles. Rien dans les méthodes et l’état d’esprit n’a changé, sinon en pire, depuis le 6 et le 9 août 1945, lorsque le Président Harry Truman, bon exécutant des cercles et monopoles militaro-industriels US enrichis dans des proportions inouïes par la deuxième guerre mondiale, donnait l’ordre de déverser la mort atomique sur les populations civiles japonaises de Hiroshima et Nagasaki (210 000 civils décédés le jour même et dans l’année, des dizaines de milliers d’autres plus tard). Il n’y avait à ce crime de guerre doublé d’un crime contre l’humanité aucune réelle justification stratégique puisque la défaite du militarisme nippon était déjà consommée. L’avertissement était, au delà de l’Union Soviétique qui était pourtant encore à ce moment là une composante décisive de la coalition antifasciste mondiale, destiné à tous les peuples, nations et Etats dévastés, épuisés et affamés par la guerre. L’assaut contre l’Irak relance le même diktat à l’Humanité dans son ensemble, y compris aux Etats d’Europe jusqu’ici alliés des USA dans l’OTAN: « Nous sommes les maîtres du monde et entendons en profiter. Nous avons les moyens militaires et financiers de faire ce que bon nous semble. Nous vous sommons de choisir : vous mettre à genoux ou subir nos représailles ».

Désormais pas un peuple, pas une nation ne se sent à l’abri, même chez ceux qui par intérêt ou par crainte cultivent encore l’illusion. Ce n’est que le prélude au verrouillage de toute une région du monde en direction de la mise au pas totale des peuples et des régimes de tous les continents.

La douleur et l’humiliation nous accompagneront, tant que justice ne sera pas rendue, dans un an, dans dix ans, dans vingt ans ou plus tard encore au peuple d’Irak et tant que les menaces du retour à l’esclavage colonial n’auront pas reçu la riposte multiforme adéquate.

Mais resterons-nous à ressasser ce malheur, à ruminer nos incapacités, les défaillances et les trahisons insoutenables des régimes arabes ? Resterons nous à nous lamenter sur une supposée incapacité congénitale des peuples arabes, imazighen et musulmans à s’unir contre la malédiction de servitudes et désastres répétés ? En resterons-nous à rêver de revanches extraordinaires dans lesquelles le tigre impérialiste, qui n’est pas en papier, et les régimes inféodés vont être châtiés, pulvérisés sous les coups de millions de fedayin et d’un feu atomique libérateur ? Réaction compréhensible pour tout être normal qui sent surgir en lui une âme de kamikaze au spectacle insoutenable des êtres innocents brûlés, affamés, saignés, humiliés, pour assouvir la sauvage cupidité de quelques groupes constitués en maîtres et gendarmes du monde. Réaction humaine qui souligne néanmoins l’impuissance rageuse du moment, impuissance qui en réalité n’est pas seulement ou essentiellement militaire, qui couvre de nombreux domaines identifiables et par là même n’est en rien une fatalité.

Ou bien, dépassant l’amertume insondable de nos aïeux quand s’abattit sur eux la honte de la colonisation, instruits par les expériences de notre peuple, martyrisé et ballotté entre espoirs fous et déceptions, y compris après l’indépendance, serons-nous capables de bâtir les efforts persévérants et les actions pour la liberté et la démocratie sur une évaluation froide des raisons pour lesquelles nos libérations du joug colonial sont restées à mi-chemin des souhaits et des intérêts de nos peuples ? Pourquoi ont elles été fragilisées jusqu’à retomber à la merci des appétits et des ambitions inassouvies des oppresseurs et des exploiteurs ?

POUR UNE DÉMARCHE DE SURVIE

Au point où le monde en est arrivé, avons-nous atteint le fond du gouffre ? Sûrement pas. D’autres malheurs suivront. Arriverons-nous à en sortir, à inverser progressivement la tendance? Peut-être. Mais plus sûrement encore si les orientations et les comportements de nos Etats, de nos sociétés, de nos politiques changent radicalement par rapport à ce qu’elles ont été jusqu’ici. Je n’ai pas en vue les milieux prêts à ramper et trahir leur peuple et leur société pourvu qu’ils y trouvent leur compte, en perpétuant les nuisances qui ont mis à mal et désagrégé la vitalité et la respectabilité de nos Etats et de nos nations. Ceux là ne sont nuisibles et dangereux que si le désarroi amène le plus grand nombre à courber le dos avec l’illusion que la dévastation et le déshonneur les épargneront (takhti rassi).

L’effort salvateur concerne en premier lieu les forces patriotiques, nationales et démocratiques innombrables qui chez nous se déclarent pour le changement et l’intérêt général, tout en représentant des courants politiques et des horizons idéologiques différenciés ou même opposés. Ces forces ont des conceptions différentes concernant le contenu des changements souhaitables, les stratégies et les voies pour les réaliser. C’est normal et correspond à la diversité des intérêts et des sensibilités. Ce qui n’est pas normal et s’est avéré désastreux, c’est que l’ensemble de ces courants n’ont pas su ou voulu jusqu’ici converger autour d’objectifs intermédiaires et concrets communs, ceux là même qui sont reconnus salutaires et urgents par nos sociétés harassées, qui en éprouvent dans leur vécu un besoin vital.

Rien de bon n’a résulté ni ne résultera de l’absence d’écoute de ces grands besoins sociaux et démocratiques, sacrifiés ou reportés sans arrêt par les couches dirigeantes sous les prétextes divers. Il n’y a que catastrophe au bout de la prétention démagogique à faire triompher des projets nationaux ou sociaux en s’éloignant dans la pratique des aspirations et des besoins criants, simples, évidents et rassembleurs des composantes de la société. Ce qui est vital, et c’est le critère du courage et de l’intégrité politiques, du réalisme, de la vraie radicalité et du patriotisme, c’est d’identifier ensemble ces besoins et d’œuvrer aux convergences indispensables à leur satisfaction. Hors de cette voie, les lamentations ou les anathèmes sur l’impasse politique dans laquelle nos pays sont enfoncés ressemblent plus à une surenchère politicienne ou un aveu d’impuissance qu’à une réelle volonté de mobiliser pour sortir de l’impasse.

Une démarche de survie pour la nation et la société implique de rompre avec les incantations, les calculs politiciens, les régressions claniques et les hégémonismes diviseurs, qui nourrissent l’illusion qu’un seul courant peut et doit monopoliser solutions, richesses nationales et pouvoir. Les protagonistes de ce genre de pratiques ne voient pas que, loin d’œuvrer à développer le potentiel que nous devons à notre indépendance nationale, nous ne faisons chaque jour que nous déchirer non pour des gains matériels ou politiques substantiels mais pour des enjeux dont il risque de ne rester bientôt que leur ombre. Car tout le socle d’un réel développement, autant que notre fierté d’êtres humains, a déjà commencé à échapper en grande partie aux nationaux. Du jour au lendemain, si nous continuons de la sorte, ce qui nous reste d’acquis risque, par la violence ou « en douceur », de tomber intégralement dans l’escarcelle des rapaces qui se sont déjà proclamés les maîtres du monde.

Dans le combat multiforme qui continue à nous affronter à ces derniers, quels ont été et continuent à être les points forts et les points faibles des uns et des autres, les leurs et les nôtres ? La question tourmente chacun de nous. Elle a une grande importance si on veut que les sociétés, celles du monde arabe en particulier, cessent d’être ballottées entre rêves de puissance imaginaire et spéculations politiciennes.

Plus concrètement, et ce n’est pas facile, nos peuples à tous les niveaux ont une double responsabilité : à la fois prendre la mesure du super-impérialisme qui a entrepris de faire main basse sur Baghdad en attendant d’autres étapes, et en même temps, nous mettre au dur apprentissage de faire converger résolument dans les actions appropriées tous les intérêts et toutes les volontés de paix, de liberté et de justice dans notre pays et dans le monde.

Paru dans le Quotidien d’Oran, le 14 avril 2003.

GRANDEUR ET MISERES DU SYNDICALISME ALGÉRIEN : L’HEURE DES CONVERGENCES

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À l’occasion du cinquantième anniversaire de la naissance de l’UGTA

article publié dans Le Quotidien d’Oran du 23 février 2006;

et dans Alger Républicain du 20 février 2006

À l’approche du 50ème anniversaire de la naissance de l’UGTA (24 février 1956), je comptais relater quelques épisodes significatifs du mouvement syndical algérien tel que j’ai pu l’observer comme acteur au cours des décennies écoulées.

Je voulais en particulier revenir sur la façon dont il y a cinquante ans, les organisations et les militants syndicaux, présents et luttant sur ce terrain depuis déjà une vingtaine d’années (dans les syndicats CGT constitués plus tard en juin 1954 en centrale indépendante l’UGSA) ont vécu la création de l’UGTA à l’initiative du FLN du temps de guerre.

Je voulais notamment faire connaître l’échange que nous avions eu, Bachir Hadj Ali et moi-même en avril 1956, soit deux mois après la fondation de l’UGTA, avec Abbane Ramdane, l’issue de notre première rencontre dans un cabinet dentaire de la place Emir Abdelkader (ex Bugeaud) à Alger.

Le contenu de cet échange n’est pas sans intérêt pour les nouvelles générations, en rapport avec les évolutions du mouvement syndical jusqu’à nos jours, avec la thématique essentielle de la double vocation, nationale et sociale, du syndicalisme algérien. J’ai dû cependant reporter à un peu plus tard cette évocation, sans m’éloigner pour autant aujourd’hui de la même thématique, Car l’actualité nationale et syndicale connaît un moment crucial, une heure de vérité, comme l’a souligné très justement un quotidien récemment, et je me sens tenu de donner mon point de vue sur des évolutions qui s’accélèrent dans le monde du travail. J’aurai l’occasion de revenir sur la rétrospective annoncée, car l’année 2006 est propice à l’évocation des multiples événements de 1956, deuxième année de la guerre d’indépendance.

Je ne suis certainement pas seul à me poser aujourd’hui la question suivante : avec ses développements actuels, la vie syndicale algérienne va-t-elle connaître enfin un vrai départ ? Pourquoi l’espoir est-il davantage permis alors qu’il a été plusieurs fois enterré au cours du demi-siècle écoulé, chaque fois avant que l’élan réel des travailleurs ne débouche sur des résultats durables, brisé ou entravé chaque fois par une vague nouvelle de répressions et de mystifications antisociales, antidémocratiques et antisyndicales ?

Pourquoi un espoir plus grand aujourd’hui, alors que les couches laborieuses ressentent durement le poids d’une situation dans laquelle se conjuguent plusieurs graves nuisances : une dégradation sociale de leurs conditions d’existence jamais atteinte jusqu’ici ; les pressions multiformes d’un ultralibéralisme mondial sans scrupules et toujours plus assoiffé de profits à réaliser à tout prix, y compris par l’usage ou la menace des armes; enfin le comportement de gouvernants qui ne protègent pas la société, les travailleurs et les sans-emploi contre l’agressivité et les appétits des puissances d’argent. Trop souvent les gouvernants tournent plutôt leurs forces, leurs plans, leur méthodes bureaucratiques contre ceux dont ils devraient être solidaires, qu’il devraient défendre et protéger, alors qu’ils adoptent de plus en plus envers les menaces et les chantages internationaux un comportement qui varie entre passivité et alignement presque inconditionnel.

Dans cette conjoncture difficile, le réveil vigoureux et plus conscient des luttes sociales et syndicales n’était pas fatal. Il a été longtemps entravé et retardé, malgré la colère des salariés exploités et méprisés, par les tendances spontanées au découragement, le repli sur les solutions individuelles et la débrouille, le mirage des solidarités claniques, identitaires ou idéologiques, l’attrait de visions messianiques ou de bouleversements miraculeux venant de sauveurs placés plus haut, les querelles partisanes, qui ne faisaient pourtant qu’accroître leurs divisions et leur paralysie, le défoulement rageur et désespéré par les voies de l’émeute ou la violence terroriste. Tout cela bien entendu ne bousculait pas outre mesure les pouvoirs ou décideurs successifs, au point parfois de se hasarder à les manipuler, sans crainte des retombées désastreuses des agissements d’apprentis sorciers.

Comment apprécier alors la vigueur des mouvements sociaux en cours ? Quelque chose a mûri longuement dans le monde du travail et dans une société précarisée, à travers les multiples canaux de l’expérience spontanée ou réfléchie. Chez ceux qui ressentent plus que tous les autres la braise qui brûle sous leurs pieds, s’est opérée longuement et progressivement la prise de conscience progressive des limites, de la stérilité ou même les dangers des anciennes façons de résister ou de faire face à la dégradation de leur sort. C’est la prise de conscience encore fragile mais prometteuse par les travailleurs manuels et intellectuels, de leur existence comme entité et identité sociale légitime, fondée sur des aspirations et des intérêts communs, une identité qui rassemble et mobilise au-delà des autres référents politiques ou identitaires respectifs, qu’ils soient nationalistes, religieux, culturels, linguistiques ou régionaux, certes respectables à leurs yeux et porteurs d’une grande charge affective, mais vulnérables de par leur nature. Car s’ils satisfont leur cœur et leur sensibilité, ils ne suffisent pas à leur garantir le pain et la subsistance quotidienne, la base minimale et incontournable de la dignité et du respect de soi-même. Cette prise de conscience a nourri la forte conviction qu’il faut compter d’abord sur soi-même, dans une autonomie réelle qui n’exclut pas la solidarité et l’ouverture sur tous les courants nationaux et internationaux favorables à la justice sociale.

Il ne faut pas, comme s’y entêtent les autorités gouvernementales et leurs clients dans les appareils syndicaux officiels, chercher ailleurs que dans cette prise de conscience les racines, la cause, la force et la maturité grandissantes de la vague revendicative actuelle. Il faut accepter les réalités : désormais des dizaines de milliers de salariés de corporations diverses se mettent en mouvement avec un calme, une maîtrise et une résolution remarquables. Nos gouvernants, au lieu de s’aveugler dans des procès d’intention de moins en moins crédibles, devraient être plus attentifs à ce que le monde du travail veut leur signifier.

Les travailleurs veulent leur dire que les salaires, l’emploi, les droits sociaux, la santé, le logement, l’éducation, ne sont pas une bagatelle, et pas non plus un fond de commerce. Ce n’est pas seulement une affaire de dossiers technocratiques ou d’humanisme et de compassion morale envers le sort peu enviable de millions d’hommes, de femmes et d’enfants. C’est une obligation, une dette de l’Etat envers eux, dont la satisfaction impose à son tour aux citoyens des devoirs envers leur Etat. Ces problèmes sont au cœur de l’intérêt général et de toute véritable stratégie de concorde nationale.

Les travailleurs veulent dire aux gouvernants que les courants dominants du pouvoir ne paraissent pas se préoccuper d’une démarche nationale urgente et sérieuse face à ces problèmes très difficiles. Agissant comme s’ils étaient indifférents aux souffrances de leurs compatriotes, les « chefs » leur paraissent plus empressés à prendre en compte et satisfaire (quelquefois en les anticipant) les recettes, les intérêts et les injonctions du FMI, de la Banque Mondiale, de l’OMC, de l’OTAN, des pétroliers et du complexe militaro-industriel d’Outre Atlantique. Si on en juge par ce qu’ont subi d’autres peuples qui ont absorbé ce breuvage, ce n’est pas de bon augure pour l’Algérie.

Cherchant des issues à leurs problèmes, les travailleurs veulent dire aussi à leurs gouvernants : vous n’oeuvrez pas à des solutions, vous préférez réprimer et vous cherchez à diviser. Ce faisant, vous accumulez les raisons de mécontentement et les impasses, vous ne poussez pas à des évolutions pacifiques, vous donnez du champ à l’insécurité, des arguments à la voie désastreuse des émeutes et des tentations de violence terroristes. Vous rendez-vous compte que c’est vous qui donnez de l’ampleur à la protestation et aux mouvements revendicatifs, en vous plaçant dans la posture de « haggarin » ? En un mot, les travailleurs vous disent : l’Algérie veut respirer, sauvons la ensemble de l’asphyxie qui déjà nous met à genoux, sauvons la des tragédies qui nous ont déjà coûté cher.

Soyez donc plus attentifs au message des travailleurs et de leurs syndicats qui ont prouvé leur représentativité sur le terrain. Ne voyez-vous pas comme leur démarche est constructive ? Elle est rassembleuse, y compris en direction des instances syndicales bureaucratiques qui sont sous la coupe officielle. Ils parlent de négociations, de dialogue, de solutions. Ils font appel à la consultation démocratique de leurs bases, ils appellent à la discussion de plates-formes communes fondées sur les problèmes vécus et les contraintes économiques globales, ils appellent à l’unité d’action, à des coordinations et à des jonctions intersyndicales. Ils parlent de la nécessité et de l’opportunité de larges convergences autour de l’intérêt commun, pas seulement entre les travailleurs mais entre toutes les catégories de la population et des instances concernées par les problèmes.

Alors, oui, si cet esprit de convergence, que les travailleurs en mouvement préconisent, arrive à prévaloir, nous pourrions espérer célébrer ensemble un 24 février avec la ferveur et les espoirs de février 1956 et de février1971. Sans l’amertume d’être devenus orphelins de notre souveraineté sur notre sous-sol et nos hydrocarbures, souveraineté sur son poumon économique, grâce à laquelle l’Algérie a pu rester debout malgré les dures épreuves. Sans l’amertume de nous sentir orphelins aussi des conquêtes sociales qui permettaient aux Algériens d’être mieux nourris, mieux soignés, mieux instruits, mieux vêtus, mieux rassurés quant à l’avenir de leurs enfants, avec des raisons plus objectives malgré de graves problèmes et sérieuses incompréhensions, de se faire confiance entre concitoyens et de trouver partout dans le monde davantage de sympathie et d’estime. C’était cela l’espoir de l’appel du 1er novembre 54, un appel démocratique dans son essence mais dont la portée réelle dépend avant tout des modalités de mise en œuvre par les acteurs réels.

Ainsi, pour justifier vos décisions impopulaires et prises unilatéralement, comme si « Allah ghaleb », vous les preniez à contre-cœur. vous invoquez souvent l’urgence, les situations d’exception, les pressions internationales dont l’Algérie est l’objet avec un environnement international difficile et sa mondialisation capitaliste sauvage. C’est bien vrai, la période actuelle est marquée par un grand recul depuis les décennies de la décolonisation, Bandoeng, la Tricontinentale et la revendication vigoureuse par le Tiers Monde d’un nouvel ordre économique. Cela rend d’autant plus nécessaire une démocratisation vraie, qui n’a rien à voir avec la façade pluraliste d’après Octobre 1988. L’Algérie ne pourra mieux résister aux pressions et au moins, atténuer un grand nombre des maux qui la frappent ou qui la guettent, que si les convergences entre la société, le champ politique et l’Etat reposent sur une solide assise démocratique.

Comprenez alors ce que les travailleurs et les courants démocratiques revendiquent. Ils ne s’intéressent pas aux rivalités affichées au sommet du pouvoir en place et ne comptent pas sur elles ou sur les proclamations d’un moment pour résoudre les problèmes qui les touchent et affectent la Nation. Ils jugent les actes et non les intentions vraies ou affichées. Ils veulent faire entendre leur voix pour être partie prenante des solutions qui les concernent directement. Franchissez le pas de bon sens et de courage qui consiste à rendre démocratiquement justice à ces travailleurs, qu’on couvre de louanges et de compassion à chaque 24 février pour ensuite les accabler d’accusations le reste de l’année.

Rendons au 24 février sa symbolique profonde telle qu’elle fut perçue dans ses côtés les meilleurs en 1956. Et pour commencer, restituons démocratiquement l’UGTA à ses propriétaires légitimes, aux travailleurs. Que la Maison du Peuple héberge, non plus des indus occupants passifs, prêts à approuver tout et son contraire, mais des militants syndicaux membres de tous les syndicats représentatifs qui font sur le terrain la preuve de leur attachement à la Nation, à la démocratie et à la justice sociale.

S.H. 15 février 2006

QUATRE GENERATIONS, DEUX CULTURES

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Ceci commence vers 1880. La séculaire liberté kabyle était morte depuis plus de trente ans. La blessure était encore vive des deux défaites d’Icheridène et de l’insurrection de 1871 que l’indomptable tribu des At-Iraten avait chèrement payées de ses hommes les plus vaillants et de ses ressources englouties

dans le versement d’une écrasante amende collective. Le caïd nommé par la France, accompagné de son escorte, annonça à la Djema du village qu’une école française allait être ouverte. Toutes les familles seraient dans l’obligation d’y envoyer leurs garçons. Le « beylek » avait prévu les peines d’amende ou même la prison en cas de refus.

La première réaction de mon arrière-grand-père, comme de beaucoup d’autres, fut de rechercher les divers moyens de ne pas obtempérer. Pourquoi cette école ? Que signifiait cette nouvelle exigence ? Non, il ne livrerait pas son fils aux imaginations Iroumiènes.

Mon arrière grand-père déclara en conséquence que son fils était malade et ne pouvait faire les deux kilomètres qui séparaient le village de l’école. La rentrée venue, il continua à l’emmener aux champs. Bientôt l’instituteur se fit plus insistant. La menace de l’amende se précisa. Mon grand-père dut, la mort dans l’âme, après avoir longuement passé ses consignes, conduire son fils à l’école. Il expliqua à l’instituteur que le petit était arriéré, qu’il entendait à peine, et qu’il n’était pas capable de parler. L’instituteur écouta, mais retint quand même l’enfant sourd-muet qui en dépit des recommandations paternelles, ne tarda pas à recouvrer au milieu de ses compagnons de jeu une voix perçante et une vélocité étonnante. Menacé une fois de plus du gendarme s’il persistait à empêcher son fils de s’instruire, accablé par la fatalité, le vieux se résigna non sans surveiller les inquiétants progrès de l’instruction, ne cessant de recommander avec affection et insistance : « N’apprends rien n’écoute rien de tout ce que dira le maître, c’est l’école du diable. Il veut te faire oublier ta race » Mais comment son fils pouvait-il lui cacher quelques années plus tard qu’il venait d’être reçu au certificat d’études ?

Tels furent les premiers contacts de mon grand-père avec l’instruction française.

Qu’on se garde de tirer des conclusions hâtives. Qui ne se méfierait de ce qui est présenté à la pointe des baïonnettes ? Qu’on ne s’exagère pas non plus la portée des mesures de scolarisation entreprises à cette époque dans des secteurs isolés. En 1898, dix ans après la promulgation pour l’Algérie de la loi sur la scolarisation obligatoire, le recteur Jeanmaire constatait que 97% des enfants étaient restés « étrangers à la langue française et à toute action de civilisation » Cet effort de scolarisation trouvait son support objectif et sa raison véritable dans la nécessité pour l’administration française de former un minimum d’auxiliaires autochtones familiarisés avec la langue française, sans plus.

Mais bien vite, tout en résistant aux tentatives de dépersonnalisation qui l’accompagnaient, nos compatriotes comprirent le parti qu’ils pouvaient tirer de l’école française. Beaucoup de ceux dont les pères avaient versé les « bakchich » aux caïds pour les dispenser de l’école, durent bientôt en verser un pour obtenir l’inscription de leurs fils, tant les demandes étaient devenues nombreuses et les écoles insuffisantes.

Alors que la plus légère intempérie était prétexte à mon arrière-grand-père pour faire manquer l’école à son fils, mon père, avec touts ceux de son village, attaquaient allègrement par les jours de neige la piste de montagne qui grimpait vers l’école, emportant dans le capuchon de son burnous pour le de midi, une demi-galette de farine de gland et une poignée de figues. Mon grand-père n’hésita pas à l’envoyer ensuite à l’école primaire supérieure de Tizi-ouzou dont il suivit les cours en logeant, les premiers temps, avec quelques-uns de ses condisciples dans le dépôt d’un négociant compatissant, les sacs de figues faisant à la fois office de couchette et d’armoire à provisions ; Plus tard, ils s’assurèrent le gîte et le couvert dans une mission protestante moyennant quelques prières apprises et récitées avec la plus grande conviction, vu leur importance extrême, sinon pour la tranquillité de leur âme , du moins pour celle de leur estomac . D’une photo d’élèves prise dans la cour de l’E.P.S., il y a une quarantaine d’années, j’ai gardé le souvenir de l’accoutrement bizarre des élèves, compromis entre le vêtement traditionnel (que mon grand père conserva bien que devenu fonctionnaire) et le costume citadin de type européen que mon père et les autres élèves n’avaient pas encore adopté complètement; sur la photo aussi un visage expressif de professeur dont mon père n’a toujours parlé qu’avec une espèce de vénération.

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Issu d’une famille qui avait connu l’instruction française depuis deux générations, et fourni deux fonctionnaires, ayant quitté ma Kabylie natale pour des centres de colonisation dotés d’un réseau scolaire assez dense, je fus admis, encore une fois avec deux ou trois de mes compatriotes dans les classes européennes, ce qui me fit gagner une ou deux années que les écoles indigènes consacraient en général à familiariser avec la langue et les disciplines françaises.

Même en comptant les élèves de l’école indigène, comme en définitive nous étions peu nombreux à être scolarisés ! En franchissant le seuil de l’école, nous laissions derrière nous la majorité de nos compagnons de jeu du village. Quant aux enfants des douars environnants, autant dire que leur scolarisation était nulle. Les statistiques officielles confirment que le nombre d’enfants algériens scolarisés à la veille de la deuxième guerre mondiale n’avaient pas atteint 10% (110 000 sur 1 250 000). Quelques années plus tard, le président de la République française, Vincent Auriol, en visite dans un village de la Mitidja, déclarait cependant qu’il fallait éviter de former trop d’intellectuels musulmans et s’orienter plutôt vers la formation d’une main d’œuvre compétente……sans préciser pour quelle industrie.

Mes camarades de l’école française «indigène» et tous ceux qui n’y avaient pas trouvé place, je les retrouvai en grand nombre à l’école coranique du village, école musulmane privée, dont l’enseignement consistait essentiellement dans l’étude des versets du Coran que nous apprenions par cœur. C’était en quelque sorte le premier degré de l’enseignement qui subsistait dans les zaouïas traditionnelles où, en plus du Coran, matière de base, on enseignait également l’exégèse, la tradition islamique, la grammaire le droit religieux et d’autres matières suivant l’importance et la renommée de la zaouïa. La plupart des maîtres coraniques avaient peu ou prou étudié dans ces zaouïas, où ils avaient mené une vie d’internat. Ces zaouïas, après avoir été dans les premiers temps de la conquête et de l’occupation, les centres actifs de résistance au colonialisme, périclitaient de plus en plus et la plupart étaient tombés, par l’intermédiaire des familles maraboutiques qui les dirigeaient, sous la coupe, et en tous cas sous le contrôle rigoureux de l’administration française. Leur régression s’accentuait avec les progrès des ulémas modernistes et de leurs médersas.

Cette école nous offrait, sous une forme insuffisante, ce que ne pouvait nous offrir l’école française : des éléments bien pauvres certes, de notre propre culture. C’est pourquoi, beaucoup de ceux qui fréquentaient l’école française, allaient aussi à l’école coranique. Nous nous y rendions tous les jours sauf le vendredi, dès 6 heures du matin, et en sortant vers 7 heures30 pour aller à l’école. Les jeudis et Dimanche, nous y restions plus longtemps, jusque vers les 10heures30 ou 11 heures, comme ceux qui n’allaient pas à l’école française. Enfin, pendant les vacances nous y allions matin et soir. Si mon père avait surveillé étroitement mes premiers pas à l’école française, ce fut ma mère qui insista pour m’envoyer le plus tôt possible à l’école coranique. Elle me remit, précieux legs de son père, un encrier semi-sphérique en grès vernissé et une planchette.

Je n’étais pas peu fier de cette planchette. Elle n’était pas de bois ordinaire comme les autres, mais en beau bois dur, ouvragée et sculptée sur ses deux faces de motifs géométriques tout le long de son bord supérieur. Ses bords en étaient lisses, patinés par un long usage. Il était visible que le Coran y avait déroulé à plusieurs reprises la totalité de ses versets, qu’elle avait été lavée des centaines et des centaines de fois, pour en faire partir l’enduit d’argile blanche (sansal) qui la recouvrait et effacer ainsi les versets déjà appris, inscrits à l’encre brune sur le fond blanc argileux avant d’être à nouveau repassée au sansal, prête à accueillir de nouveaux versets.

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J’aimais bien, surtout les premiers temps, l’atmosphère de l’école coranique malgré les levers matinaux et les heures supplémentaires auxquels elle nous astreignait. Je ne la ressentais pas comme une contrainte. Sa fréquentation était quelque chose de naturel, profondément intégré à nos coutumes, à notre société. Je m’y sentais parfaitement à l’aise au milieu de mes condisciples, j’y étais infiniment moins gêné qu’à l’école française.

Je ne comprenais pas le texte du Coran, bien rares étaient les maîtres coraniques qui expliquaient dans la langue parlée, ne serait ce que le sens général des sourates étudiées. Mais j’étais sensible à la puissante poésie de ces versets. J’aimais les séances de révision collectives qui débutaient un quart d’heure ou une demi -heure avant la sortie. Elles constituaient à réciter ensemble une fraction du Coran à partir du point où l’on s’était arrêté la veille….

Après une année et demie ou deux, je me lassai d’apprendre par cœur des textes dont je ne pénétrais pas pleinement le sens. Malgré ma bonne mémoire, je devins rebelle à l’émulation et aux défis de mes camarades, et restai sagement dans le gros du peloton, ne consacrant à la répétition des textes que le temps nécessaire pour apprendre une planche dans les délais convenables…

Cela désespérait ma mère dont l’ambition était que j’arrive au moins jusqu’à YA Sin (premier quart du Coran) Mon père, tout religieux qu’il fût, fit valoir qu’arrivé au cours moyen, il fallait que je consacre plus de temps à préparer le concours des bourses …

Un compromis fut trouvé : ma mère se résigna à me voir quitter l’école coranique et j’eus la possibilité, bien rare à l’époque dans toute l’Algérie, de poursuivre l’étude de l’arabe de façon plus intéressante.

Que devais je au total à l’école coranique? Je m’étais insurgé tout enfant contre ses méthodes désuètes et sa scolastique périmée. Aujourd’hui même, les Algériens des villes combattent ce type d’enseignement au nom d’une pédagogie plus efficace. Pensant aux conditions de l’époque, je me rends compte toutefois que l’école coranique m’a rendu un grand service ; elle m’a appris à écrire et à lire dans la langue nationale, en l’absence, là où je me trouvais, de tout autre établissement pour l’étude de l’arabe. Elle seule pouvait le faire à l’échelle de centaines de milliers d’enfants algériens privés d’écoles modernes, notamment dans les campagnes. Tel paysan, habitant un douar où avant la guerre actuelle n’avait jamais pénétré un seul Français, est capable grâce à l’école coranique, d’écrire une lettre par la simple transcription phonétique du langage parlé. Tant pis pour la grammaire, l’orthographe et le classicisme. C’est ainsi que des dizaines de milliers d’algériens parviennent à envoyer des nouvelles, ou à les déchiffrer, à tenir pour eux même une comptabilité sommaire, à établir de petits rapports sur les secteurs dont ils ont la responsabilité politique ou militaire. Dans les plans grandioses de scolarisation auxquels rêvent les patriotes algériens, nous n’oublierons pas que tous les maîtres coraniques disponibles seront encore utiles. Tout en élevant leur niveau et en améliorant leurs méthodes, nous leur ferons une place comme la médecine moderne a fait une place en Chine aux médecins traditionnels.

L’école coranique a fait plus que nous fournir les premières clefs et les rudiments de la langue. Dans son cadre immuable et rigide, elle fut un facteur d’unité d’un bout à l’autre du pays, l’une des bouées de sauvetage communes de la nation naufragée. Elle m’a aidé avec l’éducation familiale et la pratique sociale directe, à plonger dès mon enfance des racines aux sources les plus élémentaires du sentiment national algérien et à garder la claire conscience d’une personnalité bien différente de celle que se proposait de nous forger l’école française ; Elle a tissé l’un des nombreux liens des algériens entre eux. Invité un jour en tant que voisin par des ouvriers terrassiers originaires d’une oasis du sud au thé qu’ils dégustaient sur le chantier même, après une dure journée de ramadan, je sentais dans la discussion leur réserve gênée envers ce citadin instruit chez les français. Jusqu’au moment où par réflexe, je repris l’erreur légère de l’un d’eux qui, un peu à l’écart, psalmodiait des versets du Coran. Ainsi, ce citadin avait comme eux usé ses fonds de culotte sur les mêmes nattes rugueuse, et sa plante des pieds avait connu les mêmes corrections cuisantes ! Presque aussitôt, je sentis fondre toute différence entre nous à leurs yeux et la discussion alla d’autant plus facilement aux questions brûlantes qui nous préoccupaient.

L’école coranique a aussi contribué à ce que l’enseignement français ne soit pas venu «combler un vide», se greffer sur du néant. Cela nous a permis de le recevoir comme un apport très important, certes, mais un apport malgré tout extérieur, reçu non sans attitude critique de notre part et avec force correctifs. Connaissant l’alphabet arabe, nous avons eu la chance, en apprenant à lire et à écrire le français, de ne pas être écrasés par cette acquisition, système de base qui avait par ailleurs tant d’autres occasions de faire valoir son apport. La seule existence de notre système de base, même si nous ignorions encore quel magnifique édifice, avait été construit ou pourrait être construit à partir de lui, était un point d’appui solide qui nous gardait du vertige. Je me souviens même de cette fierté supplémentaire que nous éprouvions vis-à-vis de nos condisciples européens quand, après avoir pénétré les secrets de leur abécédaire, nous leur récitions notre propre « alif, ba, ta…. », ma foi aussi bien ordonnancé et aux caractères à nos avis plus élégants, et qu’ils n’y comprenaient goutte.

Il en allait ainsi pour bien des choses. Si Durandal, la fabuleuse épée de Roland, ne nous impressionna pas outre mesure, c’est qu’elle était surclassée par une autre arme dont le cheik nous avait parlé. Valait-elle le sabre incomparable de Sidna Ali, avec lequel ce preux pourfendait d’un seul de ses coups redoutables cent cavaliers avec leur monture, au point que son cheval avançait avec peine au milieu de la mer de sang des infidèles qui lui remontait jusqu’au poitrail? L’illustration du Ernest Lavisse représentant Roland à Roncevaux était pour nous loin d’être aussi convaincante que ces chromos représentant Sidna Ali en action, qui ornaient les murs de notre école coranique.

Il m’a fallu atteindre l’âge adulte pour comprendre pleinement la signification profonde de l’attachement des générations qui ont précédé la nôtre aux vestiges de nôtre culture passée jusque dans ses formes les plus anachroniques. J’ai mieux compris pourquoi ma mère avait précieusement la planchette de son père pour me la transmettre ainsi que d’autres ouvrages jaunis par le temps. Ces quelques ouvrages furent toute sa part de l’héritage paternel. A la mort de son frère, elle et ses autres sœurs s’étaient vues privées, de par la rigueur du code coutumier kabyle et des inévitables chicanes paysannes, de tout droit sur les terres paternelles, accaparées par des collatéraux. Je me souviens avec quelle passion, profondément révoltée, elle avait alors sa part du patrimoine spirituel, bien décidée à défendre ses livres et manuscrits, qui n’avaient sans doute pas grande valeur marchande, contre tout accaparement. La formule «Après le pain, l’instruction est le premier besoin du peuple» pourrait fort bien se transposer chez nous en cette autre « Après l’attachement à la terre, l’attachement à la culture traditionnelle constitue l’un des fondements les plus profonds des aspirations populaires et nationales »

Elle va en effet plus loin que la simple ferveur religieuse, cette préoccupation des vieilles gens de chez nous de ne jamais laisser tomber à terre, à plus forte raison de ne jamais jeter aux ordures, le moindre petit papier portant des caractères arabes. Symbolique m’apparait aussi cette manière que nous avions de transporter nos planchettes quand il nous arrivait de les emporter chez nous, en les cachant sous le pan de nos vestes ou de nos kachabias, pour les dérober aux regards indiscrets des européens. Sous la cendre froide et dérisoire de ces gestes de tradition, il faut voir la minuscule braise qui a longtemps couvé, humble fille des hautes flammes qui éclairèrent les Moyen-Ages européens. Des générations et des générations de nos pères n’ont fait et ne pouvaient faire que la conserver, de plus en plus minuscule, à l’abri des bourrasques de l’Histoire. Au fond des ténèbres coloniales, la vaillante petite braise a continué à rougeoyer. Il appartenait aux générations d’après octobre 1917 et de Bandoeng de lui fournir les aliments qui lui manquaient. Avec les médersas modernes privées et les cercles culturels des deux ou trois dernières décades, de petites flammes claires ont commencé à s’élever, que le souffle de l’école française n’a pas contribué à attiser.

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A l’école primaire française, notre dépaysement était plus profond et plus durable que le dépaysement initial de tout enfant affrontant l’école pour la première fois. Il s’y ajoutait pour nous une inadaptation tenant aux différences de langue, de mentalité et d’optique. Que d’incidents comiques et de quolibets nous valut cette inadaptation. Pour un enfant européen, cela allait de soi qu’il fallait enlever sa coiffure avant d’entrer en classe (la plupart étaient d’ailleurs nu-tête). Quant à nous, tout en nous exécutant, nous nous demandions par quel mystère c’était tout le contraire de l’école coranique où nous conservions nos coiffures et enlevions nos souliers. De toute façon, il nous était difficile d’échapper aux railleries de nos camarades. Avec nos chéchias écarlates, nous étions les «fromages rouges », car aucun cheveu, ni lisse ni bouclé, n’ornait notre crâne dénudé par la tondeuse ou le rasoir. Quelle avalanche de rires quand l’un de nos camarades s’excusa de son retard en disant qu’il avait emmené sa «maison» au bain maure, manière arabe de dire qu’il avait accompagné au bain les femmes de sa famille. Mais somme toute, les nouvelles habitudes, les différences matérielles de comportement avec nos camarades européens n’étaient pas bien graves. Nous nous y adaptions rapidement sans inconvénient et en cas de brimade caractérisée ou d’ « insulte à la race », non sanctionnée par le maître, nous prenions facilement notre revanche à quatre heures, quand le flot sortant des « classes indigènes » venait rétablir en notre faveur l’équilibre des forces.

Plus redoutables, plus difficiles à rééquilibrer étaient les bouleversements provoqués dans nos cerveaux par certains aspects de l’enseignement reçu, indépendamment du fait fondamental que cet enseignement n’était pas donné dans notre langue.

Il ne s’agissait pas, fort heureusement, de l’enseignement pris en bloc. Quelle que soit la nouveauté du monde qui s’ouvrait à nous, nous étions conquis par l’atmosphère d’ordre, de discipline, d’efficacité, par le caractère vivant de cet enseignement et l’extraordinaire richesse de ses horizons. Nous éprouvions un grand plaisir à l’alternance des séances d’études livresques avec les séances de travaux manuels, de dessin de chant, de gymnastique, de promenades. Nos esprits s’ouvraient aux connaissances avec une avidité d’autant plus grande que notre ignorance était à la fois celle de l’enfance et celle de notre milieu social. Les acquisitions de caractères scientifiques s’imposaient à nous avec la facilité de l’évidence. Quand l’une d’elles était par trop en contradiction avec les affabulations ou légendes auxquelles nous étions habitués, ces dernières cédaient le pas aux vérités d’expérience, plus satisfaisantes, tout en restant dans notre esprit comme de simples ornements, pas plus utiles que les bibelots qui, disposés dans une pièce, lui donnent malgré tout un cachet et une personnalité propres. Quel émerveillement d’apprendre, par exemple, que la terre était ronde et se maintenait toute seule, de retrouver notre pays en haut d’un vaste continent à la surface de cette sphère multicolore qui tournait autour de son axe sur le bureau du maître. Ainsi était tranchée dans un sens rassurant l’angoissante question de ce qui pourrait arriver si le bœuf dont nous avait parlé le maître coranique, venait à être piqué par un taon agressif.

Cela ne nous privait pas de défendre avec acharnement l’existence de ce bœuf face à nos camarades européens, quittes à qualifier de vaste supercherie le légende du père Noël à laquelle pour leur part ils croyaient dur comme fer.

Nos démêlés avec l’école française commençaient dès que nous quittions le terrain des sciences naturelles et de la vie pratique pour celui de la vie sociale et culturelle. Imagine-t-on la torture à laquelle nous étions soumis quand il nous fallait traiter dans nos rédactions de la fête de Noël et du nouvel an ? Dans ces cas extrême, notre seule ressource était d’ailleurs de piller consciencieusement les livres de lecture, ce qui donnait à nos devoirs un ton d’insécurité flagrante. Il est juste de reconnaître que dans les classes préparatoires «indigènes» (et parfois même jusqu’au certificat d’études – il existait d’ailleurs un certificat à titre « indigènes») il y avait, dans certaines matières, un effort réel d’adaptation aux conditions propres des écoliers algériens. Mais il s’agissait là essentiellement d’un souci purement pédagogique et technique (sauf quand par chance le maître était lui-même algérien, auquel cas il tempérait beaucoup, à la fois par penchant naturel et pour éviter le grotesque, l’excessive francisation des diverses disciplines). Quant au fond, l’orientation fondamentale des enseignants « européen » et «indigène » se rejoignait. Si le premier était davantage assimilateur et donnait ouvertement l’assaut à notre personnalité, le second manifestait dans sa conception et sa réalisation un lourd paternalisme. En prenant cette personnalité (parfois jusque dans ses aspects les moins progressistes) sous son aile protectrice, et en prétendant la respecter, il tendait en fait à la façonner à sa manière, et en faire une personnalité étiolée, de deuxième zone. Toute différence entre les deux s’estompait du reste vers les classes supérieures, notamment dans l’enseignement de l’histoire et de l’instruction civique qui faisait éclater de manière flagrante leur caractère commun d’émanation d’un système oppressif. Ce caractère ne pouvait être supprimé par la fusion, décidée il y a quelques années, des deux enseignements dans toutes les écoles où ils étaient juxtaposés. Cela ne fait que déplacer le problème, chaque type d’enseignement prévalant à la ville ou à la campagne suivant l’origine de la majorité des élèves composant la classe. L’enseignement primaire sera condamné à osciller entre ces deux pôles aussi nocifs l’un que l’autre tant du point de vue pédagogique qu’humain, jusqu’au jour où l’enseignement sera devenu, par la volonté des algériens, plus conforme aux réalités nationales, même si, comme cela est probable, il accordera alors une large place à la langue française.

Je m’extasie sur la manière dont on nous a appris l’histoire. Nos esprits d’enfants devaient être d’une extraordinaire plasticité pour avoir ingurgité et récité sans étonnement apparent des mystifications d’une telle énormité. Mais en vérité, la fréquentation des druides cueillant le gui chez nos ancêtres les gaulois, de louis XI avec son bonnet pointu et ses cages à hommes, de Louis XIV avec ses perruques et ses fastes, les récits sur la bravoure de Dugesclin, l’héroïsme de Jeanne et l’irréprochabilité de Bayard, tout cela n’allait pas pour nous sans malaise. Nos ancêtres, dont nous savions fort bien qu’ils n’étaient aucun de ceux là, qui étaient-ils donc? Notre pays n’était pourtant pas désert. Pourquoi les livres, riches en merveilleuses réponses à tant de nos questions, restaient-ils silencieux? Tout ce que nous savions par ouï-dire sur notre passé n’était-il donc que légendes inconsistantes comme les histoires d’ogres de nos grand-mères? Jamais homme ni femme ne furent chez nous assez braves, assez justes ou assez inventifs pour mériter une ligne du livre ? Nos pères avaient-ils donc vécu comme du bétail sans laisser de traces ?

Si, le livre parlait tout de même de nos ancêtres. Cela commençait à Poitiers. Le premier fait historique nous touchant, nous l’avons reçu à la figure sous les regards ironiques des écoliers européens, comme une justification anticipée de nos abaissements passés, présents et à venir. Nos ancêtres ne sont entrés dans l’histoire que pour s’offrir à la massue de Charles Martel et en être aussitôt refoulés. Ils reparaîtront pour opposer une absurde résistance aux croisés bardés d’armures et de nobles idéaux, et prouver leur méchanceté en capturant le bon roi Saint-Louis. Les siècles perdent à nouveau la trace de notre existence. Alors le méchant dey Hussein frappe un consul de France de son éventail. Pour venger l’affront et purger la Méditerranée des pirates barbaresques, la France arrive dans ce pays misérable, peuplé d’habitants fanatiques et fourbes, où arabes et Kabyles se dévoraient périodiquement. Des colons tel que Pirette, résistant seul à une horde d’arabes hurlant autour de sa ferme, et de braves soldats comme ceux tombés dans la lâche embuscade du marabout de Sidi-Brahim, mettent en pratique les desseins civilisateurs du bon père Bugeaud, soldat laboureur. Malgré la traîtresse insurrection de 1871, la France continua à dispenser instruction et santé, bien –être et savoir-vivre. En définitive, de 1800 à nos jours, l’histoire se résumait ainsi : toute la barbarie et le fanatisme de notre côté, tout l’héroïsme, toute l’humanité du coté des nouveaux venus et de leur système.

Nous éprouvions un mélange de honte et d’irritation, de désarroi et de colère. La honte et le désarroi venaient de ce que, dans nos pauvres cervelles, nous n’avions pas grand- chose de précis à opposer à ce qui était écrit là noir sur blanc, dans ce livre qui ne devait pas mentir, puisque ne mentait ni le livre d’arithmétique ni celui de leçons de choses. Quelque chose nous échappait. Et sentimentalement, nous rejetions tout en bloc. La révolte montait du plus profond de nous-mêmes, alimentée par tout ce que, enfants déjà, la vie réelle nous avait appris de la dure condition du colonisé, alimentés par les récits de nos parents, de nos meddahs, de nos maîtres coraniques, qui aussi vagues fussent-ils, étaient empreints d’une dignité et d’une fierté qui nous interdisait de succomber. Le bon Bugeaud ! Pourquoi certaines mères de petite Kabylie faisaient-elles taire leurs enfants en les menaçant d’appeler «Bitchouh» ? Pirette et les colons évoquaient en moi les larmes qui inondaient les yeux de ma grand-mère maternelle, chaque fois qu’elle parlait de la confiscation des riches terres de son père dans la vallée de la Soummam, au profit des Alsaciens-Lorrains en 1871. Je me souvenais de ce vieux barbu, marchand de laine, confectionneur de matelas, qui non loin du monument français commémorant la prise de la Smala de l’émir Abd-El-Kader, me montrait « Koudiat El Baroud », la colline où les femmes préparaient la poudre et fondaient le plomb pour leurs maris combattants. J’évoquais les quelques familles de mon village natal qui, au début du siècle, peu sensibles aux attraits du régime « civilisateur », s’étaient résignées à quitter le pays pour gagner le Syrie et dont les grandes personnes supputaient parfois, le soir à la djemâa, les chances de rencontrer un de leurs descendants à l’occasion d’un voyage à l’étranger ou d’un pèlerinage à la Mecque.

En définitive, cet enseignement de l’histoire, s’il nous ébranlait sur des points de détail que nous n’étions pas en mesure de réfuter, ne parvenait pas à nous couper de nos attachements profonds. Mieux, nous prenions peu à peu conscience d’une force obscure que nous ne distinguions pas très bien, qui s’ingéniait à nous rapetisser, à nous humilier. En comparant notre situation à celle de nombreux pays qui couvraient les atlas de géographie, en constatant notre absence inexplicable sur la plage illustrée du Larousse représentant les drapeaux du monde entier, nous nous sentions orphelins et rêvions avidement de retrouver les traces de notre patrie perdue. Nous voulions apprendre encore plus pour y voir plus clair, nous mûrissions pour les vraies explications. A ceux d’entre nous contraints de quitter prématurément l’école, la vie sociale, pour laquelle ils étaient mieux armés que leurs frères analphabètes, se chargeait d’apporter rapidement des réponses à leurs interrogations. Quant à ceux qui poursuivaient leurs études, le lycée et l’université apportaient également des éléments d’appréciation inestimables.

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Peu d’entre nous, Algériens, ont vu cependant s’ouvrir devant eux les portes des établissements secondaires En 1954, il y avait près de trois fois plus d’écoliers algériens (scolarisés à 15%) que d’écoliers européens (scolarisés en totalité). Mais au même moment, dans les écoles secondaires nous étions quatre fois moins nombreux que les européens. Alors que chez les européens un écolier sur quatre devient lycéen, chez les algériens la proportion tombe à un sur cinquante. Encore ces chiffres englobent-ils les lycées franco- musulmans (anciennes médersas d’Etat qui enseignent l’arabe et le français et préparent les futurs magistrats de la justice musulmane, pratiquement fréquentée par les seuls Algériens)
Bien qu’orientée dans le même sens que l’école primaire, l’enseignement secondaire, plus riche et plus approfondi, nous donna par la force des choses des armes qui nous aidèrent à corriger et pallier certains de ses aspects nocifs.

Ainsi, les aperçus sur la vie, les coutumes, les cultures des divers peuples de la terre depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, nous en montraient la relativité, ramenant à de plus justes proportions l’auréole exceptionnelle dont cherchait à se parer à nos yeux le «mode de vie français» et nous encourageaient du même coup à être fier de notre propre manière d’être. Le «comment peut-on être Persan» de Montesquieu nous alla droit au cœur. En même temps, nous pouvions percevoir la grande unité de la pensée humaine , en rapprochant nos petits fabliaux arabes ou kabyles des fables d’Esope, de Bidpaï ou La Fontaine, et en constatant la similitude des thèmes de certains de nos contes et légendes avec ceux de bien d’autres pays.

Le lycée nous donna l’occasion d’étudier un peu plus l’arabe. Une cruelle ironie veut que cette occasion nous fût offerte par l’obligation où se trouvait chacun de nous de choisir la langue « étrangère » qu’il désirait étudier : anglais, allemand, espagnol, italien ou…arabe ! Les deux premières années, nous dûment piétiner dans les rudiments et dans la langue parlée, que nous connaissions déjà, avant d’aborder la langue littéraire. Contrairement à celui des autres langues, la qualité de cet enseignement laissait souvent à désirer. L’étude des textes s’enlisait dans les sempiternelles histoires de Djeha, les contes d’animaux, les petits récits faisant ressortir les mésaventures ou le caractère primitif des Bédoins ; le nec plus ultra représenté par « Djouder le pêcheur » et «Sindbad le marin», presque le niveau des premières classes des médersas privées. Un livre tel que celui de Soualah, le plus répandu et le plus coté, donnait la mesure de ce niveau lamentable. Par surcroît, les cours d’arabe étaient les plus chahutés, les plus déconsidérés. On y faisait les devoirs de mathématiques en retard, des «batailles navales» et certains professeurs y trouvaient à peine à redire. Nous en souffrions lorsque ces professeurs étaient des Algériens et nous les méprisions plus que ne le faisaient nos camarades européens. Par contre, plusieurs d’entre eux avaient pris à cœur l’enseignement de leur langue. Ils y déployaient des efforts remarquables, comme pour compenser les graves insuffisances du système. Une complicité tacite s’instaurait alors entre eux et nous : profitez-en, apprenez votre langue, semblaient-ils nous dire en redoublant d’attention et de sévérité à notre égard. Et de notre côté, nous faisions le maximum pour ne pas les décevoir. Je garde un souvenir ému du plus remarquable d’entre eux. Après avoir distribué le premier jour un nombre impressionnant de zéros là où en temps ordinaire nous aurions pu prétendre à des 15, il obtint instantanément l’attention voulue et très vite la correction des défauts des gosiers européens les moins bien disposés, utilisant les termes des grammairiens arabes, cependant qu’il nous menait d’emblée au cœur de la littérature arabe , nous plongeant dans la splendeur de la poésie antéislamique qu’il nous obligeait à déclamer à la manière des guerriers-poètes qui concouraient pour la désignation des «monallaqat». Il était plutôt réformiste et ne partageait pas nos vues révolutionnaires. Mais avec quelle chaleur communicative, à propos de la littérature des XIX XX siècles, étudiée dans les grandes classes, il s’étendait sur les rénovateurs de la culture arabe, débordant sur le contexte politique, exaltant les œuvres de Djamal Ed Dine El Afghani et de Cheikh Abdou, analysant la situation de la Tunisie à la veille de la conquête française, apportant mille éclaircissements sur les dessous de la révolte de Arabi Pacha, évoquant l’émir Abd-El-Kader et la poésie populaire de notre pays. Quelle tristesse dans son regard et sa voix quand il déplorait que la langue arabe soit si peu étudiée et avec quelle énergie il nous exhortait à travailler à sa diffusion.

L’histoire et la géographie nous ouvrirent les yeux. Lei. L’importance qui leur était accordée et la manière de les envisager dépendaient beaucoup du professeur. C’était des heures de confrontations et de défis silencieux entre fils de colons et nous-mêmes, et nous jetions des regards furtifs pour observer nos réactions mutuelles aux paroles du professeur, cependant qu’à la fin de l’heure, nos avis sur l’objectivité et les capacités d’enseignement du professeur divergeaient absolument et bruyamment. Nous ne sautions pas une seule ligne des chapitres et documents annexes qu’y consacrait le Mallet-Isaac, les relisant plutôt deux fois qu’une. Les textes latins jetèrent une lumière sur les siècles obscurs de notre pays. Nous nous cotisions pour acheter les traductions de Salluste, afin d’y découvrir la gloire de Massinissa et Jugurtha. Nous avons vibré aux principes généreux de le Révolution française, même quand un professeur commentait ironiquement la Déclaration des Droits de l’Homme. Après avoir subi les schématisations grossières de l’école primaire, les déformations de l’école secondaire nous paraissaient moins redoutables et notre instinct d’opprimés nous permettait de flairer les mystifications qui ne tenaient pas seulement au caractère non algérien de l’enseignement, mais aussi à son caractère bourgeois. Nous apprîmes qu’en histoire rien n’était immuable. Nous sûmes que d’autres nations furent aussi opprimées et maintenues dans une situation retardataire. Nous suivîmes avec passion le processus de leur libération : l’Italie de Silvio Pellico et de Garibaldi, l’Irlande de Parnell et du Sinn Fein faisaient particulièrement l’objet de notre admiration. Malgré les omissions et les falsifications, nous commençâmes à percevoir les dessous de la conquête de notre pays. La géographie économique nous fit entrevoir pourquoi et comment quelques grands pays impérialistes tenaient dans leurs serres des centaines de millions d’hommes colonisée et dépendants, cependant qu’à l’Est sur les ruines de l’ancien régime russe, semant un désarroi perceptible jusque dans l’enseignement , surgissait un pays nouveau, ne ressemblant à rien d’autre avant lui, dont la puissance ne s’arrêtait de croître et qui suscitait en nous une curiosité d’autant plus vive qu’il avait déchaîné la fureur des fils de colons, lorsqu’un professeur d’une objectivité remarquable avait su nous montrer les raisons économiques et sociales profondes de sa victoire contre l’Allemagne nazie.

Quels que soient nos griefs à l’encontre de l’enseignement français, aucun de nous ne peut nier les joies qu’il dut à la découverte de la littérature et de la culture française. Que nous en soyions imprégnés, nul ne peut le contester, bien que ce soit à des degrés divers, selon que le professeur avait ou non tendance à nous les présenter comme simples matières à bachot. Certains d’entre nous eurent la chance d’avoir des professeurs dont ils ne pourront, de leur vie, oublier le talent et le cœur. Je voudrais évoquer l’un d’eux à qui des dizaines de ses anciens élèves algériens gardent une profonde affection. Il a guidé nos premières réflexions véritables, il a ouvert nos yeux sur le monde, nous le présentant sans fard dans toute sa dureté et sa beauté ; il nous a préparé à notre rôle d’hommes, nous encourageant à revendiquer et conquérir tout ce qui fait la noblesse de l’être humain. Pas de bachotage : nous n’eûmes jamais à ouvrir avec lui un livre d’histoire littéraire. L’étude des textes remplissait toute nos heures et nous avions l’impression de boire aux sources mêmes de la vie. La sonnerie nous arrachait à ces cours comme à regret et jamais la plénitude de ces heures ne fut troublée par les fébriles préparatifs habituels des cinq dernières minutes. Ce professeur était un socialiste ( S.F.I.O) ; il avait défendu à l’époque la politique d’assimilation, mais dans son enseignement, il était trop intelligent pour ne pas savoir qu’une culture ne s’impose pas. Et à nous qui étions d’ardents patriotes algériens, il fit aimer la culture française. Il était parfois épuisé par ses heures de cours précédentes, s’excusant de ne pouvoir hausser la voix. Mais jamais nous n’avions écouté professeur avec autant d’attention ni goûté avec une telle passion les merveilles qu’il sut nous faire découvrir dans Lucrèce ( il avait une prédilection pour les auteurs matérialistes), Montaigne Montesquieu, Diderot et Voltaire, Racine, Nerval, Beaudelaire. Patriote français, il comprenait bien nos préoccupations et ne jugeait pas nuisible à nos relations de maître à élèves que chacun restât attaché à sa patrie respective en nous encourageant à une sincérité totale dans nos dissertations. Après la libération de la France, il nous avait donné à apprendre un admirable poème d’Aragon. C’est à un Algérien qu’il demanda de le réciter, estimant que seul pouvait le faire avec conviction un patriote à quelque pays qu’il appartînt. Il aimait beaucoup notre pays, nous parlait avec une ferveur nostalgique de Tlemcen où il vécut de nombreuses années. Sa plus grande joie était de rencontrer ses anciens élèves. Il nous raconta un jour, comme venait de l’émouvoir sa rencontre avec l’un d’eux, qui l’avait remercié pour tout ce qu’il lui devait. Cet ancien élève était Ali Boumendjel, qui trouva la mort douze ans plus tard dans les locaux des parachutistes où il était torturé.

En fait, si l’enseignement français a pu modifier notre personnalité en l’enrichissant, il ne pouvait la supprimer même chez les algériens qui, pour accéder à certaines fonctions interdites aux «indigènes», durent se faire naturaliser Français. Toutefois, sous l’éblouissement de cet enseignement, apparaissait un manque de confiance dans nos possibilités créatrices et un manque de perspectives quant à un développement de cette personnalité harmonisant les acquisitions modernes et un héritage culturel fort mal connu de nous-mêmes. De là l’orientation assimilationniste de nombreux intellectuels algériens avant la guerre de 1939. Rien de tel ne pouvait se produire pour notre génération, portée par le développement du mouvement national dont la vague puissante, venue de loin, s’enfla brusquement pendant la deuxième, moitié de la guerre mondiale ( après 1942).

Les signes avant coureurs étaient apparus sous le régime de Vichy. Au lycée, signe des temps, nous avions décidé de rendre feuille blanche si le professeur raciste de sciences naturelles maintenait la date de composition, le jour de l’Aïd.

Je dus interrompre à ce moment-là mes études secondaires pour une assez longue période ; J’eus alors l’occasion d’observer dans un village de l’intérieur les manifestations du renouveau culturel. Ce mouvement avait comme trait principal d’être généralisé à toute l’Algérie, contrairement aux mouvements sporadiques passés dus au hasard des initiatives individuelles. Le débarquement des troupes alliées en Afrique du Nord provoqua une vive excitation politique qui dura quelques mois, relayée par les premiers meetings du Parti communiste algérien avec le concours de députés communistes français libérés des camps ; des cellules du P.P.A se recréaient ça et là. Un ami demeuré au lycée m’envoya un exemplaire manuscrit du manifeste du peuple algérien que nous recopiions et nous passions de main en main. C’est alors qu’à l’initiative d’un instituteur vénéré à l’égal d’un père par toute la jeunesse du village et d’un moyen propriétaire foncier, ouvrier agricole dans sa jeunesse (qui devait être sommairement exécuté par les «pieds noirs» dans la deuxième année de la guerre actuelle), fut annoncée la création d’un «cercle culturel» comprenant une médersa, un mouvement de jeunesse (scoutisme) et un lieu de prière ( il n’y avait pas de mosquée dans le village ! ). Ce projet remontait à des années. Il n’avait pas été réalisé du fait de la répression, des tracasseries administratives et aussi faute de fonds suffisants. Cette fois, de toutes les couches sociales déferla une avalanche de dons. Il y eut un moment de stupéfaction quand un commerçant les plus avares du village s’inscrivit pour 99000 francs. Chaque millier de francs, disait-il correspond à l’un des 99 qualificatifs d’Allah. En même temps fut créé un club sportif, en passant par-dessus les règlements qui exigeaient la présence obligatoire de quelques joueurs européens. Ce club portait un nom arabe flambant neuf, au lieu des habituels Sporting, Racing et Football club. Des lors, les manifestations culturelles, sportives, religieuses, théâtrales, etc., se multiplièrent, rassemblant des multitudes de jeunes et de vieux.

La bataille entre religieux réformistes (oulamas) et traditionalistes (marabouts), en sourdine depuis le début de la guerre, se ralluma de plus belle. Les frontières passaient parfois à l’intérieur des familles, entre jeunes impétueux et vieux incorrigibles. On vit des jeunes tombés dans la boisson, se ranger et constituer des commandos antialcooliques. Une soif d’instruction extraordinaire emplissait les médersas privées qu’il fallait en toute hâte pourvoir d’enseignants nouveaux sortis de la zitouna de Tunis ou de l’Institut Ben Badis de Constantine, et submergeait les écoles françaises qui refusaient plus que jamais du monde. Des adultes se reprochaient leur insouciante jeunesse « Nous étions des sauvages, nous nous sauvions de la classe par les fenêtres, sous l’œil même du maître ; aujourd’hui, nous ne savons même pas signer notre nom à la poste ! » Et leurs grosses mains durcies par la pioche, ils s’essayaient au maniement de la plume. Les grands noms de notre histoire commençaient à être mieux connus, malgré parfois de graves entorses à la chronologie. Les chants patriotiques retentissaient dans les rues avec les défilés de jeunes scouts. Ils avaient remplacé les danseuses et la musique licencieuse dans les fêtes. Ils étaient repris par les femmes pendant les veillées de Ramadan, rythmés par les derboukas. Tout un vocabulaire arabe nouveau, resté longtemps sous le boisseau, fit son apparition : d’abord pour désigner ce dont on parlait si peu auparavant : l’indépendance , la liberté, l’impérialisme, la patrie, etc. ensuite pour chasser de la langue les mots étrangers qui l’envahissaient, ce qui était parfois du plus curieux effet : certains étaient capables d’intercaler dans une phrase arabe jusqu’à un mot français sur deux ( quant au célèbre parler kabyle de Tizi-Ouzou, c’était une mosaïque de trois langues). Que de litres de thé avons-nous bus en cercle d’amis, uniquement avec les amendes payées par ceux qu’affligeait par trop ce défaut. Quel émoi dans le village lorsque des jeunes exposèrent en vitrine une maquette de croiseur, fidèle reproduction exécutée par eux d’une authentique unité de la marine française, portant sur sa coque en lettres arabes élégantes et voyantes le nom de Ben Badis et battant pavillon vert et rouge. On achetait un poste T.S.F. qu’après s’être fait garantir par le marchand qu’il était capable de capter les émissions du moyen orient. Et malheur à qui s’avisait de placer dans une vitrine bilingue les mots arabes au-dessous des mots français.

Le point culminant de toute cette première phase fut atteint au cours de la première moitié de 1945. De retour au lycée, je pus constater que le mouvement s’y était développé avec une égale impétuosité. Une fringale de lectures s’était emparée de nous. Nous dévorions au hasard des trouvailles, le testament de Midhat Pachat (jeune turc pendu par le sultan rouge) recopié à la main en plusieurs exemplaires, l’ouvrage de G. Lebon sur la civilisation arabe, celui d’un Algérien, Boulifa, sur le Djurdjura à travers les siècles, L’armée des ombres de J Kessel, le texte d’une conférence prononcée à Alger, par R. Garaudy sur la civilisation arabe. Indochine de Viollis. Nous étions désespérés de ne trouver nulle part les livres tels que le premier tome d’histoire d’Afrique du Nord de Julien. Nous allions voir des films de résistance, tels que le film soviétique Camarade P. Nous étions tous organisés dans des cellules politiques, lançant des grèves contre certaines discriminations dont nous étions victimes, commémorant ouvertement nos anniversaires nationaux. Des chansons de lutte étaient composées au lycée même. Nous les retrouvions quelques mois plus tard dans les campagnes où elles nous avaient devancés, déchaînant l’enthousiasme des jeunes, faisant rouler de grosses larmes sur les joues des vieux.

Le mois de Mai fut enfiévré. Le premier soir, nous parvinrent les échos de la manifestation du jour mitraillée devant la grande poste d’Alger. Après les congés du 8 mai, nos camarades du constantinois nous firent le récit des horribles massacres, cependant qu’au lycée même le fils d’un administrateur de commune mixte, que le simple fait de parler arabe ou kabyle entre nous rendait furieux, faisant campagne pour notre renvoi collectif du lycée, comme cela s’était fait dans le constantinois (où les lycéens avaient rejoint les camps et les prisons).

De cette époque date le départ au maquis ou dans l’illégalité de plusieurs de nos camarades dont l’un trouva la mort l’année suivante à 19 ans, terrassé par une typhoïde dans le maquis kabyle. Véritable force de la nature, plein d’ardeur et de confiance dans l’issue de la révolution algérienne qui n’en était qu’a ses premiers pas, sa mort ne fit que donner plus de résolution à ceux qui le connurent. Deux autres sont aujourd’hui membres du G.P.R.A. dont un colonel de l’A.L.N.

Dès fin 1946, l’atmosphère «salon mondain» disparaissait définitivement de l’association des étudiants musulmans, qui pour sa fête annuelle présenta à un public composé non plus seulement de bourgeois, mais de toutes les couches sociales, un spectacle exaltant la lutte contre l’oppression, l’association organisait des débats sur les sujets culturels et politiques les plus brûlants, avec la participation de toutes les tendances de l’opinion nationale et n’hésitait jamais à prendre position avec l’ensemble des organisations patriotiques. Cet élan massif bousculait la toile d’araignée patiemment tissée autour de chaque étudiant par les affaires indigènes du gouvernement général, notamment par les services du colonel Schoên, devenu le spécialiste du maniement des «élites» algériennes (convocations pour conversations particulières, discrètes menaces aux uns, attributions de bourses aux autres etc.) Mais c’était méconnaître les raisons profondes qui incitaient les étudiants algériens à épouser la même cause que leur peuple.

Regardant alors autour de moi les jeunes écoliers actuels, je mesure l’immense pas en avant accompli. Notre prise de conscience nationale s’était faite péniblement, progressivement, par lambeaux arrachés ça et là au travers de multiples tâtonnements, au prix d’expériences douloureuses et humiliantes. Nous avions grandi au temps du mépris. Mais est arrivé le temps de la fierté. Nos petits frères, nos fils arrivés aujourd’hui à l’âge scolaire ont à peine ouvert les yeux sur le monde extérieur qu’ils savent déjà ce qu’ils sont, ce pour quoi luttent leurs aînés et ce qui les attend. Bienheureuse lucidité ! Quand les parachutistes venaient les chercher à domicile en 1957 pour briser la grève scolaire, ils prenaient leur gaieté pour un signe de ralliement alors qu’ils chantaient «que dieu donne la victoire aux combattants de l’Aurès» L’un d’eux, candidat aux bourses, écrit sur son dossier en face de nationalité : «Algérien», et manifeste un étonnement sans bornes quand il est repris par le maître. Un autre, mis en confiance, raconte fièrement à son instituteur comment, dans son douar, il crevait les pneus des camions militaires. Ils échangent des coups d’œil narquois quand le maître commence à leur «raconter des histoires» et se vengent en décidant de ne pas fermer leurs encriers pour accroître les charges de l’Etat français !

La société algérienne n’est plus la moitié d’elle- même. Nos femmes ont fait un grand pas sur le chemin de leur émancipation. Douloureusement frappées en masse par la guerre, en la personne de leurs maris, de leurs frères, de leurs fils, et aussi en leur propre personne, elles ont remplacé les hommes absents et voulu être dignes de leur cause. Avec une résolution lucide, voilées ou dévoilées, nos jeunes filles poursuivent le plus loin possible leurs études, s’emparent elles aussi des armes de la culture.

Le conflit traditionnel entre générations, entre instruits par l’école française et les autres, a évolué vers une étonnante synthèse dans le courant de la guerre, le terrain de rencontre étant les nécessités et les leçons de la lutte nationale. Les vieux ont compris qu’à l’heure du Spoutnik les jeunes ont raison d’aller de l’avant, et les jeunes éprouvent un plus grand respect pour les valeurs anciennes. On ne pouvait espérer meilleur couronnement au conflit qui n’a cessé d’opposer à travers plusieurs générations culture française et culture traditionnelle. Cette dernière a servi de rempart contre les efforts de dépersonnalisation tentés à l’occasion de la diffusion de la culture française, cependant que le rationalisme de la culture française a servi à détruire ce qu’il y avait d’antiscientifique dans notre culture traditionnelle.

De grandes tâches nous attendent. Nous héritons du système colonial un plurilinguisme de fait. Combien d’enfants qui ne parlent que kabyle dans leur famille, s’expriment en arabe dans la rue et ont appris le français à l’école primaire ! Sont publiés ainsi en arabe classique certains journaux des organisations patriotiques, des documents officiels du G.P.R.A. Surtout à l’échelle des organismes de commandement, se tiennent en français, les grades et certaines techniques sont désignés en arabe classique, tandis que les conférences des commissions politiques, les explications, discussions avec la base se font en arabe parlé ou en kabyle parfois même en français…

L’expérience dessinera les contours formels de l’enseignement algérien dans notre pays indépendant. Nous pouvons cependant, sans nous tromper, avancer deux certitudes : La première est que nous réaliserons l’une de nos plus chères aspirations, à savoir un enseignement national qui donnera toute sa place au fond populaire et arabo-islamique que le colonialisme voulait étouffer et détruire. La seconde est que la culture française, qui nous aura été si utile pour reconquérir et enrichir notre patrimoine culturel, continuera à jouer ici un rôle privilégié par rapport aux autres cultures étrangères.

Bien longtemps, le type idéal de l’homme instruit et cultivé fut dans notre pays celui dont on disait avec respect : «Qâru settin hizeb» (Celui qui a étudié les soixante chapitres du Coran). Il est probable que désormais, et pour longtemps encore, l’Algérien instruit et cultivé sera celui dont nos compatriotes disent déjà, depuis deux ou trois décades, avec une nuance d’admiration et d’approbation : «Qâri ârbyia û fransisa» (Il est instruit en arabe et en français). Dans notre pays libre, où la langue arabe aura retrouvé la prééminence qui lui revient, la langue française devenue deuxième langue, jouira avec la culture qu’elle véhicule d’un éclat plus grand qu’à la sombre époque où elle fut langue officielle et imposée.

SADEK HADJERES

Article paru dans « La Nouvelle Critique » (revue du marxisme militant)

en janvier 1960

OSMANE REDOUANE ou L’ESPOIR SYNDICAL VIVANT

Osmane Redouane, militant et leader syndical, lutteur pour la démocratie, nous a quittés prématurément. Les problèmes nationaux et sociaux sont toujours là, mais son exemple aussi.

Présent dans les mémoires, il symbolise le renouveau de la conscience sociale des classes et des couches laborieuses et déshéritées.

Sa disparition n’arrêtera pas, elle inspirera même un nouvel élan, conforté par le capital de luttes qui a commencé à fructifier au fil des années. Comment comprendre autrement l’hommage rendu et la ferveur exprimée dans son quartier natal par ses compagnons venus de tout le pays pour ses obsèques?

L’évènement ne se mesure pas au seul nombre des hommes et des femmes de tous âges, qui l’ont accompagné massivement à sa dernière demeure. Sa portée ne se mesure pas seulement aux you-you et aux applaudissements des groupes compacts qui sur les balcons et les trottoirs exprimaient leur émotion et leur affection au disparu, façon d’exprimer aussi leur indignation des tracasseries officielles et policières au cours de ces obsèques.

Je voudrais souligner en premier lieu cette dimension humaine. L’hommage des larges foules a révélé leur sensibilité à une qualité précieuse en ces temps de tristes mœurs politiciennes. Hommes et femmes ont salué avant tout la pureté des motivations et un esprit de sacrifice fondé sur le cœur et la raison. Car Osmane, sans renier son appartenance partisane, a réussi à la transcender, pour s’ouvrir et pour ouvrir un champ de lutte encore plus rassembleur, capable de faire émerger un mouvement démocratique et de progrès encore plus large et plus puissant. Il a dû en payer le prix comme victime de la répression policière et de l’acharnement judiciaire, il l’a payé aussi malheureusement de sa santé, en s’impliquant jusqu’à l’épuisement.

L’EVENEMENT REVET UNE PORTEE POLITIQUE EXCEPTIONNELLE

Il contraste avec l’état de la scène politique algérienne actuelle, avec ses confusions, ses divisions, ses démarches arrivistes et opportunistes, à l’ombre opaque des rivalités au sommet des appareils d’Etat qui échappent aux citoyens et qui tentent de les soumettre à la résignation.

L’évènement est même historique par rapport aux quinze dernières années de tragédies et de crises. Les composantes les plus actives de la société civile sont parvenues après de dures années à faire irruption sur la scène publique d’une nouvelle manière. Non pas à travers émeutes ou alignements clientélistes, mais d’une façon claire et transparente, unitaire et rassembleuse, responsable et dynamique. Tout le contraire des bassesses et des contorsions politiciennes qui ont usurpé la scène politique, Bab el Oued avait marqué par sa fougue populaire le tournant historique des manifestations patriotiques de décembre 1960. Ses hommes et ses femmes se dressent cette fois sur le terrain social, après avoir été aux premières loges des révoltes dévoyées d’Octobre 88 puis de la décennie 90. Les engagements de sa jeunesse lors des inondations catastrophiques se sont confirmés à un niveau de conscience plus élevé. Le long terme et l’expérience ont fait leur démonstration dans l’opinion, relayés par le patient travail de fourmi de militants syndicaux et associatifs de différents horizons

Il a fallu cette disparition d’un militant syndical désintéressé, lucide et audacieux, pour faire éclater dans une soudaine clarté à la masse des salariés et des simples gens, la grandeur des luttes persévérantes initiées auparavant par le CLA et les autres organisations autonomes. Des luttes porteuses d’encouragements à tous ceux qui cherchent des solutions vraies aux problèmes angoissants de leurs familles et du pays.

LES MOUVEMENTS ORGANISES DES TRAVAILLEURS ONT LAVE CES
DERNIERES ANNEES UNE DOUBLE HONTE

La première est la trahison ouverte de nombreuses hiérarchies parachutées dans la centrale UGTA soumise à la corruption et aux pressions antisociales du pouvoir.

La deuxième honte est celle des agissements antisociaux et antidémocratiques pervers, camouflés au début des années 90 sous une phraséologie se voulant radicale. Leurs auteurs ont cherché à culpabiliser et décourager les luttes sociales conscientes et organisées des travailleurs des villes et des paysans.

La triste entreprise fut engagée par les inspirateurs de la démolition du PAGS et d’autres formations nationales, pour venir à bout de leur autonomie combative et de l’attachement de leurs bases sociales à leurs intérêts légitimes. L’entreprise fut facilitée par des complaisances actives ou passives, l’aveuglement ou les naïvetés parmi ceux qui avaient vocation de défendre une si précieuse autonomie même dans les circonstances les plus difficiles.

L’opération de démobilisation sociale fut l’instrument d’enjeux inavoués de pouvoirs sous couvert des situations d’urgence et de «lutte contre l’intégrisme». Autant de prétextes qui ont servi trois objectifs convergents de manipulation et de division. Les trois axes d’agression contre les travailleurs et les couches populaires ont cherché à se justifier par un modernisme fallacieux. Les trois ont été désastreux pour le sort des travailleurs, leurs intérêts et leurs luttes légitimes.

En premier lieu, en faisant taire la voix des travailleurs, il s’agissait de bloquer les processus de démocratisation dans le pays tout entier, la démocratie étant qualifiée de «luxe» pour des pays «attardés» comme le nôtre. La justification par la «modernité» a rejoint dans ses conséquences pratiques son symétrique ou son complément, dans les prétentions archaïques du «takfir» intégriste, pour qui la démocratie n’est qu’un «koufr» étranger à l’islam.

OFFENSIVES ANTISOCIALES SOUS PRETEXTES IDENTITAIRES

Le second axe d’agression contre l’unité et la solidarité des travailleurs a consisté à aiguiser les rivalités fondées sur leurs différences de sensibilité identitaires, qu’elles soient à caractère religieux, linguistique ou de mode de vie. L’une des manifestations médiatiques les plus caricaturales de ce point de vue, fut un appel à partager l’Algérie entre deux grandes communautés, l’une jugée rétrograde et l’autre regroupée autour d’un pôle « moderne », symbolisé et dirigé évidement par le pouvoir autoritaire et ses appareils.

Si cette aberration a connu heureusement en janvier 92 un fiasco immédiat et retentissant, il faut reconnaître que ses versions plus «soft», plus insidieuses, ont continué à avoir cours. Les dérives identitaires ont prospéré sur le terrain des différenciations sociales et des inégalités générées par la gestion socio-économique désastreuse qui accablait les couches laborieuses ou sans-travail ainsi que les régions du pays les plus déshéritées. Résultat global : il s’est construit d’un côté plus ou moins confusément un élitisme se voulant démocratique et moderniste. Lui-même d’un autre côté fut confronté à des populismes empruntant leurs slogans souvent obscurantistes à des références prétendument islamiques.

Les modèles invoqués par les uns et es autres se trompaient quant à la société algérienne en cours d’émergence et quant à ses besoins vitaux aussi bien en respect de la diversité qu’en exigences de cohésion nationale. Une confusion fatale a été alimentée des deux côtés : d’une part confusion entre un républicanisme hégémoniste se réclamant du laïcisme (tout en jouant machiavéliquement la carte du fondamentalisme) et une vraie laïcité démocratique ; et d’autre part confusion entre islamisme intégriste et vraie théologie islamique de libération.

Sur un terrain préparé aux intolérances par trois décennies de pensée unique autoritaire, les modèles d’exclusion ont contribué à approfondir des fossés objectifs et subjectifs parmi les forces vives du pays et du monde du travail. Une espèce d’Algérie à deux vitesses, une fracture dans la nation s’est instaurée et s’est rapidement aggravée par la jonction entre la mondialisation néolibérale et les cercles qui chez nous lui ont préparé et ouvert le chemin.

QUAND LE CAPITALISME SAUVAGE EST GLORIFIE

Il y eut en effet un troisième axe d’agression contre le monde du travail et les couches déshéritées, et en définitive contre l’intérêt de l’édification nationale. L’agression a consisté dans la glorification du modèle néolibéral de mondialisation, présenté comme la seule issue moderne et de sauvetage de l’économie algérienne, gravement mise à mal par les «restructurations» destructrices du temps de la présidence de Chadli.

Un aperçu de cette orientation fut présenté comme génial par un quotidien du matin aux débuts des années 90. Il s’agissait pour l’Algérie, selon ce projet, de s’engager audacieusement sur les traces du modèle des USA. Les populations algériennes vivraient sans doute de grandes souffrances, était-il précisé sans état d’âme. Mais ou bout de plusieurs générations l’Algérie émergerait comme grande puissance industrielle. Cette dissociation de l’économique et du social, ce mépris du sort des citoyens actuels et à venir, ne seront plus réitérés publiquement avec la même connotation cynique (ils avaient été précédés quelques deux ans auparavant par les malheureux cris de joie des mêmes cercles « modernistes » dans la presse, lorsque fut décrétée la « libération » des prix des produits de première nécessité, vitaux pour les couches les plus pauvres. Mais dans les faits, ce fut l’orientation officielle dominante, à la faveur notamment de la montée conjointe du terrorisme intégriste et de l’état d’urgence sécuritaire.

L’orientation néolibérale a fait pâmer d’admiration des sociologues et autres intellectuels «organiques». Elle n’a pas fait le bonheur d’une industrialisation et d’un développement agricole tombés en panne. Elle fit surtout le bonheur des profiteurs de l’économie à caractère spéculatif, improductif et bureaucratique. Elle accéléra une dépendance grandissante allant jusqu’à des projets de soumission aux monopoles internationaux, comme l’illustrent les luttes encore vives autour du statut des hydrocarbures nationaux.

SEULE LA RESISTANCE OUVRE LA VOIE A LA LIBERTE ET AU DEVELOPPEMENT

Tenant compte des évolutions mondiales, il n’était pas certain au départ que la résistance nationale à l’ensemble de ces attaques serait assez forte pour susciter de grands espoirs. Bien des voix s’étaient élevées pour justifier le scepticisme et livrer les clefs de l’Algérie au néolibéralisme mondial et à ses satellites locaux. L’aggravation insoutenable des conditions de vie contrastant avec les embellies des premières années d’indépendance, l’expérience acquise au fur et à mesure tant à l’échelle nationale qu’en écho aux résistances nationales et sociales dans le monde, tout cela a permis aux travailleurs algériens et à leurs organisations autonomes de commencer à se relever et d’envisager avec plus d’espoirs leur légitime contre-offensive pacifique, énergique et responsable, en union avec toutes les forces saines du pays.

Les forces saines sont diverses et se trouvent partout, à condition de les juger aux actes, au-delà des seules professions de foi. Unir dans l’action autour de leurs aspirations et revendications concrètes, c’est l’intérêt commun des travailleurs et des Algériens honnêtes. Ils peuvent être manuels ou intellectuels, hommes ou femmes, civils ou militaires, salariés ou entrepreneurs, arabophones ou berbérophones, «barbus» ou «laïcs», avec ou sans foulard, «stal.s» ou «trotskars». Le syndicalisme autonome, unitaire et démocratique en a administré la preuve dans les faits.

UNE VALEUR SUPRÊME

A quel rythme se feront les décantations et les jonctions entre toutes ces forces saines et potentielles où qu’elles se trouvent, dans les institutions, les sphères politiques, les mouvements associatifs ou spontanés ? A quel rythme se construiront aussi les jonctions efficaces et souhaitables entre les courants de démocratie et de justice sociale au grand Maghreb, autour de la Méditerranée et dans le monde? Cela dépendra des efforts conscients déployés dans ce sens. Il est déjà tard, les dégâts nationaux et mondiaux sont déjà grands. Mais il n’est pas trop tard. L’hommage rendu à Bab El Oued par les jeunes et la population à Osmane Redouane, un des valeureux fils et militants du pays, est venu rappeler et réhabiliter aux yeux de tous ses frères et sœurs d’Algérie la valeur suprême commune aux couches exploitées et opprimées: leur solide unité d’action.

Elle est à construire en permanence au delà des diversités idéologiques et politiques. C’est en définitive l’arme la plus importante sur laquelle ils peuvent et doivent compter, celle qu’ils doivent forger sans relâche, avec l’esprit ouvert et vigilant.

IL Y A SOIXANTE ANS, LES PIÈGES « IDENTITAIRES » SE METTENT EN PLACE

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(Paru en septembre 2000, dans « Deux mille ans d’Algérie », tome III, Carnets Seguier)

En 1947, j’avais dix neuf ans. Après ma première année étudiante, je venais d’obtenir (dans le groupe des trois premiers sur les 3OO candidats), mon certificat de Physique-Chimie-Biologie pour entrer à la Faculté de médecine d’Alger. Parallèlement je militais dans le mouvement associatif patriotique (comme membre du bureau de l’AEMAN) et surtout dans la section universitaire du PPA dont je deviendrai l’année suivante premier responsable,

par Sadek Hadjerès

1947

En 1947, j’avais dix neuf ans. Après ma première année étudiante, je venais d’obtenir (dans le groupe des trois premiers sur les 3OO candidats), mon certificat de Physique-Chimie-Biologie pour entrer à la Faculté de médecine d’Alger. Parallèlement je militais dans le mouvement associatif patriotique (comme membre du bureau de l’AEMAN) et surtout dans la section universitaire du PPA dont je deviendrai l’année suivante premier responsable, dans les conditions que je rapporterai, car ce fut par voie d’élection interne à l’organisation, ce qui était jusque là tout à fait inhabituel.

Ce faisant, je continuais avec l’ardeur qui était celle de nombreux jeunes de mon âge, à partager mes activités militantes avec la section du PPA de Larbâa, dans la Mitidja. J’y avais animé depuis 1943 le mouvement de masse de la jeunesse (notamment Scouts Musulmans Algériens dont j’étais responsable pour le district de l’Est-Mitidja). Ayant adhéré au PPA en Octobre 1944, je contribuais dans cette localité à partir de 1947 à la sélection des volontaires issus de l’organisation clandestine du PPA pour les verser dans l’OS (organisation spéciale paramilitaire). Je maintenais en même temps des liens informels et amicaux avec les responsables du PPA d’El-Harrach (ex Maison- Carrée) et surtout ceux de Kabylie, dont plusieurs, comme Ali Laïmèche, Ammar Ould Hammouda, Hocine Aït Ahmed, Omar Oussedik avaient été mes condisciples au lycée de Ben Aknoun en 44-45 avant qu’ils ne rejoignent, en le créant, le premier maquis de la Résistance algérienne organisée dès l’été 1945. D’autres poursuivaient, comme Mohammed Aït Amrane en Oranie, une féconde activité militante et de création culturelle dans les localités arabophones où ils résidaient.

Dans l’année qui a suivi, chacun de nous, là où il se trouvait, comme de nombreux militants à travers le pays, ressentait à sa façon et selon son itinéraire et sa sensibilité propre, divers éléments d’un malaise qui s’accentuait après la grande vague d’enthousiasme et d’espoir des années précédentes. Les rapports de la base militante faisaient état d’interrogations et d’inquiétudes, mais le plus souvent de façon allusive et en ménageant la direction, en appelant à son intervention, tant était grande encore la confiance dans une direction fortement idéalisée. (Voir à ce sujet la grande surprise dont s’est souvenu Belaïd Abdesselam dans ses entretiens rapportés par Ali El Kenz et Mahfoud Bennoune, lorsque coopté au Comité central du MTLD, il découvre des personnages, une atmosphère et des méthodes qu’il imaginait tout autrement).

Ce capital de confiance commençait à être érodé chez ceux qui ne côtoyaient pas directement les membres d’une direction auréolée globalement du prestige de la cause nationale, comme l’était Messali, jusque là notre “Zaïm” (leader charismatique) incontesté. Plusieurs éléments de doute se conjuguaient pour entretenir un marasme qui ne s’était pas encore noué en crise et pouvait être surmonté à ce stade. Il y avait entre autres la lourde déception après les élections de 1948, pour lesquelles la nécessité de participer n’avait pas été expliquée suffisamment et correctement et qui furent massivement truquées dans la violence par le gouverneur socialiste Naegelen. Il y avait l’humiliation de la défaite arabe dans la “ drôle de guerre ” de 1948 en Palestine, alors que la propagande du parti avait chauffé à blanc l’opinion en misant tout sur une Ligue et des souverains arabes inféodés à l’Occident et qu’on n’avait cessé de nous présenter comme incarnant les espoirs de notre nationalisme. Il y avait le mécontentement et le désarroi de la base militante face à ce qui, faute d’explications convaincantes, lui apparaissait comme un immobilisme ou des revirements injustifiés de la direction sur ses orientations radicales précédentes. Le malheur est que celle-ci semblait investir son talent dans le verbiage et les faux-fuyants démagogiques, elle distillait aussi le poison des manoeuvres de diversion et des luttes de clans, en guise de réponse aux inquiétudes montantes.

Le tout entretenait un lourd climat, propice aux accrochages et foyers de discordes, faute d’écoute et de dialogue ouvert sur les solutions à mettre en oeuvre. Je ferai état ici d’une des étincelles provocatrices qui ont contribué à alourdir les incompréhensions. Par sa vivacité et sa forte charge émotionnelle, cet épisode s’est fortement inscrit dans ma mémoire, comme un moment de révolte où quelques irresponsables, sans mesurer la gravité de leur geste, ont stupidement miné à mes yeux la fraternité de combat et un minimum d’esprit d’ouverture qui étaient jusque là, en milieu étudiant et dans tout le pays, notre acquis le plus précieux.

Alger, 1948.

L’AEMAN [[ Association des étudiants musulmans d’Afrique du Nord, fondée en 1918-19 à Alger sous le nom d’abord d’Amicale, tandis que l’AEMNA, association des étudiants nord-africains sera fondée à Paris en 1928]] dont j’ai été puis serai membre du bureau durant quatre années successives (j’en serai l’année suivante élu président), donne au centre du vieil Alger son gala annuel, au siège de l’Opéra, aujourd’hui Théâtre national algérien. C’est la deuxième année, depuis la rentrée universitaire 46-47, que l’AEMAN, dirigée essentiellement par des militants du PPA-MTLD, a consacré une rupture avec les anciennes pratiques qui privilégiaient les activités de « salon » et les relations avec la « haute » société musulmane de notables et bourgeois de bonne famille algéroise. Ces relations demeurent mais les orientations patriotiques ouvertement affichées font jonction avec les couches populaires gagnées par le mouvement nationaliste.

L’‘association a quitté son local exigu du siège de l’AGEA (Association Générale des étudiants d’Algérie) qui regroupe en principe tous les étudiants mais où les européens sont dans la proportion écrasante de 10 pour un musulman) au boulevard Baudin, (aujourd’hui Amirouche). Avec l’aide de milieux nationalistes liés au PPA, nous avions ouvert le nouveau siège place de la Lyre, en plein quartier populaire jouxtant la Casbah. Nous y faisons fonctionner un restaurant dont je suis le gérant-trésorier et dont la salle nous donne toutes possibilités de nous retrouver à notre aise, d’organiser conférences, manifestations et invitations de notre choix. Une arrière salle exigüe abrite nos réunions du bureau de l’AEMAN et aussi les contacts plus confidentiels de la direction de la section PPA étudiante. Entourés du brouhaha du marché de la Lyre, des brocanteurs, vendeurs à la sauvette et des cafés qui déversent leurs flots de musique algérienne et orientale dans une rue Randon si encombrée qu’on a peine à y avancer, nous nous y sentons après nos cours déjà presque indépendants.

Le gala annuel nous permet justement d’alimenter un budget de fonctionnement substantiel.

Nos compatriotes venus en masse des quartiers les plus lointains de la capitale ou d’autres localités de la région algéroise, ont rempli à craquer la salle de l’Opéra, sous les yeux ébahis d’un personnel habitué à un autre public. Venus aider les « leurs », ils attendent fébrilement du programme artistique et culturel annoncé les messages d’espoir et de lutte solidaire, dont la censure coloniale et les préoccupations quotidiennes souvent lourdes les ont sevrés.

De notre côté, nous avions préparé soigneusement ce programme, alternant chants, prestations d’artistes, pièce théâtrale, allocutions. Le clou devait en être une adaptation de « Montserrat » en arabe, jouée par des étudiants et dirigée par Mohammed Ferrah. Ce publiciste bilingue avait déployé beaucoup d’entrain et de talent pour animer cette pièce du répertoire de Roblès, dont la ferveur patriotique correspondait bien aux attentes de l’époque.

Le rideau va se lever pour l’ouverture de la soirée et l’annonce du programme. Un coup d’oeil de routine sur la liste qui va être lue et il nous apparaît une chose bizarre: le chant « Ekker a mis en Mazigh » (en berbère), n’y figure plus. Sa programmation n’avait soulevé aucun problème, ce chant avait depuis longtemps dans le pays une renommée telle que dans nombre de manifestations sa présentation allait de soi autant que celle de « Min djibalina ». Par exemple, le public à 98 pour cent arabophone de Larbâa, à l’occasion des fêtes du Ramadhan, tout comme le public d’El Harrach originaire de toutes les régions de l’Algérie centrale, à l’occasion des mariages ou fêtes familiales de militants nationalistes, accueillaient sans problème et même avec chaleur cet hymne avec les autres chants en arabe classique ou parlé. Je me souviens en particulier que malgré d’autres thèmes de friction qui furent pour la plupart surmontés, il n’y eut jamais à ce sujet de controverse ni même de campagne de sourdes rumeurs de la part des dirigeants du Nadi l Islah de Larbâa comme Si Mestafa Belarbi ou de la médersa comme le Chikh Mohammed. La raison en était probablement, outre que nos activités communes avaient tissé entre nous des relations de confiance suffisantes, qu’ils avaient jugé sainement, hors de présupposés idéologiques, que ce chant patriotique en berbère ne portait en rien atteinte au programme arabe de ces soirées. Aussi était-il ressenti comme un signe supplémentaire et réconfortant des sentiments de solidarité qui avaient gagné le pays et aiguisaient les espoirs de ses habitants.

Peut-être, avons-nous d’abord pensé en cette soirée de l’AEMAN, l’omission du chant berbère sur la liste résultait-elle d’un oubli ou d’une erreur involontaire? Qui donc avait mis au propre la liste définitive? On n’arrive pas à le savoir dans le désordre qui règne et s’aggrave avec cet imprévu. L’organisateur du programme culturel, Ferrah, ou quelqu’un d’autre, je ne m’en souviens plus, suggère que tout compte fait, l’ensemble étant très chargé, un ou deux chants de moins nous mettra plus à l’aise.

Pourquoi précisément celui-ci, et pas un autre, s’exclame un présent. Un de ceux qui avait eu déjà l’occasion d’exprimer ses conceptions réductrices et chauvines du nationalisme panarabe, (il ne les exposait pas dans les assemblées et débats ouverts mais à la sauvette dans les coulisses) ne peut s’empêcher de vendre la mèche: il vaut mieux, dit-il, ne pas faire de « régionalisme » ! Le gros mot est lâché.

En un éclair, chacun saisit que s’appuyant sur deux ou trois comparses, « on » est passé par dessus la tête de la direction politique aussi bien de la section PPA étudiante que du bureau de l’AEMAN, pour tenter à la sauvette ce coup mesquin, sans en mesurer la signification et les conséquences néfastes. Sans doute cela ne venait pas de Bellahrèche, le président de l’association en exercice. Avec son air bonhomme, cet étudiant âgé qui terminait sa Pharmacie, assumait son appartenance au MTLD de façon tout à fait détendue, mais sans équivoque (il en avait été candidat dans une circonscription du Sud contre son propre frère, tous deux issus d’une famille de “grande tente”. L’administrateur de “commune mixte”, n’eut même pas besoin d’appliquer les consignes de violence du gouverneur Naegelen, il se contenta d’établir le procès verbal des élections en inversant les résultats des suffrages portés sur le même nom patronymique). Il était quelqu’un d’avenant, ouvert et loyal, incapable de coups tordus de cette espèce. Il en était de même de la plupart des étudiants arabophones. Aussi les soupçons se portent dans nos esprits sur un petit groupe lié à des “ apparatchiks ” de la direction centrale, de ceux à qui il fallait avant n’importe quelle initiative courir prendre leurs directives au siège central de la rue Marengo. Ils ne se sentaient à l’aise que dans les intrigues, fuyant les francs débats de fond et la claire répartition des tâches et des prérogatives comme les chauve-souris fuient la lumière.

Devant l’embrouille devenue tellement transparente, le responsable de longue date de l’organisation politique universitaire, Hénine Yahia, souligne l’irrégularité du procédé:  » Celui qui avait des réserves à faire sur le programme n’avait qu’‘à les présenter avant et auprès des instances concernées. Maintenant, une seule chose compte, il faut réparer immédiatement ».

Le groupe en effervescence derrière le rideau a grossi et l’indignation a gagné la plupart de ceux qui étaient la cheville ouvrière de tout le spectacle. Pour eux, le coup est aussi dur qu’inattendu, quelque chose vient de se briser. Ils se disent que pour remettre les choses en place, il ne faut surtout pas admettre l’insoutenable. Sans se concerter, chacun annonce froidement sa résolution. « Ou ce chant patriotique algérien, qui fait quelques minutes sur trois heures de programme arabophone (il y avait aussi des intermèdes francophones), ou il est inutile de compter sur nous ». L’un de ceux qui s’était le plus dépensé dit son amertume: “ si je compte pour rien, qu’est-ce que je reste faire ici? ”. Un autre devient agressif: “ si on parle de régionalisme, je prends immédiatement le micro et je soumets la question à l’avis du public; il est d’accord ou non pour ce chant?”. La situation s’est à la fois envenimée et renversée, d’autant plus que les initiateurs du procédé, pas fiers du tout, craignaient maintenant d’être désavoués en haut lieu pour avoir déchaîné bêtement la tempête.

Dans la salle, le public patientait, ignorant l’enjeu qui le concernait pourtant au premier chef. La soirée débute. Lorsqu’à son tour « Ekker a mis en Mazigh » est annoncé, c’est un tonnerre d’applaudissements, puis de tous les coins, la salle accompagne le chœur et reprend le refrain, comme il le faisait habituellement pour Min djibalina. L’ensemble du spectacle est réussi, on en parlera plusieurs jours dans Alger. La vente aux enchères traditionnelle (un portrait de l’Emir Abdelqader) et les dons ont atteint des sommets, s’ajoutant aux recettes du spectacle.

Remontant avec mes compagnons l’escalier interminable vers le local de la Lyre où nous passerons le reste de la nuit, la grosse recette de la soirée dans ma vieille mallette cabossée me paraît lourde d’amertume. J’aurais souhaité que le succès fût autre, celui d’une cohésion nationale en vigoureuse progression. Une interrogation pénible colle à notre petit groupe comme la rosée humide aux pavés de la place familière du marché de la Lyre que nous contournons. Un étrange sentiment de gêne et d’inquiétude s’insinue dans nos esprits gagnés à l’indépendance. Nous n’accordions jusque là qu’une attention mineure à la diversité de nos langues maternelles ou de nos régions d’origine, mais au grand jamais nous ne les opposions de façon si stupide.

Etait-ce une fausse alerte ou un SOS lugubre avant des désastres impensables? Le cœur se serre un peu plus à la vue des dizaines de dormeurs affalés sur leurs cartons sous les arcades, près des bouches de chaleur des boulangeries ou des bains maures. Les malheurs qui hantent leurs rêves tourmentés sont-ils seulement ceux de la misère matérielle? Dans quelle langue sera-t-il « licite » qu’ils expriment leur révolte et clament leurs espoirs? Dans quelle langue plus compréhensible et plus sensible pour eux faudra-t-il leur parler pour qu’ils s’éveillent à la liberté et s’organisent pour l’arracher? Comment qualifier l’absurde prétention à dresser des barrières et des interdits linguistiques devant la puissante et rassembleuse revendication d’indépendance, comment et pourquoi se priver des instruments les plus directs et les plus éloquents pour en clarifier les voies et le contenu?

Ce soir là, je fus davantage convaincu que le courage patriotique ne consistait pas seulement à affronter l’ennemi colonialiste. Il consistait aussi à défendre les valeurs simples, endogènes et exogènes, qui avaient permis à notre peuple de survivre et de s’ouvrir à une vocation nationale. Le mouvement national avait besoin de rationalité et d’esprit de principe pour faire reculer les gesticulations démagogiques. Il fallait le préserver des dégâts occasionnés par les agissements qui dépréciaient l’héritage de civilisation arabe et islamique, alors qu’ils trahissaient ce que ce passé avait eu de meilleur. L’histoire dont nous nous glorifions les uns et les autres méritait mille fois mieux que d’être prise en otage par les hégémonismes, les carences et la myopie politique.

Je fus heureux de constater que cette conviction était partagée par d’autres compagnons de lutte que j’estimais le plus pour leur abnégation et leur apport sur le terrain. Ils étaient venus, par des voies et à partir d’expériences diverses à la même conclusion, il fallait engager des initiatives positives pour corriger les dérives néfastes qui menaçaient…


Le récit qui précède est extrait d’un ouvrage à paraître bientôt, consacré à la crise du PPA de 1949. J’avais durant l’été 1998, à l’occasion des troubles sérieux et du climat malsain qui avaient affecté le pays après l’assassinat de Maâtoub Lounas, publié dans EL-WATAN (4 articles du 29 Août au 1er Septembre 99) la relation de quelques épisodes d’une crise dont je fus l’un des témoins et acteurs, ou de quelques uns de ses prolongements au cours du demi-siècle écoulé.

Mon objectif était et demeure, en même temps que l’information des générations actuelles sur des faits quasi totalement occultés par les historiographies officielles, de pousser à la réflexion et au débat. Il me paraissait important de mettre en lumière certains mécanismes pervers, qui ont fait leur apparition avec une particulière netteté au cours de cette crise de 1949, mais qui sont restés toujours à l’œuvre jusqu’à aujourd’hui. Ils ne cessent de faire obstacle autant à la cohésion nationale algérienne qu’à la réalisation des aspirations démocratiques de notre peuple et à l’émergence d’une citoyenneté digne des sacrifices consentis pour l’indépendance.

Dans les articles d’EL-WATAN comme dans l’ouvrage en instance, mon souhait était que les faits exposés permettent au lecteur d’évaluer s’il est valable ou non de parler comme je l’ai fait, à propos des événements et de la crise prémonitoire de 1949, de prototype et de matrice de toutes les autres crises futures.

Au delà des enchaînements factuels et de filiations concrètes indéniables, on retrouvera en effet dès les lendemains de cette crise précoce, comme en 1952-53 au sein du PPA-MTLD et jusqu’aux heurts sanglants de nos jours, en passant par les conflits de la guerre d’indépendance et des décennies de parti unique, l’affrontement des mêmes types d’orientations politico-idéologiques, des mêmes types de représentations dites “identitaires”, les mêmes méthodes et comportements dans la gestion du politique et de l’organique, les mêmes caractéristiques et problèmes dans les rapports des directions avec les bases militante ou populaire. Bref, une même philosophie politique a prédominé, si on peut parler de philosophie, s’agissant, malgré quelques réelles et méritoires tentatives de redressement, de pratiques de bricolage en décalage avec le faux sérieux des proclamations programmatiques, dont une des fonctions aux yeux de certains, était de servir de rideau de fumée.

Pour ce débat qui me paraît possible, nécessaire et salutaire, parce que lié à des préoccupations et des enjeux actuels, je me suis efforcé de mettre en évidence des faits ou des représentations qui illustrent un des traits significatifs des conflits internes algériens du demi-siècle écoulé, voués comme par fatalité à des impasses de plus en plus aigues. Il s’agit des approches manichéennes dont ne parviennent pas encore à se défaire les différents protagonistes. Elles s’entretiennent et s’exacerbent les unes les autres. Elles ont pour effet de stériliser les efforts vers des synthèses librement et fortement assumées, quand ces dernières ne sont pas simplement décriées comme étant des compromis honteux, des signes de faiblesse, de manque de “nif” ou de “redjla ” (courage viril). Le courage consiste pourtant à imposer et favoriser la conjonction difficile entre le long travail des sociétés sur elles-mêmes à force d’expérience et les initiatives judicieuses des acteurs politiques et des gens de pouvoir. Pareilles synthèses sont seules capables de garantir l’existence viable et durable d’une entité nationale algérienne, dont les uns et les autres se réclament mais qu’ils fragilisent quand ils s’en prétendent les seuls représentants authentiques.

L’absence ou l’insuffisance d’efforts dans ce sens, de la part des parties concernées dans la société, dans le champ politique ou les instances étatiques, explique en partie pourquoi les dérives dont la crise de 1949 a donné le coup d’envoi, ont continué à s’aggraver jusqu’ici.

Dans mon témoignage, j’illustre quelques uns des enchaînements directs ou indirects qui, dans au moins deux domaines, ont engendré des dégâts incalculables, dont les effets, sinon les causes, sont perçus par les moins avertis des observateurs. D’une part, c’est l’instauration d’un cycle fatal de violences inter-algériennes dont le nombre, la gravité et le cynisme mis à les légitimer sont allés croissants au cours du demi-siècle écoulé. D’autre part, c’est l’escalade d’une absurde “guerre des langues”, là où chacune des langues écrites ou parlées, “savantes” ou “populaires” et toutes prises ensemble, ont largement de champs diversifiés et de fonctions possibles, largement de quoi s’épanouir pour le bien commun, en rivalisant de performances dans les différents créneaux socio-économiques et culturels où elles sont chacune assurées de leur utilité et de leur compétitivité.

Le simple constat d’évolutions aberrantes ne suffisant pas, il est bon de mettre en regard les différentes représentations qui s’épuisent en affrontements improductifs et dangereux, pour montrer ce qu’elles ont en commun de sous-jacent, une égale pulsion d’intolérance et de rejet envers ceux qui ne se soumettent pas inconditionnellement à leurs visées ou leurs visions. Montrer en quelque sorte comment dans l’Histoire algérienne contemporaine, des visions qui disent s’exclure l’une l’autre, se rejoignent en fait pour mettre le pays sur la voie de ce qu’Amine Malouf ou Jean François Bayart, à partir d’exemples qu’ils n’ont eu aucune peine à puiser à travers le monde, ont appelé les identités meurtrières ou l’illusion identitaire.

Dans les articles d’EL WATAN de l’été 1998, j’avais illustré deux facettes, parmi d’autres, d’imaginaires algériens contradictoires que leur intensité a transformés en facteurs opérants de nos dérives historiques.

La première, celle d’un imaginaire arabe globalisant au service d’objectifs et de moyens autoritaires, est illustrée par la façon dont la direction du MTLD en 1949 a fallacieusement gonflé l’imaginaire amazigh. Elle s’en est servie comme épouvantail suggéré par un organe de presse de la grosse colonisation (l’Echo d’Alger, Août 1949), pour se dérober aux réels problèmes de stratégie et de gestion politique que lui posaient de larges cercles de contestataires et de citoyens, pas seulement ceux qui ont eu l’audace à ce moment crucial de poser ouvertement et franchement ces problèmes de fond. En croyant régler ces problèmes par la répression systématique et les manœuvres d’appareil, la direction du MTLD inaugurait, sans le savoir peut-être, le cycle infernal des violences internes au long cours. Une bifurcation et une époque nouvelle qu’un de mes compagnons de lutte arabophone de Larbäa, maquisard depuis 1945, frustré des explications qu’il souhaitait, a bien qualifiées en me confiant: “Wellat drâa!”, c’est devenu une question de force, (ou littéralement de “gros bras” ou bras de fer). L’arbitraire pur se substituait à l’évaluation politique et passait commande, pour ainsi dire, de la liste sinistre des assassinats politiques des décennies suivantes. [[Je n’ai pas dit, dans l’article d’EL WATAN, que l’un des inquisiteurs et des plus virulents antidémocrates de 1949 a failli tomber six ans plus tard victime de sa logique d’apprenti sorcier et de ses pratiques obliques et d’intrigue. Il ne dut la vie sauve dans la première année de l’insurrection qu’à l’intervention de Abbane Ramdane, guidé par une vision politique de large rassemblement national, qui intercéda en sa faveur auprès des chefs de guerre.]]

Mais j’ai pu constater aussi que l’opposition aux comportements agressifs d’un hégémonisme qui persiste à se trouver des justifications identitaires, peut déboucher elle-même sur des représentations identitaires symétriques, tout aussi agressives et unilatérales.

J’ai ainsi illustré comment des partisans du respect du pluralisme politique et de la diversité linguistique peuvent tomber dans la logique et les modes de pensée qu’ils reprochent à leurs adversaires. Au cours de l’été 1990, la cérémonie de réhabilitation de Bennai¨Ouali, odieusement assassiné en 1956 (sur ordre de Mohammedi Saïd commandant de la wilaya III ) pour ses opinions au cours de la crise de 1949, s’était déroulée dans une grande dignité à Mekla-Djemâa Sahridj, son village natal. Cela n’empêcha pas un chevalier de l’anti-arabisme, invité à la cérémonie à la faveur du différend regrettable qui opposait les deux formations politiques les plus représentatives de la région de Kabylie, de saisir l’occasion pour distiller de haineuses diatribes et tenter de chauffer l’assistance contre tout ce qui était arabe. Des comportements inspirés d’une telle mentalité, même s’ils restent minoritaires, jettent un peu plus les citoyens arabophones dans les bras des antidémocrates. Car ces ultra-berbéristes développent des thèmes inspirés quant au fond de la même logique intolérante des relations au sein de la nation et aussi peu démocratique que celle de l’arabisme sectaire. Ils portent un grand tort dans la large opinion algérienne aux porteurs de la revendication culturelle démocratique berbère, surtout si les porteurs de cette revendication ne se démarquent pas assez nettement et énergiquement de mentalités et discours aussi rétrogrades.

J’ai été moi-même dans les domaines culturel et linguistique parmi les premiers à défendre il y a cinquante ans, à contre-courant d’une direction nationaliste bureaucratique hostile, la promotion des langues maternelles aux côtés de la langue arabe littéraire. Je n’en suis que plus à l’aise pour mettre en garde mes compatriotes contre l’absurdité et les dangers de positions qui confondraient la dénonciation des méthodes et du contenu des multiples campagnes de soi-disant arabisation, avec des attaques en règle contre les capacités de la langue arabe à mieux jouer progressivement et de façon progressiste son rôle de langue nationale, faisant jonction entre un socle de civilisation profondément enraciné et les exigences positives de la modernité.

On ne saurait insister assez sur le fait qu’aucune décision politique, aucune mesure administrative ne sera en mesure d’assurer la promotion d’une langue quelle qu’elle soit, si celle-ci n’est pas adossée à un profond effort de création culturelle allant au devant des besoins, des aspirations et de la sensibilité de ses utilisateurs. La vie en a fait l’ample démonstration à travers l’accueil que notre peuple dans ses différentes couches a fait aux créateurs des différents genres artistiques, culturels et musicaux qui ont su trouver en arabe, en berbère et en français le chemin des cœurs et de la raison de nos compatriotes. Les basses polémiques, les dénigrements, tout autant que les mesures répressives peuvent retarder et affaiblir les évolutions culturelles qui trouvent leur légitimité dans les réalités nationales. Elles ne pourront jamais empêcher leur aboutissement tôt ou tard, avec des manques à gagner et des dommages regrettables.

Autant donc prendre le meilleur parti de ces évolutions pour mieux les orienter et faire bénéficier au plus tôt la communauté nationale de leur richesse. Et autant, pour tous ceux qui estiment que la construction nationale reste le passage obligé pour la réalisation de tout projet socio-politique, convenir une fois pour toutes que ce n’est pas à la nation algérienne, comme ensemble, de se plier aux exigences de la seule arabité, de la seule berbérité, de la seule ouverture sur l’universel, mais c’est à toutes ces composantes d’apprendre à coexister et coopérer pour enrichir et renforcer le cadre national.

En définitive, le problème de fond posé dès les premiers temps de l’essor du mouvement national, et doctrinalement (sous forme d’un consensus national assez large) non résolu depuis un demi-siècle, est celui de la viabilité de la nation algérienne, des conditions de sa cohésion.

Il est incontestable que les questions dites “identitaires” (liées à des données ethnolinguistiques, psychoculturelles, aux perceptions différentes du passé historique, etc.) jouent un rôle important, hypertrophié par les uns qui prétendent en faire la question centrale, sous-estimé par d’autres qui croient pouvoir réduire la question nationale aux seuls rapports de force et enjeux de pouvoir. Les solutions passent assurément par une appréciation suffisamment réaliste des imbrications et des interactions (internes et externes) qui sont à l’œuvre dans l’écheveau géopolitique national et qui font que les crises aussi bien que les solutions envisageables sont multidimensionnelles.

Les “élites”, dans les différents domaines d’activité du pays, exercent dans la perception de ces problèmes une grande influence, parvenant, par divers canaux, à créer de toutes pièces nombre de représentations ou à réorienter et influencer nombre de celles qui existent déjà, spontanées ou non, dans diverses couches de la population. C’est dire leur responsabilité dans la question de l’avance ou du recul d’une notion qui me parait capitale à l’étape que traverse l’Algérie: la question nationale et la question démocratique et sociale sont intimement liées et le meilleur ciment de la nation réside dans l’instauration d’une citoyenneté démocratique qui assure aux nationaux, quel que soit leur parler, leurs opinions, leur sexe, leur statut social, d’égales chances d’accès, selon leurs mérites et leurs efforts, aux bienfaits et aux responsabilités potentiellement ouverts par l’indépendance et la souveraineté du pays.

Le mérite des contestataires démocrates dans le PPA en 1949 est d’avoir posé ces problèmes, notamment dans la brochure “L’Algérie libre vivra”, avec les faiblesses et les limites qui étaient celles de l’époque et celles, sociales, intellectuelles et idéologiques du groupe restreint de ses initiateurs et de ses trois co-rédacteurs, dont moi-même (sous le pseudonyme collectif de Idir El Watani). La brochure fut en son temps persécutée autant du côté colonial que de la direction du MTLD. Elle sera reproduite en annexe de ma publication, non pas tellement pour rouvrir un débat escamoté en 1949 sous forme de procès en sorcellerie, mais comme contribution à la réflexion et l’action de tous ceux qui pensent qu’il était et reste possible à l’Algérie, nation et société aux immenses ressources humaines, d’éviter et surmonter le monstrueux gâchis du demi-siècle écoulé.

Sadek Hadjerès le 23 août 2000

LA CRISE MONDIALE, MOMENT DE VERITE

Contrairement à certaines déclarations rassurantes, la crise mondiale va s’engouffrer en Algérie avec une force multipliée par l’impréparation flagrante, due aux pratiques officielles passées dans un environnement mondial de plus en plus agressif.

Face à une réalité concrète, rien ne sert de l’occulter ou la noyer dans des approches propagandistes, idéologiques ou manœuvrières. De longue date, les mises en garde n’ont pourtant pas manqué de la part des mouvements sociaux, des organisations politiques progressistes et des experts les plus compétents. Les autorités n’ont cessé d’afficher leur indifférence ou même du mépris envers le baromètre le plus fiable du degré de protection d’un pays. On ne le trouve pas dans les discours et l’avalanche des statistiques, dans lesquelles l’arnaque pseudo-technocratique remplace l’obligation de résultats et de bilans crédibles. Les indications les plus sûres du baromètre ne sont pas réductibles aux balances macroéconomiques et financières. Elles renvoient à la fiche de paye du salarié, à l’allocation du retraité, l’évolution du nombre de sans emploi et des personnes vivant au dessous du seuil de pauvreté. La santé économique s’affiche dans la façon dont les millions de familles s’alimentent, sont logées, se soignent, sont en proie ou non à l’angoisse du lendemain. Et non dans l’indice, trompeur lorsqu’il est isolé, des millions de barils de pétrole exportés à meilleur prix (ces dernières années). Ce don provisoire de la nature est dilapidé par une extraversion l’économie au profit des grands monopoles mondiaux, ainsi que par une gestion et une redistribution interne antisociales et antiéconomiques, dominées par la grande corruption au profit de couches locales parasitaires ou maffieuses.

I. OU EN SOMMES NOUS ET QUELLES PERSPECTIVES ?

A la crise financière ont déjà commencé à succéder dans le monde des régressions économiques plus graves (présentes chez nous sous diverses formes depuis longtemps) et des remous politiques d’envergure. Le risque existe qu’avec l’accentuation de la grande précarité et de l’arbitraire, nos compatriotes auront à payer cher au quotidien les fruits de la catastrophe.

Quant aux raisons pour lesquelles le monde entier est tombé dans cette trappe, davantage de gens les comprennent de mieux en mieux. Les méfaits qui déferlent sous nos yeux résultent des gigantesques mécanismes d’exploitation légalisée, qui sont dans la nature et la raison d’être du grand Capital, et plus encore dans son parcours ultralibéral, spéculateur et militariste. Malgré les multiples et énormes scandales passés, présentés comme des « accidents », l’évidence était niée par tous ceux organiquement liés aux intérêts exploiteurs et de domination. Les chefs de file US et occidentaux des entreprises financières et de violences néocoloniales, jadis arrogants, cherchent aujourd’hui à adopter dans les media un profil bas pour faire illusion, ainsi que leurs complices et serviteurs dans les organisations internationales et les institutions nationales.

Nombreux ont remarqué aussi que la course à la catastrophe s’est accélérée ces vingt dernières années. Depuis que les cercles impérialistes ont mis à profit le déséquilibre stratégique engendré par l’affaissement des Etats socialistes d’Europe en tant que système mondial. A partir de ce moment, au mépris du droit international, ils se sont arrogés le rôle de gendarmes chargés d’imposer leurs conceptions et leurs pratiques à un monde unipolaire à leur botte.

Agir ensemble face à un double défi

Voila donc notre peuple, dans toutes ses composantes et avec ses différences idéologiques et politiques, placé face à un double défi : prendre des mesures urgentes et engager des efforts de plus long terme. Dans l’immédiat, réduire les dégâts occasionnés par la crise, résister par des mesures de sauvegarde appropriées aux effets destructeurs pour l’Etat, la nation et la société, assurer une solidarité efficace au bénéfice des couches sociales les plus gravement atteintes, préserver ainsi le plus possible de lien social et de cohésion nationale.

En même temps, il est vital de se mettre à rebâtir la maison Algérie dans une perspective de développement national mieux protégé des environnements mondiaux agressifs. L’expérience a montré que c’est réalisable seulement si la dictature du capitalisme néolibéral est mise en échec. C’est elle qui a particulièrement stérilisé et perverti le développement de la majorité des pays, à l’exception des pays du G7 dont les classes dirigeantes ont systématiquement pompé les ressources et le travail des autres. La résistance résolue, unie et vigilante à cette dictature mondiale est la seule alternative à l’impasse dans laquelle notre pays comme tant d’autres a été enfoncé depuis trois décennies. Une impasse qui a bloqué les chances de donner pleinement à l’indépendance son contenu d’édification nationale, démocratique et sociale. L’enjeu est à l’échelle mondiale, il est donc vital que chaque peuple agisse de concert avec les autres pour un environnement international plus favorable à leur liberté et leur prospérité.

La résistance est une aspiration et un objectif concret commun à toutes les couches non inféodées aux intérêts impérialistes. L’éventail de la mobilisation en ce sens pourrait être très large. Il dépasse de loin les seuls courants nationaux qui considèrent qu’un tel objectif serait mieux réalisé dans une perspective de vrai développement socialiste. Plus que jamais en cette phase critique, se pose le problème non résolu et escamoté depuis l’indépendance, celui d’un large front national démocratique. Non pas une étiquette trompeuse pour un stérile effet d’annonce. Mais un vrai front d’action à la base et à tous les niveaux contre les conséquences et les causes de la crise mondiale. Un front qui n’entraînerait pas seulement les forces de gauche, quoique ces dernières devraient et pourraient jouer par leur exemple et leur esprit unitaire un rôle moteur au service de l’intérêt général, tirant profit des enseignements et des expériences mondiales du siècle dernier. Le constat d’un tel besoin ne suffit plus, les moyens pour édifier un tel front sont décisifs et il sera nécessaire d’y revenir. Car un vrai front ne peut surgir et vivre que par la confluence de milliers d’initiatives et de prises de conscience au plus profond du pays. Ce n’est pas l’affaire d’un jour, d’un appel bureaucratique ou d’une décision de «sommets» aussi représentatifs soient-ils. Mais pour engager dès aujourd’hui les premiers pas dans ce sens, un minimum de prise de conscience des problèmes de fond posés est nécessaire.

Quelle logique doit prévaloir ?

Les tâches de sauvetage immédiat et celles de plus longue haleine sont, par leur nature, échelonnées différemment dans le temps. Mais elles s’entremêlent dès aujourd’hui, car elles procèdent d’une même motivation et orientation fondamentale, l’intérêt national, celui de chaque citoyen et de la paix régionale et mondiale. Quant au fond et tout simplement, de quoi s’agit-il ? De justice sociale et de justice tout court.

  • Quelle logique doit dominer ?

Celle qui, pour de «hautes» et peu transparentes raisons financières, refuse aux travailleurs et à leurs familles la moindre amélioration de leur sort pénible ?
Qui pénalise des travailleurs ou sans emploi et les condamne à de lourdes peines de prison pour des délits mineurs ou parce qu’ils réclament leur dû? Alors que, immédiatement et en un temps record, les décisions sont prises par la prétendue «main invisible» des maîtres du Marché de déverser des centaines de milliards de dollars au secours des banques et trusts. Logique monstrueuse qui récompense ces derniers pour avoir pillé à une échelle colossale les ressources du globe et du travail des humains.

  • A quelle logique se plier ?

Est-il possible de continuer à vivre dans la spirale des injustices et des inégalités ? De rester soumis aux appétits conjugués des pouvoirs locaux et des oligopoles impérialistes qui les coiffent, les inspirent et les contrôlent ? Le pouvoir autoritaire et parasitaire des autocrates locaux met davantage son habileté et ses énergies à manipuler les alliances obscurantistes et antisociales du «business» qu’à mettre en œuvre des solutions conformes à l’intérêt général. Quant aux seconds, les cercles dirigeants des USA et d’autres puissances occidentales, ils tirent à l’échelle mondiale les ficelles de la domination et de la domestication des travailleurs et des peuples au nom de la civilisation du Marché.

Il ne s’agit pas en cela et pour l’essentiel d’une question de moralité, aussi légitime soit-elle. Je ne pose pas non plus la question d’un point de vue purement idéologique. L’opposition des peuples aux puissances d’oppression et d’exploitation est un fait historiquement constitué en réaction à des politiques d’asservissement. Il n’est pas le fait d’un anti-américanisme ou d’un anti-européanisme idéologique. Seuls voudraient le faire croire les nostalgiques de la guerre froide et de ses vieilles ficelles propagandistes. Le procédé bien connu vise à faire diversion sur le fond. Ainsi les colonialistes présentaient-ils notre combat de libération comme un fanatisme islamique tandis que les envahisseurs de l’Irak disaient agir au nom de la Civilisation et du Bien contre le Mal. La crise mondiale actuelle démasque davantage les responsables des brigandages pris la main dans le sac et leurs procédés allant de la séduction raffinée aux violences les plus barbares. Aucune illusion à se faire : ne comptons pas sur la bonne volonté des pyromanes qui ont allumé les feux du désastre, que ce soit pour réparer les dégâts causés aux peuples, ou pour prévenir les récidives de l’incendie. L’heure est à une plus grande lucidité à propos à la fois des mécanismes économiques et financiers de la crise et de leur lien étroit avec les visées géostratégiques enracinées des fauteurs de crise.

Des supercheries financières aux agressions politiques et militaires

  • Au plan économique,

il est reconnu que les pays les plus gravement touchés seront les pays mono-exportateurs de matières premières et les pays à économie rentière. Il s’agit de deux situations et processus dans lesquels l’Algérie a été immergée par ses dirigeants des trente dernières années et dont les puissances du système néolibéral ont largement tiré profit. Contre les effets dévastateurs de la crise, ces puissances annoncent pour eux-mêmes la mise en place de mécanismes de sauvegarde, qui en fait rejettent sur les peuples les conséquences les plus lourdes de la crise. Ils en appellent subitement aux interventions des Etats pour réguler la folie destructrice d’un «Marché» qu’ils n’avaient cessé de diviniser. Faisant mine de tempérer leur théologie du «libre» marché, ils voudraient en préserver le noyau structurel : privatiser leurs profits, nationaliser ou socialiser leurs risques et leurs pertes. Les «remèdes» qu’ils préconisent ne sont pas inspirés par le bien public, ils restent guidés par les mentalités et les logiques de profit maximum et spéculatif.

Qu’apporteront aux peuples ces démarches d’apprentis sorciers, avec leurs perfusions de crédits destinés à colmater les pertes colossales dues aux pratiques de spéculation et de superprofits ? Le coût financier de ces transfusions est extorqué en fin de compte aux «donneurs de sang» que continuent d’être les peuples des pays pauvres et les salariés des pays riches. La médication d’urgence fera dans le meilleur des cas baisser relativement et temporairement la poussée de fièvre aiguë du système capitaliste. Elle n’extirpera pas, ce n’est pas son objectif, l’exploitation et la spéculation exacerbées responsables du désastre. Elle ne remettra pas en cause les pratiques monétaristes, les malhonnêtes manipulations boursières de la grande finance internationale au détriment du développement économique productif. Or, c’est ce dernier qui constitue, avec la justice sociale, la base d’un développement réel, humain et durable.

  • Au plan politique, les conséquences risquent d’être encore plus graves.

Une lourde erreur serait de croire que la fragilisation économique des grands monopoles capitalistes, le démenti apporté dans les faits à leurs thèses, ainsi que la misère et la détresse des populations, vont faciliter automatiquement les luttes démocratiques et les solutions appropriées de libération et de justice sociale. Après la crise mondiale de 1929 et ses ravages sociaux, une bonne partie des cercles exploiteurs ont cherché une issue dans le fascisme. Ils ont entraîné l’Humanité dans l’aventure guerrière la plus sanglante et la plus destructrice de son histoire.

En Algérie à la fin des années 80, quand les conditions économiques et sociales se sont aggravées au plus haut point, les réactions politiques ont été marquées dans les institutions comme dans la société par la confusion, les divisions et les manipulations, exploitant l’insuffisance de maturité et de vigilance des forces opposées à l’arbitraire. Les journées d’Octobre 88 ont soulevé momentanément la lourde chape autoritaire mais n’ont pas entraîné les changements radicaux nécessaires et souhaitables. Lors de la brève éclaircie qui s’en est suivie, la plupart des promoteurs de projets politiques et de société, tout en se réclamant du salut de l’Algérie, ont reconduit explicitement ou implicitement les pratiques du parti unique précédent, consistant à se poser en leaders indiscutés, à exclure les autres ou les écraser. L’Algérie n’en a pas été sauvée dans ses espoirs, elle a sombré dans la tragédie.

Le même fléau a sévi au cours des décennies précédentes en Afrique et dans le monde arabe. Le pire est à craindre pour ces contrées, comme une évolution à « l’irakienne » ou à la « libanaise », si les Etats, les peuples et les sociétés continuent à ignorer de façon irresponsable leurs intérêts objectifs communs.

Il est donc normal, pour faire face, résister et survivre, de s’interroger sur les voies et solutions pour conjurer le pire. Et pour commencer, repérer les raisons des incapacités et des défaillances qui ont facilité les funestes conséquences de la montée ultralibérale.

II. COMMENT EN EST-ON ARRIVE LÀ ?

Le premier de ces enseignements, c’est qu’il est important d’en finir avec les illusions qui ont aveuglé ou désorienté nombre d’acteurs politiques et de dirigeants et ont facilité l’emprise néfaste de l’ultralibéralisme sur tous les domaines de l’activité nationale.

Les mirages du libéralisme économique et de la rentabilité financière ont été martelés au cours des vingt dernières années à l’encontre de toute autre conception économique, sociale, politique et philosophique. Les «modernistes » en ont fait le fondement et la condition d’entrée de l’Algérie dans da Cour des peuples civilisés, cependant que les courants conservateurs juraient à coups d’exégèses et de fetwas que les mécanismes du profit libre et illimité devenaient « halâl » en leur imaginant seulement des modalités pratiques et des formulations appropriées. Dommage que ces efforts d’imagination et d’un « ijtihad » très sélectif (et en définitive d’une sécularisation qui ne dit pas son nom) soient déployés seulement en l’honneur du profit sans bornes et ne soient pas mis en œuvre dans tant d’autres domaines bénéfiques à la société et à l’intérêt public.

Pourquoi les succès temporaires des marchands d’illusions ?

Pour vendre leurs illusions, les marchands de dégâts sociaux et internationaux d’Outre-atlantique ont mis en œuvre des moyens énormes, tant financiers qu’en instruments médiatiques et de pouvoir. Ils ont trouvé chez nous des relais zélés, soit dans des milieux intéressés à s’assurer des privilèges financiers ou politiques sur le dos de leurs compatriotes, soit dans des milieux opportunistes et sans vrai projet politique, prêts à souffler dans la direction du vent dominant.

Comment expliquer que l’impact de ces milieux, pourtant minoritaires, a été aussi grand auprès de citoyens même parmi les plus réfléchis et les plus honnêtes d’entre eux ?

L’une des raisons selon moi, réside dans l’effet d’une «stratégie du choc», conçue et sciemment mise en œuvre à un moment et en un point d’application choisis par les cercles dirigeants impérialistes. Si j’invoque ici ce mécanisme, que j’illustre plus loin, ce n’est pas pour disculper nos institutions ou nos acteurs politiques en soulignant la responsabilité majeure des impérialismes. Celle-ci va de soi, elle est une donnée première. Tout ce qu’ils font est de bonne guerre, nous serions naïfs d’attendre autre chose de leur part. L’important pour les peuples, leurs institutions et leurs organisations, est d’en être conscients et motivés pour déjouer ces mécanismes.

C’est à ce niveau que se situe la défaillance. Nous sommes précisément au début d’un grand choc et les expériences précédentes nous seront bénéfiques. L’enjeu est de savoir si en identifiant mieux la menace, l’Algérie sous ce choc aura la volonté et sera en mesure de lui opposer un front aussi large et aussi efficient que celui qui lui a permis d’arracher l’indépendance, malgré les insuffisances et parfois graves déficiences dont avait alors souffert ce Front et qui sont aujourd’hui mieux connues.

Il me paraît donc décisif de comprendre pourquoi les intérêts nationaux de l’Algérie sont restés encore fragiles ou ont subi des régressions malgré la conquête de la souveraineté formelle. Il en a été ainsi en dernière analyse parce que nous n’avons pas réussi jusqu’ici à construire dans l’action unitaire et librement consentie un assez large rassemblement pour les objectifs nationaux, démocratiques et sociaux d’intérêt commun qui restent à réaliser. Ces objectifs ont été pourtant identifiés depuis plus d’un demi-siècle dans les documents des multiples composantes du mouvement national. Mais nombre de ces objectifs parmi les plus importants ainsi que les instruments pour les réaliser ont été entravés ou même reniés depuis l’indépendance, alors que le besoin s’en faisait de plus en plus sentir. L’idée et la pratique d’un large front national démocratique comme instrument incontournable de réalisation de ces objectifs ont été abandonnées ou même décriés dès les premiers instants de la souveraineté nationale arrachée au colonisateur (l’été 1962). Face au choc mondial qui ne fait que commencer, les enseignements du choc de l’été 1962 ou celui de 1990 contribueront-ils à combler cette grave défaillance ?

La « stratégie du choc »

Vieille comme le monde, cette stratégie (récemment encore analysée dans un ouvrage de la chercheure canadienne Noami Klein), a été systématisée et actualisée par les états-majors impérialistes. Ils l’ont adaptée aux particularités contemporaines des régions et des pays considérés comme cible importante pour leurs plans de domination globale. Ils ont en particulier veillé à saisir les opportunités et le moment propice (en les provoquant si nécessaire) pour faire jonction avec les courants locaux réactionnaires et antisociaux.

Cette stratégie a été appliquée en 1990-91 à l’Algérie, tandis que l’Irak subissait la première guerre du Golfe. L’URSS était en voie de déstabilisation après deux déboires de grande ampleur liés entre eux. Le premier avec l’intervention désastreuse et mal inspirée, après bien des hésitations, de la direction brejnévienne dans le conflit intérieur afghan (j’y reviendrai un jour). Tombée dans le piège de la CIA qui la souhaitait, l’intervention a nui aussi bien à la solution en temps utile de la crise sérieuse du développement socialiste en URSS qu’à l’audience de cet Etat communiste auprès des peuples musulmans qui le considéraient jusque là au moins comme un allié objectif. Le second déboire fut le détournement opportuniste et droitier de la « perestroïka » gorbatchévienne, sous l’égide de Eltsine et d’autres aussi géniales marionnettes du complexe militaro-industriel des USA. Il a achevé de redonner à bon compte aux impérialistes une revanche sur leurs historiques défaites en particulier en Chine, à Cuba, au Vietnam.

L’ensemble de ces évènements eut dans le monde et en particulier arabe et musulman, un impact encore plus grand que celui de la défaite politico-militaire arabe dans la guerre des Six Jours de juin 1967. Ce fut le prélude à la relance de l’OTAN nouvelle formule au milieu des années 90, puis aux agressions des USA et de l’OTAN en Yougoslavie, puis en Afghanistan et à la deuxième invasion du Golfe contre l’Irak, après le choc bien orchestré et tombé à point du «11 septembre». Le tout sur la toile de fond d’un soutien indéfectible au militarisme colonialiste israélien, verrouillant toute évolution pacifique et démocratique dans le « Grand Moyen Orient » englobant l’Afrique du Nord et ouvertement étendu désormais à toute l’Afrique au titre de « l’AfriCom ».

Le choc mondial et régional de 1990 fut d’autant plus brutal pour l’Algérie indépendante que notre pays était devenu une cible prioritaire des cercles impérialistes. Ils ne lui pardonnaient pas ses tentatives de la décennie 70 d’approfondir la décolonisation et de contribuer à un nouvel ordre économique mondial. Ils comptaient bien exploiter le maillon faible algérien, doublement fragilisé. D’un côté par une grave dépendance économique et financière (avec une dette énorme et un secteur public productif agricole et industriel anarchiquement déstructuré et laissé à l’abandon, ainsi qu’un secteur privé relégué injustement aux activités spéculatives et informelles ). D’un autre côté, faute de citoyenneté démocratique, l’Algérie était fragilisée par une coupure sérieuse de l’Etat avec ses populations administrées. Celles-ci étaient elles mêmes gravement divisées faute d’une approche des acteurs politiques tendant à gérer positivement leurs différences ou même contradictions politiques et idéologiques. Le désarroi politique et les réflexes de cloisonnements identitaires ont prévalu dans les masses et même dans des milieux plus éclairés, suite à l’échec patent du système « parti-Etat », se réclamant d’un nationalisme autoritaire concevant l’art du pouvoir comme une jonglerie entre la démagogie populiste « socialisante », et la répression antisociale et anticommuniste. La montée de l’islamisme politique, dominée par son aile intégriste « afghane », s’est produite sous le mot d’ordre «La dawla wa la destour, al islam houa l’hall». Le projet nébuleux était à la jonction d’un processus socio-idéologique profond et d’une manipulation politique anti-progressiste engagée avec un bel ensemble par tous les gouvernants arabes. Les impérialistes forts de leur expérience afghane crurent alors l’Algérie sur le point de tomber dans leur giron comme un fruit mûr.

Par sa brusquerie et son ampleur, le choc avait momentanément tétanisé une partie de l’opinion publique cependant qu’à l’opposé une autre partie s’est trouvée dans un état second d’euphorie et d’illusion d’un «grand soir» islamique qui allait tout transformer. Les uns et les autres étaient insuffisamment préparés à cette épreuve par le déficit politique des décennies précédentes. Les analyses de sang-froid et les discernements politiques ont été neutralisés et anesthésiés jusqu’à faire prendre à des organisations à vocation démocratique et sociale des prises de position suivistes envers les camps qui s’affrontaient pour le pouvoir, contraires à leurs raisons d’être et à leurs principes fondateurs proclamés.

Prises de conscience tardives

Les prises de conscience ont commencé seulement avec le constat des dégâts résultant de leur perte d’autonomie politique mais il était trop tard. Les revendications structurées pour le mieux-être social et démocratique, les solutions des problèmes de société se sont trouvées ensevelies «sine die» sous les décombres de la féroce guerre hégémoniste pour la prise ou la conservation du pouvoir par les camps antagonistes. Trop tard pour un redressement et une mobilisation efficaces à court terme, car les faiblesses et les divisions politiques et idéologiques à l’origine de la débâcle ont été savamment entretenues. Elles ont transformé en passivité et fatalisme chronique la défaillance conjoncturelle initiale des appareils de la dite «classe politique» démocratique ainsi que les errements de l’aventurisme islamiste. Dans les mouvances idéologiques des uns et des autres s’est installée une incapacité des appareils à décider et engager des actions autonomes contre les courants violemment antidémocratiques qui se disputaient le pouvoir absolu.

A l’heure du bilan, le choc initial et ses conséquences ultérieures ont porté un coup durable à l’élan des populations, à leurs espoirs déjà bien entamés. Il s’en est suivi la désaffection envers la scène politique et le rejet des simulacres officiels, mais sans alternative collective commune. Cette carence n’a laissé au plus grand nombre comme issue que le recours aux solutions individuelles, à l’affairisme, aux alignements exclusivement utilitaires, de court terme et sans principe. C’était une évolution malheureuse mais prévisible, sur laquelle je m’étais par avance exprimé dans un article d’El-Watan (juillet 94 : « Droits de l’Homme, question secondaire ou fondamentale ? »). Je soulignais que si l’ensemble des courants nationaux et en premier lieu ceux se réclamant de la démocratie, sous-estimaient l’enjeu fondamental des droits humains, s’ils se montraient non résolus ou impuissants à mobiliser en faveur de voies pacifiques de dialogue et de consensus national dans l’intérêt des masses profondes exténuées, ce sont les courants les moins démocratiques et les plus hostiles au progrès social qui, le moment venu, tireront les bénéfices d’une mauvaise issue de crise. Il est possible d’en mesurer aujourd’hui les conséquences.

Lourdes menaces à l’horizon

Le bilan aux plans national et international est marqué aujourd’hui par deux échecs lourds de dangers pour l’avenir, capables d’entraver sérieusement ou compromettre totalement les efforts pour redresser et relancer l’économie nationale.

1. D’une part, comment se présente ce que les officiels ont appelé la «concorde» ou la «réconciliation» nationales,

mots d’ordre évocateurs d’une paix et d’une stabilité fructueuses tant souhaitées par les Algériens. Elle repose sur des bases politiciennes fragiles et non sur une vraie cohésion nationale, intériorisée par les citoyens et leurs organisations. La trame en est constituée au niveau des institutions dirigeantes par des orientations et des pratiques antidémocratiques et antisociales accentuées, celles-là même qui furent à l’origine de la catastrophe. Elles ne créent pas une issue, elles entretiennent dangereusement l’impasse. Elles perpétuent la prééminence autoritaire et manœuvrière des approches purement identitaires sur la solution des problèmes socio-économiques, alors que les solutions résident dans leur interaction équilibrée par des pratiques réellement démocratiques.

D’une façon générale, toute amélioration du climat social, politique et moral, toute mobilisation salutaire de grande ampleur ne peut reposer que sur une prise de conscience des enjeux réels, économiques et de classe, trop souvent occultées par l’exaltation agressive des passions identitaires. On sait comment ces passions exacerbées cherchent à se confondre de façon suspecte avec les aspirations légitimes à la reconnaissance et au respect des identités culturelles et religieuses. On sait par exemple le prix désastreux qu’ont payé la Kabylie et l’Algérie entière à l’opposition artificiellement envenimée entre arabité et amazighité culturelles. Une menace nationale et régionale encore plus grave se profile quand on constate les tentatives sournoises d’impliquer l’Algérie dans un conflit «sunnites-chiîtes» à l’échelle du monde musulman. On devine facilement à qui il profiterait ou qui souffle ainsi sur les braises d’un lointain passé pour faire du « Grand Moyen Orient » une terre brûlée.

2. D’autre part et ce n’est pas un hasard, ce bilan national et régional s’inscrit dans la trame des orientations inspirées ou imposées depuis vingt ans par la stratégie US en direction de l’Algérie.

Pendant que des Algériens dans une escalade d’atrocités s’autodétruisaient sans percevoir suffisamment les enjeux nationaux et internationaux dont ils étaient les jouets, pendant que les ressortissants des USA étaient durant les années 90 les seuls étrangers à compter «zéro mort» des suites du terrorisme dans notre pays, les monopoles US ont débarqué en force sur les champs d’hydrocarbures algériens. Les plus favorisés d’entre eux ont été les «Texans» directement liés aux milieux financiers et militaro-industriels républicains. En leur faveur, certaines publications algériennes avaient estimé souhaitable la première élection de Bush à la présidence, en suggérant que les républicains seraient plus favorables à la cause palestinienne que les démocrates. On appréciera la clairvoyance !

Mais plus tard, les dirigeants des USA ont inversé leur pression en appelant cette fois à la lutte contre le terrorisme de leurs anciens protégés. Les faucons de Bush et consorts venaient de s’y convertir après l’attentat du 11 septembre tombé à point pour leurs plans de guerre. Leur volte face «anti-islamiste» ne signifiait pas remise en cause mais mise à jour de leur stratégie, plus que jamais impérialiste et organiquement au service de leurs intérêts de prédation mondiale. Maintes fois, leurs diplomates ont agi chez nous avec impudence comme en pays conquis, pour contraindre l’Algérie au statut d’ «Etat pivot» vassalisé. Autrement dit qui s’aligné étroitement et cautionne la stratégie de Bush dont le résultat le plus clair a été doublement désastreux. D’une part la matrice terroriste afghane mise en place par eux dans les années 80 a essaimé vers tous les pays afro-asiatiques présentant pour les USA un intérêt primordial. D’autre part le monde musulman s’est davantage divisé, l’une des fractures la plus dangereuse étant celle suscitée entre les mouvances sunnite et chi’îte, menace redoutable à l’avenir si elle n’est pas déjouée à temps par l’ensemble des peuples musulmans.

L’heure de nouvelles mobilisations ?

Comment réagira en définitive notre peuple, avec ses courants politiques et idéologiques et ses institutions majeures, pour contribuer à des issues moins désastreuses pour l’Humanité et pour nous-mêmes ? Les raisons de craindre et d’espérer s’entremêlent. Mais toutes deux devraient inciter à l’action. Pour que les Algériens ensemble, et en particulier les composantes d’une « gauche » plurielle, parviennent à dresser positivement et en actes offensifs le bilan des faiblesses et des errements passés ? Non pas en cercles étroits mais dans la vie à la base et au plus profond du pays, pour construire la riposte unitaire au choc de grande ampleur qui risque d’engloutir pour un temps les espoirs algériens ?

Je crois que dans de nombreux milieux nationaux, l’aspiration et la réflexion ont progressé dans ce sens. Sans avoir néanmoins suffisamment mûri pour susciter des actions, des initiatives et des capacités à la hauteur des enjeux. Nous sommes encore loin d’une mobilisation d’un Front de sauvegarde algérien et des forces motrices qui pourraient l’animer. Raison de plus pour activer dans la vie toutes les interactions qui pourront y contribuer de plusieurs côtés à la fois. On ne peut s’attendre à ce que ce pas en avant soit décrété principalement d’en haut par des états-majors politiques ou institutionnels, encore pour l’instant en décalage avec les multiples courants profonds qui parcourent le pays. De ces convergences démocratiques nationales et mondiales devraient surgir les actions concrètes de résistance aux effets et aux causes de la crise mondiale. A chacun d’y contribuer patiemment mais fermement par ses réflexions et ses engagements.