COMMENT YACINE ET NAZIM NOUS EXHORTAIENT…

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H. Kerroum, un assidu de *Socialgerie » a découvert et fait parvenir aux lecteurs du site deux vieilles coupures d’Alger républicain. Il avait pris le soin de les scanner mais vous pouvez aussi les consulter dans leur autre version la plus lisible.
Dans l’une, Kateb Yacine rapporte avec une infinie tendresse l’exemple de ce cordonnier mobilisé à sa façon comme des milliers d’autre gens du peuple pour faire vivre et défendre le quotidien de leurs espoirs et de leurs luttes.
Dans l’autre, la voix chaleureuse de Nazimp Hikmet, récemment libéré des geôles turques, franchit les espaces depuis Pékin pour assurer directement de sa solidarité et de sa confiance les Algériens torturés et détenus après le démantèlepment des réseaux patriotiques de l’O.S (Organisation Spéciale), parmi lesquels Abbane Ramdane.

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NOTRE COMMUN COMBAT

LE JOURNAL

du cordonnier

La défense d’ «Alger républicain» est avant tout l’affaire des simples gens.

Dans l’un des villages du Constantinois où la répression de 1945 fut terrible, à Lafayette, un des amis d’«Alger républicain» mérite d’être connu, non pas qu’il soit exceptionnel…

Ce n’est rien de plus qu’un cordonnier, misérable, illettré, dont les deux grands fils sont exilés en France pour faire vivre leur nombreuse famille.

Ce n’est qu’un vieillard dont l’oeil flamboie encore derrière de vieilles lunettes brisées, cependant que chaque jour on lui lit son journal.

Ce n’est toujours pas facile pour lui de trouver un lettré secourable, pour lui traduire ce que dit «Alger républicain». il lui faut bien souvent (lui qui ne gagne pas tous les jours 10 francs) non seulement payer le journal, mais encore offrir le café à celui qui voudra bien le lui lire…

Pas un seul matin, devant le dépositaire, il n’a manqué de dresser sa silhouette cassée en deux, le plus souvent en avance sur d’autres clients (quand le courrier est en retard, il n’est pas rare de remarquer un vieillard errant autour de la poste)…

C’est le cordonnier Méchouar.

Il attend son journal.

Le caïd l’a menacé.

Il lui a répondu :

«Je suis pauvre. Je n’ai pas à cacher mes sympathies, à vous qui me devez trois réparations de chaussures caïdales …»

«L’Echo d’Alger» et ses pareils ont-ils de pareils lecteurs ?

Ils n’ont que les millions de Rommel et les subsides de la colonisation.

Tandis qu’ «Alger républicain» compte combien de Méchouar parmi ses défenseurs, ses simples amis, ses modestes mais combien résolus souscripteurs?


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MESSAGE

DE NAZIM HIKMET

AUX DÉTENUS POLITIQUES

ALGÉRIENS

Le grand poète turc Nazim Hikmet, qui a passé 13 ans de sa vie dans les prisons turques, pour son attachement aux idées de liberté et de fraternité, nous a fait parvenir le message suivant à l’intention des détenus politiques algériens.

Frères,

Je n’ai pas vu vos visages et n’ai pas entendu vos voix,

je n’ai jamais serré vos mains, je ne connais pas le nom de la

plupart d’entre vous.

Mais je vous connais comme si nous étions de la même

rue, comme si nous avions étudié dans la même école, comme

si nous avions travaillé dans le même endroit, parce que nous

sommes dans les rangs de la lutte, épaule contre épaule, pour

les plus belles et les plus justes causes de l’humanité, pour

l’indépendance nationale, pour la liberté, pour des lendemains

heureux et pour la paix.

Vous êtes dignes, comme vos vaillants dockers, du peuple

algérien.

J’ai dit que je ne connais pas vos noms ; mais les honnêtes

gens du monde entier se racontent l’un a l’autre votre

lutte héroïque.

J’ai été, comme vous l’êtes, emprisonné et je sais à quoi

l’on pense parfois en prison. Plutôt que de supporter les mains

liées cette torture, on voudrait quelques fois se balancer comme

un drapeau de la liberté sur un échafaud ou bien tomber sous

les balles de l’ennemi. Si certains parmi vous ont ces pensées,

 ils n’ont pas raison.

Il faut vivre malgré les bourreaux.

Cette volonté de vivre pour le combat, beaucoup d’entre

vous l’ont. Je cite le nom d’Abane avec amour et respect.

La prison ne peut rien contre la solidarité du peuple

algérien et de vos frères du monde entier. Vous êtes parmi nous.

Votre peuple et des millions de gens, avec leurs cris de lutte,

avec leur espoir, avec leur victoire, sont, croyez-moi, dans

vos cellules.

La lutte pour l’indépendance de l’Algérie, pour la liberté

du peuple algérien, pour des jours meilleurs, la lutte pour la

paix du monde entier, continue hors des prisons et dans les

prisons.

Je vous embrasse de tout mon coeur.

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Pékin 1952

(Suivent la signature de Nazim et en caractères arabes la proclamation : Yahia al Silm wal Istiqlal : vive la paix et l’indépendance !)

KATEB YACINE ET L’APPROCHE DE CLASSE

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Voila dans une langue colorée, vigoureuse et précise, traduite de l’arabe parlé, quelle était la conception de Kateb Yacine sur les luttes qui étaient en cours en Algérie après le 19 juin 1965, replacées dans la perspective plus large des luttes de libération à l’échelle nationale et internationale.

Le texte de cette allocution est repris du site inernet de Alger républicain, qui lui rend hommage dans une introduction reproduite plus loin.

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INTERVENTION DE KATEB YACINE

AU CONGRÈS DE L’UNION LOCALE D’ALGER CENTRE

– 29 JUIN 1968

Un jour, dans un douar, deux bourgeois algériens montent dans leur voiture, et la crue d’un oued les surprend sur la route. Ils descendent, examinent le capot, et, n’y trouvant rien, concluent que le moteur a été emporté par l’oued. A cet instant arrive un travailleur. Les voyant en difficulté, il leur dit : «Qu’est-ce que vous fabriquez devant ? Le moteur est à l’arrière.»

Beaucoup de responsables sont à cette image, ils n’ont pas encore compris que le moteur est a l’arrière : le moteur, c’est le peuple. On ne peut créer ni syndicat, ni parti sans y associer le peuple. Les travailleurs ne doivent pas seulement participer aux entreprises, ils doivent les diriger, et se charger totalement de leur fonctionnement.

Il n’y a pas de différence entre les travailleurs manuels et intellectuels. C’est en jouant avec ses mains que notre ancêtre, le singe, a commencé à travailler, et s’est aperçu qu’il était un homme. La conscience politique supprime tout écart entre la classe ouvrière et ceux qu’on appelle les intellectuels. Il faut en finir avec les tabous, il faut abattre les idoles, et montrer les réalités telles qu’elles sont. La révolution de la terre autour du soleil est une chose naturelle. La révolution, c’est le mouvement physique de l’univers, et c’est aussi le mouvement des peuples, des sociétés, des hommes du monde entier. La vérité est simple, la révolution ne s’arrête jamais, les problèmes ont des solutions.

Votre Congrès a des échos au sein du peuple, malgré le silence d’une certaine presse, dite nationale. C’est toujours la même histoire : ce sont les bourgeois qui ne savent pas où se trouve le moteur, ce sont les bureaucrates qui ignorent les phénomènes profonds du pays. Par exemple, il y a un an, la presse et la radio ont ignoré la grève de chez Philips, de la même façon qu’on a passé sous silence d’importantes actions de la classe ouvrière. Il faut en finir avec le mensonge. Nous ne sommes pas contre l’État; cependant, dans la mesure où il nous appartient, nous sommes libres de le construire, mais libres aussi de le détruire s’il cesse de servir les intérêts du peuple. Tous ceux qui veulent ruser avec le mouvement naturel du monde, le mouvement profond des masses populaires, sont condamnés à se tromper. Mao Tsé-toung dit : «Celui qui soulève une pierre plus lourde que lui la verra retomber sur ses pieds.»

En Algérie, la lutte des classes doit être à la base du concept même de la nation. Depuis la naissance du F.L.N., on connaît une certaine méfiance à l’égard de l’ouvrier, de l’intellectuel, de la femme, du jeune. Des criminels, des bourgeois en puissance ont dénaturé le mouvement de libération ; ils ont déçu le peuple. En montrant au grand jour, dès l’Indépendance, leurs sordides divisions internes, ils ont trahi la révolution avant son premier terme. La base a la volonté profonde de vivre, et de s’occuper elle-même de ses affaires.

Les dirigeants bureaucratiques corrompus, craignant cette volonté, y opposent un rempart qu’ils appellent Parti, ou bien État. C’est en réalité un rempart de la réaction qui tend à éviter que les problèmes idéologiques soient posés. Alors, on a voulu que le socialisme algérien soit bâtard, on a mis la religion, puis le nationalisme en avant. Après avoir décapité le Parti, on a décapité le syndicat, le mouvement intellectuel, et on a tenté la même chose avec le mouvement étudiant. Mais on ne peut décapiter tout un peuple. Ceux qui s’opposent au peuple, à ses aspirations, à son progrès et à son mouvement naturel, sont condamnés à se casser les dents.

Il est scandaleux qu’un mouvement syndical ne puisse pas avoir un organe d’expression, dans ce pays où on peut acheter France-Soir. Mais les ennemis font bien de se démasquer dès maintenant.

Les années que nous avons perdues, en apparence, sont des années d’apprentissage douloureux, mais utile, car nous avons pu voir que ceux qui se drapaient sous les couleurs du nationalisme ne sont ni des patriotes, ni des socialistes, mais des saboteurs, des collaborateurs du colonialisme et de la bourgeoisie bureaucratique nationale. Les problèmes que vous rencontrez sont les mêmes que nous rencontrons, en tant qu’écrivains.

Il y a peu de temps, s’est tenu à Alger un colloque de la culture. Le mot colloque est un mot bourgeois ; il signifie : réunion restreinte. On veut donc mettre la culture entre les mains de spécialistes pour la maintenir loin du peuple. De cette façon, ceux qui se révoltent contre le mensonge sont réduits au silence. Quant à nous, face aux fantoches de l’Union des Écrivains, nous voyons un congrès. Le fait que vous ayez réussi à faire votre congrès, que les frères cheminots aient pu tenir le leur, et que les étudiants aient rejeté toute tutelle, nous donne l’espoir que nous aussi, écrivains, hommes de culture, un jour nous pourrons nous exprimer. Il est nécessaire de démystifier la culture, l’acte d’écrire. Prenons par exemple de grands révolutionnaires comme Lénine ou Hô Chi Minh que signifie pour eux la culture.

Quand Lénine créa «L’Étincelle» , le journal qui fut le précurseur de la Révolution d’Octobre il y fit s’exprimer des analphabètes. Ces gens qui ne savaient pas écrire, ou qui faisaient des fautes d’orthographe, avaient quelque chose à dire. Peu importe la forme, le contenu seul est important. Donc pour faire un journal, il faut saisir la réalité sans tricher la perfection (la perfection n’existe pas. Dans la vie, les choses imparfaites sont les plus riches) et sans attendre la bénédiction d’en haut.

Les Chinois, au sein de la Révolution culturelle, expriment leurs idées, les reproduisent par tous les moyens même à la main, et les font circuler. Ils ne se laissent pas enfermer dans le ghetto de l’expression officielle. L’acte de penser d’écrire ne doit pas être réservé à une catégorie de gens, cela doit être le fait de tous II faut faire circuler les idées par n’importe quel moyen, machine à écrire, ronéo, à la main, de bouche à oreille, et en faisant participer le maximum de gens.

Dans le domaine de la culture, du théâtre, de la littérature, nous devons abattre le phénomène hypocrite de la censure, l’ennemie de la vérité Si nous examinons la radio, les moyens d’information, la pseudo-culture de notre pays qui se veut socialiste, nous nous apercevons qu’ils sont envahis par des productions impérialistes : voyez les cinémas, les cabarets, les plages, le style de vie, la bourgeoisie qui se développe, la presse du cœur. la bêtise qu’on inculque à notre peuple. Nous étions amoindris par cent trente ans de colonialisme et, jusqu’à présent, nous ne sommes pas nous-mêmes.

Un de nos graves problèmes est celui de la femme. Les femmes algériennes ne s’expriment pas. Ceux qui, en obligeant la femme à se taire, amputent ainsi le pays de moitié, ont peur de ce que représente la force énorme du peuple algérien. Ils ont peur parce que l’Algérie représente, en Afrique, ce que le Viêt-Nam est en Asie. Ils profitent du fait que l’Algérie soit obligée de mener deux révolutions à la fois pour semer la confusion.

Vous savez que le peuple vietnamien est un peuple frère. Nous avons mené la même lutte. Il y a quelques mois, j’ai eu occasion d’aller en R.D.V. et j’ai essayé de comprendre quelle était la force de nos frères vietnamiens, celle qui nous manque pour être le Viêt-Nam de l’Afrique. J’ai remarqué une chose très importante, au niveau des dirigeants : Hô Chi Minh, qui a passé la moitié de sa vie dans les maquis, mène une vie très effacée, il porte des sandales de caoutchouc, son train de vie est le même que celui de son peuple. Il donne depuis plus de trente ans, un tel exemple de militantisme que même les cadres ne peuvent succomber aux tentations d’embourgeoisement. Hô Chi Minh anime la révolution de telle façon qu’on ne peut la trahir. Il est conscient que s’il existe un fossé, si petit soit-il, entre les cadres et le peuple, la révolution est en danger. Chez nous, ce fossé ne doit pas exister non plus.

Enfin je vous apporte le salut fraternel des travailleurs algériens en France puisque l’hémorragie de nos bras et de nos cerveaux continue. II y a longtemps que nous avions souligné les dangers de cette émigration La première chose à faire, dans un pays socialiste, c’est de liquider le chômage. Les Vietnamiens l’on fait, les Chinois l’ont fait. II faut à tout prix définir notre socialisme, de façon scientifique, et l’appliquer rigoureusement, sous le contrôle des travailleurs

Je souhaite plein succès au 3e congrès de l’Union Locale d Alger Centre.

U.L.A C. ! U.L.A.C. ! U.L.A.C. !

A bas les koulaks!
. [[On appelait koulaks, pendant la guerre civile, en Union soviétique, les propriétaires fonciers qui s’opposaient au socialisme à la campagne.]]

Kateb Yacine

Texte traduit de l’arabe parlé

U.L.A.C. – Information, 45, rue Hassiba Ben Bouali, Alger


Dans son édition en ligne du lundi 2 novembre dernier, Alger républicain avait précédé cette allocution de Kateb Yacine par l’introduction suivante:

« Kateb Yacine, dans sa démarche d’homme de théâtre, d’écrivain-journaliste, de militant engagé et d’humaniste, voulait intégrer le petit peuple dans son histoire. Il voulait aussi que ce petit peuple pour lequel il vouait une réelle tendresse soit impliqué et prenne conscience de l’histoire et des préoccupations des autres peuples … Kateb Yacine était un homme de vérité. » Ziani Chérif Ayad, le « Soir d’Algérie » du 27 octobre 2009.

Responsable de la compagnie de théâtre Gosto et organisateur des Premières rencontres en hommage à Kateb Yacine, Ziani Chérif Ayad a décrit en quelques mots lumineux l’oeuvre de l’écrivain génial, disparu il y a vingt ans, et le sens du combat qu’il a mené toute sa vie. Kateb Yacine était un écrivain engagé au sens plein du terme. Pas seulement parce qu’il avait adhéré au parti communiste algérien en 1947, écrit dans Alger républicain et maintenu des rapports étroits avec les communistes jusqu’à sa mort.

Dans le style littéraire qu’il a développé et prolongé par un effort remarquable pour valoriser l’arabe parlé au théâtre, Kateb Yacine s’était attaché à ne jamais dissocier la forme du contenu. Et ce contenu bruissait des luttes du peuple algérien, des souffrances, des batailles et des espoirs des exploités. De nombreux écrivains algériens se sont distingués ces dernières années à travers leurs écrits par leur participation au combat contre l’obscurantisme, mais très peu d’entre eux font l’effort de remonter jusqu’aux racines sociale, politiques et idéologiques de classe de cette conception rétrograde du monde.

Au contraire de ces démarches intellectuelles qui ne vont pas jusqu’à dénoncer la domination de la bourgeoisie, Kateb Yacine s’était fait un devoir, dès ses premières oeuvres, de mettre à nu les liens entre l’instrumentalisation de la chape religieuses et l’influence des puissances d’argent veillant à étouffer dans l’oeuf l’éclosion d’une conscience sociale qui remettrait en cause leur domination. Dans ce discours que Kateb a prononcé en 1968 devant les congressistes de l’Union locale d’Alger-centre (UGTA), l’écrivain de talent a affirmé avec force ses convictions socialistes et ses prises de position pour l’affranchissement des exploités de la domination. Il ne les reniera jamais.

Avec beaucoup de pertinence et de sens de l’observation, affinés au contact de ses amis politiques et des travailleurs, l’ecrivain perçoit dans les pratiques et l’hégémonie de franges entières du régime de l’époque, les germes d’un système qui finira par tourner complètement le dos 10 ans plus tard aux classes laborieuses et à leur espoir dans l’avènement d’un monde meilleur.

AR

« À VOUS QUI ÊTES APPELÉS A NOUS JUGER ! »

Un heureux hasard permet d’éclairer davantage la commémoration du 55ème anniversaire de Novembre 54, hors des lieux communs et stéréotypes auxquels nous ont habitués les creuses célébrations officielles. A côté des quelques épisodes et témoignages relatés sur ce site, « Socialgerie » a reçu de l’ACB (Association Culturelle Berbère)
de Paris l’annonce de la projection dans ses locaux d’un film documentaire  » À vous qui êtes appelés à nous juger! » dont El Watan a fait état lors de sa première projection le 26 mars 2008.
Ci dessous la reproduction de cet article.

La projection se déroulera à l’ACB, le mercredi 6 Novembre à 19 heures. Entrée libre. 37 bis rue des Maronites, Paris 75020, Tel: 01 43 58 23 25. Metro Menilmontant


Abderrahmane Hayane. Producteur.

Écrire l’histoire autrement…


(article paru dans El Watan du 26 mars 2008)

« À vous qui êtes appelés à nous juger », de Nordine Inoughi et Boualem Guéritli, l’un des documentaires en compétition dans la manifestation Panorama de l’audiovisuel qui se tient actuellement à l’OREF, ne passera probablement pas inaperçu. Il sera diffusé aujourd’hui à 11h30 à la filmathèque Mohamed Zinet. Son producteur nous en parle.

En quoi « A vous qui êtes appelés à nous juger », est-il inédit et que raconte-t-il exactement ?

Ce documentaire de 70 minutes est avant tout l’histoire de la déclaration du 1er Novembre 1954, de sa conception jusqu’à sa proclamation. Pour nous et les co-auteurs de ce documentaire, Noredine Inoughi, ancien journaliste à la Radio nationale et Boualem Gueritli, ancien réalisateur à l’ENTV, la genèse de la guerre de libération et la longue maturation politique qui a précédé le lancement de la Révolution, remontent à mai 1945 et les manifestations de Sétif, Guelma et Kherrata durement réprimées par l’occupant. C’est ce long processus que nous avons voulu raconter jusqu’à l’aboutissement final qui aura lieu dans un petit village perdu au fond de la Kabylie, Ighil Imoula, devenu le symbole de la guerre de libération. Le documentaire repose sur les témoignages des acteurs encore vivants de cette phase historique qui a précédé Novembre 1954.

Est-ce un documentaire parmi tant d’autres sur cette période de l’histoire de l’Algérie?

A ma connaissance, les documentaires ayant traité de cette période précise de l’avant-guerre se comptent sur les doigts d’une seule main et encore je suis large. Ceux qui on vu ce documentaire pensent qu’il est important pour la lecture de notre histoire. Il n’a pas l’ambition d’écrire l’histoire, mais simplement d’apporter un éclairage supplémentaire. C’est en cela que ce projet a généré autour de lui beaucoup de passion. Pour la première fois, des témoins et des acteurs directs de cette période témoignent à cœur ouvert. Des personnalités qui représentent pratiquement tout le panel politico-idéologique de cette période et jusqu’à aujourd’hui, nous racontent leurs morceaux d’histoire qui, assemblés, nous révèlent une vérité extraordinaire : au-delà de leurs rivalités intestines, les nationalistes algériens n’ont pas cillé, le moment venu, devant l’évidence de se lancer à corps perdu dans la grande bataille de la libération du pays face, à l’époque, à la 3e plus grande puissance mondiale. Ils avaient 20 ans ! Des personnalités comme Hocine Aït Ahmed, Bachir Boumaza, Ali Zammoum – que Dieu ait son âme – ou encore Abdelhamid Mehri, n’ont pas hésité longtemps à témoigner devant les caméras. La crise berbériste trouve enfin dans ce documentaire le témoignage qu’elle mérite à travers notamment ceux de Sadek Hadjres, ancien dirigeant communiste algérien, ou encore Mohamed Harbi, éminent historien. Au-delà de son aspect historique, voire pédagogique, nous avons voulu produire un documentaire de grande qualité, un produit qui aurait sa place dans n’importe quel festival au monde. Il est d’ailleurs produit en deux langues, l’arabe et le français, en attendant sa version en tamazight dans quelques semaines.

Comment avez-vous géré l’aspect financier de cette œuvre ?

Vous savez, certaines productions, pas très anciennes, ont reçu un financement public record pour une qualité qui laisserait pantois des élèves en première année de formation au cinéma. Par certains aspects, la production algérienne a même touché le fond. On ne pourrait pas descendre plus bas. Pour nous, la production de ce documentaire a essentiellement consisté à puiser dans nos bas de laine. La participation publique a été extrêmement faible à notre grand dépit. Nous aurions voulu donner un cachet particulier à ce documentaire en réalisant des reconstitutions historiques sur le modèle de ce que fait couramment aujourd’hui une chaîne comme la BBC. Il nous a fallu déchanter très vite. La télévision algérienne a été aux abonnés absents durant les trois longues années où nous avons préparé ce documentaire. Sans aucune explication. Nous ne sommes pas les premiers à avoir subi ce genre d’attitude de la part de la seule institution audiovisuelle de ce pays, installée dans un monopole total suicidaire pour la production audiovisuelle algérienne. Nous ne serons pas les derniers, loin de là, tant que les choses ne changeront pas, qu’il n’y est pas une véritable ouverture audiovisuelle, une vraie concurrence télévisuelle, seul gage d’une véritable émulsion qualitative de la production cinématographique et télévisuelle en Algérie. En termes de télévision, nous en sommes encore à l’ère du seul lait Lahdha et de la seule voiture Zastava des années 1970 et 1980. Pourquoi ce titre ? Peu de gens le savent peut-être, surtout parmi les jeunes générations, mais « A vous qui êtes appelés à nous juger » est simplement la première phrase de la déclaration officielle de Novembre 1954. Elle voulait tout dire en quelques mots…

Par M. M.


بيان 1 توفمبر 1954


ALI – ZAAMOUM, ÉVEILLEUR ET RASSEMBLEUR

Ali Zamoum nous a quitté le 27 août 2004, à deux mois du cinquantenaire du 1er Novembre 1954. Sa disparition aura été un moment particulièrement impressionnant, tout comme aura été exceptionnelle sa vie. Une foule immense avait accompagné sa dépouille d’Ighil Imoula au cimetière des martyrs de Tizi-n-tleta où il repose à côté de ses compagnons tombés au champ d’honneur. Il y avait en particulier ses amis de toujours, Mohand Saïd Mazouzi, Meziane Louanchi, Samir Imalayen…ou encore les anciens de Debza, la troupe de théâtre engagée. Il y avait surtout les anonymes, les jeunes, les gens du peuple venus si nombreux témoigner de leur considération pour Da Ali, l’ami des pauvres.

Un fait n’a toutefois pas manqué de m’interpeller : que ce soit à la levée du corps à l’hôpital Paul Broussais (Paris), ou lors de son enterrement au carré des martyrs de Tizi-n’Tleta, des personnalités d’horizons politiques tout à fait opposés se sont associées pour rendre un hommage éclatant au fils du Djurdjura.

Quelle signification peut-on donner au fait que Mohamed Harbi, l’irréductible opposant, et Mohamed Ghoualmi, l’ambassadeur d’Algérie en France, se soient retrouvés auprès du corps d’Ali Zamoum pour prononcer, à peu de choses près, les mêmes paroles ? Que nous dit la présence de Mustapha Bouhadef du FFS ou Ferhat M’henni du MAK dans le même rassemblement que Redha Malek et le Général Touati ? Qu’est-ce qui a fait se déplacer des personnalités aussi diverses que Aït Menguelet, Ben Mohamed, le professeur Abdelmoumène, Hachemi Cherif (lui-même aujourd’hui disparu), Arezki Aït Ouazou et tant d’autres encore… ?

Un début de réponse à cette interrogation, nous pouvons le trouver dans l’allocution que prononça Mohamed Harbi à la morgue de Paul Brousse, avant le départ du corps pour l’aéroport et l’Algérie ; il avait dit : Ali Zamoum est un des fondateurs de l’Algérie, un fondateur de la république algérienne.

Quel magnifique hommage au jeune Kabyle qui porta sur son dos la ronéo et le tract du 1er Novembre 1954 ! A l’un de ceux qui offrirent en sacrifice leur bien le plus précieux (la vie) pour que vive l’Algérie. A tous ceux qui, avec Ferhat Abbas, dirent : «être ou ne pas être, vivre en peuple Algérien libre et indépendant ou rester une multitude d’esclaves, devant cette alternative notre choix est fait!»

En cette veille du 1er Novembre nous voulons aller plus loin : si la disparition d’Ali Zamoum avait suscité tant d’émotion, en particulier chez les jeunes et tous ceux que préoccupe le devenir de l’Algérie, c’est, nous semble-t-il, pour ce qu’il représente aujourd’hui encore comme attitude face aux grandes difficultés qu’affronte le pays.
L’assistance aux enfants abandonnés à l’indépendance, l’engagement conséquent en faveur de l’Autogestion, le soutien à Kateb Yacine et l’Action Culturelle des Travailleurs, la redynamisation des Djma’a de villages, l’accompagnement du mouvement de la jeunesse de Kabylie après 1980, la fondation de l’association de solidarité «Tag’mats» en 1996 sont autant de témoignages éloquents sur le sens et la constance des valeurs pour lesquelles Ali Zamoum s’est engagé.

Par son action politique, culturelle et sociale, par sa manière de vivre au quotidien, Ali Zamoum a œuvré, sa vie durant, à faire vivre des idéaux que nous nous permettons de résumer en cinq grands axes :

  1. Un attachement intransigeant à l’Algérie, que rend bien l’expression de Mohamed Boudiaf : l’Algérie avant tout.
  2. Une vision de la nation d’où est bannie toute forme d’exclusion, qu’elle soit d’essence ethnique, religieuse, de sexe ou régionaliste.
  3. Une exigence éthique permanente faite de primauté de l’intérêt collectif sur l’intérêt individuel ou de clan, de refus de la corruption et de la compromission sous toutes leurs formes ; de solidarité avec les faibles et les opprimés, du culte de la vérité et rejet du mensonge, «même pour la bonne cause»; de fidélité aux principes et aux engagements pris.
  4. La démocratie sociale comme projet de société susceptible de donner corps au rêve d’une Algérie d’où seront bannies la misère, l’injustice et l’inculture .
  5. L’action politique, mais également l’action culturelle, l’action sociale et l’exemplarité des comportements comme autant d’instruments que les militants de l’Algérie se doivent d’utiliser afin de réaliser le progrès pour tous.

Ces idéaux, à notre avis, sont en vérité la traduction pratique, en permanence actualisée, du projet de Novembre 1954 ; ce dernier, loin de s’éteindre à l’indépendance, continue d’alimenter de son humanisme vivant la marche de l’Algérie vers son destin. En ce sens, et Ali Zamoum le dit explicitement dans son livre «Tamurth Imazighen», il aura été un «survivant», sa mission était de transmettre aux générations nouvelles le message de Novembre. Ce qu’il fit.

Et c’est pour se réchauffer à ce rêve collectif que des hommes et des femmes de tous bords, mais qui ont l’Algérie au cœur, s’étaient retrouvés afin de rendre un vibrant hommage à celui qui demeura fidèle à une si admirable promesse.