ÉVOCATION AVEC LAMINE KHÈNE

entretien avec Boukhalfa Amazit, El Watan du 2 juin 2005

« Le 1er juin 1956, mon ami Benbaâtouche, étudiant en droit, et moi prenons le train à destination de Constantine. Notre contact était Anne-Marie Chaulet, qui deviendra plus tard Mme Salah Louanchi.

Elle était surveillante au lycée de jeunes filles de Constantine. C’est elle qui assurera la liaison avec notre convoyeur. Le lendemain, ou peut-être le surlendemain de notre arrivée, en civil, nous sommes sortis par Djebel Ouahch, comme le feraient des promeneurs. Nous avons marché, jusqu’au moment où brusquement nous nous trouvons devant un groupe de moudjahidine, sortis d’on ne sait où. C’était là notre premier contact avec l’Armée de libération nationale. »

Dans quel état physique et moral avez-vous trouvé la Wilaya II ?

Il faut rappeler que l’offensive du 20 août avait pratiquement libéré la région. C’était un territoire libéré. Je ferai plus tard la description de la situation telle que je l’ai découverte à mon arrivée. Mais je voudrai, auparavant, revenir sur notre parcours et le premier contact avec les moudjahidine et me rappeler qu’après quelques kilomètres, je n’en ai pas le souvenir du nombre, nous avons rencontré un groupe de djounoud, avec à leur tête un chef, un héros de la guerre de Libération nationale : Messâoud Boudjeriou, qu’on appelait « El K’sentini ». Ils nous ont immédiatement pris en charge et je me souviens, disciplinés que nous étions, Benbaâtouche et moi avons sur-le-champ, donné notre première leçon d’hygiène. Nous avions une formation de secouriste et j’avais quand même le plus de ma quatrième année de médecine. Ce qui était frappant, c’est que nous avions été acheminés à travers une zone libre. A telle enseigne qu’à un moment nous nous sommes trouvés sur une plaine et on m’a fait monter sur un cheval, plus ou moins blanc, peut-être était-il gris, et nous avons galopé en plein jour, en plein soleil. Nous marchions en grandes colonnes, sans nous dissimuler, en plein jour, en plein soleil. La zone était vraiment libérée. Puis nous avons rejoint le poste de commandement de la wilaya. En vérité, je ne sais pas s’il y a lieu de parler de PC. Zighoud s’y trouvait, entouré de son état-major. Ils étaient en réunion. Il faut noter que Zighoud avait cette particularité d’être le chef de la wilaya, mais aussi le chef d’une région de la wilaya. Celle-ci était partagée en quatre régions. Lui était en charge de la région d’El Qoll. Autour de Zighoud, il y avait Saout El Arab (Salah Boubnider), Ali Kafi, Ali Mendjeli, Abdelmadjid Kahlrass, Amar Ch’taïbi, Mahdjoub Belaïfa…Ils étaient en conseil. J’apprendrai plus tard que l’objet de la réunion était, d’une part, la préparation de la campagne militaire de l’été 1956, c’est-à-dire que chacun des chefs, que je viens de citer, était en charge de réaliser un véritable programme : embuscades, harcèlement, opérations de sabotage. Le deuxième point à l’ordre du jour était la préparation du Congrès de la Soummam.

Comment avez-vous abordé votre vie de maquisard que vous alliez devenir ?

Nous avons été bien reçus. Je crois que les uns et les autres nous ont examinés attentivement, mais l’atmosphère était quand même relax. Il faut dire qu’il y avait des camarades que nous connaissions, qui nous avaient précédés. Nous sommes restés à la même place jusqu’à ce que s’achève la réunion. Puis nous avons été transférés, de nuit vers un autre point. Si Ahmed, c’était le nom de guerre de Zighoud, devait se rendre en Wilaya III pour prendre part au Congrès de la Soummam avec Kafi. Quant aux autres, ils se sont dispersés pour aller, chacun de son côté, s’atteler à la réalisation de son programme. Benbaâtouche et moi, nous nous sommes retrouvés avec Kahlrass. Pour la petite histoire, la fameuse photo de Zighoud, coiffé de son célèbre chapeau de brousse, a été prise le jour où nous sommes arrivés dans un endroit qui s’appelle Bou Zaârour. Puis a commencé la vie de maquis, avec pour entrée une épreuve assez dure. C’était un bombardement à coups de canon 105. Après la fameuse réunion, l’ennemi en a pris connaissance. Il a repéré le lieu de son déroulement. Ainsi l’armée a encerclé la colline où nous nous trouvions qui était située entre deux forêts. Un matin, alors que nous étions déjà partis, un avion de reconnaissance est arrivé et a jeté une grenade fumigène pour indiquer l’endroit à pilonner. Nous avons traversé un oued, puis nous avons gagné le versant opposé, sortant ainsi de l’encerclement. Ils ont mis le feu à la forêt. Nous étions en juillet. Pour nous qui venions de la ville, nous ne savions pas quelle est l’attitude à adopter en de pareilles circonstances. Tout le monde s’est dispersé. Chacun s’est retrouvé seul. Nous ignorions qu’en cas de bombardement le principe est de se disperser. C’était dur. Quand le pilonnage a cessé, on m’a amené un djoundi qui avait été blessé. Le malheureux avait la fesse complètement arrachée par un éclat d’obus. Il fallait opérer dans les ténèbres, à la lueur d’une bougie. L’intervention s’est passée dans des conditions inimaginables. Etudiant nous avions appris qu’il fallait une salle équipée. J’ai ainsi effectué mon premier acte de chirurgie de guerre. Par bonheur, le blessé était jeune et vigoureux. Il a pu s’en remettre. Il a certes boitillé. Mais il s’en est remis.

La Wilaya II se confond souvent avec Zighoud Youcef. Quel souvenir gardez-vous de ce personnage, même si, arrivé en juin 1956, vous l’avez peu connu ?

C’est un personnage extraordinaire. Un génie politique et militaire. J’ai eu l’occasion d’animer des conférences à son sujet, j’aimais dire à mon auditoire, que je commence toujours par la fin quand il s’agit de ce héros de la guerre de Libération nationale. Je rappelle toujours « que le monsieur duquel je vais parler, qui est pour moi un génie politique et militaire, est mort à l’âge de 35 ans ». Nous étions donc arrivés à cette première halte dans le massif d’El Qoll. Les responsables étaient en réunion et naturellement on devine immédiatement qui est le chef. « Si Ahmed, par-ci, Si Ahmed, par là ». Son nom était sur toutes les lèvres. On le situe. Il était comme tous les djounoud, vêtu d’un treillis. Mais déjà au physique, c’était quelqu’un d’assez impressionnant. On le croirait fait d’acier. Il avait la peau sur les muscles. Un visage ferme, il était vif, alerte. Léger dans sa démarche, il sautillait presque. Plus tard, j’aurai une idée du personnage. Je ne me rappelle plus comment s’est établi le contact. Mais je me souviens qu’il y avait des chevaux. Un jour, en bas de la colline sur la route, en plein jour, il s’initiait à la conduite d’une motocyclette. Lorsque la séance s’est achevée, nous sommes remontés à cheval vers le bivouac. Il était à la tête du groupe lorsque, tout à coup, il éperonne son cheval qui s’emballe littéralement, tous les autres en font autant. Moi, qui de ma vie n’avait enfourché une monture, excepté le jour de mon acheminement vers le maquis, je leur ai emboîté le pas. Nous galopions, à flanc de colline, sur un sentier muletier caillouteux, étroit d’un demi-mètre environ, fouettés par les branches d’arbustes. Je m’agrippais à ma monture. C’était une pente certes, mais nous galopions. Il faut dire que je m’étais assez bien tiré de cette épreuve. Je présume que ça m’a donné « un bon point » à ses yeux.

Peut-être voulait-il vous mettre à l’épreuve ?

Peut-être voulait-il me juger ou plutôt me jauger. C’était un homme remarquable. L’offensive du 20 août 1955 nous donne une riche matière pour situer le personnage. J’apprendrai plus tard deux choses qui m’ont impressionné. La première est ce jour, qu’on désignait là-bas, sous le nom de youm cheffat (la journée des chefs). Zighoud avait entendu la rumeur populaire qui disait que ce sont les djounoud qui font tout au maquis et que les chefs envoyaient les jeunes et ne participaient pas aux combats. Il a alors convoqué tous les cadres de la Wilaya II. « C’est notre jour », leur a-t-il dit, « je ne veux aucun djoundi parmi nous ». Ils sont descendus dans une région peu boisée, à Sidi Mezghiche, où ils ont tendu une embuscade aux unités de l’armée coloniale pour leurs patrouilles quotidiennes. Ils les ont accrochées. Un seul s’en est sorti indemne. L’unité ennemie a été anéantie. Ils ont récupéré des armes en grande quantité. Puis ils ont regagné leurs bases. La nouvelle s’est répandue comme une traînée de poudre. Plus jamais on ne remit en doute la valeur et la combativité des responsables de la wilaya.

Vous parliez de deux événements…

Le deuxième, je crois que si on ne fait pas de même aujourd’hui, nous ne pourrons jamais gouverner notre peuple. Zighoud avait décidé de créer des assemblées populaires, pour un meilleur encadrement des populations. C’était l’embryon d’une petite administration. Il y avait des juges qui rendaient la justice, il y avait des gens qui s’occupaient de la logistique et du ravitaillement. Mais il voulait confier toutes ces tâches à une assemblée populaire élue démocratiquement. El Nidham (l’Organisation) avait ses candidats. Ils étaient connus et structurés dans le FLN-ALN. Ils sont présentés pour constituer les instances administratives. Il se trouve que dans quelques endroits, on m’en a cité une dizaine, les citoyens ont présenté leurs propres listes. Ils ont voté pour eux, contre les candidats de l’Organisation. Que pensez-vous que Zighoud fit ? Il a entériné le choix populaire. Et c’étaient eux qui devenaient les interlocuteurs d’El Nidham. Cela se passait au début de l’année 1956 ! A partir de là, entre le peuple et l’ALN la confiance était totale et mutuelle. La véritable symbiose s’est effectuée à ce moment-là, plus qu’avec le 20 août. Le 20 août, c’étaient des militants, même en civil, ils demeuraient des militants qui étaient encadrés et qui avaient été sollicités en vue d’une action guerrière. Mais là, c’est le peuple. Militant de fait certes, sans l’être en théorie, car ils sont restés dans la zone que l’ennemi a décrétée interdite. Ils n’étaient pas structurés. C’est extraordinaire. Eh bien, ça s’est passé dans ce pays. C’est exactement ce qu’il faut arriver à faire. Et tant que nous ne l’aurons pas fait, il n’y aura pas de confiance absolue, il n’y aura pas de fusion entre le peuple et ses gouvernants.

Selon vous qu’est-ce que le 20 août a apporté pour la wilaya et pour le pays ?

Pour la wilaya, c’était une grande victoire, dans la mesure où cette action a libéré pratiquement son territoire. Les Français ont essayé de se réinstaller. Mais nous avions l’avantage de l’espace. Ils ont vite fait de déguerpir au bout de trois ou quatre mois. Sur un plan plus vaste, il faut souligner la rupture totale entre la population algérienne et la population française. Terminé. Entre les deux c’est la guerre. Elle s’est installée. Ce n’est plus une petite affaire de « bandits ». C’est la guerre, le peuple a pris les armes. Je ne parlerai pas de l’ONU et de l’inscription de la question algérienne à l’ordre du jour des travaux de l’Assemblée générale. Au plan militaire, on a constaté que le 20 août a donné un souffle nouveau à l’ALN et à la guerre dans son ensemble. Selon un auteur français qui a établi des statistiques, il note qu’en avril 1955 il y avait 200 actions militaires et après le 20 août, le chiffre est monté à 500 puis à 900 pour atteindre en 1957, la moyenne de 2000 actions et le chiffre de 3000, l’année suivante. L’Oranie dont les maquis ont été décimés au départ, le 1er novembre, avaient repris les actions. Dans les Aurès, car il ne faut pas perdre de vue que le 20 août a été également demandé par le responsable de la Wilaya I, Chihani Bachir, l’offensive du Nord constantinois a desserré les mâchoires de l’étau qui enserrait les Aurès jusque-là. Pour les Français, les espaces rebelles se situaient dans les montagnes des Aurès et de Kabylie. Cela a soulagé les Aurès, et les actions ont augmenté un peu partout. Le 20 août était une action de génie. Elle a coûté cher. C’était la guerre.

Elle a été débattue au Congrès de la Soummam …

Certains ont estimé que le 20 août a provoqué une répression qui a fait payer un prix trop élevé par rapport aux résultats qui ont été obtenus. Je ne sais pas quel est le mode de raisonnement qui fait dire ça. Ce n’est pas le mien en tout cas. Je suis par contre d’accord avec ceux qui ont critiqué par la suite la grève des huit jours et sa durée. La capitale était le nœud de connexion. Tout a été détruit. La direction de la révolution, le CCE, a été contrainte de quitter la capitale et le pays. J’admets le principe de la grève. 48 heures auraient suffi. J’avais imputé ceci au caractère que je connaissais fougueux et extrémiste de Abane Ramdane, et puis finalement j’ai appris que cette décision a été initiée par Larbi Ben M’hidi qui aurait soutenu, avec insistance, la durée de huit jours. Ceci malgré l’avis de certains cadres et militants qui estimaient cette durée excessive. Ben M’hidi voulait sans doute infliger à l’ONU, une démonstration éclatante de la représentativité du FLN. Je pense qu’il y avait là une demi-erreur. Pour en revenir au Congrès de la Soummam, ça a été un congrès vivant. Les gens s’imaginent que le texte sorti d’Alger dans la serviette de Abane, tel qu’il avait été rédigé par la commission qu’il avait créée, composée de trois personnes: Ouzzeggane, Chentouf et Lebjaoui, est resté en l’état. Je ne sais pas si on a trouvé l’original, mais je tiens d’un haut niveau de la Wilaya II, cela m’a été dit, les discussions avaient été âpres pour toutes les choses qui ont été décidées par le congrès. C’était un congrès vivant même s’il s’est passé entre six personnes.

En décembre 1958, s’est déroulé sur le territoire de la Wilaya II une réunion qui a réuni les chefs des Wilayas I, III, IV, VI, et vous n’avez pas participé …

Voici son histoire. En 1958, nous étions dans une position très difficile, parce que la théorie de récupérer l’armement et les munitions sur l’ennemi était bien belle mais elle n’a fonctionné qu’un moment. Les activités militaires demeuraient, en raison des limites matérielles, très rudimentaires. Nous avions beaucoup misé sur un apport de l’extérieur. Nous avons dépêché des caravanes pour l’acheminement de quelques armes. Mais elles étaient constituées essentiellement d’hommes, et combien d’armes un djoundi peut-il prendre ? Assurément pas des quintaux. C’était très difficile. Les frontières étaient bien gardées, il y avait déjà les barrages électrifiés. Les efforts étaient dérisoires et coûteux en vies humaines. A l’intérieur, l’ennemi réagissait. Il affinait ses méthodes et nous rendait la vie de plus en plus dure. Je ne parle pas de la Wilaya II car, encore une fois, nous vivions en territoire libéré, relativement. Mais dans les autres zones du pays, je pense que c’était très dur. Il y a eu une initiative qui venait apparemment du colonel Amirouche, de réunir les wilaya et d’examiner la situation. Pour ma part en septembre, j’avais été désigné comme membre du GPRA. Mais je n’ai jamais interféré dans les affaires de la wilaya. C’était une nomination symbolique, en tout cas, j’ai pris ça comme tel. Je n’étais pas au courant de la tenue de cette réunion. Un beau jour Saout El Arab et Kafi viennent me quérir et m’apprennent que les délégations des wilayas allaient arriver et qu’ils ont décidé de ne pas assister. Pourquoi ? Parce qu’ils soupçonnaient que c’était quelque chose qui pouvait être interprété comme une démarcation vis-à-vis de l’extérieur et que ce dernier était défaillant, en quelque sorte y compris l’armée des frontières, avec les COM est et ouest (Comités d’organisation militaire). Après analyse, ils ont conclu que ce n’était pas bon. Est-ce qu’ils ont demandé l’avis de Si Abdallah Ben Tobbal ? Je crois deviner que oui. Le fait est que les délégations des wilaysa sont arrivées, que les hôtes ont essayé de faire bonne figure et il m’ont demandé de les représenter et de les excuser. Voilà ce que j’ai pu savoir. Je crois qu’ils avaient aussi des réticences à se réunir avec Amirouche, en raison de l’affaire de « la bleuite ». Mais je pense que c’était parce qu’ils avaient flairé quelque chose de mauvais pour la Révolution. J’y ai assisté en tant qu’observateur, malheureusement lorsqu’on m’interroge sur la question je suis incapable de me souvenir de quoi que ce soit. Je regrette, mais c’est vraiment au-dessus de mes moyens que de me rappeler ce qui s’était dit. Je n’en ai gardé que des bribes insignifiantes. J’avais pourtant rédigé le procès-verbal de la réunion.

Vous êtes le seul survivant qui a assisté à cette réunion …

Effectivement, mais je n’en ai pas le moindre souvenir, hormis des détails matériels.

La Wilaya II a échappé à la terrible vague des purges. Comment cela a-t-il été possible, quand on sait les ravages qu’elles ont causé dans les rangs de l’ALN ?

C’est peut-être une chance, mais personnellement je la mets au crédit d’abord d’un homme que je considère comme un des plus intelligents des chefs que j’ai connus. Je veux parler de Saout El Arab, Salah Boubnider. Mais ce n’est peut-être pas le seul, je suis sûr que Ali Kafi qui était en charge de la wilaya et lui se consultaient, mais aussi avec les autres camarades. Il se trouve que ces gens-là, tous ces chefs étaient aussi des camarades de médersa. Les Kahlrass, les Ch’taïbi, Kafi, etc. Ils se connaissaient parfaitement, ils ont milité dans le PPA-MTLD, ils avaient une confiance entre eux, les uns les autres et ils savaient à qui ils avaient affaire. Je suis sûr que le jour où je me suis présenté il n y a eu aucune suspicion à mon égard. Pourquoi ? Parce que je sais que Kafi était responsable de la médersa où il était et j’avais un grand frère qui était aussi responsable dans cette même médersa de Constantine. Ils se connaissaient, ils se voyaient. En outre, nous étions voisins, El Qoll, El Harrouch étaient proches. En plus, la chance était qu’au niveau de la Wilaya II, je ne sais pas ce qu’il en est des autres wilayas, j’ai appris très vite la hiérarchisation. Que la wilaya était confiée à Didouche Mourad, qu’après Didouche Mourad, s’il tombe, c’est Badji Mokhtar qui doit lui succéder que le troisième était Zighoud Youcef, que le quatrième était Ben Tobbal et que le cinquième était Benaouda. C’était clair, très clair. Badji Mokhtar est mort en décembre 1954 donc c’était Zighoud, qui a succédé à Didouche en février. Sans aucune contestation, sans aucune controverse. C’est ça je crois qui a préservé la Wilaya II des purges.

Qu’est-ce qui déterminait cette hiérarchie ? Comment était-elle établie ?

Je ne sais pas quand ni comment elle a été établie. Mais l’adhésion était parfaite. C’était comme ça. Il faut remarquer que parmi les « 22 », l’est du pays était représenté pratiquement, par 16 personnes. Et parmi eux il y avait Didouche, Badji, Zighoud, Ben Tobbal et Benaouda. Les cinq faisaient partie des 22. Les cinq étaient en Wilaya II. Tous ont eu le même itinéraire, ils ont fait le maquis avant 1954, ils étaient dans les Aurès, etc. Je ne sais pas si, formellement, il a été décidé de cette hiérarchie quelque part. En tous les cas sur le terrain c’était un consensus indiscutable. Pour en revenir aux purges, elles ont touché la Wilaya III puis a débordé un peu sur la Wilaya IV. Mon analyse personnelle, c’est que nos chefs ont été les victimes d’une ruse de guerre. Car ce n’est pas autre chose qu’une ruse de guerre. Les Français ont jeté le doute dans l’esprit de ces chefs. Ces derniers ont marché. Ça a été terrible. Cela dit il faut toujours rappeler que, de notre côté aussi, nous avons eu notre ruse de guerre, dans l’affaire de « l’Oiseau bleu ». Je crois en mon âme et conscience que Amirouche a été victime d’une ruse de guerre. Allons demander à quelqu’un qui se serait trouvé dans son cas, qu’est-ce qu’il aurait fait ? Personne ne peut répondre. Ce n’est pas après coup qu’on viendra dire « Ah moi j’aurai… ». Alors de ce côté-là, silence ! L’ennemi a essayé de noyauter pareillement la Wilaya II. Un jour on voit débarquer d’un hélicoptère quelqu’un. La population et les djounoud ont vite fait de le capturer. On le fouille et on trouve sur lui une lettre adressée à un chef de secteur de Constantine. La lettre disait en substance ceci : « Bravo, tu continues, le contact, etc. » Une lettre destinée à leurrer celui qui la lit et faire accroire qu’il y a un traître qui renseigne l’ennemi. Qu’est-ce que nous faisons ? Nous apportons cette lettre au chef de zone en question. Il s’appelait Larbi Berredjem. Ce dernier est un vieux militant, mais de peu de formation. Il convoque la personne mise en cause dans la lettre et il l’entrave. Fort heureusement, le médecin de la wilaya arrive. C’était le professeur Toumi, il constate les faits. Sur ce arrive Salah Saout El Arab, il regarde la personne en question s’étonne. C’est un cadre de Constantine. « Qu’a-t-il fait ? Pourquoi est-il attaché ? » Si Larbi tire la lettre et lui dit que c’est un traître. Que fait Saout El Arab ? Il prend la lettre, la froisse et la jette dans le feu, sans y jeter le moindre regard. « L’ennemi se moque de toi. Si cet homme est un traître alors dans ce cas nous sommes tous des traîtres », a dit Saout El Arab, qui était à l’époque le chef de la wilaya. Le hasard fait bien les choses parfois. On amène l’homme qui a été héliporté jusqu’à nous. Il se trouve être un jeune de la région de Bordj Menaiel, du même village que le professeur Toumi. Il nous a appris que les militaires français lui ont mis une lettre dans la poche et l’on conduit en hélicoptère. Nous lui avons proposé de retourner à Bordj Menaiel, il a refusé de peur de se faire à nouveau embarquer par l’armée. Il a préféré rester avec nous.

Par Boukhalfa Amazit

Un témoignage de Lamine Khène, officier de l’ALN à la Wilaya II

Entretien paru dans El Watan « Spécial 50e anniversaire du 1er Novembre 1954 » (31 octobre 2004).

[Pour lire une ré-édition dans El Watan du 2 juin 2005,
cliquez ici….->www.elwatan.com/Un-temoignage-de-Lamine-Khene -]

OPA AVORTÉE l’UNITÉ GRUES DE BÉJAÏA

L’Unité grues de Béjaïa, fleuron de l’industrie algérienne a failli être bradée pour une poignée de dinars sans aucun rapport avec sa valeur réelle.

La mobilisation des travailleurs de l’usine, appuyée par les instances locales, ont permis l’annulation de cette vente particulièrement suspecte.

Voir l’article dans Le Soir d’Algérie, édition du 27 octobre 2009, page 15:

« L’ALGÉRIE QUI RÉSISTE » OPA avortée sur l’Unité Grues de Béjaïa,

LE LEVAIN POUR NOVEMBRE 1954: FAITS ET MOUVEMENTS SOCIAUX 1950/1954

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Il y a un an, à El Madania, au moment de la rencontre qui rendait hommage au sacrifice d’ Henri Maillot pour l’indépendance et la liberation sociale de l’Algérie, son pays,

le regretté Mustapha Sâdoune, le dernier combattant du «maquis rouge» qui avait réussi à sortir indemne de l’accrochage où est tombé Maillot, lança un puissant et dernier message

« LE 1er NOVEMBRE N’A PAS JAILLI DU NÉANT, IL A ÉTÉ PRÉPARÉ PAR DES DÉCENNIES D’ÂPRES LUTTES».

Le 55ème anniversaire du 1er novembre 1954 sera célébré dans quelques jours.

L’année dernière, nous étions quelques fidèles, communistes et patriotes de la guerre de liberation nationale à nous rencontrer au cimetière européen d’El Madania (Salembier) pour rendre hommage au sacrifice d’Henri Maillot pour l’indépendance et la liberation sociale de l’Algérie, son pays. Un participant donna lecture de la lettre d’Henri aux journaux français pour expliquer le pourquoi de son choix. Un vétéran du combat national et de classe pris ensuite la parole. Le silence se fit autour de la tombe.

Le regretté Mustapha Sâdoune, le dernier combattant du «maquis rouge» qui avait réussi à sortir indemne de l’accrochage ou est tombé Maillot, parla d’une voix faible, il avait presque 90 ans, pour lancer un puissant et dernier message «le 1er Novembre, n’a pas jailli du néant, il a été préparé par des décennies d’âpres luttes».

Le hasard fait bien les choses dit-on et cet adage est parfois vrai. Un livre magnifique m’était passé entre les mains il y a près de vingt cinq ans. Impossible de le retrouver, puis il refait surface, comme ça, dans une bibliothèque.

Abderrahim Taleb BENDIAB, moudjahid (très jeune), historien, militant communiste, membre du PAGS (Parti de l’avant-garde Socialiste d’Algérie) clandestin (il connût d’ailleurs la répression), fin connaisseur de la musique classique algérienne, est disparu trop tôt.

Mais il a pu quand même entre autres nous léguer un livre de valeur, un trésor sous son apparente modestie (Abderrahim était aussi la modestie même):

«Chronologie des faits et mouvements sociaux et politiques en Algérie : 1830-1954»
[[livre imprimé en 1983- Imprimerie du Centre – Alger

socialgerie mis en ligne le texte intégral du livre en mai 2013:

Avec ses informations politiques, une foule de faits (un demi millier de dates) économiques, sociaux et syndicaux, ce livre est une nouveauté: enfin, l’auteur pose un problème de méthodologie historique :

«La plupart des ouvrages relatifs à l’histoire du mouvement national algérien centrent l’essentiel de leurs réflexions autour des classes dirigeantes et de leur état-major. Cette approche a conduit très souvent ces historiens à des positions beaucoup plus idéologiques que scientifiques ; ce qui par certains aspects pourrait nuire à la recherche historique.

«Cette histoire qui centre toute sa réflexion autour de la seule vie politique peut nous amener parfois à des impasses dans l’étude que nous faisons sur le mouvement national».

Laissons parler les faits pour voir comment nos fellahs, nos ouvriers, nos syndicalistes, nos femmes ont lutté pied à pied pour leurs droits et leur dignité et exprimé leur solidarité anticolonialiste et anti-impérialiste avec les peuples en lutte pour leur liberté : les cinq dernières années avant novembres 1954, la marmite était en train de bouillir.

Le précieux livre de Abderrahim mérite mille fois d’être réédité et mis à la portée de tous à un prix abordable.

Octobre 2009, M. Nedjar


1950 : 225 GRÈVES !

 1950-janvier: grèves des dockers d’Oran , avec des manifestations auxquelles participent les femmes des dockers. La Maison du Peuple est saccagée par la police. Les partis et associations : PCA (Parti Communiste Algérien) , UDMA, Association des Oulémas, CGT (Confédération Générale du Travail) ont voté un appel dénonçant les brutalités policières. Seul le MTLD ne s’est pas associé à cet appel.

Les syndicats algériens obtiennent une représentation autonome au sein de la FSM (Fédération Syndicale Mondiale). Leur autonomie vis à vis de la CGT s’accroît.

 avril: les travailleurs des banques engagent une grève qui va durer 53 jours.

 septembre:

constitution du comité de défense pour la liberté d’expression pour s’opposer aux nombreuses saisies et condamnations de la presse et essentiellement l’Algérie Libre, Liberté et Alger Républicain.

Des milliers d ’ouvriers vendangeurs sont en grève à travers tout le pays.

 Novembre et décembre: au cours de ces deux mois les dockers du port d’Alger ont observé 31 arrêts de travail.

  Au cours de cette année, il y eut 225 grèves avec la participation de 250.000 travailleurs, dont celle des employés de banque: 53 jours; et celle des ouvriers mineurs de M’zalta dont la durée a atteint 90 jours.

1951 : HOMMAGE VIETNAMIEN AUX DOCKERS ALGÉRIENS

 1951-23 mars-24 avril : grève nationale des gaziers et électriciens d’Algérie . La grève a duré 22 jours.

L’administration a utilisé différends procédés pour briser la grève entre autre l’utilisation de l’armée.

Le 5 avril débrayage massif dans toute l’Algérie en signe de solidarité avec les grévistes de l’EGA (Electricité et Gaz d’Algérie).

 24 avril : un millier d’ ouvriers agricoles de Ain Taya se mettent en grève.

 1 mai : provocations policières contre les Nord-africains à Paris

 2mai : fin de la grève des mineurs de Timezrit . Elle a duré quatre mois et demi

 8 mai :au cours du congrès de la CGT, «l’organisation syndicale vietnamienne a rendu un hommage particulièrement chaleureux à l’action des dockers algériens contre la guerre impérialiste menée par le gouvernement français contre le peuple vietnamien ».

 23 juin :

grève générale à Ghazaouet , plus de 4000 travailleurs observent des arrêts de travail, le mouvement est total dans le bâtiment, chez les saleurs, les pêcheurs et le dockers. Les artisans et commerçants ont fermé leurs magasins : légionnaires, gendarmes, gardes mobiles patrouillent dans la ville qui est pratiquement en état de siège.

journée d’action revendicative des fonctionnaires : contributions, Trésor, douanes, radio, PTT, enseignants hospitaliers, ponts et chaussées, communaux, environ 40 000 grévistes.

 12 juillet, 8 août : journée d’action revendicative des métallos d’Oranie .

La grève se prolonge plusieurs jours.

Intervention de la police pour faire évacuer les locaux occupés par les grévistes, qui se sont couchés sur la chaussée arrêtant la circulation.

 6 septembre, journée d’action revendicative des travailleurs des travaux publics d’Oran : 5000 ouvriers observent des arrêts de travail.

 11-16 septembre : des milliers d’ouvriers agricoles de la région de Ain Témouchent, Descartes (Benbadis) , Sébdou, Tlemcen se mettent en grève :

«Descartes semble en état de siège : la lumière est coupée… sous l’œil bienveillant de l’administration, les colons essayent de semer la terreur en organisant les milices et en pourchassant les ouvriers agricoles. Un exemple : c’est monté en jeep et accompagné de 8 miliciens armés que le colon Confranq poursuit les grévistes en tirant sur eux. Monsieur Jacques Dufaux également armé d’une carabine de guerre tirent sur les grévistes pour leur faire reprendre le travail…A Aîn-Kihal c’est fusil au poing que les colons font travailler les ouvriers agricoles» ( in Alger Républicain)

 27 septembre : journée d’action revendicative des travailleurs de l’Oranie , plus de 10 000 grévistes.

 2 octobre : procès des grévistes de Descartes, devant le tribunal de Ouled-Mimoun:

«l’administration avait peur… malgré les gendarmes, gardes mobiles : policiers ; les manifestations de solidarité ont pu avoir lieu.

Des cars bondés de travailleurs étaient arrivés d’Oran, de nombreux fellahs avaient fait des dizaines de kilomètres pour venir soutenir leurs frères de Descartes.

De nombreuses délégations ont pu apporter des résolutions aux pouvoirs publics».
(in Alger Républicain)

 30 octobre : les dockers d’Alger décident de ne plus charger ou décharger les bateaux à destination des forces anglaises d’Egypte

 11.12.13 novembre : p remière conférence algérienne des ouvriers agricoles qui adoptent la charte des travailleurs de la terre : 120 délégués y ont participé.

  au cours de cette année il y eut environ dans le pays 225 arrêts de travail regroupant approximativement 265.000 grévistes.

1952 : 1er MAI: INCIDENTS SANGLANTS À ORAN

 26 janvier : Grève de la ville de Ghazaouet pour protester contre la répression policière :

«tous les commerçants marchands de légumes ont fermé leurs magasins. Malgré la pression administrative, les renforts de gardes mobiles, les gendarmes de la région , tous les habitants ont respecté dignement le mot d’ordre de grève…Les dockers de leur côtés, ont débrayé et sont allés protester au commissariat de police» (in Alger Républicain)

 1 février : grèves et manifestations de solidarité avec le peuple tunisien à travers tout le pays.

A Alger : «ils (les manifestants) étaient plusieurs dizaines à vouloir faire part au préfet de la vive émotion qui s’était emparé des travailleurs algériens à l’annonce des arrestations des démocrates tunisiens…Peu après d’importantes forces de police casquées et mousquetons à la bretelle surgirent» (in Alger Républicain)

 2 mars : journée d’étude des travailleurs nord-africains à Paris en présence de 209 délégués

«ils affirment leur volonté inébranlable de lutter de toutes leurs forces pour rendre à leur pays l’indépendance nationale.»

 8 mars : manifestation des femmes d’Oran affirmant leur solidarité avec le peuple tunisien .

 18 mars : grève générale de tous les salariés constantinois ,

«à la sortie de la maison des syndicats de Constantine une provocation des nombreuses forces de police qui stationnaient aux alentours de l’immeuble créa une échaufourée qui fit trois blessés parmi les travailleurs»

 28 avril : Bachir Hadj Ali, secrétaire du PCA, Ferroukhi délégué MTLD à l’Assemblée Algérienne, devaient comparaître devant la cour d’appel d’Alger. A cette occasion une puissante manifestation a eu lieu à proximité du Palais de justice :

«à 9 heures les premiers contacts se produisaient entre les forces de l’ordre et des groupes de manifestants dont des femmes. Les accrochages se multiplièrent dans les rues avoisinantes du Palais de justice, puis celles de la Basse Casbah. De 13 à 20 heures les forces de police et CRS étaient aux prises avec des groupes de manifestants très mobiles lançant pierres, boulons, morceaux de fonte». (in Alger Républicain)

  1 mai : incidents sanglants lors du défilé du 1 mai à Oran . Il y a eu plus de 60 blessés.

 Mai : plus de 3000 grévistes dans les territoires du Sud dirigés par Démene Abdallah, membre du CC du PCA.

  Au cours de 1952 on a enregistré 261 arrêts de travail avec la participation de 265.000 travailleurs.

1953 : FUSILLADE CONTRE LES TRAVAILLEURS ÉMIGRÉS À PARIS!

 16 avril : 4000 agents de l’ électricité et gaz d’Algérie (EGA) observent une grève d’une journée.

 27 mai : plus de 20 000 travailleurs algériens à une journée d’action revendicative.

 3 juillet : près de 3000 travailleurs de l’Etat observent une journée de grève.

 6 juillet : de graves incidents se déroulent sur le port d’Oran:

«à 9 heures, les dockers cessèrent unanimement le travail pour une durée d’une heure pour protester contre le licenciement de 248 d’entre eux frappés par la loi Deros…

Prétextant la grève le préfet avait ordonné l’embauche libre pour la seconde vacation…

Quand les dockers voulurent se rendre aux chantiers pour se faire embaucher, un barrage de police les empêcha…

Une violente bagarre s’est alors produite, la police matraquant comme d’habitude les travailleurs dont plusieurs ont été arrêtés et blessés. Les incidents du matin ont créé une vive effervescence chez tous les travailleurs dans les corporations et tous les syndicats.

 8 juillet: La Région Économique d’Algérie émet un vœu pour la réglementation du droit de grève et s’élève tout particulièrement contre «les grèves de solidarité» et «grèves politiques».

 14 juillet : les ouvriers émigrés – 40000- participent au défilé du 14 juillet dans les rues de la capitale française.

Des incidents graves font 7 morts et 100 blessés.

 17 juillet : arrêts de travail à travers tout le pays pour protester contre les fusillades du 14 juillet

«de partout des villes et des villages de l’Algérois, du Constantinois et de l’Oranie nous parviennent des informations sur les arrêts de travail ».

 20 juillet : appel du comité de coordination des syndicats confédérés d’Algérie pour participer aux manifestations qui seront organisées au retour des corps en Algérie.

 26 juillet : retour en Algérie des corps des victimes du 14 juillet

«les vaillants dockers d’Alger n’ont voulu laisser à nul autre le soin et l’honneur de prendre les cercueils.»

Ils sont là des centaines, ils ont arrêté le travail en signe de protestation…

Un défilé énorme des délégations : MTLD, PCA, CGT. Voici les femmes musulmanes. Pas de cris, pas de pleurs, mais des you-you …

A Nédroma :

A Maillot, le cortège traverse le village dans un silence impressionnant ; il s’arrête devant la maison natale de Abdallah. Et l’on vit cette chose bouleversante : la mère drapée dans un foulard blanc accueille avec un you-you le corps de son fils. Toutes les femmes présentes suivent cette mère algérienne admirable.

 3 aoùt : près de 700 chômeurs de Khenchela se sont rendus à la mairie pour exposer au maire leur situation et présenter leurs revendications.

La police est intervenue brutalement afin de les disperser et de faire échouer cette marche. Les jeunes gens ont été bousculés…des membres du comité devaient être arrêtés et emprisonnés. Aussitôt malgré les menaces les chômeurs se rassemblèrent et manifestèrent de plus belle tant et si bien que les emprisonnés étaient libérés et que leur comité directeur était reçu immédiatement par le maire…

 4 août : grèves des fonctionnaires et agents de services à travers tout le pays… en signe de protestation contre les pouvoirs spéciaux et contre les décrets lois.

 4 août : organisation par la CGT des chômeurs du département de Constantine , réunissant plusieurs milliers de chômeurs pour leur expliquer la cause fondamentale du chômage et indiquer les moyens d’action pour lutter contre ce fléau…

 8 août : près de 20000 agents des services publics observent des arrêts de travail.

 13 août : la grève des postiers d’Algérie se poursuit et s’étend : EGA, CFA, hospitaliers, communaux…Au total 30 000 travailleurs en grève.

 26 août : début du lock- out de la mine de Timezirt qui va durer plusieurs mois.

 septembre : description sociale faite par Alger Républicain sur ce qu’on appelle les marcheurs de la faim :

«ces hommes on les voit partout. Ils campent aux abords des domaines viticoles et des villes. Ils se reposent sous les arbres attendant un problématique travail. A 10 Km de l’Arba ils étaient cinquante. Ils attendaient depuis dix jours le commencement des vendanges.

La famine une famine chronique les avait chassés des Hauts Plateaux Certains sont originaires de Boussaâda, d’autres d’Aumale ; d’autres encore de Sidi Aissa»
.

 19 décembre : les travailleurs ont participé sous des formes diverses à la journée internationale pour la fin de la guerre du Vietnam décidée par le 3eme congrès de la FSM.

  Au cours de l’année li y a eu 68 arrêts de travail dans le port d’Oran , pour l’essentiel :

refus par les dockers de charger les bateaux à destination de l’Indochine (48 fois)

et de charger ou de décharger les navires transportant du matériel militaire (16 fois); (in Echo du dimanche du 7 février 1954).

1954: SIX MOIS DE LUTTE DES MINEURS DE TIMEZRIT !

 4 janvier : la grève de la mine de Timezrit dure depuis plus de 4 mois.

L’administration tente une provocation : Alger Républicain en fait le récit

«aujourd’hui lundi à 7heures du matin la direction de la mine de Timezrit qui veut à tout prix organiser des provocations sanglantes a fait appel à une brigade de gendarmerie de Sidi Aich afin de permettre à quelques égarés de briser le mouvement des 700 mineurs. Armés de mitraillettes et de mousquetons les gendarmes ont essayé en vain d’intimider les mineurs qui par leur sang-froid ont réussi à déjouer la provocation».

 29 janvier : 50 000 travailleurs algériens en grève ; tandis que le lock-out de Timezrit se poursuit.

 10 février : grave incident à la briqueterie Lafarge de Constantine en grève depuis cinq jours :

«hier matin Lafarge avait fait appel à des chômeurs…Mis au courant par les grévistes les chômeurs comprirent tout de suite qu’ils ne pourraient jouer le rôle de briseurs de grève. La direction des usines Lafarge avait demandé le renfort de deux camions de police. Pendant que se donnaient les explications, les policiers intervinrent brutalement au nom de la liberté du travail et matraquèrent les travailleurs. C’est alors que fut donné au détachement de police l’ordre de tirer. Plusieurs travailleurs ont été blessés et un fut tué». (in Alger Républicain)

 28 avril : grève d’une journée de tous les travailleurs algériens :

130.000 grévistes «jamais la gare d’Alger, le port n’ont été désertés aussi totalement par les travailleurs Jamais Alger n’a été aussi vide de trams et de trolleys…A Jijel on peut estimer à 1 200 grévistes sur une population de 20 000 habitants… »

 30 avril : marche de la faim des mineurs de Timezrit :

«dans la nuit du 29 au 30 avril des assemblées de villages ont eu lieu sous l’égide des djemaa. Au cours de ces assemblées il fut décidé que les fellah, les commerçants et les élus du centre municipal participeraient à la marche de la faim aux côtés des mineurs.

Ce 30 à 6 heures 50 le cortège des 700 mineurs et 500 fellahs s’ébranlaient à travers les sentiers. Après avoir parcouru 16 kilomètres le cortège arriva à 9 heures par rang de 4. Les mineurs font une entrée impressionnante à Sidi Aich…Le cortège traverse Sidi Aich et lentement monte vers la commune mixte… »

 4 mai : après un lock-out de six mois la mine de Timezrit reprend ses activités. La nouvelle direction de la mine signe un protocole d’accord avec les représentants des travailleurs .

 5 juin : Pham Van Dong, ministre des Affaires Etrangères du Nord Vietnam reçoit à Genève une délégation des syndicats algériens .

Il fait la déclaration suivante : «notre combat est le même. La lutte des dockers algériens est considérée par nous comme le symbole de la solidarité de nos deux peuples».

 24/27 juin : constitution de l’Union Générale des Syndicats Algériens (UGSA) . Les syndicats algériens affiliés à la CGT se transforment en Union Générale des Syndicats Algériens tout en conservant des liens avec la centrale française pour ne pas donner pretexte à une interdiction. Sur les 361 congressistes il y avait 236 Algériens et 125 Européens.

 20/21 juillet : Alger Républicain est saisi par deux fois consécutives pour publication d’un reportage mettant en cause la présence française en Algérie .

 Août : Alger Républicain fait état de rumeurs qui circulent à la mine de Ouenza :

«lors de la préparation de la Vé conférence algérienne des syndicats, les responsables syndicaux ont au cours de l’assemblée générale demandé aux travailleurs de se solidariser avec les peuples frères de Tunisie et du Maroc.

Ce discours fut déformé et on a attribué aux responsables syndicaux le discours suivant : «les travailleurs sont invités à prendre les armes pour chasser les Français comme le font les Tunisiens».

Cela a suffi pour qu’il y ait une descente de police. La perquisition avait pour but de trouver des documents portant atteinte à la sureté intérieure et extérieure de l’Etat. Ce fut une mobilisation complète de la police : PRG (renseignements généraux), gardes mobiles, gendarmes, gardes champêtres.

Dès quatre heures le quartier où habitaient les camarades était investi. On interdisait la sortie de tous les travailleurs se rendant à leur travail et à l’un d’entre eux qui demandait des explications on répondit : «tu vas aviser tes camarades, ça va être la grève et vous allez tous venir vous rassembler ici»

 9 septembre : tremblement de terre de la région d’El-Asnam : plus de 1000 morts. Un grand mouvement de solidarité se développe dans le pays et auprès de l’émigration.

 1er novembre !

MG BUFFET RÉPOND AU CRIF: « Boycott, Désinvestissement, Sanctions » d’Israël

mercredi 28 octobre 2009, par Marie-George Buffet

Monsieur le Président,

J’ai bien reçu votre lettre du 8 octobre. Je vous en remercie.

Je dois vous répondre avec la plus grande franchise. Cette lettre m’a déçue. Je pensais le CRIF et son Président plus enclins à accepter la réalité dramatique des évolutions au Proche-Orient. Je constate au contraire un regard unilatéral qui suscite beaucoup d’incompréhension.

Vous fondez une argumentation contre l’appel à des sanctions visant Israël sur une illégalité de celles-ci. Vous savez cependant que ce qui a provoqué en France, en Europe et dans le monde un courant favorable à des sanctions est précisément la poursuite sans relâche, depuis des dizaines d’années, d’un processus d’occupation et de colonisation totalement illégal et illégitime, en contradiction avec les résolutions des Nations Unies et le droit international. Cette politique de force a atteint le seuil de l’intolérable avec les bombardements sur Gaza.

Je me permets de vous rappeler aussi que le Parlement européen a adopté lui-même, en avril 2002, une résolution intégrant déjà la nécessité de sanctions comme réponse à une politique israélienne contraire au respect des droits humains (cette résolution fut votée après l’intervention brutale de l’armée israélienne à Jénine).

Je saisis cette occasion pour souligner que cette campagne dite «BDS», pour boycott, désinvestissement, sanctions, est uniquement tournée contre l’occupation et la colonisation. Je vous indique aussi que l’Union européenne, à plusieurs reprises, a fermement rappelé aux autorités israéliennes -mais en vain- la nécessité d’assurer la traçabilité des produits exportés afin que la distinction puisse être faite entre exportation illégale par Israël de produits des colonies, et un commerce international régulier.

J’ai le regret de constater que les autorités israéliennes, aujourd’hui comme hier, ne respectent en rien la légalité internationale. Ce faisant, l’Etat d’Israël s’est exposé à une mise à l’index inévitable et des condamnations auxquelles il n’apporte aucune réponse crédible. C’est, en effet, la persistance dans le refus d’accepter les conditions d’une paix juste et durable -selon l’expression des Nations Unies- qui a conduit à la campagne de sanctions qui commence.

Je crois sincèrement que le CRIF devrait considérer cette situation gravissime avec plus de circonspection. C’est aussi de l’avenir de la sécurité au Proche-Orient et au-delà dont il est question. Je crois aussi qu’il y a une responsabilité française, à partager par tous, dans l’action pour le droit, le dialogue et la paix.

C’est ce qui motive notre action permanente : faire que la France, dans sa diversité, avec son autorité, agisse comme un acteur positif en faveur d’un règlement politique qui puisse garantir l’édification d’un Etat palestinien indépendant à côté de l’Etat d’Israël. C’est évidemment la condition sine qua non d’une paix véritable.

Je vous prie d’agréer, Monsieur le Président, l’expression de mes salutations distinguées.

Mme Marie-George Buffet,

Secrétaire nationale du PCF

à

M. Richard Prasquier

président du CRIF

Le samedi, 24 octobre 2009

BOYCOTT CULTUREL D’ISRAËL : LETTRE DU CINÉASTE ISRAÉLIEN EYAL SIVAN

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Lettre adressée par le réalisateur Eyal Sivan au Forum des Images qui l’a invité à programmer son dernier film dans la rétrospective ’Tel-Aviv, le Paradoxe’ , organisée par ce cinéma parisien en novembre prochain.

à
Mme. Laurence Briot & Mme. Chantal Gabriel

Direction du programme

Forum des images

2, rue du Cinéma. 75045 Paris Cedex 01. France

London Octobre 6th 2009

Chère Laurence Briot et Chantal Gabriel

Je vous écris suite à la demande que vous avez adressé à mes producteurs, Mme Trabelsi et M. Eskenazi, de programmer mon dernier film « Jaffa, La mécanique de l’orange » dans la rétrospective ’Tel-Aviv, le Paradoxe’ que vous organisez le mois prochain au Forum des Images, dans le cadre de la célébration du centenaire de la ville de Tel-Aviv.

Je tiens d’abord à vous remercier pour votre offre de participer à cet événement et je vous demande d’excuser mon retard à répondre à vos chaleureuses sollicitations. Je suis sincèrement honoré que vous ayez envisagé de programmer mon film « Jaffa, La mécanique de l’orange » pour clôturer votre rétrospective. Toutefois, après mûre réflexion, j’ai décidé de décliner votre invitation. Les raisons de cette décision sont complexes et de nature politique, c’est pourquoi je voudrais, si vous le voulez bien, vous les expliquer dans le détail.

Comme vous le savez probablement, l’ensemble de mon travail cinématographique, qui compte plus de quinze films, a principalement pour objets la société israélienne et le conflit israélo-palestinien. En m’opposant à la politique israélienne à l’égard du peuple palestinien, je me suis toujours efforcé d’agir indépendamment pour qu’il n’y ait aucune ambiguïté sur le fait que je ne représente pas la « démocratie (juive) israélienne « . C’est pourquoi, depuis le tout début de ma carrière cinématographique, il y a plus de 20 ans, je n’ai jamais bénéficié d’aucune aide ou d’aucun support d’une quelconque institution officielle israélienne.

J’ai toujours agi de manière à éviter que mon travail puisse être instrumentalisé et revendiqué comme une preuve de l’attitude libérale d’Israël ; une liberté d’expression et une tolérance qui ne sont accordées par l’autorité israélienne qu’à l’égard, bien sûr, des critiques juives israéliennes.

La politique raciste et fasciste du gouvernement israélien et le silence complice de la plupart de ses milieux culturels pendant le récent carnage opéré à Gaza comme face à l’occupation continue et aux violations des droits humains et aux multiples discriminations à l’égard des Palestiniens sous occupation, ou ceux, citoyens palestiniens de l’Etat israélien –toutes ces raisons justifient que je maintienne une distance vis-à-vis de tout événement qui pourrait être interprété comme une célébration de la réussite culturelle en Israël ou un cautionnement de la normalité du mode de vie israélien. Puisque votre rétrospective fait partie de la campagne internationale de célébration du centenaire de Tel-Aviv et qu’elle bénéficie, à ce titre, du soutien du gouvernement israélien, je ne peux que décliner votre invitation.

Par ailleurs, considérant les attaques blessantes, humiliantes et continues dont mon travail fait l’objet, tant en France qu’en Israël, et les très rares confrères israéliens qui se sont exprimés pour me défendre et manifester leur solidarité sincère (je ne tiens pas compte des déclarations de principe en faveur du privilège hégémonique de la « liberté d’expression »), il ne m’est pas possible de me sentir solidaire d’un tel groupe.

Je ne peux être associé à une rétrospective qui célèbre des artistes et cinéastes jouissant d’une position de privilège absolu et d’une totale immunité, mais qui ont choisi de se taire quand des crimes de guerre étaient commis au Liban ou à Gaza et qui continuent d’éviter de s’exprimer clairement au sujet de la brutale répression des populations palestiniennes, du blocus de trois ans et de l’enfermement de plus d’un million de personnes dans la Bande de Gaza.

Je tiens à me démarquer de ceux de mes collègues qui utilisent de façon opportuniste, voire cynique, le conflit et l’occupation comme décor de leurs travaux cinématographiques, et comme représentation néo-exotique de notre pays – pratiques qui peuvent expliquer leur succès en Occident, et particulièrement en France – et je refuse d’être associé à eux dans le cadre de votre manifestation.

Même si votre invitation avait suscité chez moi une seconde d’hésitation, celle-ci aurait été balayée à la lecture, il y a une quinzaine de jours, d’un article signé d’Ariel Schweitzer, l’organisateur de votre rétrospective, et publié dans Le Monde. Dans cet article qui s’opposait au boycott culturel de l’establishment israélien, il déclare : “Des mauvaises langues diront que cette politique cultuelle sert d’alibi, visant à donner du pays l’image d’une démocratie éclairée, une posture qui masque sa véritable attitude répressive à l’égard des Palestiniens. Admettons. Mais je préfère franchement cette politique culturelle à la situation existante dans bien des pays de la région où l’on ne peut point faire des films politiques et sûrement pas avec l’aide de l’Etat.”

Sur ce point, il me faut remercier votre organisateur M. Schweitzer pour sa naïve sincérité et pour ses arguments sectaires qui m’ont permis d’articuler les raisons pour lesquelles je préfère garder mes distances vis-à-vis de votre rétrospective et d’autres événements semblables. Car comme le confirme M. Schweitzer ils sont, en effet, une célébration de la politique culturelle israélienne et une défense de l’idéologie du ‘moindre mal’.
Tant mon histoire et ma tradition juives que mes convictions et mon éthique personnelles m’obligent, dans les circonstances politiques actuelles – alors que les autorités des démocraties occidentales et leurs intelligentsias ont fait le choix de rester aux côtés de la politique criminelle israélienne – à m’opposer publiquement par cet acte ferme et non-violent à l’actuel régime d’apartheid qui existe aujourd’hui, en Israël.
Je terminerai en reprenant les termes de mon collègue et ami le célèbre réalisateur palestinien Michel Khleifi qui ne cesse de nous rappeler que le défi auquel nous devons faire face, en tant qu’artistes et intellectuels, est de poursuivre nos travaux non pas GRACE À la démocratie israélienne, mais MALGRÉ elle.

C’est pourquoi, toujours de manière non-violente, je continuerai à m’opposer, et à inciter mes pairs à faire de même, contre le régime israélien d’apartheid et contre le « traitement spécial » réservé dans les démocraties occidentales à la culture israélienne officielle d’opposition.

Souhaitant que vous accepterez et comprendrez ma position, et espérant avoir l’opportunité de montrer mon travail dans d’autres circonstances.

Croyez en ma gratitude et mon respect,

Eyal Sivan, Filmmaker

Research Professor in Media Production

School of Humanities and Social Sciences

University of East London (UEL) – United-Kingdom

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Source : CAPJPO-Europalestine

LE SALON DU LIVRE D’ALGER 2009

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Le salon du livre d’Alger 2009, un arbre qui cache la forêt.

Nous étions familiers du SILA des années 2000 et de la FILA, Foire du livre d’Alger des années 80. Voilà qu’on nous annonce en 2009 un Festival sous chapiteau, puisque par décision gouvernementale les manifestations culturelles se déclinent par des festivals institutionnalisés par décrets, régentés pas des commissaires et dotés de budgets confortables si on s’en remet à la rumeur publique qui enfle à mesure que les silences officiels sur la gestion des deniers publics se font pesants.

Cette édition annonce de grands chambardements puisque la pléthore des organisateurs des années précédentes a été virée (ANEP, SAFEX, SNEL, SPL, ASLIA etc…) et le Palais des expositions des Pins maritimes a été boudé. Jusqu’au mois de septembre dernier ni le lieu ni la date n’étaient connus alors qu’habituellement c’est au printemps chaque année que les modalités d’organisation sont annoncées, les salons internationaux devant obéir à des calendriers fixes qui permettent une meilleure participation des partenaires étrangers.

Qui organise les salons et pourquoi ?

À l’ère du parti unique, de 1980 à 1986, la SNED, puis l’ENAL sous la coupe du Ministère de la culture, régentait toute l’organisation du SILA. Pas d’organisation professionnelle, pas de tiraillements dans les institutions, du moins officiellement. Après les années noires, à partir de 1999/2000 nous avons connu des salons du livre initiés par des opérateurs privés : éditeurs, importateurs et leurs associations professionnelles naissantes. En 2003 l’Etat remit les pendules à l’heure par son bras séculier, l’ANEP qui échappe à la tutelle du Ministère de la culture et s’accapare de tous les pouvoirs d’organisation. Une guéguerre larvée ne cessera d’opposer l’ANEP alliée au SPL (organisation fantomatique d’une poignée d’importateurs) à l’ASLIA (un syndicat de libraires peu représentatif également) au SNEL (Syndicat d’éditeurs) ; la Safex se contentant de gérer la logistique du palais d’exposition.

Il faut savoir que cette manifestation constitue une manne financière importante (chaque m2 loué rapporte 60 $US) que se répartissent les organisateurs, en tant que personnes morales et/ou physiques. Un système d’invitations, de voyages, de visas, de locations de voitures privées, de prestations diverses de sécurité et de suites réservées dans les plus luxueux hôtels du pays a permis de maintenir un voile opaque sur les coulisses de ce salon. De façon exponentielle ces dernières années, les intérêts se sont déplacés vers les pays arabes dont le nombre de stands et les milliers de volumes de la littérature prétendument arabe ou islamique ont totalement modifié le visage du SILA d’Alger devenu un immense bazar de diffusion de produits ayant peu de rapport avec le livre, la science, l’art ou la culture et brassant des sommes importantes transférées en toute légalité et en exonération de droits et taxes. Cette prise en otage du SILA par le livre religieux exigerait d’ailleurs de dissocier clairement les deux manifestations laissant le soin aux institutions religieuses la création d’un authentique salon du livre religieux favorisant la création éditoriale locale au détriment des importations massives des pays arabes.

Les éditeurs étrangers de réelle valeur culturelle se sont mis à fuir ce salon confiant leur représentation à des opérateurs locaux peu initiés à la gestion de leurs catalogues et commandant toujours les mêmes livres, les moins chers, les best-sellers, ceux destinés aux plus larges publics, au détriment des ouvrages de qualité, que recherchent les étudiants, les professionnels, les amateurs de beaux livre et de belle littérature. Le constat s’imposait chaque année davantage: le SILA devenait un sacré bazar !

Placée sous l’égide des plus hautes autorités du pays la manifestation échappait à tout contrôle de la société civile. Est-ce normal que les bibliothécaires, les enseignants, les écrivains, les organisations sociales, culturelles et professionnelles n’aient jamais été associées à l’organisation et à la conception même du salon ?

La surpolitisation a atteint des sommets avec l’utilisation abusive des thèmes racoleurs du nationalisme et de l’anticolonialisme à bon marché, de la récupération politicienne des grands noms tels que Kateb, Djaout ou Dib que ces mêmes institutions ont pourtant toujours honni de leur vivant. Des piles de catalogues et livres prétendument préfacés par le Président de la République, s’ouvrant sur son portrait officiel, le regard inquisiteur et l’emblème national en fond, s’empilaient dans tous les espaces du salon. En Chine ou en Corée, ils devaient sacrément nous jalouser !

Quelle fut et comment a évolué la vocation du salon d’Alger ?

Le citoyen lambda ne pouvait que récriminer: pourquoi ne trouve-t-on plus les ouvrages de littérature, d’art, de médecine, de sciences et techniques ? Devait-on se résigner à ne vivre, ne lire et ne se distraire qu’avec ces éditions pléthoriques d’ouvrages scholastiques primitifs ?

En fait, par ce salon, s’affirmait définitivement la prééminence de la servilité et de l’instrumentalisation des «intellectuels organiques». Aucune voix discordante, aucun livre subversif ne devait sortir des rangs. On se rappelle les scandales causés par les interdictions de Boualem Sansal, Mohamed Benchicou, Salim Bachi ou Taos Amrouche dont l’éditeur français François Geze ne trouve toujours pas grâce aux yeux du pouvoir politique. Bien sûr, officiellement c’était le livre religieux séditieux qui était visé. Aucune organisation professionnelle n’a protesté, rares sont les personnalités qui aient osé condamner ces atteintes à la liberté et au droit de contester et réfléchir autrement. Ettes, Etes Mazal l’hal, Macci d kec ig sah wawal (Dors, dors tu as tout ton temps, Tu n’as pas encore droit à la parole) chantait Ait Menguellet.

C’est ce discours qu’on ressort aux syndicats autonomes, aux journalistes indépendants, aux associations culturelles et sociales. Le salon du livre a eu cette vocation, il a donné le là à la gent médiatico-politique dans tout le pays : TAISEZ-VOUS, RENTREZ DANS LE RANG !

S’il fallait une illustration à ce constat, la voici : les Ex PDG de l’ANEP et de l’ENTV viennent d’être honorés pour leurs éminents services, ils sont nommés ambassadeurs d’Algérie, Ministres plénipotentiaires de la République.

La vocation du salon a donc évolué de façon significative. Dans les années 80 c’était une manifestation populaire grandiose citée par tous les professionnels comme une des plus grandes foires du monde, offrant un bel équilibre entre des chiffres astronomiques de ventes (plus de 300 millions de dinars des années 1980 lorsque celui-ci était échangé à 1 DA = 1,66 Francs français !) et un niveau inégalé de qualité des stands tenus par les PDG des plus grandes maisons d’édition Charles-Henri Flammarion, Claude Cherki ou Antoine Gallimard en personne qui présentaient les dernières nouveautés de leurs catalogues.

La seconde vie du SILA, à l’orée des années 2000, fut une courte période d’euphorie qui a permis de caresser le fol espoir de voir le pays sortir des ornières de la dictature et de la régression culturelle. On échafaudait des plans de réformes de l’école, de l’université, de la justice, de la liberté de la presse et d’édition qui auraient permis au marché du livre de connaître l’essor qu’il aurait mérité. Je me souviens de Madame Toumi, alors députée RCD, qui nous demandait des dossiers sur tous ces projets ! Imaginez une multitude d’éditeurs algériens de livres scolaires et universitaires se disputant le seul marché qui vaille puisque ces millions de livres génèrent des chiffres d’affaires importants qui peuvent donner naissance à une vraie concurrence dont auraient émergé les talents, les compétences et les savoir-faire qui font si cruellement défaut à nos pauvres éditeurs nationaux réfugiés dans les secteurs parallèles de l’édition ; le parascolaire déplorable, les livres mémoires des anciens combattants et les prétendus «Beaux livres» sépia vantant l’Algérie de papa coloniale, représentant ces indigènes pittoresques, misérables loqueteux et les femmes lascives offertes au regard concupiscent des légionnaires et autres touristes sexuels de la belle époque. Elle est belle l’édition algérienne…

On a tué dans l’œuf toute perspective pluraliste et dynamique pour réinstaurer la pensée unique et la bazardisation de toute la société. Sous la férule des associations caporalisées par le système grâce à un immense tuyau d’arrosage déversant des subventions, des soutiens du livre, des achats groupés, des commandes publiques, des achats institutionnels, on a fait du Salon du livre un immense déversoir de la littérature djihadiste et du livre de bas de gamme de tous les continents et dans toutes les langues, laissant peu de place à la création éditoriale locale et à l’émergence d’une corporation d’éditeurs dignes de ce nom. Depuis 2 ans les éditions INAS se voient arbitrairement refuser toute commande institutionnelle et toute édition nouvelle par le refus de délivrance du dépôt légal et ISBN.

Quelques rares éditeurs nationaux ont obtenu une petite part du gâteau du livre scolaire algérien puisque 3 d’entre eux sont «homologués» pour offrir moins d’une vingtaine de titres vendus au Ministère de l’éducation nationale. Ils tirent en quelques millions d’exemplaires tout de même, leur assurant ainsi la surface nécessaire au déploiement de leurs éditions dans d’autres créneaux. Grand bien leur fasse mais n’est-ce pas ainsi qu’on a fabriqué le double collège de triste mémoire dans l’édition nationale ? Au nom de qui, de quoi, doit-on continuer d’interdire à des éditeurs algériens de publier librement les ouvrages de leur choix ou bien de participer à l’édition de livres scolaires ? Cet apartheid sert les intérêts de qui ? Pourquoi le silence et la chape de plomb sur ce sujet ? Comment accepter «la fureur de lire» du livre religieux et l’absence quasi-totale du livre scolaire et universitaire dans nos salons du livre ? Pourtant Dieu sait l’angoisse des parents et des étudiants lors de chaque rentrée scolaire.

Un salon pour quoi faire ?
Quelle est sa place dans la chaîne de distribution du livre ?

On pourrait se prendre à rêver d’une Algérie dans laquelle nous marcherions enfin sur nos pieds, allant de l’avant en chaîne solidaire de citoyens libres, avides de savoir et de lecture. L’écrivain, le poète, le chercheur sèmeraient librement et à tout vent leurs graines. Les éditeurs s’empresseraient de les recueillir pour les semer, puis les éditer librement. Ils iraient ensuite les distribuer dans des bibliothèques qui les prêteraient à des milliers de lecteurs dans les coins les plus reculés du pays. Ils les vendraient 13 à la douzaine dans des librairies nombreuses, achalandées et belles à fréquenter.

Puis à l’orée de l’automne, à l’instar des belles fêtes des vendanges, des dattes ou des tapis de jadis, on organiserait une immense fête populaire qui réunirait les plus beaux crus, les meilleurs poètes et romanciers, les meilleurs ouvriers et ouvrières pour les distinguer, les honorer et chanter leurs louanges. Sans entrave, sans interdit, dans la liberté et l’intelligence. On y inviterait nos cousins du Nord et de l’orient, ceux du sud et de l’occident, pour goûter à leurs produits et partager ensemble les saveurs des réalisations éditoriales communes.

Un salon c’est juste cela, une fête, des retrouvailles, un beau marché coloré, bruyant et chaleureux à souhait, un moment de partage dans lequel le commerce des idées et des marchandises ferait enfin bon ménage. Mais le poète a dit : Ettes, Etes Mazal l’hal!

Les professions du livre, leurs organisations et leurs rapports aux institutions étatiques

La gangrène de notre société s’appelle corruption. Elle envahit les esprits, les sens, les hommes et les femmes. Même les enfants n’y échappent pas. L’argent public se déverse à flot dans les comptes privés selon des modalités qui échappent à la morale et à la raison. Le secteur culturel n’y échappe pas malheureusement. L’interpénétration entre mission publique et entreprises privées épouse les méandres de notre organisation sociale fondée sur le beni-amisme et le népotisme. L’enfant naturel de cette liaison coupable s’appelle le béni-oui-ouisme. Voici les ingrédients qui ont fait le lit du marasme culturel que nous vivons, de l’indigence de nos éditions incapables près de 50 ans après 1962 de produire des dictionnaires et des encyclopédies qui décriraient nos langues maternelles, le berbère et l’arabe algérien, nos plantes, nos insectes, notre géographie et notre histoire millénaire. C’est à Beyrouth ou à Paris que nos enfants vont glaner ces connaissances dans les Mounged, Larousse et Hachette réglés rubis sur l’ongle par notre belle rente pétrolière. Et il se trouvera des esprits chagrins pour critiquer nos beaux festivals de Mikeyette, nos chers festivals de livres de jeunesse garantis «pur islamyate». Et que dire de ces innombrables salons de livres financés par les wilayate qui font le bonheur des rois de la piraterie en matière d’édition défiant toutes les lois et les bonnes mœurs de nos métiers du livre.

Tant que les professionnels n’auront pas fait le ménage en leur sein en écartant les «trabendistes» et les lobbyistes de mauvais aloi, les pouvoirs publics n’auront d’autre ressource que de porter à bout de bras des baudets dont ils auront beaucoup de mal à faire des chevaux de course.

Pour conclure, ne nous laissons pas égarer dans des querelles de chapiteaux et de cirque et cessons de nous cacher les évidences criardes : la liberté d’expression et de création et la guerre à la corruption sont les deux mamelles de la renaissance culturelle dans ce pays. De la culture et de tout le reste.

Et tout le reste n’est que littérature…

Boussad OUADI

Editeur

Alger, le 24/10/2009

L’AMÉRIQUE ET LA PAIX DANS LE MONDE OU L’UTILISATION DE L’ISLAM POUR DÉSTABILISER LA CHINE !

Alors que l’élection de Barack Hussein Obama a suscité un réel « espoir de paix » dans le monde, largement repris en écho par les médias de la communauté internationale, rares étaient les observateurs qui mettaient en doute cet optimisme béat.
[Voir un « Point de vue » du même auteur paru dans El Watan du 22 décembre 2008:[ « De la case de l’oncle Tom à la case de l’oncle Sam »]]

En fait, il n’y a que la Russie et la Chine qui se sont abstenues de faire des commentaires élogieux à son égard.

Par expérience, ils savent que le nouveau président a été désigné pour appliquer le programme des forces occultes qui l’ont porté, à coups de centaines de millions de dollars, à la tête de «l’empire le plus puissant depuis l’empire Romain».[[Propos tenus par Henry Kissinger]]

Pour mieux faire passer leur programme de déstabilisation de l’Asie, par talibans et Al Qaîda interposés, les décideurs du Complexe militaro- industriel vont se servir de la misère des communautés musulmanes du Pakistan et de l’Inde, ainsi que des frustrations de la Chine pour entraver et freiner l’ascension de ce grand pays qu’ils ont déjà classé comme «puissance rivale».

Conscients de ce que «les Etats-Unis sont la seule superpuissance au monde, combinant une puissance militaire dominante, un leadership technologique mondial et la plus grande économie du monde»,[[Dans Stratégie, forces et ressources pour un nouveau siècle]]
les think tanks du Complexe veulent préserver cette avance, estimant qu’«à l’heure actuelle, les Etats-Unis ne sont confrontés à aucun rival global. L’objectif d’une stratégie américaine ambitieuse devrait être de préserver et d’étendre cette position avantageuse aussi loin que possible dans le futur».[[Idem]]

Pour pérenniser leur domination sur le monde, les Etats-Unis ont mis au point une nouvelle stratégie, dénommée «Programme pour un nouveau siècle américain» dans lequel ils s’inquiètent du «déclin de la puissance des Etats-Unis et des problèmes que cela créerait dans l’exercice de leur leadership mondial…». [[Idem]]

C’est ce qui explique les sommes colossales misées par le Complexe militaro-industriel pour faire élire un Noir, d’origine musulmane, dans le but de donner du crédit au semblant de changement de leur politique au Moyen-Orient et surtout mettre en application leur stratégie visant à déstabiliser, au moyen de l’Islam, le Pakistan et l’Afghanistan afin de créer une forte zone de turbulences qui s’étendra, par vagues successives, à l’Inde avec comme objectif majeur, la Chine.

L’Afghanistan : la déstabilisation permanente

Entre le départ des Soviétiques d’Afghanistan en février 1989 et l’installation de la République islamique en avril 1992, les Américains, tout en laissant les Afghans se dépêtrer dans leurs divisions, après s’en être servi pour abattre l’ours soviétique, envoyaient une mission composée du Premier ministre pakistanais Nawaz Sharif accompagné de son chef d’état-major et du prince Turki El Fayçal, chef des services de renseignement saoudien et protecteur, avec les Américains, d’Oussama Ben Laden. Tout en étant à l’origine de la déstabilisation de ce pays, les Américains font mine de s’y intéresser en jetant un leurre : du fait de sa proximité avec la mer Caspienne, l’Afghanistan sera, disent-ils, la «seule route possible» du gazoduc de ce «nouvel eldorado» des hydrocarbures. D’où la prétendue nécessité de stabiliser ce pays.

En janvier 1995, alors que la guerre fait rage, de nouveaux acteurs apparaissent, inventés de toutes pièces par l’ISI pakistanais, à l’instigation de la CIA et financés par l’Arabie Saoudite : les talibans. [[«Aux origines de la guerre antiterroriste» Pierre Abramovici. Le Monde Diplom. Janvier 2002]]

Lorsqu’en septembre 1996 les talibans prennent Kaboul, Michael Bearden, ancien responsable de la CIA dans ce pays, déclare : «Ces gars ne sont pas les pires, des jeunes gens un peu fougueux, mais c’était mieux que la guerre civile…». [[«Pièces à conviction» France 3, 18 octobre 2001 cité par Pierre Abramovici]]

Même le vice-président de la firme Unocal, Chris Taggart, qualifie leur avance de «développement positif». [[Financial Times du 3 octobre 1996 cité par Pierre Abramovici]]
Donnant plus de consistance au leurre du «projet de gazoduc», cette firme ouvre un centre de formation à l’université d’Omaha pour former 137 Afghans aux techniques de construction de gazodusc. Mais ce prétendu projet est aussitôt enterré par Washington pour faire perdurer la déstabilisation de l’Afghanistan par l’envoi de Ben Laden qui était au Soudan, «à la recherche d’un refuge»… En fait, «lorsqu’en mars 1996 le Soudan proposa de livrer Ben Laden à Washington, Madeleine Albright prétexta une tension avec le Soudan pour fermer l’ambassade US à Khartoum». [[Dans La terreur fabriquée W. G Tarplay]]

La proposition soudanaise dura jusqu’au 19 mai 1996, date à laquelle Ben Laden quitta le Soudan pour l’Afghanistan. En écho à la manœuvre, le sous-secrétaire d’Etat américain, Scrobe Talbott, dévoile le véritable projet d’avenir réservé à ce pays, le 21 juillet 1997 : «La région (l’Afghanistan) pourrait devenir une pépinière de terroristes, un berceau de l’extrémisme politique et religieux et le théâtre d’une véritable guerre.» [[Dans « Pièces à conviction » sus-cité.]]

John O’Neil, L’homme qui en savait trop !

Les ingrédients pour le lancement, le 22 février 1998, du Front international islamique par Ben Laden, sont mis en place. Ce dernier, pour se rendre plus crédible, émet une «fetwa» autorisant les attentats anti-américains.

Le 8 août 1998, des engins explosifs détruisent les ambassades de Dar Essalem et de Nairobi, consacrant ainsi le classement de Ben Laden comme ennemi public n° 1.

Pour lui (leur) permettre de bien (lui) préparer ses caches, les Etats-Unis attendront plus de six mois avant de lancer un mandat d’arrêt international.

Le leurre du «projet de gazoduc» n’avait plus lieu d’être… Washington va même jusqu’à manipuler le Conseil de sécurité de l’ONU pour faire voter, le 15 septembre 1999, une résolution «exigeant des talibans l’extradition de Ben Laden…».

Mais les talibans restent, et pour cause, des interlocuteurs pour les Etats-Unis, puisqu’ils permettent à Abderrahmane Zahid, ministre adjoint des Affaires étrangères taliban de donner, le 27 septembre, une conférence à Washington dans les locaux du Middle East Institute. En fait, chaque négociation devient le prétexte pour pousser à une radicalisation des talibans, manipulés et manipulables à souhait. Ce qui poussa le diplomate algérien, Lakhdar Brahimi, à démissionner pour ne pas devenir complice de la manœuvre, mais n’empêcha pas les Etats-Unis de faire semblant de continuer à «réclamer Ben Laden», en proposant aux talibans, en contrepartie, un autre leurre : un «plan sérieux de reconstruction».

Ce nouveau leurre devint l’excuse tout trouvée pour que le Département d’Etat bloque l’enquête du Fédéral bureau of investigation (FBI) sur d’éventuelles implications de «Ben Laden et de ses complices talibans» dans l’attentat du mois d’octobre 2000, contre le navire de guerre Américain USS-Cole, à Aden, au Yémen. En fait, se rendant compte que l’agent du FBI, John O’Neil, surnommé «M. Ben Laden», avance bien dans son enquête et risque de comprendre le pourquoi du comment de cet attentat et découvrir les vrais commanditaires, Washington le fait expulser du Yémen le 5 juillet 2001. En savait-il trop ? Comme par hasard, on lui offre, fin août 2001, après sa démission provoquée du FBI, les fonctions de chef de la sécurité du World Trade Center, pour être sûr qu’il y laisserait les secrets dont il avait eu connaissance. En effet, de part la fonction dont il était nouvellement investi, il ne pouvait y échapper : John O’Neil devait y laisser la vie le 11 septembre. [[Dans « Aux origines de la guerre anti terroriste » sus-cité.]]

« Organiser les situations » par l’utilisation de l’Islam

Pour les décideurs du Complexe, «la perspective est que l’Asie orientale deviendra une région de plus en plus importante, marquée par l’ascension de la puissance chinoise…»;
[[Pour toutes les citations marquées (*) se référer à « Stratégie, forces et ressources pour un nouveau siècle américain », texte sus-cité]]

aussi, estiment-ils nécessaire «d’accroître la puissance militaire des Etats-Unis en Asie orientale» qu’ils considèrent comme «la clé pour faire face à l’accession de la Chine au statut de grande puissance».

Ils sont convaincus qu’«aucune stratégie américaine ne peut empêcher les Chinois de défier le leadership régional américain». (*)

Aussi, est-il conseillé dans cette étude de «sécuriser et étendre les zones de paix démocratiques, dissuader la montée de la concurrence d’une nouvelle grande puissance, défendre les régions-clés, exploiter la transformation de la guerre par les nouvelles technologies». (*)

En fait de transformation de la guerre et de nouvelles technologies, les stratèges du Pentagone comptent organiser les situations par islamistes interposés et manipulés par leur relais local qu’est l’ISI Pakistanais. Cette nouvelle stratégie consiste à «organiser les situations pour préserver la domination géopolitique des Etats-Unis en s’appuyant sur les fondations indiscutables d’une prééminence militaire des USA». (*)

Dans son «projet pour le nouveau siècle américain», le complexe s’est donné pour objectif de reconstruire les défenses de l’Amérique avec pour stratégie de «préserver et accroître la position (des USA) comme seule superpuissance militaire prééminente, pour une durée à venir aussi longue que possible», (*)

en se donnant pour mission de redéployer les forces des USA pour répondre aux «réalités stratégiques du XXIe siècle en déployant des forces en Europe, au Moyen-Orient et surtout en Asie orientale, devenu le nouveau centre d’intérêt stratégique». (*)

Et les analystes de cette stratégie de mettre en garde les décideurs du Complexe : «Si nous ne prenons pas nos responsabilités, nous susciterons des défis envers nos intérêts fondamentaux.

L’histoire du XXe siècle doit nous enseigner qu’il est important d’organiser les situations avant que les crises ne surviennent et de faire face aux menaces avant qu’elles ne deviennent extrêmes. L’histoire du XXe siècle doit nous inciter à prendre fait et cause pour la domination américaine ». (*)

«L’inquiétude croissante» que manifestent les think tanks face à «l’ascension de la Chine en tant que puissance peut créer une dynamique qui peut menacer la capacité de l’Amérique à exercer sa puissance dominatrice…» (*).

Voulant régenter toute la planète, ils estiment que «la prépondérance de la puissance américaine est si grande et ses intérêts globaux si larges qu’ils ne peuvent pas prétendre être indifférents à l’issue politique dans les Balkans, dans le Golfe persique ou même lorsqu’ils déploient des forces en Afrique» (*).

Semer les « chaos constructifs »

Après avoir organisé les situations en Palestine, par un blocage systématique de toute initiative de paix et le maintien d’un abcès permanent par le soutien inconditionnel de la politique annexionniste de l’Etat d’Israël,

créé les conditions à même d’attiser le feu dans les Balkans jusqu’à l’implosion de la Yougoslavie,

mis en place le «chaos constructif» en Irak pour avoir la mainmise et le contrôle sur l’un des plus grands gisements de pétrole de la planète,

encouragé les «révolutions oranges» d’Ukraine et de Géorgie en les poussant à demander leur intégration à l’OTAN pour affaiblir la Russie,

utilisé l’Afghanistan et le Pakistan pour en faire les principaux leviers de leur politique de déstabilisation de l’Asie,

poussé à l’établissement, en Somalie, d’un foyer permanent de tension dans la région stratégique qu’est la Corne de l’Afrique,

essayé à maintes reprises de déstabiliser le Liban, par Israël interposé, ou par centaines de millions de dollars, en jouant sur les «rivalités» inter communautaires chiites/sunnites/chrétiens,

favorisé la prétendue «rivalité» entre Perses et Arabes pour créer un foyer de tension propre à inciter des achats d’armement de la part des monarchies pétrolières, en brandissant le danger d’un Iran nucléaire,

ils utilisent, à présent, un bon Noir américain d’origine musulmane, pour faire les yeux doux au monde musulman et s’en servir dans leurs desseins machiavéliques de domination du monde.

En prévision de tels projets, ce programme prévoit «de réduire la fréquence de la présence des porte-avions en Méditerranée et dans le Golfe tout en augmentant la présence de l’US Navy dans le Pacifique (*) et d’améliorer les capacités de l’Air Force en Asie orientale pour mener des opérations de bombardiers à longue portée B2 et autres avions furtifs à partir de l’Australie (*), sachant qu’à l’heure actuelle ce type d’avions n’opèrent qu’à partir de la base aérienne de Whitman dans le Missouri.

L’US Force prépare le remplacement de sa flotte de F-15 et F-16 par le F-22, conçu dans le programme Joint Strike Fighter (JSF), qui a déjà coûté 223 milliards de dollars au contribuable américain et renverra le Rafale français au musée de l’aéronautique.

La marine ne sera pas en reste puisqu’il est projeté des ports d’attache semi permanents en Australie et aux Philippines.

Tous ces préparatifs sont mis en place dans «la perspective que l’Asie orientale deviendra une région de plus en plus importante, marquée par l’ascension de la puissance chinoise…» (*).

Ce qui a fait la force des Etats-Unis depuis le début du XXe siècle, ce sont l’audace et l’esprit de décision qui ont caractérisé ses dirigeants, et notamment ceux du Complexe militaro-industriel.

A chaque fois que le besoin s’en est fait sentir, ils n’ont pas hésité à créer les situations de manière à avoir plusieurs longueurs d’avance sur leurs rivaux, y compris leurs alliés conjoncturels (Europe et Israël).

A contrario, depuis les vingt dernières années, la Russie et la Chine sont confinées dans leurs retranchements et subissent les assauts sournois et répétés de l’empire.

Afin de contrecarrer et prévenir cette déstabilisation programmée, la Russie, qui compte plus de 15% de musulmans, a pris des mesures concrètes pour mettre en échec ce plan par l’adoption d’une politique plus volontariste avec le monde islamique [[La Russie a obtenu le statut de membre observateur de l’Organisation de la Conférence islamique le 10 octobre 2003 grâce à l’appui de l’Arabie Saoudite et de l’Iran.]], rappelant, par le biais de l’ancien président V. Poutine, que «la présence de l’islam sur le territoire russe était antérieure à celle du christianisme» [[Déclaration de M. Poutine sur la chaîne El Jazeera le 16 octobre 2003.]] . En effet, historiquement, l’Islam s’est répandu en Russie dès la fin du VIIe siècle, alors que le christianisme n’a été adopté, comme religion officielle, que vers la fin du Xe siècle par le premier Etat russe.

Quant à la Chine, elle gagnerait à instaurer vis-à-vis de sa communauté musulmane une politique plus à même de contrer et prévenir ce plan machiavélique pour déjouer cet effet boule de billard, venant aujourd’hui du Pakistan et demain de l’Inde, dont la majeure partie de la communauté musulmane, [[En Inde, la communauté musulmane compte près de 160 millions d’habitants.]]
marginalisée et victime de discrimination de la part du pouvoir indien, vit dans une très grande misère.

Khelifa Mahieddine

Avocat

Daniel TIMSIT : RÉCITS DE LA LONGUE PATIENCE

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Les « carnets de prison » de Daniel Timsit ont été édités, début 2002, en co-édition Bouchene (collection « Escales ») et Flammarion (Paris) sous le titre « Récits de la longue patience ». 460 pages pouvant se lire d’une traite, comme un roman, sinon se déguster en poignants ou savoureux « morceaux choisis ». Issue d’une féconde rencontre entre des moments exceptionnels et un esprit pointu, l’œuvre est à la fois document historique, traité de la sagesse et création littéraire d’une grande facture.

L’auteur fait revivre sous nos yeux des martyrs de l’indépendance algérienne; certains seront, après 1962, érigés en monuments, d’autres furent plongés dans l’oubli :

 » Hassiba ben Bouali était notre agent de liaison, elle transportait les explosifs que nous fabriquions. C’était une toute jeune lycéenne de dix-sept ans, très belle, de grande éducation, raffinée. Tous nos rapports étaient empreints de délicatesse. J’étais hébergé chez la mère d’un militant qui me traitait comme son fils. Hassiba m’avait offert un superbe exemplaire des Mille et une nuits. C’était le sien depuis la petite enfance, m’avait-elle dit, et elle avait ajouté : « Cela t’aidera à passer les nuits. » »p18

« Maurice Audin, dès les premiers jours j’ai vu que c’était un ange – un regard et un front d’intelligence, une bouche et un sourire d’enfant – un ange. Etranglé lors d’un interrogatoire – va poursuivre quelque chose après ça. Les plus hautes ambitions sont des jouets d’enfants en face de ces stupéfiantes souffrances. Il n’y a pas de mot ! Même les meilleurs ne disent rien, ne peuvent rien en dire. »p206

Paul Caballero :  » a une vue fine faite d’observations précises, pratiques et d’expériences personnelles. Les qualités premières d’un vrai dirigeant ouvrier, il les a. Il est optimiste, il s’explique simplement, sans volubilité ni éclats de voix et quand il parle cela réconforte. Il me dit : « C’est demain qu’il faudra se serrer les coudes, parce qu’on marche vers un compromis, lequel, je n’en sais rien, certainement favorable au peuple, mais après ils mettront le paquet et ça sera dur. »p423

Il nous fait pénétrer au cœur de la machine répressive coloniale, dans l’horrible atmosphère ayant marqué la seconde moitié des années cinquante :

 » Je suis resté huit jours au commissariat central. Avec stupeur, j’ai découvert la férocité, l’acharnement. (…) Deux jours et trois nuits debout, bras étendus, sans boire ni manger, battu en permanence par les policiers qui se relayaient. Insultes qui blessent peut-être plus encore que les coups. Simulacres d’exécution, menaces sur la famille. Et ce questionnement incessant, le martèlement de questions répétitives jusqu’au délire, qui embrume. »p20

Après l’enfer de la « détention préventive », le transfert à la prison d’El-Harrach a été ressenti comme une délivrance. Daniel Timsit devient matricule 6024:

 » Je me voyais mort, et je l’avais accepté, considérant cette mort comme une conséquence inéluctable de mon engagement.

Je me retrouvais vivant.

Délivré de la police, de la peur de la torture, et de parler. Je ressuscitais, choqué mais vivant. Etonné d’être vivant, je n’osais pas m’avouer que j’allais encore vivre. Je me retrouvais vivant, recroquevillé sur mes secrets. Deux misérables secrets, l’épicerie de la rue Médée et…aujourd’hui encore je ne veux pas savoir que je savais…je les avais refoulés au plus profond, jour après jour, heure après heure, m’efforçant de penser, de me convaincre que je ne savais pas où Mourad pouvait se cacher. J’étais l’impasse aveugle
«  p27

L’univers carcéral, d’El-Harrach à Lambèse, des Petites Baumettes à la prison d’Angers, n’étaient pourtant pas une sinécure:

« En dedans, eau courante, le fil des images et des idées se dévide irisé de soleil. Trente pas, trente pas, pas plus. Sinon ce sont les latrines avec des crottes séchées et la mare d’urine et d’eau croupie où viennent boire les mouches dans l’angle du mur et des latrines. »p109

« Le chef, plein de morgue des médiocres, tyranneau infatué et tortueux qui joue au haut personnage. Il est de la famille des Gabert, le sous-directeur de Lambèse. Il a le menton fuyant, le propos pauvre, stéréotypé. Les cheveux noirs qui autrefois devaient être plantés bas, repoussés par la calvitie sur le haut de la tête découvrent un front fuyant lui aussi, luisant. Il marche les mains dans les poches de la veste, les pouces dehors, la taille cambrée, grossier dans ses rapports avec les gens, arrogant avec les détenus.« p182

« Les livres morts sur la planchette, le sac qui sert de tabouret, la paillasse qui se vide et vomit sa paille bilieuse, le coin verdâtre où trône souverain le trou des waters que rien ne cache, où l’on chie avec soi-même en vis-à-vis.« p161

« J’ai maigri, perdu ces pauvres kilos rattrapés sur Lambèse, perdu cette tranquillité qui au moins n’était pas la souffrance, la tension, l’insécurité. La barbe envahit mes joues creuses, mon crâne se charge de pellicules mais perd ses cheveux, je deviens chauve mais pas un chauve de charme (essayer l’ail?)….

Mon cœur bat comme un oiseau effrayé. Les tendons de mes mains, des bras, du cou saillent sous une peau grisâtre, terne, très mince. Les bruits de guichets claqués, de verrous poussés, de clefs qui grincent, retentissent douloureusement dans ma tête creuse. Au moindre bruit, un gong aigu, métallique, strident, fait crisser mes nerfs tendus et enroulés à la base du crâne, à la cheville crispée et crochue des doigts et des ongles. »
p.180

En compagnie de l’auteur, nous faisons la connaissance d’hommes ordinaires qui sont faits d’une étoffe à part. Divers par la religion, la région d’origine, la situation sociale, ils ont cultivé le rêve de libérer l’Algérie et pour certains parmi eux (dont Daniel), l’humanité entière. Ce sont eux qui, par leur souffrance, ont écrit l’Histoire collective :

« Ne sommes-nous pas à l’aube d’une ère absolument nouvelle? La société nouvelle n’engendre-t-elle pas un nouveau « miracle grec » (après bien des efforts, des tentatives, des maladresses) plus surprenant encore, révolutionnant qualitativement et notre pratique et notre connaissance de l’univers (il n’est pas interdit de croire que des œuvres humaines, des valeurs nouvellement créées, peuvent surgir les forces fécondantes de la pensée) et que l’affectivité, par un détour imprévisible jusqu’alors, féconde la pensée pour la hisser à un niveau digne de l’Homme nouveau. Homme majeur qui affrontera un univers alors brusquement et largement illuminé, sorti des brumes de nos croyances préhistoriques grâce à cette pensée nouvelle. » p125

Même emprisonnés, ces hommes continuaient de préparer l’avenir. Leur soif de culture et de connaissance fit de l’enseignement une institution qui, dans les pénitenciers, façonnera bon nombre des futurs cadres de l’Algérie :

« Dans la cour, ma classe élémentaire. Je reste désarmé devant cette bonne volonté et ces visages ouverts qui attendent de moi un mieux comprendre, que je leur rende l’étude plus facile. Me sens obligé de travailler, de les aider, mais quelle patience! Cette pression des visages. Les élèves seuls me rendent ce cours idiot supportable et j’ai l’impression qu’un halo de lumière vient effleurer ce demi-cercle de visages attentifs. Lumière qu’ils créent, lumière qui se dégage de toute source vraiment humaine. Cette timidité, émouvante parce qu’ils sont honteux de leur ignorance, aspiration à comprendre, à apprendre. » p88-89

Évoquons ici, non seulement Ali Zamoum, l’ami de toujours, Abdelhamid Benzine et autres personnalités connues, mais également, Souïah Lahouari :

 » Je me souviens seulement que c’était une belle matinée d’hiver dans les Aurès. Soleil et ciel très haut, bleu profond, voûte sidérale de lumière bleue. Nous étions enchaînés l’un à l’autre, fraternels, heureux de cette journée éblouissante. » p155

Le vieux Lounès: « Il faudrait des pages pour transcrire la chair souffrante de sa vie (et ça se serait de l’art). Je lui dis : « Un jour tu me raconteras tout ce que tu peux raconter et j’écrirai un livre pour que les jeunes apprennent ce que leurs pères ont souffert pour eux et pour le pays. Et pour que le monde connaisse la valeur des humbles militants du peuple, la valeur du peuple algérien. » Il était heureux, il m’a dit : « Zamoum aussi m’a demandé cela ». » p310-311

« Chaouchi ne reçoit plus d’argent. Sa femme vit maintenant dans un village regroupé au pied du camp militaire. Elle ne peut lui envoyer de mandat. Les autorités l’interdisent. Il n’ose se plaindre ni au directeur ni à l’assistante parce que cela retomberait sur sa femme et les petits. Il ne reste que des femmes et des enfants au village. Chaouchi souffre encore de Lambèse. » p194

Ou encore : « Je me souviens de Si Moh Touil, à Lambèse. Ce matin glacé d’hiver. Nous étions dans la même section, la section I du bâtiment des isolés de la cour 1. Les perpétuités. Nous sortions ensemble. Et comme j’étais nouveau et encore déprimé par la réception du convoi, il me prenait sous son aile discrètement. Il m’avait dit : « Daniel, on prendra le café ensemble », et chaque matin, des matins glacés d’hiver, nous nous dirigions vers un banc, toujours le même, pour nous réchauffer dans la cour déserte. » p403

Ses compagnons de souffrance et d’espoir sont de fait innombrables… l’auteur, subjugué, comprit que l’Histoire n’est autre qu’une synthèse, toujours à faire, de leurs multiples histoires singulières s’élevant à la dimension collective :

« Au retour, revoir tous les amis que j’ai connus en prison, et faire avec leurs vies passées, la révolution présente et future, une compréhension du monde. Une somme (…) « La ligne de vérité » du pays, du monde moderne, où les travailleurs ouvrent leur sépulcre (tel Lazar ressuscité) et découvrent la notion d’humanité, créent un homme d’un type nouveau, sensibilisé par ses souffrances, haussé démesurément par son aspiration à la dignité. Un homme à la grandeur d’homme.

Il faudrait revoir, de Barberousse : Bosli, Hadj Ali, Kasbadji, Baptiste Pastor, Faudji et aussi Reynaud père et fils, Smadja, Paco, Dulac de Maison-Carrée, Zamoum, Dadah, Mokhtar, Zoubir, Medjkane, Si Moh Touil de Lambèse, Driss, Si Moh, Si Saïd l’Oranais, Missoum, Benzine, Etienne, Georges, Azzouz, Larbi, Mahmoud, Benia, Targa, Ben Chergui, Hamoudi de Khenchela, Arifi,, Abed Saïd, Kada Akkouche de Souguer, Boualem Moussaoui, Ben Saïd de Bône, Hachich de Constantine, Mami « le Parisien », Arbaoui, Terek, Arfaoui d’Oued Zenati, Abder de Bougie, Salim Mohammed, Boualem, docker d’Oran, Foudil, Smaïl, Belaïd de Boufarik, Si Djelloul des Petites Baumettes, Fetah, Rezki, Ben Akli, Chaouchi, Khadraoui, Dahaba de Sétif, Drafli, Fizi, Souïah, Siouani, Briki Yahia, Khoudi Saïd…

Il faudra un jour que je dresse la liste de tous ces copains, par région, à revoir si Dieu me prête vie. »
p261 – 262

Mais tout n’était pas rose, côté « révolution » : les étroitesses qui amputèrent la synthèse post-coloniale de sa diversité démocratique et sociale, étaient déjà là :

« Quelle surprise, quel bouleversement ! En revenant d’un cours, je rencontre Jacques Salort qui arrive du Puy où il est resté vingt-deux mois isolé, seul en cellule, sortant seul en cour, en représailles d’un mouvement à la prison de Riom. Il lui aura fallu une grève de la faim de neuf jours pour obtenir enfin son transfert. »p290
« Après trois grèves de la faim pour rejoindre ses frères Algériens, le directeur des Grandes Baumettes lui annonce qu’il ne peut le recevoir par suite de l’opposition et de l’hostilité de l’organisation FLN des Grandes Baumettes qui déclare qu' »ils ne garantiraient pas sa vie aux Grandes Baumettes ». »
p291

« La déclaration FLN au congrès yougoslave m’a contrarié, pas tant par son contenu que par son ton. Je devine l’anti-communisme sournois et prétentieux, le caractère haineux, chauvin qui perce malgré les précautions. Je suis envahi de pensées mauvaises et mesquines. « Je croupis en prison et le délégué FLN se balade de congrès en congrès, ex-ministre, ce garçon superficiel aux conceptions floues, infatué sans qualités réelles et solides » «  p223-224

A Angers : « La détention se fractionne en clans et sous-clans divers suivant les appartenances régionales, sociales, culturelles. La belle cohésion des gourbis solidaires se délite dans une atmosphère de méfiance réciproque et parfois d’hostilité, au point que certains souhaitent revenir à la fermeture des portes des cellules. C’est dans cette prison où nous sommes les plus libres que nous sommes les plus malheureux. » p464

A vivre à la lisière de la vie et de la mort, l’auteur voit monter en lui les ultimes questions, il les transcrit sur ses carnets. Au-delà de leur importance pour la mémoire collective, les Récits de la longue patience sont parsemés d’émouvants concentrés de sagesse humaniste:

« Drôle de vie ! Equation où l’on cherche l’inconnue sans jamais tenir compte du deuxième membre : le trou, le néant, la mort…à moins que ce ne soit cela l’inconnu. » p96

« Personne n’ose approcher trop près du soleil. Oserais-je vivre et voir à la lumière éblouissante (quelquefois aveuglante) de la vérité ? Vérité des êtres, des attitudes, des comportements. Vérité sur soi-même, toujours cruelle et brûlante. Je défie quelqu’un de la supporter constamment. Tout au plus l’approchons-nous au cours de brefs éclairs, puis nous fuyons, effrayés ou démontés ou étonnés. Nous fuyons dans les refuges des clichés, des interprétations, des mensonges sur soi et sur les autres (autre forme de mensonge sur soi). » p130

« Nous marchons à tâtons sans savoir où ni vers où, aveugles aveuglés, flot d’hommes qui s’écoule par les routes des siècles, se poussant l’un l’autre, s’étreignant, se repoussant, s’épaulant, s’écrasant l’un l’autre en un mouvement confus. Un flot immense roulant du fond des âges, fleuve géologique où l’eau pure et chantante des torrents et des sources antiques charrie maintenant le lourd limon humain, l’humus qui sent fort toutes les odeurs humaines, la glaise féconde, l’argile des potiers et des bâtisseurs, des sculpteurs et des prométhéens. O fleuve vers quelle mer te diriges-tu en ton lent cheminement d’aveugle? Vers quel océan nous perdrons-nous? Sur quel continent aborderons-nous, roulés de vagues en vagues jusqu’au bout, à l’extrême bout pointu des âges? » p432

« Quand tu seras arrivé à conquérir le don du silence, tu pourras entreprendre et réussir n’importe quoi. Se maîtriser et non s’éparpiller. Ecris au lieu de parler et si tu ne le peux, regarde au lieu de jacasser. Le Silence et le Travail te guériront de tout, te rendront maître de tout. Sans eux, tu n’arriveras à rien. » p138

L’homme s’y dévoile dans son entièreté, dans ses rêves et ses doutes, ses contradictions, ses attaches personnelles, sa proximité de la maladie :

Transcendance: « Si j’avais une bible ! Cette voix du fond des temps rassure et console parce qu’elle vient de si loin. Un conte pour grands enfants, si ancien qu’il berce et calme comme une musique. Poussière des temps, c’est la mort et les rêves et les cris et les pleurs familiers des hommes. Tout est tellement semblable depuis tant de temps que plus rien n’a d’importance, et la vague lourde au cœur s’apaise. » p195

Maladie: « je suis entré sous les couvertures en gémissant. De boire un peu de bouillon chaud m’a soulagé et réchauffé, la senteur d’herbes m’a réconforté, et j’ai ragé tout haut sur cette « putain de vie » et cette maîtresse jalouse qui ne me quitte jamais – ma souffrance qui ne me laisse jamais en repos. Cette maladie passionnée qui me dévore l’avenir ne m’a laissé aucun passé et tyrannise mon présent » p411

Famille: « Comme cette maladie serait douce avec la famille autour. Cette sécurité de la famille, origine, aspirations et but, sphère qui nous enveloppe et nous dérobe à la nuit et aux tourments. » p392

Rêver d’amour: « Puis je me retrouvais avec Louise : je sentais que je l’aimais, et elle aussi m’aimait – là encore nous étions jeunes, dix-huit ans, elle me conduisait à travers des roches blanches, comme celles que je vois par la fenêtre, puis nous nous enfoncions dans un défilé. J’étais hésitant, je crois que je la raisonnais. A un moment, elle me prit la main et me dit : « Viens ». Elle souriait et priait du regard. » p268

Le Journal de prison de Daniel Timsit est enfin une grande réussite littéraire. L’auteur y fait montre d’un lyrisme étrangement comparable à celui de KatebYacine, d’un sens de la métaphore qui rappelle Vladimir Nabokov, ou encore d’une maîtrise de la description digne du Nouveau Roman. A consommer sans modération :

« Les corps moutonnent comme des vagues sous la nuit, océan souterrain d’âmes captives, mer jamais apaisée, rumeur qui sourd de très loin, et les fonds affleurent sous les eaux obscures des visages fermés par la nuit. Fond que nul ne visite, fond transfiguré par les lumières du jour, fond dissimulé sous les mille facettes brillantes que fait danser le soleil en écume sur la vague. Fonds que même la vague ignore, distraite par ses jeux et ses chants et ses exploits et ses cris et ses rires, ses fantaisies, ses tourments, ses passions. Hauts fonds qui surgissent la nuit et s’imposent de toute la force de leur dangereuse vérité comme le rocher dressé au sein de la mer immense. » p137

 » L’art nous fait goûter la sève qui sourd sous la carcasse, c’est l’étoile qui illumine la nuit d’autant plus merveilleuse qu’elle est lointaine, fragile et qu’elle lutte, lutte désespérément contre l’étreinte de la nuit obscure. C’est le mage qui guérit, ouvre nos yeux d’aveugles à la clarté du monde. « Vous avez des yeux et vous ne voyez pas… » Le mage qui transforme la statue en homme vivant, la machinerie des sens en chair et lumière et chant d’homme. L’art, c’est la révélation durement conquise par un effort perpétuel. » p145

« Un chaud soleil d’automne engourdit corps et âme. A côté de moi, prière nostalgique et mystérieuse psalmodie du Coran récité à voix basse, prière. » p94

« J’ai les doigts paresseux malgré (ou à cause de) la pensée vive qui décharge le soir comme une pile ce qu’elle a emmagasiné dans la journée. » p129

« Le printemps revient. Souffle doux du vent, doux comme une respiration de jeune fille, à peine frais. Cigognes revenues, toujours aussi flegmatiques, indifférentes aux agitations et préoccupations de ceux d’en bas. Elles poursuivent leurs affaires de cigognes, calmement, comme de sages, trop sages mères de famille. Rien ne les surprend, tout leur semble simple, habituel et familier. » p134

« Je rêve d’être étendu nu, auprès d’une femme nue, tranquilles et sains comme deux animaux et la mer à nos pieds, et la chaleur laiteuse des nuits de lune l’été. » p148

« Je me sens sur un radeau, doucement bercé sous les étoiles, nu, débarrassé de tout mensonge et s’il me prenait de me mêler aux flots ils m’accueilleraient comme un des leurs. Et si je levais la tête pour rejoindre le ciel, les étoiles tout naturellement se refléteraient dans mes pupilles parce que ce soir je suis rentré au sein de ma mère aussi pur et nu que lors de ma naissance, et je sens battre en moi le rythme merveilleux du monde. » p384

Ramdane HAKEM

YACINE… VINGT ANS DÉJÀ !

Comme annoncé par Sadek Hadjerès dans l’évocation de ses rencontres avec Kateb Yacine, SOCIALGERIE a le plaisir de faire connaître à ses lecteurs un hommage de Omar El Mokhtar Chaalal au grand écrivain, homme de théâtre et chantre de la lutte des opprimés et des exploités en Algérie et dans le monde. L’auteur de cet hommage informe qu’il sera publié dans une revue du Salon du Livre qui ouvre ses portes à Alger dans quelques jours et honorera cet anniversaire.

«Je sais que Fadhila s’alarme pour un rien, il ne faut surtout pas croire à ce qui est écrit dans la presse, je n’ai pas de leucémie, ce n’est qu’un état de septicémie qui sera, sans doute, vite jugulé par les médecins de l’hôpital de Grenoble ; tranquillise-la. Il ne faut surtout pas vous inquiéter, je guérirai et reviendrai encore une fois au Pays…» C’est là, à quelque chose près, les termes d’une lettre envoyée par Yacine, la veille de son «Grand Départ», à sa sœur cadette, Ounissa. C’est dire combien la tranquillité de ses proches, famille, camarades et amis, retenait profondément son attention, alors qu’il se préoccupait si peu de sa propre santé. C’est dire également la sensibilité de l’homme, qui a su s’élever aisément à la simplicité et pénétrer aussi facilement l’univers fabuleux de la création.

Voilà déjà vingt ans qu’il s’en est allé sans crier gare… Voilà déjà vingt ans qu’il s’en est allé sur les sentiers d’octobre, semés de feuilles mortes et de rêves nostalgiques, nous laissant en héritage une immense Œuvre littéraire, et surtout le sens d’un combat. Petit enfant, dont le vaste front présentait les signes d’une intelligence et d’une sensibilité particulières, il avait commencé à écrire à l’âge de neuf ans à l’ombre du feuillage d’un chêne vert, à Bougaà. La grande «fracture» historique de mai 45 et les massacres qui s’en suivirent, ont indéniablement pétri l’homme et nourri son œuvre. Sur le 8 mai 45, il avait écrit en 1951, dans les colonnes de «Liberté», organe du PCA : «Il y a des dates qui restituent la dignité, le 8 mai 45 est de celles-là. Et on n’a pas fini d’y trouver la sève de tout ce que notre peuple possède de détermination à refuser les fatalités.» Yacine avait vécu les émeutes sanglantes de Sétif au cœur d’une double déchirure. Il paya le prix fort non seulement dans sa liberté et sa chair, mais aussi à travers sa mère prise dans une sainte folie, le croyant mort, fusillé par les soudards de l’armée coloniale. Sa mère, Yasmina la «Rose noire» comme il se plaisait à l’appeler, avait été la muse qui inspira profondément son terrible «Chant». Elle avait été également sa blessure et son cri d’homme libre. Dans un récit paru en mai 65, dans l’hebdomadaire «Révolution Africaine», à l’occasion de la commémoration du vingtième anniversaire des massacres du 8 mai 45, il l’avait évoquée avec des mots d’une douloureuse tendresse : «…/… Beaucoup avaient écrit leurs noms après la même halte pensive ou tapageuse, et plongé avec leur mystère dans le gouffre où le fleuve à sec n’avait laissé qu’un souvenir de cascade souterraine, et lui, que faisait-il, penché sur le Rhummel ? Il affrontait une deuxième mort, il luttait contre celle qui l’avait nourri, mais n’avait pu le voir grandir, sinon comme grandissent les enfants malheureux, en secret, à l’aveuglette, l’avait toujours soutenu alors qu’il déployait ses ailes, impatient de s’en aller, sans même avoir conscience d’une séparation, car il ne partait pas, il s’envolait comme l’hirondelle, comme la cigogne, comme l’oiseau des nostalgies, mais le vent avait emporté le nid de son enfance, et c’était le Rhummel abandonné au fond des gorges, c’était le vieux Rhummel qui devenait son soupirail.»

Militant nationaliste à un âge précoce, Yacine Kateb avait été également de tous les combats pour la liberté et la dignité humaine. Patriote de l’Algérie profonde, il usa de son arme redoutable, l’écriture, pour faire connaitre au monde la nature de l’oppression exercée par le colonialisme français sur son peuple, ainsi que le sens profond de la Proclamation du 1er Novembre 1954, et du combat libérateur qui s’en est suivi. Il rejetait avec force l’idée d’être enfermé dans le portrait du colonisé façonné par les milieux intellectuels parisiens. Il voulait à tout prix maîtriser parfaitement la langue française, pour dire précisément aux Français qu’il n’était pas français. En 1947, à peine âgé de dix huit ans, il donna, à la salle des Sociétés Savantes de Paris, une conférence sur l’Emir Abdelkader et l’indépendance de l’Algérie : «Dire Abdelkader, c’est déchirer un linceul d’infamie dans lequel on prétendait nous enterrer vivants…» C’était là son premier acte politique exprimé publiquement. Militant humaniste, il adhéra activement à toutes les causes de libération dans le monde, avec comme points culminants le Vietnam et la Palestine. Il n’en sera pas moins un militant des autres causes qui ébranlèrent le siècle : Madagascar, Afrique du Sud, lutte des Noirs américains… Sa vie se fera de cet itinéraire, de cercles populaires en cercles populaires. Des émeutes du 8 mai 45, au combat des dockers sur le port d’Alger; d’Alger-Républicain aux incessants voyages au cœur des grandes luttes du moment. Il y participa, et son verbe avait le don d’éveiller la conscience chez les gens du peuple, et de déranger les consciences encrassées.

L’œuvre qu’il nous a léguée fait de lui un représentant atypique de la littérature algérienne. Il reste un écrivain inclassable. Il est considéré dans les milieux littéraires internationaux, comme l’un des plus grands écrivains du 20ème siècle. Abdelhamid Benzine, initiateur politique et compagnon de lutte de Yacine, avait une grande considération pour son génie et son talent d’homme de lettres. Il estimait que la place qu’il devrait occuper dans l’histoire de notre pays, pouvait correspondre à celle qu’occupe Ibn Khaldoun. Kateb Yacine est l’auteur de «Nedjma», l’un des plus grands romans de la littérature contemporaine, de poèmes, de pièces de théâtre. Il a utilisé la langue française, mais aussi l’arabe parlé, a mélangé les genres sur scène comme sur papier, a écrit des textes fulgurants, mais aussi des textes au long cours. Son oeuvre laisse les critiques perplexes et suscite des études académiques dans de nombreuses universités à travers le monde, qui considèrent «Nedjma» comme un texte de référence de la littérature algérienne d’expression française. Le texte katébien constitue aujourd’hui un élément essentiel du patrimoine culturel universel. En perpétuel mouvement dans le temps et l’espace, il est d’une grande richesse.

En 1970, Kateb Yacine sacrifie son talent et sa notoriété d’écrivain en langue française, en optant pour l’écriture théâtrale en arabe parlé afin, disait-il, d’accéder aux plus larges espaces d’écoute, et d’être compris par les gens du peuple. A partir de ce moment, le discours katébien va influencer et révolutionner le théâtre en Algérie, aussi bien dans sa forme et son cheminement, que dans sa finalité.

En août 1989, Yacine ressent une grande fatigue. Il se confie à son ami de toujours, Ahmed Akkache, puis au docteur Nadia Ait Sahlia, une amie chez qui il était hébergé. Emmené en consultation au centre Pierre et Marie Curie, le diagnostic du médecin traitant tombe sec, tel un couperet : «C’est méchant, il n’y a pas grand-chose à faire, cette maladie-là, ça ne rate pas!» Transféré en France, Yacine fait ses derniers pas à Grenoble, une ville paisible et accueillante. Il y fait ses derniers pas en jetant un dernier regard vers l’Algérie, cette terre âpre et dure, berceau des ancêtres, à laquelle il a tant donné et qu’il a su si admirablement comprendre et exprimer tout au long de sa vie.

Le plus bel hommage qu’on puisse aujourd’hui lui rendre, à lui, ainsi qu’à tous nos grands hommes disparus, est de réserver à leurs œuvres toute la place qu’elles méritent dans nos manuels scolaires, et d’inscrire leurs noms au fronton de nos institutions éducatives et culturelles. Leur souvenir doit être gravé dans la mémoire des jeunes générations.

Omar Mokhtar Chaalal

Pour accéder au format imprimable du texte, cliquez ici …

Il est possible de voir l’entretien de Kateb Yacine avec Pierre Desgraupes, ORTF, 1956: en cliquant ici:http://www.dailymotion.com/video/x2n201_kateb-yacine_politics

KATEB YACINE, LES LANGUES ET LE POLITIQUE

En ce vingtième anniversaire de la disparition de Kateb Yacine, vous trouverez ci dessous l’extrait d’un ouvrage [[«LE POLITIQUE ET LA « GUERRE » DES LANGUES« , 1996, par Sadek Hadjerès, non publié.]] rédigé par Sadek Hadjerès en 1996 (non publié).

Dans cet extrait, l’auteur évoque ses deux principales rencontres à trente quatre ans d’intervalle, à la faveur de ses courtes périodes de vie légale, avec Yacine. Entre la fin des années quarante et 1989, c’est l’évolution, d’une langue à une autre, d’un poète et homme de théâtre génial, néanmoins toujours pétri de la même sensibilité aux racines culturelles de son peuple et de ses aspirations ardentes à la liberté et la dignité.

Vous lirez par ailleurs sur le site un entretien de Kateb avec Algérie Actualité en 1988, qui montre à quel point il avait politiquement les pieds par terre, ainsi q’un hommage rendu par l’écrivain Omar Chaâlal, pour une revue du Salon du Livre qui honorera cet anniversaire.

….Vers ce même début des années cinquante, Mustapha Kateb (proche parent de Yacine),
[[Il dirigea durant la guerre d’indépendance la troupe artistique qui fit de multiples tournées mondiales en faveur du FLN puis sera directeur du Théâtre National Algérien après l’indépendance,]]
dramaturge et acteur bien connu, donna au Cercle du Progrès (Nadi Et Taraqqi) sous l’égide de l’AEMAN dont j’avais été le président, une belle conférence sur le théâtre et la culture. Il était parfait bilingue et choisit néanmoins de donner sa conférence en français, en fonction de l’auditoire comprenant en majorité le français. Pour l’époque, ce n’était pas particulièrement choquant, bien qu’il s’agissait essentiellement du théâtre en arabe, domaine dans lequel Mustapha Kateb avait déjà inscrit ses mérites. Il advint dans le débat que quelqu’un dans l’assistance lui reprocha d’avoir utilisé le français malgré sa maîtrise parfaite de l’arabe. La réponse de Kateb, un peu embarrassé, fut adroite, quoique davantage circonstancielle que portant sur le fond. Elle satisfit d’autant plus la majorité des présents que le ton assez hargneux du contradicteur le faisait apparaître comme un provocateur. Mais ce genre d’incidents qui se répétait de plus en plus révélait une fragilité dans l’argumentation défensive des Algériens lettrés francophones.

Je pense, après coup, que ce genre de situation pouvait être durablement et solidement inversé et dépassé. Il y avait, à partir du minimum de capacités arabisantes des francophones, des possibilités multiformes de prendre positivement en considération les frustrations des larges couches qu’exploitaient de façon démagogique les perturbateurs et leurs commanditaires. J’en avais fait moi-même l’expérience positive en milieu étudiant. Il était possible de jeter des passerelles nombreuses et solides entre les couches que l’élitisme culturel dans ses deux variantes (arabisant ou francisant) ainsi que des calculs politiques cherchaient à isoler les unes des autres ou à opposer.
Ici, un levier de mobilisation et de culture d’une grande force pouvait intervenir mais il a été malheureusement délaissé. Je veux parler de la valorisation et de l’utilisation de la langue arabe parlée dans de larges domaines. C’était là un instrument transitoire possible vers des formules et solutions définitives qui resteraient à explorer et à mettre en oeuvre au fur et à mesure de l’expérience et des moyens accrus.

Cette valorisation de la langue parlée parallèlement aux efforts d’adaptation moderne de la langue classique était (et reste) à portée de main. Dès l’indépendance, elle n’aurait nécessité de la part de tous les intéressés que des efforts et des investissements minimes. La portée stratégique d’une telle mesure a été méconnue du fait d’une conjonction des conceptions élitistes qui ont prévalu dans les deux langues, avec des préoccupations tactiques ou des intérêts de court terme des milieux dirigeants politiques et étatiques et des groupes de pression les entourant. On a abouti ainsi à poser le problème non pas en fonction prioritairement de ce qui serait bon pour la société, mais en termes faussés et dangereux, ceux d’un affrontement entre deux options absolutisées: le français ou l’arabe classique, alors que chacune de ces options, malencontreusement durcies par leur idéologisation, entraînait pour notre peuple de lourdes contraintes et des retombées conflictuelles.

On a voulu présenter les dégâts occasionnés comme inévitables, la conséquence fatale de la déstructuration coloniale, le prix à payer pour les premiers pas dans une situation inédite, etc. Tout cela pour éluder le fait que d’autres approches étaient plus fructueuses parce que moins rigides, moins traumatisantes, plus réalistes et plus proches des simples citoyens à qui elles s’adressaient.

Car d’une part la réalité complexe héritée du colonialisme, pour être dépassée sans dégâts excessifs et déboucher sur le succès, commandait d’abord de ne pas se laisser enfermer dans le dilemme suspect des deux options rivales que représentaient les langues écrites. Il était possible au contraire, d’organiser entre elles une complémentarité évolutive, une répartition provisoire et mobile des champs d’application.

D’autre part, en combinaison avec ces deux langues fixées par l’écrit, la réalité du pays rendait souhaitable de pallier les limites de chacune d’elles et leur inadaptation à l’état présent et aux spécificités de notre société. Il fallait pour cela utiliser au mieux les ressources de la langue parlée dans de multiples domaines socio-culturels. Ressources d’autant plus appréciables que la langue parlée, dans le dénuement culturel d’après l’indépendance, avait l’avantage d’être accessible à tous.

Dans le théâtre, le cinéma, certaines émissions radiophoniques ou télévisées, la chanson, certains genres poétiques qui ont prolongé la tradition orale, cette utilisation avait commencé à s’affirmer avec nombre de réalisations de valeur qui ont connu la consécration d’un large public favorablement disposé par une langue proche de lui. On notera néanmoins les limites de ce courant culturel par rapport à ses immenses possibilités. Ces limites sont symptomatiques des entraves et du manque d’encouragements envers un genre dont certains milieux estiment qu’il doit rester mineur, qu’il n’est pas représentatif du meilleur et du plus noble de notre création culturelle. La plupart des créations théâtrales en langue populaire qui ont franchi avec succès les feux de la rampe n’ont pas été publiées, comme si elles n’étaient pas dignes d’être honorées par l’écrit. Y a-t-il eu pour autant d’autres oeuvres en « classique » qui aient remué davantage un public algérien? Ni la langue classique ni la langue parlée n’ont profité du maintien de ces barrières artificielles.

Un grand nom de notre littérature, Kateb Yacine, a relevé le défi. Il ne s’est pas contenté de préconiser une orientation. Il l’a mise en oeuvre, il a opéré la jonction entre la production écrite consacrée et la création qu’on avait cherché à cantonner dans « l’oral », compris comme art de seconde zone. Il fut d’abord poète et romancier algérien s’exprimant dans la langue apprise à l’école française, butin de guerre disait-il, à laquelle il a su faire dire superbement son amour pour l’Algérie, pour ses hommes et ses femmes à la fierté inégalée au milieu de leurs drames. Dans les grandes oeuvres qui ont fait sa renommée, brillait la flamme des poèmes qu’il déclamait ou de ses ardentes allocutions qui nous soulevaient, jeunes gens et jeunes filles commémorant au « Padovani » de Bab-el-Oued à la charnière des années 40 et 50 les journées internationales anticolonialistes d’une jeunesse décidée à ne jamais oublier les massacres du 8 Mai 45 ou à rester aux cotés de l’héroïque Viet-Nam jusqu’à son indépendance, que nous espérions prélude à la nôtre.

Il savait ensuite comme pas un dans sa verve éblouissante et tonique, animer nos soirées de copains chez des amis de La Redoute (aujourd’hui El-Madania) quand son ironie, ses mots plus percutants que des balles, ses anecdotes disaient pudiquement la souffrance et la tendresse qui l’habitaient pour ses frères et soeurs de classe d’Algérie et de toute la planète. Il était de ceux qui ne s’agenouillent devant aucun « Grand » mais qui sans populisme s’inclinait devant la sagesse têtue et incomprise des opprimés à qui il pardonnait le reste pour lequel d’aucuns parmi les Algériens de « la haute » les qualifiaient de gueux et de bergers.

La dernière fois que je l’ai rencontré longuement, ce fut en Septembre1955 au cours de la première année de la guerre de libération, à Paris où j’étais venu en mission pour quelques jours avant d’entrer définitivement en clandestinité pour sept ans sur le sol national. Depuis le mois de Février précédent, j’étais en effet responsable adjoint des groupes armés des « Combattants de la Libération » et j’eus à régler certaines questions tout en saisissant l’occasion d’avoir quelques entretiens avec d’anciens FTP (Francs Tireurs et Partisans de la résistance antinazie). Je fais état de ce bref séjour parisien parce que ce fut l’occasion de discussions passionnées et prolongées que nous eûmes autour des problèmes de la création artistique algérienne et de la langue, dans les cafés du quartier de l’Odéon ou à la mansarde de Yacine, encombrée d’une montagne de livres et journaux, au milieu desquels Mustapha Kateb nous régala d’une mémorable « mloukhia » constantinoise.

Avec Kateb Yacine, puisque c’est de lui qu’il s’agit, assistèrent à ces échanges, en même temps ou tour à tour : Mustapha Kateb, M’hammed Issiakhen, Malek Haddad, Ahmed Inal, Roland Doukhan, Aziz Benmiloud, Hadj Omar et peut-être deux ou trois autres dont je ne me souviens pas des noms. Je ne me souviens plus si Mohammed Harbi et Colette Grégoire (qui écrira plus tard sous le nom de Anna Greki) que j’avais aussi rencontrés plusieurs fois avaient assisté ou non à la discussion précise que j’évoque. La discussion sur les difficultés du choix de la langue dans la production littéraire algérienne nouvelle avait démarré à partir des remords et fréquents états d’âme de Malek Haddad. Comme à son habitude, il nous confiait à quel point il se sentait mal à l’aise de devoir écrire en français. Ce thème récurrent dès ses premières productions exprimait de façon souvent émouvante et révoltée le tiraillement des jeunes dont les parents pour diverses raisons, administratives ou autres, avaient acquis la citoyenneté française, ce qui du coup leur faisait perdre leur statut personnel de musulman (même s’ils conservaient leur foi), de sorte qu’ils se sentaient isolés de leurs coreligionnaires et compatriotes. Situation d’autant plus dure qu’ils sympathisaient avec le mouvement national ou y étaient engagés. Parfois, pour Malek Haddad, ce thème tournait à la coquetterie envers les sensibilités poétiques françaises qui compatissaient à ce malheur.

Mais Kateb Yacine lui, était sans complexe. Je crois qu’il le devait à son enracinement dans le terreau national, à sa sensibilité profondément algérienne et populaire, qui lui faisait prendre tout naturellement les choses du même côté que ses compatriotes. Pour les quelques centaines de milliers de gens qui comprenaient ou parlaient peu ou prou le français, avoir fréquenté l’école française, être fonctionnaire ou employé chez les Français, s’habiller à leur façon, mener leurs enfants à l’arbre de Noël de l’entreprise là où était organisée sans racisme la distribution de jouets aux employés, posait des problèmes de diverses sortes mais, (à moins d’être un ‘bayoû’, un mouchard) il n’y avait pas de quoi faire son mea culpa. Pas plus que vous ne verriez jamais par exemple un jeune algérien après une « cuite » venir se lamenter pour son algérianité perdue.

Comme on pouvait s’y attendre, le débat avait longtemps tourné en rond, entre l’idée qu’on ne pouvait de toute façon rester sans écrire sous prétexte que l’outil linguistique national n’était pas encore au point ou encore sous prétexte que des écrivains engagés étaient condamnés de ce fait à n’être lus que par une frange étroite. Une lueur pourtant au bout de ce tunnel, une voie qui restait à explorer avec audace, la promotion de la langue parlée, arabe ou berbère. La voie était déjà ouverte par le théâtre, la poésie orale, la chanson et jusqu’à un certain point les débats politiques. Mais cette voie exigeait de ceux décidés à l’emprunter plus largement dans d’autres domaines une préparation et des qualités qui ne s’improvisaient pas.

Je défendais évidemment cette thèse qui m’était familière depuis les débats avortés de 1949 au sein du PPA-MTLD, d’autant que l’expérience viet-namienne dont j’avais entre-temps pris une meilleure connaissance avait renforcé en moi cette conviction. Yacine soutenait mon point de vue en ce sens qu’il allait plus loin que l’approbation théorique du principe (qui faisait l’unanimité). Il était moins sceptique sur la faisabilité et estimait que l’effort en valait la peine. Je ne sais s’il envisageait déjà sa conversion en cette direction, non comme une rupture mais comme une autre facette de son talent, une autre façon de délivrer ce qui brûlait en lui. Au demeurant, nos échanges ne visaient pas à susciter le changement ou le reniement d’itinéraires déjà empruntés, ils incitaient plutôt à créer un climat qui encourage chez d’autres des vocations novatrices.

La guerre d’indépendance qui me contraignit à une clandestinité de sept ans, puis la période ambiguë de l’immédiate après- indépendance et enfin ma nouvelle longue clandestinité de 24 ans d’après le 19 Juin 1965 nous a séparés. La dernière correspondance que j’ai tentée avec lui par des moyens indirects, a été en 1960 (en pleine guerre) pour l’intéresser avec ses amis à la préparation d’un numéro spécial de la revue française «La nouvelle Critique». Il était destiné à faire connaître à l’opinion française la vie culturelle de notre peuple que les colonialistes présentaient comme barbare et fanatisé.

Je n’avais par des amis communs ou par la rumeur que de lointains échos de la vie tumultueuse de Yacine, jusqu’à ce que, une vingtaine d’années après notre rencontre parisienne, j’appris par des jeunes qui y coopéraient la nouvelle période de création culturelle et théâtrale où il s’était lancé malgré les tracasseries incessantes des autorités. Il s’était tourné avec les jeunes et pour les jeunes vers un théâtre combatif, avec des thèmes de portée nationale et internationale, à la fois actuels et plongeant au plus loin de notre histoire. Sans autorisation d’aucune académie, il donnait avec Alloula et tant d’autres ses lettres de noblesse à la savoureuse langue que parle chaque jour notre peuple. Il accordait le plus grand prix à « l’authenticité » que lui reconnaissaient sans certificat les milliers de jeunes et de travailleurs qui, sur les lieux de leur travail ou de leurs loisirs, s’intégraient et vibraient à ses personnages, ses fresques et ses passions historiques. Il sillonnait ainsi l’Algérie, donnant spectacles et conférences-débats dans les usines, les domaines agricoles du secteur public, les locaux syndicaux et d’associations de jeunes. Nombre de nos camarades soutenaient ses efforts, tant sur le plan culturel que pour la logistique. Je me souviens entre autres de l’un d’eux dont j’ai oublié le nom car je connaissais surtout les pseudonymes, il avait été capitaine dans l’armée du Viet Minh, dans le détachement des soldats maghrébins qui avaient déserté le corps expéditionnaire français pour combattre du côté du mouvement de libération viet-namien. Peut-être n’était ce pas tout à fait étranger à la ferveur et la tendresse de Yacine pour Ho Chi Minh, « l’homme aux sandales de caoutchouc.

Suivant assidûment ces efforts d’éveil et de création allant directement au cœur de l’Algérie profonde et populaire, j’étais ému et étais reconnaissant à Yacine d’avoir su découvrir en lui et pour nous cette unité profonde des formes savante et populaire de la culture que tant d’autres s’ingénient à opposer, allez savoir pourquoi.
Le reverrais-je un jour pour lui exprimer cette reconnaissance?

Une quinzaine d’années après ce souhait, j’ai failli ne plus le revoir du tout. Mais dans la bousculade des premiers jours de mon retour à la vie légale en 1989, quelqu’un m’annonce que Yacine est de passage. Je cherche à le voir, ce sera difficile, il est gravement malade, mais l’ami commun m’amène rue Youghourta (ex-Duc des Cars), peut-être avec un peu de chance sera-t-il réveillé et en état de parler. J’entre, il est alité, il me reconnaît dès l’entrée et dans un élan inattendu se soulève et m’étreint longuement. Son corps est brûlant. « Quelle joie, après tant d’années, me lance-t-il de son débit un peu saccadé qui me rappelle les fièvres de notre jeunesse. Il faut absolument se voir à mon retour. On a beaucoup à se dire… ». Il allait en France poursuivre ses soins et j’espérais une rémission de sa leucémie. Deux semaines plus tard, avec des centaines d’hommes et femmes de progrès, je m’inclinais avec un goût amer d’inachevé devant l’expression d’espoir rebelle que gardait son visage, au Centre familial de Ben-Aknoun où sa dépouille disparaissant sous les fleurs était exposée.

Je n’irai pas à l’enterrement. Accompagner ou veiller un défunt, lire ou écouter les hommages funèbres, distribuer les condoléances m’éprouve. Je hais les mises en terre et ne peux supporter ce qui me parait à ce moment vaines dérobades devant l’irréparable.

Qui plus est, je ne pouvais m’associer à l’hommage tristement bruyant et vulgaire que rendront ses « fans » à leur idole qui méritait mieux. Ces jeunes douloureusement affectés par la disparition de celui qui exprimait de façon si fulgurante leur révolte, ne faisaient qu’une lecture primaire de son message. Ils caricaturaient lamentablement ses sorties de génial provocateur et ils passaient à côté de l’essentiel. Une incompréhension qui n’avait d’égale que la haine que lui voueront les obscurantistes.

Kateb était unique, il ne pouvait être singé. Ses cris de révolte n’étaient pas destinés aux imitations gesticulantes. Ils appelaient à être prolongés dans la réflexion créatrice par les amis qui le comprenaient une fois sa fureur émotive apaisée ou mise entre parenthèses. Plus lourde en a été pour moi cette disparition survenue sans que nous ayons pu échanger nos impressions de toute une vie du pays et de nos personnes.

Si notre rencontre avait eu lieu plus tôt, j’aurais aimé aborder avec lui deux choses au moins. Non pas les raisons de la passion emblématique et volontiers provocatrice qu’il affichait pour Staline, je ne comprends que trop chez lui la rage qui le poussait à cette position jugée archaïque par les bien-pensants et qui le serait effectivement s’il voulait exprimer par là une analyse en vue d’absoudre des crimes ou les errements d’une philosophie pervertie de la révolution ou du socialisme. Je pense qu’il exprimait avant tout une fidélité à l’espoir fou de libération qui nous habitait quand Staline pour le commun des mortels représentait tout cet espoir et était considéré au fond de nos villages perdus comme « amghar azemni » (quelque chose comme « vieux de la vieille ») par des gens qui ignoraient tout du socialisme et du communisme. Et aussi protestation rageuse et méprisante inspirée par tous ceux qui dans le monde arabe continuent à poursuivre le communisme de leur haine de classe ou qui, après avoir adoré le nom, le brûlent en effigie en conservant ou inaugurant dans leurs pratiques beaucoup de ce que les pratiques du « stalinisme » avait de foncièrement haïssable.

Si j’avais disposé de quelques précieuses minutes de plus de la vie de Kateb, cet humaniste, je ne les aurais pas consacrées à percer une énigme qui n’en est pas une.

La première question sur laquelle je l’aurais pressé de me donner son avis est comment, à partir des idéaux sociaux généreux qui traversaient son oeuvre, et compte tenu des obstacles rencontrés jusque là, il voyait le ou les chemins concrets de leur réalisation. Sous les dehors de révolte anarchisante de ses pamphlets et dénonciations, il était capable d’intuitions pénétrantes et d’approches constructives sur son peuple et sa société, comme en témoignait l’appréciation qu’il avait portée dans un périodique après les événements d’Octobre 88
[[« ENTRETIEN AVEC KATEB YACINE »; interview de SOUIBES Boualem;
Algérie-Actualité; No 1206, semaine du 24 au 30 novembre 1988; page 37.]].
Des extraits de cet entretien sont donnés en document joint.

Peut-être aurions-nous entrevu ensemble quelques lueurs à l’approche des sombres nuées qui se profilaient à l’horizon politique? Nous nous serions interrogés à propos de « ces fusées qui ne partent pas », comme il avait appelé une dizaine d’années auparavant les minarets des mosquées qui symbolisaient selon lui l’immobilisme qui paralysait les pays des « Gandours » dans une interview à un hebdomadaire algérien. Je lui aurais demandé comment il percevait la poussée qui avait fermenté à l’ombre de ces minarets et risquait d’imprimer au mouvement social, au moins pour un temps indéterminé, un mauvais départ et une des plus folles trajectoires qu’ait connues l’histoire du Maghreb central.

Et s’il nous était resté du temps encore, je lui aurais posé une autre question demeurée pour moi sans réponse durant ma clandestinité: qu’est-ce qui lui avait donné la force d’entreprendre la percée linguistique qui à son niveau, n’était qu’une hypothèse dans un environnement hostile ou passif quand nous en avions discuté en 55? Sa disparition a laissé ma curiosité en suspens jusque huit ans plus tard. Il y a quelques jours, j’ai lu avec grande joie l’émouvant témoignage autobiographique de Ali Zamoum et la pertinente préface que lui a consacrée Mostefa Lacheraf. J’ai été ainsi éclairé, non par le récit de Zamoum lui-même, dont la modestie une fois de plus lui a sans doute fait sous-estimer sa contribution en ce domaine, mais par le préfacier.

Mostefa Lacheraf écrit en effet : « Si Kateb Yacine n’avait pas été matériellement pris en charge pendant des années par Ali Zamoum, alors directeur de la formation au ministère du Travail sous tutelle du ministre M. S. Mazouzi, jamais il n’aurait pu se révéler…en sa qualité de créateur hors de pair dans ce domaine tout à coup ouvert à son appétit d’innover, d’exprimer les grandes vérités de peuples malheureux et combatifs, et, cette fois, en arabe dialectal…pour procurer aux travailleurs algériens de l’époque une certaine forme de loisirs culturels destinés à les distraire et les instruire. En même temps. Mazouzi et Zamoum n’avaient certes rien prémédité…mais, l’idée en soi, par sa propre dynamique et grâce à un support humain très doué et novateur, a dépassé bien vite les frontières neutres, anonymes ou étriquées d’une simple décision administrative pour s’ériger en véritable fondation « littéraire » d’utilité sociale agissante… »
[[ Ali Zamoum, « TAMURT IMAZIGHEN, MÉMOIRES D’UN SURVIVANT 1940-1962 », Ed Enal-Rahma, 1994 et 1996]]

La découverte de ce témoignage a pour moi quelque chose d’émouvant, il m’est précieux voici pourquoi. Depuis qu’avec quelques camarades du PPA-MTLD nous avions exposé notre approche démocratique sur les problèmes linguistiques de l’Algérie à l’occasion de la crise de 1949, mon point de vue n’a fait que se renforcer en moi (tout en se nuançant) avec tout ce qui est arrivé après l’indépendance dans ce domaine. Mais je commençais personnellement à désespérer de constater combien la prise en charge de la langue parlée progressait si lentement, prise en sandwich en quelque sorte par l’absolutisme des deux langues écrites et aussi par l’ostracisme de certains milieux contre l’usage des langages amazigh parlés qui pourtant déjà donnaient la preuve d’une merveilleuse créativité. Je m’étonnais surtout que ce point de vue ne soit pas assez soutenu, concernant l’arabe dialectal, par les démocrates berbérophones qui, dans leur situation géopolitique, ont le plus vocation et intérêt à défendre et cimenter la conception nationale de l’algérianité à travers ses meilleurs instruments. Trop souvent, comme j’aurai l’occasion de le dire plus loin, ils s’en tiennent à la revendication vigoureuse de la berbérophonie, ce qui est tout à fait légitime, sans la lier suffisamment et de façon organique à la défense du même principe s’agissant de l’arabe. Ou parfois, ils le font de façon surtout utilitaire et tactique, pas assez convaincante pour les arabophones qui risquent de n’y voir qu’une espèce de ruse politique pour mieux faire passer une algérianité tronquée, une revendication particulariste. Voilà pourquoi l’initiative si féconde de Zamoum et Mazouzi m’a mis du baume au coeur, à plusieurs égards.

D’abord parce qu’elle émane de berbérophones bien connus et étiquetés comme tels. Elle confirme à quel point dans la vie la jonction créative des efforts d’arabisants et berbérisants n’est pas une vue de l’esprit, un rêve d’utopistes, un exercice de juxtaposition des « constantes » de la nation, telles qu’elles sont mises bout à bout et à tout bout de champ dans les chartes, les slogans de partis ou même la Constitution. Ici, il s’agit bien de création, d’un flux stimulant qui prend vie dans la sensibilité populaire, à la manière dont le genre musical chaâbi avait prospéré au coeur et autour de la Casbah, à partir des synthèses novatrices d’un Hadj al Anqa, ce Kabyle algérois d’Azeffoun. Il s’agit d’un mouvement en appui sur l’intérêt et l’adhésion de ceux à qui il s’adresse, qui incite à l’émulation créatrice arbitrée par le public et non à figer des blocs culturels fermés et hostiles manipulés par les hégémonismes politiques. Cette dynamique culturelle est source d’amitié féconde pour les composantes de la nation, dans l’esprit qu’évoque plaisamment Zamoum lorsqu’il se souvient de sa dure captivité au bagne de Lambèse où son co-détenu fut quelque temps Abdelhamid Benzine, « cet espèce de Kabyle et de communiste » écrit-il, qui, lui faisant aimer davantage l’arabe, fut celui qui le perfectionna le mieux dans la connaissance de cette langue.

En relation avec ce qui précède et avec la crise « identitaire-démocratique » de 1949, une raison plus politique, dirais-je, m’a touché dans le témoignage de Zamoum. Son itinéraire et celui de Mazouzi, avant et après l’indépendance, comme patriotes progressistes intègres et à l’abnégation incontestée, illustrent à mes yeux une démarche de sagesse politique dans la façon de gérer la relation entre revendications politiques et culturelles, en déjouant les tentations de les transformer en otages l’une de l’autre. Aujourd’hui encore, des voix s’élèvent parfois pour se demander (et y répondre par la négative) si les promoteurs berbères de l’algérianité en 1949 avaient bien fait de mettre en veilleuse (sans l’abandonner) la revendication linguistique en attendant les jours meilleurs qu’ils espéraient de l’indépendance. Ce qu’ils considèrent à tort comme renoncement était en fait, devant les incompréhensions et les intransigeances, suspectes chez certains dirigeants, sincères chez d’autres, la décision de placer au dessus de tout la poursuite du combat uni pour l’indépendance, malgré les méfaits des tendances chauvines et antidémocratiques déjà à l’oeuvre. C’est en fait cette « ligne de masse », exprimant une conscience diffuse des dangers de division, qui a inspiré des milliers de combattants et patriotes algériens honnêtes qui, à l’instar de Mazouzi et Zamoum, n’étaient pas moins berbères de coeur que bien d’autres qui éprouvent beaucoup plus le besoin de le proclamer bruyamment que de l’illustrer dans les réalisations.

C’est avec la même outrance qu’on a voulu culpabiliser des milliers de cadres techniques ou culturels sur la seule base de leurs fonctions dans l’appareil d’Etat, sans égard aux orientations qu’ils défendaient ou appliquaient dans ces fonctions. Comme si ces fonctions interdisaient d’utiliser et si possible élargir leur marge de manoeuvre dans l’intérêt de tous les secteurs de progrès qui agissaient chacun à sa façon dans l’éventail socio-politique. Cet exemple de Mazouzi et Zamoum a illustré une des modalités de ce combat pacifique. Le désastre pour la cause légitime de la démocratie en matière linguistique, socio-économique ou politique, n’aurait-il pas été que tous les Kabyles plongent dans l’aventure insurrectionnelle de 63 ou considèrent toute forme d’arabité culturelle comme un reniement de leur berbérité algérienne?

Le problème demeure posé dans l’actualité. Je viens de trouver sur ce thème des propos acerbes et teintés de forte intolérance partisane que j’aurai l’occasion d’évoquer, dans quelques articles rassemblés par « Reporters sans Frontières » dans l’ouvrage collectif « Le Drame Algérien”,
[[Reporters sans frontières, « LE DRAME ALGÉRIEN, UN PEUPLE EN OTAGE », Ed La découverte, 1994, 95, 96]]
qui par ailleurs ne manque pas d’analyses ou reportages plus fiables. Il est regrettable que comme à propos de l’islam, le terme d’arabisation n’évoque automatiquement chez certains que ses variantes les plus négatives. L’oeuvre arabophone de Yacine n’est pas seulement courage, ténacité et talent. Elle est aussi lucidité et patriotisme chez celui qui a su la hisser à une place honorable aux côtés de son oeuvre d’expression française et de son action pour la promotion de tamazghit. Trois cordes précieuses au même arc algérien, dont une des trois, celle de l’arabité, est dans les faits une corde double. L’une et l’autre, la savante et la populaire, ont vocation d’être performantes, selon la cible et le public visés et grâce à l’entraînement ou les dons du tireur. Rien n’empêchant d’améliorer la qualité de chaque corde au fur et à mesure des possibilités et des besoins.

Pourquoi la corde arabe, pour être capable de rivaliser en audience et usages multiples avec les autres, et permettre au plus grand nombre d’Algériens d’avoir plus de chances d’atteindre la cible, ne serait-elle pas faite d’une tresse double, remarquable d’efficacité, comme le préconisait déjà en 1949 la brochure «L’Algérie libre vivra», de Idir El Watani ? Une efficacité qui lui viendrait de la confluence de sa composante arabe « classique », que notre peuple et ses spécialistes sauraient doubler et renforcer par du dialectal algérien évolutif, en attendant une corde unique moderne. Celle d’un arabe « moyen » faite d’un alliage des deux, mis au point avec des critères d’efficacité liés aux besoins et capacités progressifs des utilisateurs, en n’oubliant jamais qu’en matière de langues, l’usage est toujours le maître !

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Sadek Hadjerès