ENTRETIEN AVEC HUGH ROBERTS, AUTEUR DU LIVRE  » BERBER GOVERNMENT »

Huffpost maghreb .com a mis en ligne le 28 avril 2015 un entretien avec Hugh Roberts, auteur de “Berber Government”, article signé par de Daikha Dridi


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« L’IMPORTANCE DE L’HISTORICITÉ ÉCONOMIQUE, SOCIALE ET GÉOPOLITIQUE, POUR ÉCHAPPER AU PIÈGE RÈDUCTEUR DES APPROCHES ESSENTIALISTES »


extraits: …/…

« LES LECTURES ESSENTIALISTES

EXPRIMENT L’INTÉRÊT

DE CEUX QUI LES ÉNONCENT »

Je mets des guillemets autour de « modernité » précisément pour ne pas tomber dans les clichés, qui sont très enracinés à ce jour, sur le « mythe Kabyle », que vous réussissez très subtilement à éviter. On sent en le chercheur que vous êtes une part indubitable de grande affection et admiration pour le sujet de votre recherche et pourtant comment faites-vous pour ne pas vous laisser happer par la tentation de la lecture essentialiste?

Hugh Roberts : …/… D’abord, parce que je suis sur mes gardes, car les lectures essentialistes, je ne les aime pas. Celles-ci sont toujours réductionnistes, parce qu’elles expriment l’intérêt de ceux qui les énoncent, qui est une volonté de dominer d’une manière ou d’une autre la société ou la population objet de leur regard -qu’elles soient les Kabyles ou les Algériens ou les Arabes ou les Musulmans, etc.- en les réduisant à une essence quelconque.

Ce faisant, une lecture essentialiste inflige des blessures à une société en en faisant un portrait simpliste qui nie sa complexité et donc des éléments de sa vitalité.

En second lieu, parce que j’aime -et j’en suis très conscient- la complexité car celle-ci pose des défis à l’analyste qui s’ambitionne, comme c’est mon cas, d’en rendre compte. Personnellement, je savoure les détails et j’essaie toujours de les comprendre dans mes analyses.

Troisièmement, par principe scientifique, parce que je considère qu’une hypothèse qui rend compte de plus de faits, de plus d’aspects du réel, est évidemment supérieure à celle qui ne rend compte que de ce qu’elle considère, normalement par a priori intéressé et dogmatique, comme « essentiel ». L’hypothèse qui respecte la complexité est plus scientifique que celle qui ne la respecte pas
.
Un chapitre fascinant est comment cette organisation politique de la société kabyle a été influencée si ce n’est produite par l’économie particulière de cette région. Comment expliquez-vous la très forte densité de la population dans la région des Igawawen?

Hugh Roberts : Avouons que cette densité extraordinaire est un peu mystérieuse et qu’il est probable que nous n’en saurons jamais exactement les causes.

Je suggère dans “Berber Government*” que la société kabyle a connu une grande crise à partir du 16e siècle, suite à la prise de Béjaïa par les Espagnols, l’avènement des frères Barberousse et les Ottomans et les guerres qui ont émaillé cette période -entre musulmans et Espagnols, entre la Régence et Koukou, entre la Régence et Qal’a N’Ath Abbas et entre Koukou et Qal’a.

Je soutiens que tout ce chambardement et l’insécurité générale qui était son corollaire ont provoqué des vagues d’immigration des populations du bas pays cherchant refuge à la montagne, mais apportant avec eux dans pas mal des cas des éléments de la culture urbaine, dont l’artisanat commercial et parfois raffiné.

Ceci a fini par devenir un apport immense à la vie économique de la société montagnarde et a permis une croissance démographique qui est allée de pair avec la croissance économique mais aussi avec un changement très important dans le mode de l’habitat des Kabyles, l’émergence du grand thaddarth des Igawawen, qui n’existait pas avant cette période et qui a amené d’autres changements dans le droit local et l’organisation politique par la suite.

C’est du moins mon opinion. Le manque de documentation, pour ne pas parler de chiffres, pour cette période est à peu près total, mais j’ai mis en rapport des informations qui appuient mon hypothèse.


ENTRETIEN AVEC HUGH ROBERTS:

« SANS ETRE EUROPÉENS OU DE FAUX MUSULMANS,

LES KABYLES SAVAIENT SE GOUVERNER »

HuffPost Algérie

par Daikha Dridi

Publication: 25/04/2015

o-hugh-roberts-900.jpg Dans cet entretien réalisé par Daikha Dridi, à San Francisco, Hugh Robert, auteur de Berber Government* s’attaque au « mythe kabyle » très développé dans la littérature coloniale. Il met en exergue la singularité de l’organisation politique de la Kabylie pré-coloniale qui a atteint un niveau permettant de faire face aux crises et de trouver des solutions qui sauvegardent l’intérêt général. Il explique qu’il s’est passé quelque chose de « remarquable » dans le Djurdjura avec le développement d’un système politique extraordinaire, comme on n’en trouve « nulle part ailleurs ». Il est question dans l’entretien de Kabylie, des Igawawen, de l’exhérédation, du royaume de Koukou… Mais aussi de la Libye. Passionnant!

HuffPost Algérie: En Afrique du Nord, les berbérophones et plus précisément les Kabyles algériens sont « moins musulmans » et donc forcément « plus démocrates » que le reste de la population arabophone. C’est en gros cela le « mythe kabyle », une construction coloniale française qui continue à être fréquemment utilisée par journalistes et chercheurs dans leurs analyses de l’Algérie contemporaine. Hugh Roberts, tout en immunisant contre ce type d’analyses, votre livre « Berber Government » sur la Kabylie pré-coloniale rend compte d’une singularité exceptionnelle de la société kabyle à cette époque…

Hugh Roberts: Oui, sauf que les tenants du « mythe kabyle » me semblent avoir raisonné plutôt à l’inverse: Partant des analyses admiratives des « républiques » du Djurdjura faits par les ethnologues quand même sérieux tels Hanoteau et Letourneux, ils ont sauté à la conclusion « puisque les Kabyles sont démocrates, ils sont comme nous et donc ne peuvent pas être de vrais musulmans », ce sur quoi Hanoteau et Letourneux ne les suivaient point.

Pour ma part, je soutiens que la Kabylie pré-coloniale et, en particulier la société des Igawawen du Djurdjura offrent l’exemple le plus développé – on peut même dire le plus raffiné- de la tradition d’organisation politique centré sur la Jema’a, l’assemblée du village ou de la tribu.

Les tenants du « mythe kabyle » ne voyaient cette tradition que chez les Kabyles ou à la limite chez les populations berbérophones en général et, ce faisant, opposaient les Kabyles (ou Berbères) aux « Arabes », catégorie résiduelle aux contours flous. En même temps, ce mythe soutenait que les Kabyles n’étaient que des musulmans « tièdes » voire carrément « anticléricaux » à la française, contrairement aux « Arabes » censés être tous des fanatiques religieux.

Donc ce mythe véhiculait une version précoce de ce qui est devenu un dogme pour une bonne partie de l’opinion occidentale jusqu’à nos jours, à savoir l’incompatibilité fondamentale entre l’Islam et la démocratie. Or, d’une part, beaucoup des populations arabophones, dont personne ne mettait en question la foi religieuse, se gouvernaient par la Jema’a, et, d’autre part, la cité -la communauté politique- kabyle était une cité musulmane: Seuls des musulmans pouvaient en être membres et y participer.

La thèse que les Kabyles en Algérie pré-coloniale avaient un rapport à la religion tout à fait différent de ce qui existait chez les Arabophones est fausse. Ceci ne signifie pas pour autant que les Kabyles n’étaient pas exceptionnels. Ce qui les distinguait, surtout les Igawawen, était la complexité de leur organisation politique et du caractère de leur droit coutumier.

Les meilleurs ethnologues français du 19e siècle, Hanoteau et Letourneux et Émile Masqueray, qu’il ne faut pas confondre avec les tenants du « mythe kabyle », voyaient et décrivaient cela, du moins en partie, mais ne parvenaient pas à l’expliquer.

C’est ce que j’ai voulu faire dans mon livre, en démontrant en quoi cette complexité et singularité étaient les produits, non pas d’un quelconque « génie berbère », mais de l’Histoire sociale, économique et politique très particulière -et, de surcroît, plutôt récente- de la région depuis le début du 16e siècle, la prise de Béjaïa par les Espagnols et l’avènement de la Régence ottomane.

La Kabylie est un sujet qui passionne beaucoup en Algérie et en France et qui continue à inspirer énormément d’ouvrages d’universitaires, historiens, anthropologues. « Berber Government » pourtant constitue à nul doute un véritable tournant. Par exemple, vous commencez par démonter les thèses des deux « maîtres à penser » en la matière, Pierre Bourdieu et Ernest Gellner.

Hugh Roberts: Ce sont deux auteurs pour lesquels j’ai du respect. Je ne pouvais pas écrire mon livre sans les citer et, avant de développer mon analyse, il fallait expliquer pourquoi je ne partage pas les leurs. Pour être concis, j’ai rompu avec la thèse de Gellner en proposant une lecture non-segmentariste de l’organisation politique kabyle en insistant sur la présence et l’importance des institutions.

Ce sur quoi j’ai pris mes distances aussi avec Bourdieu, qui, pour des raisons différentes, avait également tendance à ne pas saisir -voire nier- l’importance de ces institutions. En deuxième lieu, j’ai insisté sur l’approche historique pour compléter et, au besoin, corriger les analyses des anthropologues et des sociologues.

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Bourdieu était contre la guerre et avait un message à passer

Les contributions de Pierre Bourdieu sur la Kabylie sont considérées en Algérie et ailleurs comme les fondements des travaux de recherches modernes sur le sujet, et pourtant vous démontrez une presque insoutenable légèreté de Bourdieu dans son analyse, à quel point ses conclusions sont hâtives et ne sont nullement ancrées dans un raisonnement rationnel…

Hugh Roberts: Oui, il a fait des erreurs de taille que j’ai relevées. Il s’agit des premiers écrits de Bourdieu sur la Kabylie dans son “Sociologie de l’Algérie” et la version anglaise, “The Algerians”, où il offre sa lecture de l’organisation politique.

J’ai beaucoup de respect pour certains de ses autres écrits, dont “Le déracinement” et “travail et travailleurs en Algérie”, et son bel article, « Le sens de l’honneur », que je considère comme une grande contribution à la connaissance de la société kabyle et de la société algérienne en général.

The Algerians” était un des premier livres que j’ai lus tout au début de mes recherches sur l’Algérie et j’ai certainement profité de cette lecture, mais en le relisant plus tard à la lumière de mes propres recherches j’ai constaté beaucoup d’affirmations que je ne pouvais pas accepter.

Notons que Bourdieu a fait ses enquêtes sur le terrain en pleine guerre d’Algérie, le pire des moments pour observer la vie politique locale puisque chaque Jema’a était sous le coup de l’armée française ou aux ordres de l’ALN.
Je pense qu’il faut aussi comprendre que, étant contre cette guerre, Bourdieu avait un message à passer et voulait faire vite. Sociologie de l’Algérie est sorti en 1958. Le problème, c’est qu’il n’a pas revu et corrigé sa première lecture.

Je pense que c’est parce qu’il croyait avoir trouvé, dans son analyse du code d’honneur, la clef de l’organisation kabyle et, optant ainsi pour une analyse essentialiste, ne savait pas concilier l’importance de ce code ni avec l’importance des institutions, sur laquelle Hanoteau et Letourneux et Masqueray avaient raison d’insister, ni avec le fait que les communautés villageoises en Kabylie n’étaient pas toutes fondées sur des rapports de parenté, loin s’en faut, et ce fait lui a échappé.

Ernest Gellner, lui, a tout simplement raisonné par présomption: Que les Kabyles d’Algérie (qu’il ne connaissait pas) devaient avoir une organisation sociale (et politique) similaire à celle des Berbères de l’Atlas marocain (qu’il a longuement étudiés). Pour vous, cela est une erreur colossale.

Hugh Roberts: Oui. Sa thèse de la segmentarité, qui suppose l’absence radicale d’institutions politiques et explique le maintien de l’ordre par le jeu -opposition et équilibre- des segments, qui sont tous des groupes de parenté, et la médiation des saints, ne peut point rendre compte de la vie politique kabyle.

Cependant, on voit dans “Saints Of The Atlas”, son beau livre sur les Ihansalen du Haut Atlas Central marocain, que Gellner avait déjà l’ambition de généraliser à partir de son analyse du pays Ihansalen, région des pasteurs transhumants, aux autres populations berbérophones.

Il manifeste cela dans la critique qu’il a faite de la thèse de Montagne sur les Chleuh entièrement sédentaires du Haut Atlas Occidental et l’Anti-Atlas, que Gellner n’a jamais étudiés de près non plus. Montagne étant mort depuis longtemps, seul Jacques Berque, fort de sa propre étude “Structures sociales du Haut-Atlas”, aurait pu contester sérieusement la théorie de Gellner.

En fait, Berque a laissé entendre, dans la deuxième édition de son livre, qu’il ne croyait pas à cette thèse sur la segmentarité mais il n’a pas pris la peine de la contester frontalement. Ceci étant, ayant revendiqué les Chleuhs sédentaires pour son modèle, Gellner a supposé qu’il pouvait faire de même pour les Kabyles, dont l’habitat, la vie économique et le rapport aux villes, pour ne pas parler de l’organisation politique, ne ressemblent en rien à ceux du pays Ihansalen, comme si rien ne compte à part les liens de parenté et la religion.

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Une organisation politique qui tenait en échec les facteurs de division

Pour en arriver au cœur de votre démonstration: La « modernité » du Kabyle pré-colonial. La modernité dans le sens ou l’organisation des relations sociales dans les villages kabyles Igawawen n’était pas fondée primordialement sur les filiations parentales et tribales, loin s’en faut, il s’agissait bien d’un système politique assez complex

Hugh Roberts: Tout à fait, sauf qu’à aucun moment je ne lui attribue une quelconque modernité. En fait, je n’ai que faire du couplet société moderne-société traditionnelle, qui appartient, à mon avis, à l’époque coloniale et au discours auto-légitimant des puissances occidentales.

La thèse qu’il n’y avait que la parenté (clans, tribus etc.) et la religion ( ‘ulama,igurramen/imrabdhen, zawāyā) était une manière de dire que les populations en question n’avaient pas de vie politique propre, donc ne savaient pas se gouverner et avaient besoin qu’on les gouverne.

Et voilà la justification du régime colonial en Algérie ou du sultanat au Maroc, de la combinaison des deux sous le Protectorat et de la thèse de Gellner que le Haut Atlas Central au Maroc était régi par une combinaison de sociologie -la structure sociale de type segmentaire- et de Hagiarchie – l’autorité, fondée sur la baraka, des saints de la lignée Ihansalen.

(Sur ce point, le cas kabyle est particulier dans ce sens qu’en leur prêtant une capacité hors commun de se gouverner, le mythe kabyle a soutenu que les Kabyles devaient forcément être soit d’une souche lointaine européenne soit de toute façon pleinement aptes à devenir des Français : leur capacité de se gouverner était elle-aussi mise à contribution pour justifier la présence française).

Ce que j’essaie de démontrer est que, sans pour autant être d’origine européenne ou de faux musulmans enclins à se laisser assimiler par la France, les Kabyles et en premier lieu les Igawawen savaient se gouverner.

Ils s’étaient dotés d’une organisation politique qui tenait en échec les facteurs de division liés aux clivages entre familles et lignées par le biais d’un code de droit (qānūn) qui se faisait respecter par tout le monde parce qu’édicté par une assemblée représentative dans laquelle tous les groupes étaient impliqués et dont les débats étaient structurés par des alliances politiques (les sfūf) qui transcendaient les liens de parenté.

Masqueray, qui avait compris beaucoup de cela, y voyait non pas la « modernité » mais des parallèles avec la cité antique des Grecs et des Romains. Plutôt d’assimiler le cas kabyle à d’autres histoires, qu’elles soient modernes ou antiques, je me contente d’insister sur le fait qu’il s’est passé quelque chose de remarquable dans le Djurdjura, le développement d’un système politique extraordinaire, comme on n’en trouve nulle part ailleurs en Afrique du Nord, système complexe, certes, mais aussi cohérent et assez stable, dont est née une tradition politique qui n’a pas encore fini de porter ses fruits.

Donc ce que j’attribue aux Kabyles de la période pré-coloniale, c’est surtout une certaine créativité politique, une capacité remarquable de faire face à une situation de crise et trouver des solutions susceptibles de sauvegarder l’intérêt général en innovant dans leur organisation politique.

Faire l’impasse sur la Régence rend la Kabylie incompréhensible

Cette organisation politique émerge petit à petit principalement -vous le montrez à travers une fascinante, longue et minutieuse analyse de l’origine de la décision « d’officialiser » en quelque sorte l’exhérédation de la femme en Kabylie- des interactions et frottements avec la Régence ottomane.

Hugh Roberts: Oui, c’est cela. Les observateurs français ont eu tendance à se rabattre sur la thèse raciale du « génie berbère » pour expliquer les « républiques » kabyles. En partie parce qu’ils ne voulaient ou ne pouvaient pas tenir compte du rôle de la Régence ottomane, dont il fallait sous-estimer voire nier l’influence dans l’arrière-pays et la dépeindre comme seulement oppressive afin de soutenir la thèse que la France a « libéré » le pays d’une tyrannie.

Discours déjà expérimenté en Égypte par Napoléon et revenu à la mode de nos jours, de manière on ne peut plus grotesque, en Irak, en Libye, etc. Or, faire l’impasse sur le rôle de la Régence, c’est rendre le cas kabyle incompréhensible. J’ai donc essayé de penser et de raconter l’histoire des relations entre le Djurdjura et les Ottomans.

Et je soutiens que, après la fin du « royaume » de Koukou, les tentatives de la Régence de pénétrer la région ont provoqué une résistance qui, chez les Igawawen, a débouché sur des développements dans leur organisation politique. Et, surtout, l’émergence de ce que j’appelle « les systèmes de sfūf  » à la faveur des proclamations de l’exhérédation de la femme, événements -car il n’y avait pas une seule réunion qui a décidé de cela mais au moins trois si ce n’est pas quatre- qu’il convient de repenser complètement et voir sur un tout autre angle.

Pressés de trouver des indigènes susceptibles de se laisser assimiler et donc de devenir des supports de la présence française, des administrateurs et d’autres mythomanes français ont sauté sur cette histoire de l’exhérédation de la femme comme la preuve que les Kabyles n’étaient pas de vrais musulmans sous prétexte que les Kabyles rejetaient la Shari’a.

Ce faisant, ils ont établi une interprétation de la soi-disant exhérédation de la femme qui ne fait pas de sens, puisque la femme kabyle était déjà « exhérédée » et ceci depuis longtemps, tout comme les femmes dans les autres régions de l’Algérie, arabophones comme berbérophones.

Tout cet édifice d’interprétation est donc faux. Ces réunions et ces décisions des Kabyles n’avaient pas pour objectif de priver la femme de ses droits d’héritage mais un tout autre objectif, que j’explique dans mon livre. Et leur conséquence la plus importante était une modification ou développement de l’organisation politique kabyle qui n’a pas eu d’équivalent ailleurs et a duré jusqu’à la conquête en 1857 et, sous d’autres formes, bien au-delà.

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« Les lectures essentialistes expriment l’intérêt de ceux qui les énoncent »

Je mets des guillemets autour de « modernité » précisément pour ne pas tomber dans les clichés, qui sont très enracinés à ce jour, sur le « mythe Kabyle », que vous réussissez très subtilement à éviter. On sent en le chercheur que vous êtes une part indubitable de grande affection et admiration pour le sujet de votre recherche et pourtant comment faites-vous pour ne pas vous laisser happer par la tentation de la lecture essentialiste?

Hugh Roberts: D’abord, parce que je suis sur mes gardes, car les lectures essentialistes, je ne les aime pas. Celles-ci sont toujours réductionnistes, parce qu’elles expriment l’intérêt de ceux qui les énoncent, qui est une volonté de dominer d’une manière ou d’une autre la société ou la population objet de leur regard -qu’elles soient les Kabyles ou les Algériens ou les Arabes ou les Musulmans, etc.- en les réduisant à une essence quelconque.

Ce faisant, une lecture essentialiste inflige des blessures à une société en en faisant un portrait simpliste qui nie sa complexité et donc des éléments de sa vitalité.

En second lieu, parce que j’aime -et j’en suis très conscient- la complexité car celle-ci pose des défis à l’analyste qui s’ambitionne, comme c’est mon cas, d’en rendre compte. Personnellement, je savoure les détails et j’essaie toujours de les comprendre dans mes analyses.

Troisièmement, par principe scientifique, parce que je considère qu’une hypothèse qui rend compte de plus de faits, de plus d’aspects du réel, est évidemment supérieure à celle qui ne rend compte que de ce qu’elle considère, normalement par a priori intéressé et dogmatique, comme « essentiel ». L’hypothèse qui respecte la complexité est plus scientifique que celle qui ne la respecte pas.

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Un chapitre fascinant est comment cette organisation politique de la société kabyle a été influencée si ce n’est produite par l’économie particulière de cette région. Comment expliquez-vous la très forte densité de la population dans la région des Igawawen?

Hugh Roberts: Avouons que cette densité extraordinaire est un peu mystérieuse et qu’il est probable que nous n’en saurons jamais exactement les causes.

Je suggère dans “Berber Government” que la société kabyle a connu une grande crise à partir du 16e siècle, suite à la prise de Béjaïa par les Espagnols, l’avènement des frères Barberousse et les Ottomans et les guerres qui ont émaillé cette période -entre musulmans et Espagnols, entre la Régence et Koukou, entre la Régence et Qal’a N’Ath Abbas et entre Koukou et Qal’a.

Je soutiens que tout ce chambardement et l’insécurité générale qui était son corollaire ont provoqué des vagues d’immigration des populations du bas pays cherchant refuge à la montagne, mais apportant avec eux dans pas mal des cas des éléments de la culture urbaine, dont l’artisanat commercial et parfois raffiné.

Ceci a fini par devenir un apport immense à la vie économique de la société montagnarde et a permis une croissance démographique qui est allée de pair avec la croissance économique mais aussi avec un changement très important dans le mode de l’habitat des Kabyles, l’émergence du grand thaddarth des Igawawen, qui n’existait pas avant cette période et qui a amené d’autres changements dans le droit local et l’organisation politique par la suite.

C’est du moins mon opinion. Le manque de documentation, pour ne pas parler de chiffres, pour cette période est à peu près total, mais j’ai mis en rapport des informations qui appuient mon hypothèse.

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Le puzzle du royaume de Koukou

Votre livre relate longuement l’avènement et la disparition du royaume de Koukou, mais vous en faites une lecture totalement nouvelle et originale, pourtant vous partez des sources documentaires et historiques disponibles et connues de tous.

Hugh Roberts: Disponibles, en principe, de tous, sans doute, mais ce n’est pas sûr qu’elles aient été connues de tous. J’ai mis beaucoup de temps à glaner, à droite et à gauche, des informations et des traditions sur Koukou et sur les Ath L-Qadi, puis j’ai mis autant du temps à réfléchir sur ces informations.

Le travail de ce chapitre a été un travail de synthèse, comme avec un puzzle: Le problème était de trouver comment mettre toutes ces informations ensemble pour qu’elles donnent un résultat, un tableau si vous voulez, consistant avec les faits, cohérent et plausible. Là, encore une fois, il s’agissait de faire très attention à l’Histoire et la chronologie en particulier.

À votre avis, comment cette forme d’organisation politique particulière influence-t-elle le système politique algérien d’aujourd’hui?

Hugh Roberts: C’est un sujet que je ne traite pas dans Berber Government, mais que j’ai abordé provisoirement dans plusieurs de mes écrits déjà sortis, dont le chapitre sur le FLN (« The FLN: French Conceptions, Algerian Realities ») dans The Battlefield.

J’ai soutenu que, pour comprendre le FLN et, partant, l’État-FLN, il faut tenir compte du rôle, dans son organisation politique interne, des traditions spécifiquement algériennes et, en premier lieu, la tradition de la jema’a comme instance à la fois de la décision politique et de la représentation politique de la population concernée, condition de la légitimité des décisions prises.

Cette tradition n’est pas l’apanage exclusif des Kabyles ni des Berbérophones, elle appartient à la plupart des populations des campagnes algériennes, même si nous en rencontrons la variante la plus développée chez les Igawawen du Djurdjura, ce qui facilite l’étude de sa logique et de ses règles tacites.

Ceci dit, il reste bien des aspects à inclure dans un traitement compréhensif du rôle des traditions politiques algériennes. Ce sujet vaut à lui seul un tout autre livre, sur l’Algérie post-coloniale, que je suis en train d’écrire.

Vous avez écrit et publié ce livre en anglais, y a-t-il un projet de traduction en français ou en arabe pour le rendre plus accessible aux lecteurs algériens?

Hugh Roberts: C’est mon souhait. Je tiens beaucoup à ce que les lecteurs algériens puissent me lire. Jusqu’à présent, il n’y rien de concret mais mon livre est récent et cette possibilité a été évoquée avec une maison d’édition.

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Sur la Libye, argumenter contre l’orthodoxie des puissants

En dehors de l’Algérie vous avez dans les récentes années fait des contributions brillantes sur la descente aux enfers en Libye mais aussi sur la fausse révolution égyptienne, vous avez un style d’écriture très particulier, comment parvenez-vous à écrire de manière à la fois très érudite et très personnelle?

Hugh Roberts: J’ai écrit sur des sujets qui m’interpellent parce que d’importance politique à mes yeux, en particulier sur des questions d’actualité qui font l’objet d’une propagande mensongère et mystificatrice à fond la caisse, comme c’était le cas de l’intervention militaire en Libye en 2011 et du coup militaire en Égypte en 2013.

Je pense que, pour combattre des thèses mensongères, il faut pouvoir faire la lumière sur une situation, ce qui exige de déployer des arguments qui, tout en contestant l’orthodoxie des puissants et de leurs médias, soient susceptibles de convaincre parce que solidement appuyés par des preuves et ordonnés par un raisonnement cohérent.

Je m’efforce donc de maîtriser au maximum le dossier en question, d’être sûr de mes faits. En même temps, il s’agit des pays ou des questions dans lesquelles je me suis personnellement investi. J’avais vécu au Caire entre 2001 et 2012 et je connaissais un certain nombre des acteurs politiques mais surtout les circonstances particulières de ce qui s’est passé en 2011 et donc le background de ce qui s’est passé en 2013.

Pour la Libye, cette crise a éclaté au moment où je reprenais du service à l’ICG (International Crisis Group) et c’était à moi, en tant que directeur du projet Afrique du Nord, de proposer la ligne politique du Groupe sur cette affaire.

J’ai soutenu auprès de mes collègues que l’ICG ne devait pas cautionner une intervention militaire mais appeler, arguments à l’appui, à un cessez-le-feu et des négociations, ce que l’ICG a fait très publiquement avant même le vote au Conseil de Sécurité qui a donné l’autorisation recherchée par les va-t-en-guerre.

Cette prise de position s’est avérée la position de l’Union Africaine aussi. J’avais été très engagé dans les débats autour de cette affaire, ce qui a fait que, quand j’en suis venu à écrire mon article dans la London Review Of Books, c’était en partie un témoignage personnel que j’y livrais.

Vous venez de publier en Algérie, aux éditions Barzakh, un recueil de textes de réflexion sur la Kabylie et la crise institutionnelle en Algérie de manière plus large, cela veut-il dire que les lecteurs algériens vont pouvoir désormais lire vos contributions passées et futures directement sans devoir attendre de passer par des éditeurs occidentaux?

Hugh Roberts: Je suis très reconnaissant à Sofiane Hadjadj et Selma Hellal d’avoir bien voulu publier un recueil de mes écrits. J’ai toujours espéré pouvoir m’adresser à des lecteurs algériens et, grâce aux Éditions Barzakh, j’ai enfin commencé. Bien sûr, je souhaite continuer dans ce sens.

sources Huffpost maghreb

* « Berber Government. The Kabyle Polity In Pre-Colonial Algeria ». I.B. Tauris. London, New York: 2014.


pour accéder à l’article original en entier et au diaporama, cliquer sur le lien: (…)


ALGER 1er MAI 2015: APPEL UNITAIRE POUR «CONTRER L’OFFENSIVE NÉOLIBÉRALE»

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par Meriem Sassi – Algérie-patriotique

publié par Saoudi Abdelaziz – blog algerie infos

le 29 Avril 2015

Les signataires de l’appel informent qu’une rencontre-débat aura lieu le 1er mai à partir de 10h, au siège de la LADDH, sis au 12, rue docteur Saâdane, Alger.

À l’occasion de la célébration du 1er Mai, la LADDH, le MDS, le PST, la Moubadara du 24 février et le Comité national de défense des libertés syndicales (CNDLS), ainsi que Noureddine Bouderba, syndicaliste, ex-membre de la FNTPGC-UGTA, appellent à «contrer l’offensive néolibérale et la remise en cause des acquis sociaux et démocratiques des travailleurs».

Dans un communiqué parvenu à la rédaction, les signataires de l’appel soulignent que

«le 1er mai 2015 intervient dans un contexte très particulier que traverse l’Algérie et que vivent les travailleurs.

Notre pays en tant qu’État national est visé par l’impérialisme mondial et ses relais nationaux, et les richesses nationales sont plus que jamais convoitées»
.
Le défi qui se pose aux travailleurs et à leurs syndicats est, au sens des signataires, «la mise en échec de la politique qui consiste à remettre en cause leurs acquis démocratiques et sociaux et à généraliser la précarité de l’emploi et le secteur informel».
Cette remise en cause du statut salarial en Algérie est véhiculée notamment par, selon les signataires, «l’avant-projet du code du travail

  • qui vise à transformer le salariat en précariat tout en limitant davantage les droits syndicaux,
  • la diminution de la part des salaires dans le revenu national à cause de la politique salariale en vigueur,

    l’article 87 bis définissant le SNMG qui n’a pas été abrogé, mais seulement amendé, d’un côté,
  • et d’une politique fiscale injuste qui pèse surtout sur les salaires et les pensions de retraite,
  • les attaques visant à remettre en cause la protection sociale en faveur des catégories défavorisées en général et du système de sécurité sociale basé sur les principes de la répartition et de la solidarité,

    la politique de la marchandisation de la santé caractérisée par une remise en cause graduelle de la médecine gratuite et le désengagement de l’Etat, et par l’effort insoutenable imposé aux ménages pour financer les coûts liés à la santé, de l’autre».


    Par ailleurs, «la promulgation de la nouvelle loi relative aux mutuelles sociales et le projet de loi relatif à la santé s’inscrivent en droite ligne dans cette politique», estiment les signataires.
    Ces derniers citent également
  • «la remise en cause graduelle de la démocratisation de l’éducation,
    -* le chômage qui touche particulièrement les jeunes de moins de 30 ans et les femmes»,

et appellent, pour toutes ces raisons,

«à faire de ce premier mai un moment de réflexion et de mobilisation pour une Algérie démocratique et sociale»

et dire

«non aux remises en cause des acquis socioéconomiques des travailleurs,

et à la remise en cause de la politique de protection sociale en faveur des catégories sociales défavorisées et du système de sécurité sociale basé sur le principe de la répartition».

Les signataires de l’appel informent enfin que la célébration du 1er mai 2015 aura lieu sous forme d’une
rencontre-débat
à partir de 10h au siège de la LADDH,

sis au 12, rue docteur Saâdane, Alger.

Source: Algérie-patriotique


Voir aussi repris sur blog algerieinfos

code_du_travail.png ALGÉRIE. UN NOUVEAU CODE DU TRAVAIL POUR PROTEGER LE CAPITAL?

le 30 Avril 2015 – Publié par Saoudi Abdelaziz

“Si jamais cet avant-projet de code du travail est promulgué, on va passer du droit du travail protecteur des salariés au droit du travail protecteur du capital où le travailleur sera considéré comme une simple marchandise », affirme un spécialiste.

“DES POUVOIRS EXAGERES ET SANS LIMITES DONNES AUX EMPLOYEURS”

Des syndicalistes jugent le projet de code du travail

Par Madjid T. 30 avril 2015

Pour eux, le principe de flexibilité consacré dans ce projet fait peser une menace sur la sécurité et la pérennité de l’emploi
Annoncé par la tripartite puis par le ministre du Travail pour sa promulgation en 2015, le nouveau code du travail algérien, dont la première mouture a été largement soutenue par le patronat, mais vivement critiquée par la base syndicale et de nombreux syndicats autonomes, tarde à voir le jour.

L’avant-projet, qualifié par les syndicats autonomes et la base syndicale de l’UGTA, de “code contre les travailleurs” en raison de son contenu jugé “régressif et répressif” à la fois a été curieusement “oublié” par le dernier congrès de l’UGTA mais aussi par certains syndicats autonomes dont les mouvements de protestation qu’ils ont menés, ces derniers temps, se sont limités aux seules revendications salariales.

Seul le FCE continue d’évoquer dans ses multiples sorties cet avant-projet, obligeant même le ministre du Travail et de la Sécurité sociale à créer une commission mixte entre son département et le Forum des chefs d’entreprise pour “l’élaboration du futur code du travail qui doit être adapté aux évolutions du marché du travail et à l’émergence de nouvelles technologies” comme l’a expliqué le président du FCE, M. Haddad. En clair, les patrons revendiquent plus de flexibilité alors que les syndicats demandent plus de sécurité de l’emploi.

Entre les deux, le gouvernement, par le biais du ministre du Travail, tente de rassurer que “les acquis ne seront pas touchés”.

Des propos qui ne tranquillisent pas pour autant les syndicalistes de la base qui brandissent les chiffres de cette “flexibilité” déjà en cours depuis des années et qui n’a rien changé à la compétitivité des entreprises. En effet, selon les statistiques de l’ONS, plus de 30% seulement de salariés occupent des postes permanents dont plus de 20% concernent la Fonction publique. Un argument de taille que les syndicats tentent de mettre en avant pour battre en brèche “les requêtes” du patronat tout en exigeant plutôt “la sécurité de l’emploi” déjà malmenée, notamment dans le secteur économique où le degré de précarité a atteint un seuil intolérable, selon de nombreux syndicalistes.

Bien qu’il existe une disposition (article 12) dans la loi 90-11 qui limite, comme en France ou au Maroc, les CDD (contrat de travail à durée déterminée) à certaines tâches de travail à caractère temporaire, la plupart des entreprises continuent à recourir à ce type de contrat sans se soucier de la loi.

“Que dire alors, si le nouveau code du travail supprime cette barrière?” s’interroge M. Messaoudi. Pourtant, c’est ce que l’avant-projet, dont nous détenons une copie, prévoit dans ses dispositions d’où l’inquiétude des travailleurs et de leurs représentants.

“Jamais et dans aucun pays au monde, une réforme de la législation du travail n’a introduit autant de remises en cause simultanées comme le fait cet avant-projet”, explique, pour sa part, Nouredine Bouderba, spécialiste des relations de travail et ancien cadre de la FNTPG-UGTA.

Les syndicalistes de la zone industrielle de Rouiba, dans un communiqué diffusé, au lendemain de la sortie du nouveau projet, avaient qualifié le document de “guide de l’employeur” en raison, disaient-ils, “des atteintes graves qu’il porte aux droits fondamentaux des travailleurs et au droit syndical”.

En plus des restrictions sur le droit de grève, sur la précarité de l’emploi, sur la compression d’effectifs, ces mêmes syndicalistes s’insurgeaient sur “les pouvoirs exagérés et presque sans limites donnés à l’employeur, notamment dans le domaine de la discipline, le recrutement où le CDD est érigé comme une règle au nom de la flexibilité”.

Pourtant cette “flexibilité” tant galvaudée par les patrons d’entreprise est déjà encadrée par le décret 94-09 du 26 mai 1994 qui permet aux entreprises, traversant des difficultés économiques, à recourir à un plan social comme cela se fait dans les pays voisins et européens.

“Si jamais cet avant-projet de code du travail est promulgué, on va passer du droit du travail protecteur des salariés au droit du travail protecteur du capital où le travailleur sera considéré comme une simple marchandise”, prévient M. Bouderba.

Source: Liberté.com


SANKARA : LA LIBÉRATION DES FEMMES UNE EXIGENCE DU FUTUR

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SANKARA ET LA LIBÉRATION DES FEMMES

FRAGMENTS

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THOMAS SANKARA

DISCOURS AUX FEMMMES

8 MAI 1987

FRAGMENTS


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VIDÉO
Mise en ligne le 2 déc. 2009
Extrait de sa réédition d’Arabian Panther


Peu de révolutionnaires – si ce n’est aucun – ont eu une conscience féministe aussi développée que celle de Thomas Sankara. Proche de sa mère et de ses sœurs depuis son enfance, le burkinabé a bien conscience des problèmes qui touchent les femmes africaines. C’est pour cela que l’émancipation des femmes a toujours fait partie de ses priorités révolutionnaires, comme en témoigne ce discours prononcé le 8 mai 1987 et intitulé La libération de la femme : une exigence du futur. Un texte qui peut être intéressant à lire en plein débat sur l’égalité homme-femme.

Il n’est pas courant qu’un homme ait à s’adresser à tant et tant de femmes à la fois. Il n’est pas courant non plus qu’un homme ait à suggérer à tant et tant de femmes à la fois, les nouvelles batailles à engager.

La première timidité de l’homme lui vient dès le moment où il a conscience qu’il regarde une femme. Aussi, camarades militantes, vous comprendrez que malgré la joie et le plaisir que j’ai à m’adresser à vous, je reste quand même un homme qui regarde en chacune de vous, la mère, la sœur ou l’épouse.

Je voudrais également que nos sœurs ici présentes, venues du Kadiogo, et qui ne comprennent pas la langue française étrangère dans laquelle je vais prononcer mon discours soient indulgentes à notre égard comme elles l’ont toujours été, elles qui, comme nos mères, ont accepté de nous porter pendant neuf mois sans rechigner

(intervention en langue nationale moré pour assurer les femmes qu’une traduction suivra, à leur intention).

Camarades, la nuit de 4 août a accouché de l’œuvre la plus salutaire pour le peuple burkinabè. Elle a donné à notre peuple un nom et à notre pays un horizon.
Irradiés de la sève vivifiante de la liberté, les hommes burkinabè, humiliés et proscrits d’hier, ont reçu le sceau de ce qu’il y a de plus cher au monde : la dignité et l’honneur.

Dès lors, le bonheur est devenu accessible et chaque jour nous marchons vers lui, embaumés par les luttes, prémices qui témoignent des grands pas que nous avons déjà réalisés. Mais le bonheur égoïste n’est qu’illusion et nous avons une grande absente : la femme. Elle a été exclue de cette procession heureuse.

Si des hommes sont déjà à l’orée du grand jardin de la révolution, les femmes elles, sont encore confinées dans leur obscurité dépersonnalisante, devisant bruyamment ou sourdement sur les expériences qui ont embrassé le Burkina Faso et qui ne sont chez elles pour l’instant que clameurs.

La révolution et les femmes

Les promesses de la révolution sont déjà réalités chez les hommes. Chez les femmes par contre, elles ne sont encore que rumeurs.

Et pourtant c’est d’elles que dépendent la vérité et l’avenir de notre révolution : questions vitales, questions essentielles puisque rien de complet, rien de décisif, rien de durable ne pourra se faire dans notre pays tant que cette importante partie de nous-mêmes sera maintenue dans cet assujettissement imposé durant des siècles par les différents systèmes d’exploitation.

Les hommes et les femmes du Burkina Faso doivent dorénavant modifier en profondeur l’image qu’ils se font d’eux-mêmes à l’intérieur d’une société qui, non seulement, détermine de nouveaux rapports sociaux mais provoque une mutation culturelle en bouleversant les relations de pouvoir entre hommes et femmes, et en condamnant l’un et l’autre à repenser la nature de chacun.

C’est une tâche redoutable mais nécessaire, puisqu’il s’agit de permettre à notre révolution de donner toute sa mesure, de libérer toutes ses possibilités et de révéler son authentique signification dans ces rapports immédiats, naturels, nécessaires, de l’homme et de la femme, qui sont les rapports les plus naturels de l’être humain à l’être humain.

Voici donc jusqu’à quel point le comportement naturel de l’homme est devenu humain et jusqu’à quel point sa nature humaine est devenue sa nature.

Cet être humain, vaste et complexe conglomérat de douleurs et de joies, de solitude dans l’abandon, et cependant berceau créateur de l’immense humanité, cet être de souffrance, de frustration et d’humiliation, et pourtant, source intarissable de félicité pour chacun de nous ; lieu incomparable de toute affection, aiguillon des courages même les plus inattendus ; cet être dit faible mais incroyable force inspiratrice des voies qui mènent à l’honneur ; cet être, vérité chamelle et certitude spirituelle, cet être-là, femmes, c’est vous !

Vous, berceuses et compagnes de notre vie, camarades de notre lutte, et qui de ce fait, en toute justice, devez-vous imposer comme partenaires égales dans la convivialité des festins des victoires de la révolution.

« La condition de la femme est par conséquent le nœud de toute la question humaine, ici, là-bas, partout. »

La lutte de classes et la question de la femme

C’est sous cet éclairage que tous, hommes et femmes, nous nous devons de définir et d’affirmer le rôle et la place de la femme dans la société.

Il s’agit donc de restituer à l’homme sa vraie image en faisant triompher le règne de la liberté par-delà les différenciations naturelles, grâce à la liquidation de tous les systèmes d’hypocrisie qui consolident l’exploitation cynique de la femme.

En d’autres termes, poser la question de la femme dans la société burkinabè d’aujourd’hui, c’est vouloir abolir le système d’esclavage dans lequel elle a été maintenue pendant des millénaires.

C’est d’abord vouloir comprendre ce système dans son fonctionnement, en saisir la vraie nature et toutes ses subtilités pour réussir à dégager une action susceptible de conduire à un affranchissement total de la femme.

Autrement dit, pour gagner un combat qui est commun à la femme et à l’homme, il importe de connaître tous les contours de la question féminine tant à l’échelle nationale qu’universelle et de comprendre comment, aujourd’hui, le combat de la femme, burkinabè rejoint le combat universel de toutes les femmes, et au-delà, le combat pour la réhabilitation totale de notre continent.

La condition de la femme est par conséquent le nœud de toute la question humaine, ici, là-bas, partout. Elle a donc un caractère universel.

La lutte de classes et la question de la femme.

Nous devons assurément au matérialisme dialectique d’avoir projeté sur les problèmes de la condition féminine la lumière la plus forte, celle qui nous permet de cerner le problème de l’exploitation de la femme à l’intérieur d’un système généralisé d’exploitation. Celle aussi qui définit la société humaine non plus comme un fait naturel immuable mais comme une antiphysis[[Fait contre nature, source de déséquilibre]].

L’humanité ne subit pas passivement la puissance de la nature. Elle la prend à son compte. Cette prise en compte n’est pas une opération intérieure et subjective. Elle s’effectue objectivement dans la pratique, si la femme cesse d’être considérée comme un simple organisme sexué, pour prendre conscience au-delà des données biologiques, de sa valeur dans l’action.

En outre, la conscience que la femme prend d’elle-même n’est pas définie par sa seule sexualité. Elle reflète une situation qui dépend de la structure économique de la société, structure qui traduit le degré de l’évolution technique et des rapports entre classes auquel est parvenue l’humanité.

L’importance du matérialisme dialectique est d’avoir dépassé les limites essentielles de la biologie, d’avoir échappé aux thèses simplistes de l’asservissement à l’espèce, pour introduire tous les faits dans le contexte économique et social.

Aussi loin que remonte l’histoire humaine, l’emprise de l’homme sur la nature ne s’est jamais réalisée directement, le corps nu. La main avec son pouce préhensif déjà se prolonge vers l’instrument qui multiplie son pouvoir.

Ce ne sont donc pas les seules données physiques, la musculature, la parturition par exemple, qui ont consacré l’inégalité de statut entre l’homme et la femme. Ce n’est pas non plus l’évolution technique en tant que telle qui l’a confirmée. Dans certains cas, et dans certaines parties du globe, la femme a pu annuler la différence physique qui la sépare de l’homme.

C’est le passage d’une forme de société à une autre qui justifie l’institutionnalisation de cette inégalité. Une inégalité sécrétée par l’esprit et par notre intelligence pour réaliser la domination et l’exploitation concrétisées, représentées et vécues désormais par les fonctions et les rôles auxquels nous avons soumis la femme.

La maternité, l’obligation sociale d’être conforme aux canons de ce que les hommes désirent comme élégance, empêchent la femme qui le désirerait de se forger une musculature dite d’homme.

Pendant des millénaires, du paléolithique à l’âge du bronze, les relations entre les sexes furent considérées par les paléontologues les plus qualifiés de complémentarité positive. Ces rapports demeurèrent pendant huit millénaires sous l’angle de la collaboration et de l’interférence, et non sous celui de l’exclusion propre au patriarcat absolu à peu près généralisé à l’époque historique!

Engels a fait l’état de l’évolution des techniques mais aussi de l’asservissement historique de la femme qui naquit avec l’apparition de la propriété privée, à la faveur du passage d’un mode de production à un autre, d’une organisation sociale à une autre.

La femme comme possession de son mari

Avec le travail intensif exigé pour défricher la forêt, faire fructifier les champs, tirer au maximum parti de la nature, intervient la parcellisation des tâches. L’égoïsme, la paresse, la facilité, bref le plus grand profit pour le plus petit effort émergent des profondeurs de l’homme et s’érigent en principes.

La tendresse protectrice de la femme à l’égard de la famille et du clan devient le piège qui la livre à la domination du mâle.

L’innocence et la générosité sont victimes de la dissimulation et des calculs crapuleux. L’amour est bafoué. La dignité est éclaboussée. Tous les vrais sentiments se transforment en objets de marchandage. Dès lors, le sens de l’hospitalité et du partage des femmes succombe à la ruse des fourbes.

Quoique consciente de cette fourberie qui régit la répartition inégale des tâches, elle, la femme, suit l’homme pour soigner et élever tout ce qu’elle aime.

Lui, l’homme, surexploite tant de don de soi. Plus tard, le germe de l’exploitation coupable installe des règles atroces, dépassant les concessions conscientes de la femme historiquement trahie.

L’humanité connaît l’esclavage avec la propriété privée. L’homme maître de ses esclaves et de la terre devient aussi propriétaire de la femme.

C’est là la grande défaite historique du sexe féminin. Elle s’explique par le bouleversement survenu dans la division du travail, du fait de nouveaux modes de production et d’une révolution dans les moyens de production.

Alors le droit paternel se substitue au droit maternel ; la transmission du domaine se fait de père en fils et non plus de la femme à son clan.

C’est l’apparition de la famille patriarcale fondée sur la propriété personnelle et unique du père, devenu chef de famille.

Dans cette famille, la femme est opprimée. Régnant en souverain, l’homme assouvit ses caprices sexuels, s’accouple avec les esclaves ou hétaïres. Les femmes deviennent son butin et ses conquêtes de marché. Il tire profit de leur force de travail et jouit de la diversité du plaisir qu’elles lui procurent.

De son côté dès que les maîtres rendent la réciproque possible, la femme se venge par l’infidélité. Ainsi le mariage se complète naturellement par l’adultère. C’est la seule défense de la femme contre l’esclavage domestique où elle est tenue. L’oppression sociale est ici l’expression de l’oppression économique.

Dans un tel cycle de violence, l’inégalité ne prendra fin qu’avec l’avènement d’une société nouvelle, c’est-à-dire lorsque hommes et femmes jouiront de droits sociaux égaux, issus de bouleversements intervenus dans les moyens de production ainsi que dans tous les rapports sociaux. Aussi le sort de la femme ne s’améliorera-t-il qu’avec la liquidation du système qui l’exploite.

De fait, à travers les âges et partout où triomphait le patriarcat, il y a eu un parallélisme étroit entre l’exploitation des classes et la domination des femmes ; Certes, avec des périodes d’éclaircies où des femmes, prêtresses ou guerrières ont crevé la voûte oppressive.

Mais l’essentiel, tant au niveau de la pratique quotidienne que dans la répression intellectuelle et morale, a survécu et s’est consolidé.

Détrônée par la propriété privée, expulsée d’elle-même, ravalée au rang de nourrice et de servante, rendue inessentielle par les philosophies d’Aristote, Pythagore et autres et les religions les plus installées, dévalorisée par les mythes, la femme partageait le sort de l’esclave qui dans la société esclavagiste n’était qu’une bête de somme à face humaine.

Rien d’étonnant alors que, dans sa phase conquérante, le capitalisme, pour lequel les êtres humains n’étaient que des chiffres, ait été le système économique qui a exploité la femme avec le plus de cynisme et le plus de raffinement. C’était le cas, rapporte-t-on, chez ce fabricant de l’époque, qui n’employait que des femmes à ses métiers à tisser mécaniques. Il donnait la préférence aux femmes mariées et parmi elles, à celles qui avaient à la maison de la famille à entretenir, parce qu’elles montraient beaucoup plus d’attention et de docilité que les célibataires. Elles travaillaient jusqu’à l’épuisement de leurs forces pour procurer aux leurs les moyens de subsistance indispensables.

C’est ainsi que les qualités propres de la femme sont faussées à son détriment, et tous les éléments moraux et délicats de sa nature deviennent des moyens de l’asservir. Sa tendresse, l’amour de la famille, la méticulosité qu’elle apporte à son œuvre sont utilisés contre elle, tout en se parant contre les défauts qu’elle peut avoir.

Ainsi, à travers les âges et à travers les types de sociétés, la femme a connu un triste sort : celui de l’inégalité toujours confirmée par rapport à l’homme. Que les manifestations de cette inégalité aient pris des tours et contours divers, cette inégalité n’en est pas moins restée la même.

Dans la société esclavagiste, l’homme esclave était considéré comme un animal, un moyen de production de biens et de services. La femme, quel que fût son rang, était écrasée à l’intérieur de sa propre classe, et hors de cette classe même pour celles qui appartenaient aux classes exploiteuses.

Dans la société féodale, se basant sur la prétendue faiblesse physique ou psychologique des femmes, les hommes les ont confinées dans une dépendance absolue de l’homme. Souvent considérée comme objet de souillure ou principal agent d’indiscrétion, la femme, à de rares exceptions près, était écartée des lieux de culte.

Dans la société capitaliste, la femme, déjà moralement et socialement persécutée, est également économiquement dominée. Entretenue par l’homme lorsqu’elle ne travaille pas, elle l’est encore lorsqu’elle se tue à travailler. On ne saurait jeter assez de lumière vive sur la misère des femmes, démontrer avec assez de force qu’elle est solidaire de celle des prolétaires.

De la spécificité du fait féminin

Solidaire de l’homme exploité, la femme l’est.

Toutefois, cette solidarité dans l’exploitation sociale dont hommes et femmes sont victimes et qui lie le sort de l’un et de l’autre à l’Histoire, ne doit pas faire perdre de vue le fait spécifique de la condition féminine.

La condition de la femme déborde les entités économiques en singularisant l’oppression dont elle est victime. Cette singularité nous interdit d’établir des équations en nous abîmant dans les réductions faciles et infantiles.

Sans doute, dans l’exploitation, la femme et l’ouvrier sont-ils tenus au silence. Mais dans le système mis en place, la femme de l’ouvrier doit un autre silence à son ouvrier de mari.

En d’autres termes, à l’exploitation de classe qui leur est commune, s’ajoutent pour les femmes, des relations singulières avec l’homme, relations d’opposition et d’agression qui prennent prétexte des différences physiques pour s’imposer.

Il faut admettre que l’asymétrie entre les sexes est ce qui caractérise la société humaine, et que cette asymétrie définit des rapports souverains qui ne nous autorisent pas à voir d’emblée dans la femme, même au sein de la production économique, une simple travailleuse.

Rapports privilégiés, rapports périlleux qui font que la question de la condition de la femme se pose toujours comme un problème.

« La prostitution n’est que la quintessence d’une société où l’exploitation est érigée en règle. Elle symbolise le mépris que l’homme a de la femme.»

L’homme prend donc prétexte la complexité de ces rapports pour semer la confusion au sein des femmes et tirer profit de toutes les astuces de l’exploitation de classe pour maintenir sa domination sur les femmes.

De cette même façon, ailleurs, des hommes ont dominé d’autres hommes parce qu’ils ont réussi à imposer l’idée selon laquelle au nom de l’origine de la famille et de la naissance, du «droit divin», certains hommes étaient supérieurs à d’autres. D’où le règne féodal.

De cette même manière, ailleurs, d’autres hommes ont réussi à asservir des peuples entiers, parce que l’origine et l’explication de la couleur de leur peau ont été une justification qu’ils ont voulue «scientifique» pour dominer ceux qui avaient le malheur d’être d’une autre couleur. C’est le règne colonial. C’est l’apartheid.

Nous ne pouvons pas ne pas être attentifs à cette situation des femmes, car c’est elle qui pousse les meilleures d’entre elles à parler de guerre des sexes alors qu’il s’agit d’une guerre de clans et de classes à mener ensemble dans la complémentarité tout simplement.

Mais il faut admettre que c’est bien l’attitude des hommes qui rend possible une telle oblitération des significations et autorise par-là toutes les audaces sémantiques du féminisme dont certaines n’ont pas été inutiles dans le combat qu’hommes et femmes mènent contre l’oppression.

Un combat que nous pouvons gagner, que nous allons gagner si nous retrouvons notre complémentarité, si nous nous savons nécessaires et complémentaires, si nous savons enfin que nous sommes condamnés à la complémentarité.

Pour l’heure, force est de reconnaître que le comportement masculin, fait de vanités, d’irresponsabilités, d’arrogances et de violences de toutes sortes à l’endroit de la femme, ne peut guère déboucher sur une action coordonnée contre l’oppression de celle-ci.

Et que dire de ces attitudes qui vont jusqu’à la bêtise et qui ne sont en réalité qu’exutoires des mâles opprimés espérant, par leurs brutalités contre leur femme, récupérer pour leur seul compte une humanité que le système d’exploitation leur dénie.

La bêtise masculine s’appelle sexisme ou machisme, toute forme d’indigence intellectuelle et morale, voire d’impuissance physique plus ou moins déclarée qui oblige souvent les femmes politiquement conscientes à considérer comme un devoir la nécessité de lutter sur deux fronts.

Pour lutter et vaincre, les femmes doivent s’identifier aux couches et classes sociales opprimées : les ouvriers, les paysans…

Un homme, si opprimé soit-il, trouve un être à opprimer : sa femme. C’est là assurément affirmer une terrible réalité. Lorsque nous parlons de l’ignoble système de l’apartheid, c’est vers les Noirs exploités et opprimés que se tournent et notre pensée et notre émotion. Mais nous oublions hélas la femme noire qui subit son homme, cet homme qui, muni de son passbook (laisser-passer), s’autorise des détours coupables avant d’aller retrouver celle qui l’a attendu dignement, dans la souffrance et dans le dénuement.

Pensons aussi à la femme blanche d’Afrique du Sud, aristocrate, matériellement comblée sûrement, mais malheureusement machine de plaisir de ces hommes blancs lubriques qui n’ont plus pour oublier leurs forfaits contre les Noirs que leur enivrement désordonné et pervers de rapports sexuels bestiaux.

En outre, les exemples ne manquent pas d’hommes pourtant progressistes, vivant allègrement d’adultère, mais qui seraient prêts à assassiner leur femme rien que pour un soupçon d’infidélité. Ils sont nombreux chez nous, ces hommes qui vont chercher des soi-disant consolations dans les bras de prostituées et de courtisanes de toutes sortes! Sans oublier les maris irresponsables dont les salaires ne servent qu’à entretenir des maîtresses et enrichir des débits de boisson. Et que dire de ces petits hommes eux aussi progressistes qui se retrouvent souvent dans une ambiance lascive pour parler des femmes dont ils ont abusé. Ils croient ainsi se mesurer à leurs semblables hommes, voire les humilier quand ils ravissent des femmes mariées.

En fait, il ne s’agit là que de lamentables mineurs dont nous nous serions même abstenus de parler si leur comportement de délinquants ne mettait en cause et la vertu et la morale de femmes de grande valeur qui auraient été hautement utiles à notre révolution.

Et puis tous ces militants plus ou moins révolutionnaires, beaucoup moins révolutionnaires que plus, qui n’acceptent pas que leurs épouses militent ou ne l’acceptent que pour le militantisme de jour et seulement de jour; qui battent leurs femmes parce qu’elles se sont absentées pour des réunions ou des manifestations de nuit. Ah ! ces soupçonneux, ces jaloux ! Quelle pauvreté d’esprit et quel engagement conditionnel, limité! Car n’y aurait-il que la nuit qu’une femme déçue et décidée puisse tromper son mari? Et quel est cet engagement qui veut que le militantisme s’arrête avec la tombée de la nuit, pour ne reprendre ses droits et ses exigences que seulement au lever du jour!

Et que penser enfin de tous ces propos dans la bouche des militants plus révolutionnaires, les uns que les autres sur les femmes? Des propos comme «bassement matérialistes, profiteuses, comédiennes, menteuses cancanières, intrigantes, jalouse, etc…» Tout cela est peut-être vrai des femmes mais sûrement aussi vrai pour les hommes ! Notre société pourrait-elle pervertir moins que cela lorsqu’avec méthode, elle accable les femmes, les écarte de tout ce qui est censé être sérieux, déterminant, c’est-à-dire au-dessus des relations subalternes et mesquines !

Lorsque l’on est condamné comme les femmes le sont à attendre son maître de mari pour lui donner à manger, et recevoir de lui l’autorisation de parler et de vivre, on n’a plus, pour s’occuper et se créer une illusion d’utilité ou d’importance, que les regards, les reportages, les papotages, les jeux de ferraille, les regards obliques et envieux suivis de médisance sur la coquetterie des autres et leur vie privée. Les mêmes attitudes se retrouvent chez les mâles placés dans les mêmes conditions.

Des femmes, nous disons également, hélas qu’elles sont oublieuses. On les qualifie même de têtes de linottes. N’oublions jamais cependant qu’accaparée, voire tourmentée par l’époux léger, le mari infidèle et irresponsable, l’enfant et ses problèmes, accablée enfin par l’intendance de toute la famille, la femme, dans ces conditions, ne peut avoir que des yeux hagards qui reflètent l’absence, et la distraction de l’esprit. L’oubli, pour elle, devient un antidote à la peine, une atténuation des rigueurs de l’existence, une protection vitale.

Mais des hommes oublieux, il y en a aussi, et beaucoup ; les uns dans l’alcool et les stupéfiants, les autres dans diverses formes de perversité auxquelles ils s’adonnent dans la course de la vie. Cependant, personne ne dit jamais que ces hommes-là sont oublieux. Quelle vanité, quelles banalités!

Banalités dont ils se gargarisent pour marquer ces infirmités de l’univers masculin. Car l’univers masculin dans une société d’exploitation a besoin de femmes prostituées ; Celles que l’on souille et que l’on sacrifie après usage sur l’autel de la prospérité d’un système de mensonges et de rapines, ne sont que des boucs émissaires.

La prostitution n’est que la quintessence d’une société où l’exploitation est érigée en règle. Elle symbolise le mépris que l’homme a de la femme. De cette femme qui n’est autre que la figure douloureuse de la mère, de la sœur ou de l’épouse d’autres hommes, donc de chacun de nous. C’est en définitive, le mépris inconscient que nous avons de nous-mêmes. Il n’y a de prostituées que là où existent des «prostitueurs» et des proxénètes.

Mais qui donc va chez la prostituée ?

Il y a d’abord des maris qui vouent leurs épouses à la chasteté pour décharger sur la prostituée leur turpitude et leurs désirs de stupres. Cela leur permet d’accorder un respect apparent à leurs épouses tout en révélant leur vraie nature dans le giron de la fille dite de joie. Ainsi sur le plan moral, on fait de la prostitution le symétrique du mariage. On semble s’en accommoder, dans les rites et coutumes, les religions et les morales. C’est ce que les pères de l’Église exprimaient en disant qu’ «il faut des égouts pour garantir la salubrité des palais».

Il y a ensuite les jouisseurs impénitents et intempérants qui ont peur d’assumer la responsabilité d’un foyer avec ses turbulences et qui fuient les charges morales et matérielles d’une paternité. Ils exploitent alors l’adresse discrète d’une maison close comme le filon précieux d’une liaison sans conséquences.

Il y a aussi la cohorte de tous ceux qui, publiquement du moins et dans les lieux bien-pensants, vouent la femme aux gémonies. Soit par un dépit qu’ils n’ont pas eu le courage de transcender, perdant confiance ainsi en toute femme déclarée alors instrumentum diabolicum, soit également par hypocrisie pour avoir trop souvent et péremptoirement proclamé contre le sexe féminin un mépris qu’ils s’efforcent d’assumer aux yeux de la société dont ils ont extorqué l’admiration par la fausse vertu. Tous nuitamment échouent dans les lupanars de manière répétée jusqu’à ce que parfois leur tartufferie soit découverte.

Il y a encore cette faiblesse de l’homme que l’on retrouve dans sa recherche de situations polyandriques. Loin de nous, toute idée de jugement de valeur sur la polyandrie, cette forme de rapport entre l’homme et la femme que certaines civilisations ont privilégiée. Mais dans les cas que nous dénonçons, retenons ces parcs de gigolos cupides et fainéants qu’entretiennent grassement de riches dames.

Dans ce même système, au plan économique la prostitution peut confondre prostituée et femme mariée «matérialiste». Entre celle qui vend son corps par la prostitution et celle qui se vend dans le mariage, la seule différence consiste dans le prix et la durée du contrat.

Ainsi en tolérant l’existence de la prostitution, nous ravalons toutes nos femmes au même rang: prostituées ou mariées. La seule différence est que la femme légitime tout en étant opprimée en tant qu’épouse bénéficie au moins du sceau de l’honorabilité que confère le mariage. Quant à la prostituée, il ne reste plus que l’appréciation marchande de son corps, appréciation fluctuant au gré des valeurs des bourses phallocratiques.

N’est-elle qu’un article qui se valorise ou se dévalorise en fonction du degré de flétrissement de ses charmes ? N’est-elle pas régie par la loi de l’offre et de la demande ? La prostitution est un raccourci tragique et douloureux de toutes les formes de l’esclavage féminin. Nous devons par conséquent voir dans chaque prostituée le regard accusateur braqué sur la société tout entière. Chaque proxénète, chaque partenaire de prostituée remue un couteau dans cette plaie purulente et béante qui enlaidit le monde des hommes et le conduit à sa perte. Aussi, en combattant la prostitution, en tendant une main secourable à la prostituée, nous sauvons nos mères, nos sœurs et nos femmes de cette lèpre sociale. Nous nous sauvons nous-mêmes. Nous sauvons le monde.

La condition de la femme au Burkina.

Si dans l’entendement de la société, le garçon qui naît est un «don de Dieu», la naissance d’une fille est accueillie, sinon comme une fatalité, au mieux comme un présent qui servira à produire des aliments et à reproduire le genre humain.

Au petit homme l’on apprendra à vouloir et à obtenir, à dire et être servi, à désirer et prendre, à décider sans appel. À la future femme, la société, comme un seul homme et c’est bien le lieu de le dire assène, inculque des normes sans issue. Des corsets psychiques appelés vertus créent en elle un esprit d’aliénation personnelle, développent dans cette enfant la préoccupation de protection et la prédisposition aux alliances tutélaires et aux tractations matrimoniales. Quelle fraude mentale monstrueuse!

Ainsi, enfant sans enfance, la petite fille, dès l’âge de 3 ans, devra répondre à sa raison d’être : servir, être utile. Pendant que son frère de 4, 5 ou 6 ans jouera jusqu’à l’épuisement ou l’ennui, elle entrera, sans ménagement, dans le processus de production. Elle aura, déjà, un métier : assistante-ménagère. Occupation sans rémunération bien sûr car ne dit-on pas généralement d’une femme à la maison qu’elle « ne fait rien ? ». N’inscrit-on pas sur les documents d’identité des femmes non rémunérées la mention « ménagère » pour dire que celles-ci n’ont pas d’emploi? Qu’elles « ne travaillent pas ? ».

Les rites et les obligations de soumission aidant, nos sœurs grandissent, de plus en plus dépendantes, de plus en plus dominées, de plus en plus exploitées avec de moins en moins de loisirs et de temps libre.

Alors que le jeune homme trouvera sur son chemin les occasions de s’épanouir et de s’assumer, la camisole de force sociale enserrera davantage la jeune fille, à chaque étape de sa vie. Pour être née fille, elle paiera un lourd tribut, sa vie durant, jusqu’à ce que le poids du labeur et les effets de l’oubli de soi physiquement et mentalement la conduisent au jour du Grand repos. Facteur de production aux côtés de sa mère dès ce moment, plus sa patronne que sa maman elle ne sera jamais assise à ne rien faire, jamais laissée, oubliée à ses jeux et à ses jouets comme lui, son frère.

De quelque côté que l’on se tourne, du Plateau central au Nord-Est où les sociétés à pouvoir fortement centralisé prédominent, à l’Ouest où vivent des communautés villageoises au pouvoir non centralisé ou au Sud-Ouest, terroir des collectivités dites segmentaires, l’organisation sociale traditionnelle présente au moins un point commun: la subordination des femmes. Dans ce domaine, nos 8 000 villages, nos 600 000 concessions et notre million et plus de ménages, observent des comportements identiques ou similaires. Ici et là, l’impératif de la cohésion sociale définie par les hommes est la soumission des femmes et la subordination des cadets.

Notre société, encore par trop primitivement agraire, patriarcale et polygamique, fait de la femme un objet d’exploitation pour sa force de travail et de consommation, pour sa fonction de reproduction biologique.

Comment la femme vit-elle cette curieuse double identité: celle d’être le nœud vital qui soude tous les membres de la famille, qui garantit par sa présence et son attention l’unité fondamentale et celle d’être marginalisée, ignorée ? Une condition hybride s’il en est, dont l’ostracisme imposé n’a d’égal que le stoïcisme de la femme. Pour vivre en harmonie avec la société des hommes, pour se conformer au diktat des hommes, la femme s’enferrera dans une ataraxie avilissante, négativiste, par le don de soi.

Femme-source de vie mais femme-objet. Mère mais servile domestique. Femme-nourricière mais femme-alibi. Taillable aux champs et corvéable au ménage, cependant figurante sans visage et sans voix. Femme-charnière, femme-confluent mais femme en chaînes, femme-ombre à l’ombre masculine.

Pilier du bien-être familial, elle est accoucheuse, laveuse, balayeuse, cuisinière, messagère, matrone, cultivatrice, guérisseuse, maraîchère, pileuse, vendeuse, ouvrière. Elle est une force de travail à l’outil désuet, cumulant des centaines de milliers d’heures pour des rendements désespérants.

Déjà aux quatre fronts du combat contre la maladie, la faim, le dénuement, la dégénérescence, nos sœurs subissent chaque jour la pression des changements sur lesquels elles n’ont point de prise. Lorsque chacun de nos 800 000 émigrants mâles s’en va, une femme assume un surcroît de travail. Ainsi, les deux millions de Burkinabé résidant hors du territoire national ont contribué à aggraver le déséquilibre de la sex-ratio qui, aujourd’hui, fait que les femmes constituent 51,7 pour cent de la population totale. De la population résidante potentiellement active, elles sont 52,1 pour cent.

Trop occupée pour accorder l’attention voulue à ses enfants, trop épuisée pour penser à elle-même, la femme continuera de trimer : roue de fortune, roue de friction, roue motrice, roue de secours, grande roue.

Rouées et brimées, les femmes, nos sœurs et nos épouses, paient pour avoir donné la vie. Socialement reléguées au troisième rang, après l’homme et l’enfant, elles paient pour entretenir la vie. Ici aussi, un Tiers Monde est arbitrairement arrêté pour dominer, pour exploiter.

Dominée et transférée d’une tutelle protectrice exploiteuse à une tutelle dominatrice et davantage exploiteuse, première à la tâche et dernière au repos, première au puits et au bois, au feu du foyer mais dernière à étancher ses soifs, autorisée à manger que seulement quand il en reste ; et après l’homme, clé de voûte de la famille, tenant sur ses épaules, dans ses mains et par son ventre cette famille et la société, la femme est payée en retour d’idéologie nataliste oppressive, de tabous et d’interdits alimentaires, de surcroît de travail, de malnutrition, de grossesses dangereuses, de dépersonnalisation et d’innombrables autres maux qui font de la mortalité maternelle une des tares les plus intolérables, les plus indicibles, les plus honteuses de notre société.

Sur ce substrat aliénant, l’intrusion des rapaces venus de loin a contribué à fermenter la solitude des femmes et à empirer la précarité de leur condition.

L’euphorie de l’indépendance a oublié la femme dans le lit des espoirs châtrés. Ségréguée dans les délibérations, absente des décisions, vulnérable donc victime de choix, elle a continué de subir la famille et la société. Le capital et la bureaucratie ont été de la partie pour maintenir la femme subjuguée. L’impérialisme a fait le reste.
Scolarisées deux fois moins que les hommes, analphabètes à 99 pour cent, peu formées aux métiers, discriminées dans l’emploi, limitées aux fonctions subalternes, harcelées et congédiées les premières, les femmes, sous les poids de cent traditions et de mille excuses ont continué de relever les défis successifs. Elles devaient rester actives, coûte que coûte, pour les enfants, pour la famille et pour la société. Au travers de mille nuits sans aurores.

Le capitalisme avait besoin de coton, de karité, de sésame pour ses industries et c’est la femme, ce sont nos mères qui en plus de ce qu’elles faisaient déjà se sont retrouvées chargées d’en réaliser la cueillette. Dans les villes, là où était censée être la civilisation émancipatrice de la femme, celle-ci s’est retrouvée obligée de décorer les salons de bourgeois, de vendre son corps pour vivre ou de servir d’appât commercial dans les productions publicitaires.

Les femmes de la petite-bourgeoisie des villes vivent sans doute mieux que les femmes de nos campagnes sur le plan matériel. Mais sont-elles plus libres, plus émancipées, plus respectées, plus responsabilisées ? Il y a plus qu’une question à poser, il y a une affirmation à avancer. De nombreux problèmes demeurent, qu’il s’agisse de l’emploi ou de l’accès à l’éducation, qu’il s’agisse du statut de la femme dans les textes législatifs ou dans la vie concrète de tous les jours, la femme burkinabè demeure encore celle qui vient après l’homme et non en même temps.

Les régimes politiques néo-coloniaux qui se sont succédés au Burkina n’ont eu de la question de l’émancipation de la femme que son approche bourgeoise qui n’est que l’illusion de liberté et de dignité. Seules les quelques femmes de la petite-bourgeoisie des villes étaient concernées par la politique à la mode de la «condition féminine» ou plutôt du féminisme primaire qui revendique pour la femme le droit d’être masculine. Ainsi la création du ministère de la Condition féminine, dirigée par une femme fut-elle chantée comme une victoire.

Mais avait-on vraiment conscience de cette condition féminine? Avait-on conscience que la condition féminine c’est la condition de 52 pour cent de la population burkinabè? Savait-on que cette condition était déterminée par les structures sociales, politiques, économiques et par les conceptions rétrogrades dominantes et que par conséquent la transformation de cette condition ne saurait incomber à un seul ministère, fût-il dirigé par une femme?

Cela est si vrai que les femmes du Burkina ont pu constater après plusieurs années d’existence de ce ministère que rien n’avait changé dans leur condition.

Et il ne pouvait en être autrement dans la mesure où l’approche de la question de l’émancipation des femmes qui a conduit à la création d’un tel ministère-alibi, refusait de voir et de mettre en évidence afin d’en tenir compte les véritables causes de la domination et de l’exploitation de la femme.

Aussi ne doit-on pas s’étonner que malgré l’existence de ce ministère, la prostitution se soit développée, que l’accès des femmes à l’éducation et à l’emploi ne se soit pas amélioré, que les droits civiques et politiques des femmes soient restés ignorés, que les conditions d’existence des femmes en ville comme en campagne ne se soient nullement améliorées.

Femme-bijou, femme-alibi politique au gouvernement, femme-sirène clientéliste aux élections, femme-robot à la cuisine, femme frustrée par la résignation et les inhibitions imposées malgré son ouverture d’esprit ! Quelle que soit sa place dans le spectre de la douleur, quelle que soit sa façon urbaine ou rurale de souffrir, elle souffre toujours.

Mais une seule nuit a porté la femme au cœur de l’essor familial et au centre de la solidarité nationale.

Porteuse de liberté, l’aurore consécutive du 4 août 1983 lui a fait écho pour qu’ensemble, égaux, solidaires et complémentaires, nous marchions côte à côte, en un seul peuple.

La révolution d’août a trouvé la femme burkinabè dans sa condition d’être assujettie et exploité par une société néo-coloniale fortement influencée par l’idéologie des forces rétrogrades. Elle se devait de rompre avec la politique réactionnaire, prônée et suivie jusque-là en matière d’émancipation de la femme.

La révolution et l’émancipation de la femme

Le 2 octobre 1983, le Conseil national de la révolution a clairement énoncé dans son Discours d’orientation politique l’axe principal du combat de libération de la femme.

Il s’y est engagé à travailler à la mobilisation, à l’organisation et à l’union de toutes les forces vives de la nation, et de la femme en particulier. Le Discours d’orientation politique précisait à propos de la femme: «Elle sera associée d tous les combats que nous aurons à entreprendre contre les diverses entraves de la société néo-coloniale et pour l’édification d’une société nouvelle. Elle sera associée à tous les niveaux de conception, de décision et d’exécution dans l’organisation de la vie de la nation tout entière ».

Le but de cette grandiose entreprise, c’est de construire une société libre et prospère où la femme sera l’égale de l’homme dans tous les domaines. Il ne peut y avoir de façon plus claire de concevoir et d’énoncer la question de la femme et la lutte émancipatrice qui nous attend.

« La vraie émancipation de la femme c’est celle qui responsabilise la femme, qui l’associe aux activités productrices, aux différents combats auxquels est confronté le peuple. La vraie émancipation de la femme, c’est celle qui force la considération et le respect de l’homme ».

Cela indique clairement, camarades militantes, que le combat pour la libération de la femme est avant tout votre combat pour le renforcement de la Révolution démocratique et populaire. Cette révolution qui vous donne désormais la parole et le pouvoir de dire et d’agir pour l’édification d’une société de justice et d’égalité, où la femme et l’homme ont les mêmes droits et les mêmes devoirs. La Révolution démocratique et populaire a créé les conditions d’un tel combat libérateur. Il vous appartient désormais d’agir en toute responsabilité pour, d’une part, briser toutes les chaînes et entraves qui asservissent la femme dans les sociétés arriérées comme la nôtre, et pour, d’autre part, assumer la part de responsabilité qui est la vôtre dans la politique d’édification de la société nouvelle au profit de l’Afrique et au profit de toute l’humanité.

Aux premières heures de la Révolution démocratique et populaire, nous le disions déjà: «l’émancipation tout comme la liberté ne s’octroie pas, elle se conquiert. Et il incombe aux femmes elles-mêmes d’avancer leurs revendications et de se mobiliser pour les faire aboutir ». Ainsi notre révolution a non seulement précisé l’objectif à atteindre dans la question de la lutte d’émancipation de la femme, mais elle a également indiqué ta voie à suivre, les moyens à mettre en œuvre et les principaux acteurs de ce combat. Voilà bientôt quatre ans que nous œuvrons ensemble, hommes et femmes, pour remporter des victoires et avancer vers l’objectif final.

Il nous faut avoir conscience des batailles livrées, des succès remportés, des échecs subis et des difficultés rencontrées pour davantage préparer et diriger les futurs combats. Quelle œuvre a été réalisée par la Révolution démocratique et populaire dans l’émancipation de la femme?

Quels atouts et quels handicaps ?

L’un des principaux acquis de notre révolution dans la lutte pour l’émancipation de la femme a été sans conteste la création de l’Union des femmes du Burkina, (UFB). La création de cette organisation constitue un acquis majeur parce qu’elle a permis de donner aux femmes de notre pays un cadre et des moyens sûrs pour victorieusement mener le combat. La création de l’UFB est une grande victoire parce qu’elle permet le ralliement de l’ensemble des femmes militantes autour d’objectifs précis, justes, pour le combat libérateur sous la direction du Conseil national de la révolution. L’UFB est l’organisation des femmes militantes et responsables, déterminées à travailler pour transformer [la réalité], à se battre pour gagner, à tomber et retomber, mais à se relever chaque fois pour avancer sans reculer.

C’est là une conscience nouvelle qui a germé chez les femmes du Burkina, et nous devons tous en être fiers. Camarades militantes, l’Union des femmes du Burkina est votre organisation de combat. Il vous appartient de l’affûter davantage pour que ses coups soient plus tranchants et vous permettent de remporter toujours et toujours des victoires. Les différentes initiatives que le Gouvernement a pu entreprendre depuis un peu plus de trois ans pour l’émancipation de la femme sont certainement insuffisantes, mais elles ont permis de faire un bout du chemin au point que notre pays peut se présenter aujourd’hui à l’avant-garde du combat libérateur de la femme. Nos femmes participent de plus en plus aux prises de décision, à l’exercice effectif du pouvoir populaire.

Les femmes du Burkina sont partout où se construit le pays, elles sont sur les chantiers: le Sourou (vallée irriguée), le reboisement, la vaccination-commando, les opérations «Villes propres», la bataille du rail, etc. Progressivement, les femmes du Burkina prennent pied et s’imposent, battant ainsi en brèche toutes les conceptions phallocratiques et passéïstes des hommes.

Et il en sera ainsi jusqu’à ce que la femme au Burkina soit partout présente dans le tissu social et professionnel. Notre révolution, durant les trois ans et demi, a œuvré à l’élimination progressive des pratiques dévalorisantes de la femme, comme la prostitution et les pratiques avoisinantes comme le vagabondage 3t la délinquance des jeunes filles, le mariage forcé, l’excision et les conditions de vie particulièrement difficiles de la femme.

En contribuant à résoudre partout le problème de l’eau, en contribuant aussi à l’installation des moulins dans les villages, en vulgarisant les foyers améliorés, en créant des garderies populaires, en pratiquant la vaccination au quotidien, en incitant à l’alimentation saine, abondante et variée, la révolution contribue sans nul doute à améliorer les conditions de vie de la femme burkinabè.

Aussi, celle-ci doit-elle s’engager davantage dans l’application des mots d’ordre anti-impérialistes, à produire et consommer burkinabè, en s’affirmant toujours comme un agent économique de premier plan, producteur comme consommateur des produits locaux.

La révolution d’août a sans doute beaucoup fait pour l’émancipation de la femme, mais cela est pourtant loin d’être satisfaisant. Il nous reste beaucoup à faire.

Pour mieux réaliser ce qu’il nous reste à faire, il nous faut d’avantage être conscients des difficultés à vaincre. Les obstacles et les difficultés sont nombreux. Et en tout premier lieu l’analphabétisme et le faible niveau de conscience politique, toutes choses accentuées encore par l’influence trop grande des forces rétrogrades dans nos sociétés arriérées.

Ces deux principaux obstacles, nous devons travailler avec persévérance à les vaincre. Car tant que les femmes n’auront pas une conscience claire de la justesse du combat politique à mener et des moyens à mettre en œuvre, nous risquons de piétiner et finalement de régresser.

C’est pourquoi, l’Union des femmes du Burkina devra pleinement jouer le rôle qui est le sien. Les femmes de l’UFB doivent travailler à surmonter leurs propres insuffisances, à rompre avec les pratiques et le comportement qu’on a toujours dit propres aux femmes et que malheureusement nous pouvons vérifier encore chaque jour par les propos et comportements de nombreuses femmes. Il s’agit de toutes ces mesquineries comme la jalousie, l’exhibitionnisme, les critiques incessantes et gratuites, négatives et sans principes, le dénigrement des unes par les autres, le subjectivisme à fleur de peau, les rivalités, etc… Une femme révolutionnaire doit vaincre de tels comportements qui sont particulièrement accentués chez celles de la petite-bourgeoisie. Ils sont de nature à compromettre tout travail de groupe, alors même que le combat pour la libération de la femme est un travail organisé qui a besoin par conséquent de la contribution de l’ensemble des femmes.

Ensemble nous devons toujours veiller à l’accès de la femme au travail. Ce travail émancipateur et libérateur qui garantira à la femme l’indépendance économique, un plus grand rôle social et une connaissance plus juste et plus complète du monde.

Notre entendement du pouvoir économique de la femme doit se départir de la cupidité vulgaire et de la crasse avidité matérialiste qui font de certaines femmes des bourses de valeurs-spéculatrices, des coffres-forts ambulants. Il s’agit de ces femmes qui perdent toute dignité, tout contrôle et tout principe dès lors que le clinquant des bijoux se manifeste ou que le craquant des billets se fait entendre. De ces femmes, il y en a malheureusement qui conduisent des hommes aux excès d’endettement, voire de concussion, de corruption. Ces femmes sont de dangereuses boues gluantes, fétides, qui nuisent à la flamme révolutionnaire de leurs époux ou compagnons militants. De tristes cas existent où des ardeurs révolutionnaires ont été éteintes et où l’engagement du mari a été détourné de la cause du peuple par une femme égoïste et acariâtre, jalouse et envieuse.

L’éducation et l’émancipation économique, si elles ne sont pas bien comprises et utilement orientées, peuvent être sources de malheur pour la femme, donc pour la société. Recherchées comme amantes, épousées pour le meilleur, elles sont abandonnées dès que survient le pire. Le jugement répandu est impitoyable pour elles: l’intellectuelle se «place mal» et la richissime est suspecte. Toutes sont condamnées à un célibat qui ne serait pas grave s’il n’était pas l’expression même d’un ostracisme diffus de toute une société contre des personnes, victimes innocentes parce qu’elles ignorent tout de «leur crime et de leur tare», frustrées parce que chaque jour est un éteignoir à une affectivité qui se mue en acariâtrie ou en hypochondrie.

Chez beaucoup de femmes le grand savoir a provoqué des déboires et la grande fortune a nourri bien des infortunes.

La solution à ces paradoxes apparents réside dans la capacité des malheureuses instruites ou riches à mettre au service de leur peuple leur grande instruction, leurs grandes richesses. Elles n’en seront que plus appréciées, voire adulées par tant et tant de personnes à qui elles auront apporté un peu de joie. Comment alors pourraient-elles se sentir seules dans ces conditions ? Comment ne pas connaître la plénitude sentimentale lorsque l’on a su faire de l’amour de soi et de l’amour pour soi, l’amour de l’autre et l’amour des autres ?

Nos femmes ne doivent pas reculer devant les combats multiformes qui conduisent une femme à s’assumer pleinement, courageusement et fièrement afin de vivre le bonheur d’être elle-même, et non pas la domestication d’elle par lui.

Aujourd’hui encore, et pour beaucoup de nos femmes, s’inscrire sous le couvert d’un homme demeure le quitus le plus sûr contre le qu’en-dira-t-on oppressant. Elles se marient sans amour et sans joie de vivre, au seul profit d’un goujat, d’un falot démarqué de la vie et des luttes du peuple. Bien souvent, des femmes exigent une indépendance sourcilleuse, réclamant en même temps d’être protégées, pire, d’être sous le protectorat colonial d’un mâle. Elles ne croient pas pouvoir vivre autrement.

Non ! Il nous faut redire à nos sœurs que le mariage, s’il n’apporte rien à la société et s’il ne les rend pas heureuses, n’est pas indispensable, et doit même être évité. Au contraire, montrons-leur chaque jour les exemples de pionnières hardies et intrépides qui dans leur célibat, avec ou sans enfants, sont épanouies et radieuses pour elles, débordantes de richesses et de disponibilité pour les autres. Elles sont même enviées par les mariées malheureuses pour les sympathies qu’elles soulèvent, le bonheur qu’elles tirent de leur liberté, de leur dignité et de leur serviabilité.

Les femmes ont suffisamment fait la preuve de leurs capacités à entretenir une famille, à élever des enfants, à être en un mot responsables sans l’assujettissement tutélaire d’un homme. La société a suffisamment évolué pour que cesse le bannissement injuste de la femme sans mari. Révolutionnaires, nous devons faire en sorte que le mariage soit un choix valorisant et non pas cette loterie où l’on sait ce que l’on dépense au départ mais rien de ce que l’on va gagner. Les sentiments sont trop nobles pour tomber sous le coup du ludisme.

Une autre difficulté réside aussi sans aucun doute dans l’attitude féodale, réactionnaire et passive de nombreux hommes qui continuent de par leur comportement, à tirer en arrière. Ils n’entendent pas voir remettre en cause des dominations absolues sur la femme au foyer ou dans la société en général. Dans le combat pour l’édification de la société nouvelle qui est un combat révolutionnaire, ces hommes de par leurs pratiques, se placent du côté de la réaction et de la contre-révolution. Car la révolution ne saurait aboutir sans l’émancipation véritable des femmes.

Nous devons donc, camarades militantes, avoir clairement conscience de toutes ces difficultés pour mieux affronter les combats à venir.

La femme tout comme l’homme possède des qualités mais aussi des défauts et c’est là sans doute la preuve que la femme est l’égale de l’homme. En mettant délibérément l’accent sur les qualités de la femme, nous n’avons pas d’elle une vision idéaliste. Nous tenons simplement à mettre en relief ses qualités et ses compétences que l’homme et la société ont toujours occultées pour justifier l’exploitation et la domination de la femme.

Comment allons-nous nous organiser pour accélérer la marche en avant vers l’émancipation ?

Nos moyens sont dérisoires, mais notre ambition, elle, est grande. Notre volonté et notre conviction fermes d’aller de l’avant ne suffisent pas pour réaliser notre pari. II nous faut rassembler nos forces, toutes nos forces, les agencer, les coordonner dans le sens du succès de notre lutte. Depuis plus de deux décennies l’on a beaucoup parlé d’émancipation dans notre pays, l’on s’est beaucoup ému. II s’agit aujourd’hui d’aborder la question de l’émancipation de façon globale, en évitant les fuites des responsabilités qui ont conduit à ne pas engager toutes les forces dans la lutte et à faire de cette question centrale une question marginale, en évitant également les fuites en avant qui laisseraient loin derrière, ceux et surtout celles qui doivent tue en première ligne.

Au niveau gouvernemental, guidé par les directives du Conseil national de la révolution, un Plan d’action cohérent en faveur des femmes, impliquant l’ensemble des départements ministériels, sera mis en place afin de situer les responsabilités de chacun dans des missions à court et moyen termes. Ce plan d’action, loin d’être un catalogue de voeux pieux et autres apitoiements devra être le fil directeur de l’intensification de l’action révolutionnaire. C’est dans le feu de la lutte que les victoires importantes et décisives seront remportées.

Ce plan d’action devra être conçu par nous et pour nous. De nos larges et démocratiques débats devront sortir les audacieuses résolutions pour réaliser notre foi en la femme. Que veulent les hommes et les femmes pour les femmes ? C’est ce que nous dirons dans notre Plan d’action.

Le Plan d’action, de par l’implication de tous les départements ministériels, se démarquera résolument de l’attitude qui consiste à marginaliser la question de la femme et à déresponsabiliser des responsables qui, dans leurs actions quotidiennes, auraient dû et auraient pu contribuer de façon significative à la résolution de la question. Cette nouvelle approche multidimensionnelle de la question de la femme découle de notre analyse scientifique, de son origine, de ses causes et de son importance dans le cadre de notre projet d’une société nouvelle, débarrassée de toutes formes d’exploitation et d’oppression. II ne s’agit point ici d’implorer la condescendance de qui que ce soit en faveur de la femme. II s’agit d’exiger au nom de la révolution qui est venue pour donner et non pour prendre, que justice soit faite aux femmes.

Désormais l’action de chaque ministère, de chaque comité d’administration ministériel sera jugée en fonction des résultats atteints dans le cadre de la mise en œuvre du Plan d’action, au-delà des résultats globaux usuels. À cet effet, les résultats statistiques comporteront nécessairement la part de l’action entreprise qui a bénéficié aux femmes ou qui les a concernées. La question de la femme devra être présente à l’esprit de tous les décideurs à tout instant, à toutes les phases de la conception, de l’exécution des actions de développement. Car concevoir un projet de développement sans la participation de la femme, c’est ne se servir que de quatre doigts, quand on en a dix. C’est donc courir à l’échec.

« La transformation des mentalités serait incomplète si la femme de type nouveau devait vivre avec un homme de type ancien. »

La révolution et l’éducation comme émancipation féminine

Au niveau des ministères chargés de l’éducation, on veillera tout particulièrement à ce que l’accès des femmes à l’éducation soit une réalité, cette réalité qui constituera un pas qualitatif vers l’émancipation. Tant il est vrai que partout où les femmes ont accès à l’éducation, la marche vers l’émancipation s’est trouvée accélérée. La sortie de la nuit de l’ignorance permet en effet aux femmes d’exprimer, et d’utiliser les armes du savoir, pour se mettre à la disposition de la société. Du Burkina Faso, devraient disparaître toutes les formes ridicules et rétrogrades qui faisaient que seule la scolarisation des garçons était perçue comme importante et rentable, alors que celle de la fille n’était qu’une prodigalité.

L’attention des parents pour les filles à l’école devra être égale à celle accordée aux garçons qui font toute leur fierté. Car, non seulement les femmes ont prouvé qu’elles étaient égales à l’homme à l’école quand elles n’étaient pas tout simplement meilleures, mais surtout elles ont droit à l’école pour apprendre et savoir, pour être libres.

Dans les futures campagnes d’alphabétisation, les taux de participation des femmes devront être relevés pour correspondre à leur importance numérique dans la population, car ce serait une trop grande injustice que de maintenir une si importante fraction de la population, la moitié de celle-ci, dans l’ignorance.

Au niveau des ministères chargés du travail et de la justice, les textes devront s’adapter constamment à la mutation que connaît notre société depuis le 4 août 1983, afin que l’égalité en droits entre l’homme et la femme soit une réalité tangible. Le nouveau code du travail, en cours de confection et de débat devra être l’expression des aspirations profondes de notre peuple à la justice sociale et marquer une étape importante dans l’œuvre de destruction de l’appareil néo-colonial. Un appareil de classe, qui a été façonné et modelé par les régimes réactionnaires pour pérenniser le système d’oppression des masses populaires et notamment des femmes. Comment pouvons-nous continuer d’admettre qu’à travail égal, la femme gagne moins que l’homme ? Pouvons-nous admettre le lévirat et la dot réduisant nos sœurs et nos mères au statut de biens vulgaires qui font l’objet de tractations ? II y a tant et tant de choses que les lois moyenâgeuses continuent encore d’imposer à notre peuple, aux femmes de notre peuple. C’est juste, qu’enfin, justice soit rendue.

Au niveau des ministères chargés de la culture et de la famille, un accent particulier sera mis sur l’avènement d’une mentalité nouvelle dans les rapports sociaux, en collaboration étroite avec l’Union des femmes du Burkina. La mère et l’épouse sous la révolution ont des rôles spécifiques importants à jouer dans le cadre des transformations révolutionnaires. L’éducation des enfants, la gestion correcte des budgets familiaux, la pratique de la planification familiale, la création d’une ambiance familiale, le patriotisme sont autant d’atouts importants devant contribuer efficacement à la naissance d’une morale révolutionnaire et d’un style de vie anti-impérialiste, prélude à une société nouvelle.

La femme, dans son foyer, devra mettre un soin particulier à participer à la progression de la qualité de la vie. En tant que Burkinabé, bien vivre, c’est bien se nourrir, c’est bien s’habiller avec les produits burkinabés. II s’agira d’entretenir un cadre de vie propre et agréable car l’impact de ce cadre sur les rapports entre les membres d’une même famille est très important. Un cadre de vie sale et vilain engendre des rapports de même nature. II n’y a qu’à observer les porcs pour s’en convaincre.

Et puis la transformation des mentalités serait incomplète si la femme de type nouveau devait vivre avec un homme de type ancien. Le réel complexe de supériorité des hommes sur les femmes, où est-il le plus pernicieux mais le plus déterminant si ce n’est dans le foyer où la mère, complice et coupable, organise sa progéniture d’après des règles sexistes inégalitaires ? Ce sont les femmes qui perpétuent le complexe des sexes, dès les débuts de l’éducation et de la formation du caractère.

Par ailleurs à quoi servirait notre activisme pour mobiliser le jour un militant si la nuit, le néophyte devait se retrouver aux côtés d’une femme réactionnaire démobilisatrice !

Que dire des tâches de ménage, absorbantes et abrutissantes, qui tendent à la robotisation et ne laissent aucun répit pour la réflexion !

C’est pourquoi, des actions doivent être résolument entreprises en direction des hommes et dans le sens de la mise en place, à grande échelle, d’infrastructures sociales telles que les crèches, les garderies populaires, et les cantines. Elles permettront aux femmes de participer plus facilement au débat révolutionnaire, à l’action révolutionnaire.

L’enfant qui est rejeté comme le raté de sa mère ou monopolisé comme la fierté de son père devra être une préoccupation pour toute la société et bénéficier de son attention et de son affection.

L’homme et la femme au foyer se partageront désormais toutes les tâches du foyer.
Le Plan d’action en faveur des femmes devra être un outil révolutionnaire pour la mobilisation générale de toutes les structures politiques et administratives dans le processus de libération de la femme.

Camarades militantes, je vous le répète, afin qu’il corresponde aux besoins réels des femmes, ce plan fera l’objet de débats démocratiques au niveau de toutes les structures de l’UFB.

L’UFB est une organisation révolutionnaire. À ce titre, elle est une école de démocratie populaire régie par les principes organisationnels que sont la critique et l’autocritique, le centralisme démocratique. Elle entend se démarquer des organisations où la mystification a pris le pas sur les objectifs réels. Mais cette démarcation ne sera effective et permanente que si les militantes de l’UFB engagent une lutte résolue contre les tares qui persistent encore, hélas, dans certains milieux féminins. Car il ne s’agit point de rassembler des femmes pour la galerie ou pour d’autres arrière-pensées démagogiques électoralistes ou simplement coupables.

II s’agit de rassembler des combattantes pour gagner des victoires ; il s’agit de se battre en ordre et autour des programmes d’activités arrêtés démocratiquement au sein de leurs comités dans le cadre de l’exercice bien compris de l’autonomie organisationnelle propre à chaque structure révolutionnaire. Chaque responsable UFB devra être imprégnée de son rôle, dans sa structure, afin de pouvoir être efficace dans l’action. Cela impose à l’Union des femmes du Burkina d’engager de vastes campagnes d’éducation politique et idéologique de ses responsables, pour le renforcement sur le plan organisationnel des structures de l’UFB à tous les niveaux.

Camarades militantes de l’UFB, votre union, notre union, doit participer pleinement à la lutte des classes aux côtés des masses populaires. Les millions de consciences endormies, qui se sont réveillées à l’avènement de la révolution représentent une force puissante. Nous avons choisi au Burkina Faso, le 4 août 1983, de compter sur nos propres forces, c’est-à-dire en grande partie sur la force que vous représentez, vous les femmes. Vos énergies doivent, pour être utiles, être toutes conjuguées dans le sens de la liquidation des races des exploiteurs, de la domination économique de l’impérialisme.

En tant que structure de mobilisation, l’UFB devra forger au niveau des militantes une conscience politique aiguë pour un engagement révolutionnaire total dans l’accomplissement des différentes actions entreprises par le gouvernement pour l’amélioration des conditions de la femme. Camarades de l’UFB, ce sont les transformations révolutionnaires qui vont créer les conditions favorables à votre libération. Vous êtes doublement dominées par l’impérialisme et par l’homme. En chaque homme somnole un féodal, un phallocrate qu’il faut détruire. Aussi, est-ce avec empressement que vous devez adhérer aux mots d’ordre révolutionnaires les plus avancés pour en accélérer la concrétisation et avancer encore plus vite vers l’émancipation. C’est pourquoi, le Conseil national de la révolution note avec joie votre participation intense à tous les grands chantiers nationaux et vous incite à aller encore plus loin pour un soutien toujours plus grand, à la révolution d’août qui est avant tout la vôtre.

En participant massivement aux grands chantiers, vous vous montrez d’autant plus méritantes que l’on a toujours voulu, à travers la répartition des tâches au niveau de la société, vous confiner dans des activités secondaires. Alors que votre apparente faiblesse physique n’est rien d’autre que la conséquence des normes de coquetterie et de goût que cette même société vous impose parce que vous êtes des femmes.
Chemin faisant, notre société doit se départir des conceptions féodales qui font que la femme non mariée est mise au ban de la société, sans que nous ne percevions clairement que cela est la traduction de la relation d’appropriation qui veut que chaque femme soit la propriété d’un homme. C’est ainsi que l’on méprise les filles-mères comme si elles étaient les seules responsables de leur situation, alors qu’il y a toujours un homme coupable. C’est ainsi que les femmes qui n’ont pas d’enfants, sont opprimées du fait de croyances surannées alors que cela s’explique scientifiquement et peut être vaincu par la science.

La société a par ailleurs imposé aux femmes des canons de coquetterie qui portent préjudice à son intégrité physique: l’excision, les scarifications, les taillages de dents, les perforations des lèvres et du nez. L’application de ces normes de coquetterie reste d’un intérêt douteux. Elle compromet même la capacité de la femme à procréer et sa vie affective dans le cas de l’excision. D’autres types de mutilations, pour moins dangereuses qu’elles soient, comme le perçage des oreilles et le tatouage n’en sont pas moins une expression du conditionnement de la femme, conditionnement imposé à elle par la société pour pouvoir prétendre à un mari.

La lutte des femmes au sein de la révolution

Camarades militantes, vous vous soignez pour mériter un homme. Vous vous percez les oreilles, et vous vous labourez le corps pour être acceptées par des hommes. Vous vous faites mal pour que le mâle vous fasse encore plus mal !

Femmes, mes camarades de luttes, c’est à vous que je parle : vous qui êtes malheureuses en ville comme en campagne, vous qui ployez sous le poids des fardeaux divers de l’exploitation ignoble, «justifiée et expliquée» en campagne ; vous qui, en ville, êtes sensées être des femmes heureuses, mais qui êtes au fond tous les jours des femmes malheureuses, accablées de charges, parce que, tôt levée la femme tourne en toupie devant sa garde-robe se demandant quoi porter, non pour se vêtir, non pour se couvrir contre les intempéries mais surtout, quoi porter, pour plaire aux hommes, car elle est tenue, elle est obligée de chercher à plaire aux hommes chaque jour; vous les femmes à l’heure du repos, qui vivez la triste attitude de celle qui n’a pas droit à tous les repos, celle qui est obligée de se rationner, de s’imposer la continence et l’abstinence pour maintenir un corps conforme à la ligne que désirent les hommes ; vous le soir, avant de vous coucher, recouvertes et maquillées sous le poids de ces nombreux produits que vous détestez tant nous le savons mais qui ont pour but de cacher une ride indiscrète, malencontreuse, toujours jugée précoce, un âge qui commence à se manifester, un embonpoint qui est trop tôt venu ; Vous voilà chaque soir obligées de vous imposer une ou deux heures de rituel pour préserver un atout, mal récompensé d’ailleurs par un mari inattentif, et pour le lendemain recommencer à peine à l’aube.

Camarades militantes, hier à travers les discours, par la Direction de la mobilisation et l’organisation des femmes (DMOF) et en application du statut général des CDR [ndlr : Comités de défense de la Révolution], le Secrétariat général national des CDR a entrepris avec succès la mise en place des comités, des sous-sections et des sections de l’Union des femmes du Burkina.

Le Commissariat politique chargé de l’organisation et de la planification aura la mission de parachever votre pyramide organisationnelle par la mise en place du Bureau national de l’UFB. Nous n’avons pas besoin d’administration au féminin pour gérer bureaucratiquement la vie des femmes ni pour parler sporadiquement en fonctionnaire cauteleux de la vie des femmes. Nous avons besoin de celles qui se battront parce qu’elles savent que sans bataille, il n’y aura pas de destruction de l’ordre ancien et construction de l’ordre nouveau. Nous ne cherchons pas à organiser ce qui existe, mais bel et bien à le détruire, à le remplacer.

Le Bureau national de l’UFB devra être constitué de militantes convaincues et déterminées dont la disponibilité ne devra jamais faire défaut, tant l’œuvre à entreprendre est grande. Et la lutte commence dans le foyer. Ces militantes devront avoir conscience qu’elles représentent aux yeux des masses l’image de la femme révolutionnaire émancipée, et elles devront se comporter en conséquence.

Camarades militantes, camarades militants, en changeant l’ordre classique des choses, l’expérience fait de plus en plus la preuve que seul le peuple organisé est capable d’exercer le pouvoir démocratiquement.

La justice et l’égalité qui en sont les principes de base permettent à la femme de démontrer que les sociétés ont tort de ne pas lui faire confiance au plan politique comme au plan économique. Ainsi la femme exerçant le pouvoir dont elle s’est emparée au sein du peuple est à même de réhabiliter toutes les femmes condamnées par l’histoire.

Notre révolution entreprend un changement qualitatif, profond de notre société. Ce changement doit nécessairement prendre en compte les aspirations de la femme burkinabè. La libération de la femme est une exigence du futur, et le futur, camarades, est partout porteur de révolutions. Si nous perdons le combat pour la libération de la femme, nous aurons perdu tout droit d’espérer une transformation positive supérieure de la société. Notre révolution n’aura donc plus de sens. Et c’est à ce noble combat que nous sommes tous conviés, hommes et femmes.

Que nos femmes montent alors en première ligne! C’est essentiellement de leur capacité, de leur sagacité à lutter et de leur détermination à vaincre, que dépendra la victoire finale. Que chaque femme sache entraîner un homme pour atteindre les cimes de la plénitude. Et pour cela que chacune de nos femmes puisse dans l’immensité de ses trésors d’affection et d’amour trouver la force et le savoir-faire pour nous encourager quand nous avançons et nous redonner du dynamisme quand nous flanchons. Que chaque femme conseille un homme, que chaque femme se comporte en mère auprès de chaque homme. Vous nous avez mis au monde, vous nous avez éduqués et vous avez fait de nous des hommes.

Que chaque femme, vous nous avez guidés jusqu’au jour où nous sommes continue d’exercer et d’appliquer son rôle de mère, son rôle de guide. Que la femme se souvienne de ce qu’elle peut faire, que chaque femme se souvienne qu’elle est le centre de la terre, que chaque femme se souvienne qu’elle est dans le monde et pour le monde, que chaque femme se souvienne que la première à pleurer pour un homme, c’est une femme. On dit, et vous le retiendrez, camarades, qu’au moment de mourir, chaque homme interpelle, avec ses derniers soupirs, une femme : sa mère, sa sœur, ou sa compagne.

Les femmes ont besoin des hommes pour vaincre. Et les hommes ont besoin des victoires des femmes pour vaincre. Car, camarades femmes, aux côtés de chaque homme, il y a toujours une femme. Cette main de la femme qui a bercé le petit de l’homme, c’est cette même main qui bercera le monde entier.

Nos mères nous donnent la vie. Nos femmes mettent au monde nos enfants, les nourrissent à leurs seins, les élèvent et en font des êtres responsables.

Les femmes assurent la permanence de notre peuple, les femmes assurent le devenir de l’humanité ; les femmes assurent la continuation de notre œuvre ; les femmes assurent la fierté de chaque homme.

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Mères, sœurs, compagnes,

II n’y a point d’homme fier tant qu’il n’y a point de femme à côté de lui. Tout homme fier, tout homme fort, puise ses énergies auprès d’une femme ; la source intarissable de la virilité, c’est la féminité. La source intarissable, la clé des victoires se trouvent toujours entre les mains de la femme. C’est auprès de la femme, sœur ou compagne que chacun de nous retrouve le sursaut de l’honneur et de la dignité.

C’est toujours auprès d’une femme que chacun de nous retourne pour chercher et rechercher la consolation, le courage, l’inspiration pour oser repartir au combat, pour recevoir le conseil qui tempérera des témérités, une irresponsabilité présomptueuse.
C’est toujours auprès d’une femme que nous redevenons des hommes, et chaque homme est un enfant pour chaque femme. Celui qui n’aime pas la femme, celui qui ne respecte pas la femme, celui qui n’honore pas la femme, a méprisé sa propre mère. Par conséquent, celui qui méprise la femme méprise et détruit le lieu focal d’où il est issu, c’est-à-dire qu’il se suicide lui-même parce qu’il estime n’avoir pas de raison d’exister, d’être sorti du sein généreux d’une femme.

Camarades, malheur à ceux qui méprisent les femmes ! Ainsi à tous les hommes d’ici et d’ailleurs, à tous les hommes de toutes conditions, de quelque case qu’ils soient, qui méprisent la femme, qui ignorent et oublient ce qu’est la femme, je dis: «Vous avez frappé un roc, vous serez écrasés».

Camarades, aucune révolution, et à commencer par notre révolution, ne sera victorieuse tant que les femmes ne seront pas d’abord libérées. Notre lutte, notre révolution sera inachevée tant que nous comprendrons la libération comme celle essentiellement des hommes. Après la libération du prolétaire, il reste la libération de la femme. Camarades, toute femme est la mère d’un homme. Je m’en voudrais en tant qu’homme, en tant que fils, de conseiller et d’indiquer la voie à une femme. La prétention serait de vouloir conseiller sa mère. Mais nous savons aussi que l’indulgence et l’affection de la mère, c’est d’écouter son enfant, même dans les caprices de celui-ci, dans ses rêves, dans ses vanités. Et c’est ce qui me console et m’autorise à m’adresser à vous.

C’est pourquoi, Camarades, nous avons besoin de vous pour une véritable libération de nous tous. Je sais que vous trouverez toujours la force et le temps de nous aider à sauver notre société.

Camarades, il n’y a de révolution sociale véritable que lorsque la femme est libérée. Que jamais mes yeux ne voient une société, que jamais, mes pas ne me transportent dans une société où la moitié du peuple est maintenue dans le silence. J’entends le vacarme de ce silence des femmes, je pressens le grondement de leur bourrasque, je sens la furie de leur révolte. J’attends et espère l’irruption féconde de la révolution dont elles traduiront la force et la rigoureuse justesse sorties de leurs entrailles d’opprimées.

Camarades, en avant pour la conquête du futur ; Le futur est révolutionnaire ; Le futur appartient à ceux qui luttent.

La patrie ou la mort, nous vaincrons !

Source : http://www.thomassankara.net/spip.php?article40

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HOMMAGE À UN PARCOURS MILITANT

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Sous le bleu de Bab-El-Oued,

l’hommage à M’Hamed Rachedi,

« l’arabe » héros du printemps amazigh

par El Kadi Ihsane

HuffPost Algérie

le 25 avril 2015

m_hamed_rachedi_original.jpgM’Hamed Rachedi

M’hamed Rachedi était « l’arabe » héros du printemps amazigh. La fondation Bacha a exhumé son étincelant souvenir. Sous le bleu de Bab El Oued.

C’était une silhouette aérienne, une énergie explosive haranguant les assemblées générales étudiantes du printemps 1980. Un jeune homme d’un grand courage.

« Il savait qu’il en prendrait pour 20 ans incompressibles dans sa situation » a rappelé un de ses compagnons de lutte de cette période sur sa tombe ce samedi 25 avril, jour choisi par la fondation Bacha, grande figure du militantisme des années 80, pour faire le pèlerinage commémoratif du cimetière El Kettar à Alger.

M’hamed Rachedi, est né en mars 1955 d’une modeste famille de la basse Casbah. Il restera pour l’éternité le détenu arabophone parmi les 24 historiques de Berrouaghia, les animateurs du mouvement d’avril 1980 que le régime « débutant » de Chadli Bendjedid, voulait traduire devant la cour de sûreté de l’Etat.

« Ces interrogatoires à la sécurité militaire étaient particulièrement féroces ». Les barbouzes ne comprenaient pas ce qu’un non kabyle faisait là, à la pointe d’un mouvement pour la reconnaissance de tamazight.

M’hamed Rachedi ne s’est pas retrouvé par hasard dans cette galère. Il était militant clandestin du GCR , l’organisation de la gauche révolutionnaire – d’où le risque des 20 ans de prison sous le régime du parti unique – et l’un des leaders les plus actifs des campus d’Alger – avant 1980 – pour le droit des étudiants à s’organiser librement en dehors de la tutelle de l’UNJA, l’organisation de jeunesse du FLN.

Il a été, à la salle Ben Baatouche de la faculté centrale, lieu mythique du mouvement à Alger, l’un des meilleurs pédagogues du lien entre la reconnaissance de la pluralité linguistique et culturelle de l’Algérie et l’avancée des libertés démocratiques.

Tribun hors pair, M’hamed Rachedi était un cauchemar pour les RG de la DGSN. Après son intervention à la tribune, les actions du mouvement devenaient plus audacieuses, plus subtiles aussi.

Salarié puis élu syndical à l’ARDESS, ancêtre du CNEAP, (Le Centre National d’Etudes et d’Analyses pour la Population et le Développement), à la fin de son cursus de licence, Mhamed avait également une expérience du syndicalisme d’entreprise, qui a beaucoup servi, avant son arrestation, la coordination des comités étudiants autonomes d’Alger durant le printemps 1980.

m_hamed_rachedi_2original.jpg Mhamed Rachedi hommage

Une étoile filante

Face à la superbe crique de Bab El Oued, sur les pentes du cimetière d’El Kettar, un attroupement de quelques dizaines d’amis de M’hamed Rachedi a évoqué, ce samedi matin, le militant disparu en mars 1989 à quelques jours de son 35e anniversaire.

Une étoile filante du combat démocratique et social en Algérie. Après les épreuves de l’interrogatoire et de la prison, le reflux du mouvement les années suivantes, M’hamed a poursuivi son crédo sur la scène du monde. À partir de Paris.

Toujours engagé dans sa famille politique de la gauche révolutionnaire (LCR – Trotskyste), il a, comme en Algérie été de tous les combats. Celui du peuple palestinien était celui qui lui tenait le plus à cœur. Mhamed était l’homme au Keffieh. Elégance et fierté.
m_hamed_rachedi_3original.jpg Mhamed Rachedi
El Kettar, le 25 avril 2014, l’hommage à M’hamed Rachedi

Au cœur de l’attroupement, deux hommes, Mahmoud Rachedi, son frère cadet, porte-parole du PST, et Karim Bacha, frère cadet de Mustapha Bacha et co-fondateur de la fondation éponyme.

Mahmoud témoigne de ce moment de la dernière volonté où M’hamed, condamné sur son lit d’hôpital à Paris, chuchote son souhait de revenir voir la lumière d’Alger avant de partir.

Il a revu sa Casbah natale avant de s’adosser à son flanc d’El Kettar. Karim a rappelé combien il était important que la génération qui a animé les luttes démocratiques des années 80 transmette des repères aux jeunes d’aujourd’hui. M’hamed Rachedi, Mustapha Bacha et Salah Boukrif, les trois aujourd’hui disparus, étaient amis.

C’étaient, sans doute avec Arezki Ait Larbi, les figures les plus emblématiques du printemps amazigh à Alger.

La fondation Bacha[[voir Il s’est éteint un certain 8 août 1994
Il y a 19 ans, disparaissait Mustapha Bacha publié par la dépêche de Kabylie: « la résistance, c’est le pluralisme »: ]], récemment créée a décidé de leur rendre hommage à l’occasion de ce 35e anniversaire du 20 avril. Le travail de la transmission commence dans l’émotion.

sources Huffpost maghreb.com

ASSOCIATIONS / RAJ DAHO DJERBAL ET ADEL ABDERREZAK SIGNALENT QUE LE TEMPS EST VENU DE PASSER DE LA LUTTE SYNDIC ALE À LA LUTTE CITOYENNE

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daho_djerbal.jpg Le collectif Rassemblement Actions Jeunesse (RAJ) a organisé, hier, une conférence-débat ayant pour thème

«Quels défis et quelles perspectives pour les mouvements sociaux en Algérie dans le contexte national et régional ?».

La rencontre a permis à l’historien Daho Djerbal et à l’ancien porte-parole du Conseil national de l’enseignement supérieur (Cnes), Adel Abderrezak, enseignant à l’université actuellement, de croiser leurs regards sur les luttes politiques et sociales dans le pays.

Partant de la commémoration du 35ème anniversaire du printemps berbère, les deux universitaires et intellectuels ont passé en revue l’expérience syndicale en Algérie depuis l’indépendance jusqu’à nos jours.

Une évocation passionnante qui a permis de renouer avec le souvenir et l’héritage des luttes passées menées par les milieux ouvriers, estudiantins, féministes et associatifs depuis plus d’un demi-siècle.

Une rétrospective par ailleurs critique – au sens scientifique du terme – qui a permis aux deux intervenants d’aboutir à la conclusion selon laquelle «il est temps de passer d’une lutte syndicale à une lutte pour la citoyenneté».

Selon eux, les formes de lutte anciennes sont arrivées au stade de dépassement et doivent être réactualisées par les acteurs sociaux et syndicaux, un basculement certes contraint – Daho Djerbal et Adel Abderrezak ont dénoncé le monopole des pouvoirs publics sur l’espace de l’expression en Algérie – mais nécessaire.

«L’activité syndicale reste prisonnière de la lutte salariale et corporatiste», ont-ils relevé, en citant l’exemple «des syndicats de l’éducation nationale», qui, selon eux, partagent les mêmes revendications avec des comportements revendicatifs différents.

Un élément clé qui, selon l’historien Daho Djerbal, explique en grande partie la disparition aujourd’hui de la solidarité ouvrière, en vigueur dans les années 1880 et 1990. «Durant cette période, on avait assisté à une certaine solidarité par défaut entre les syndicats pour contrer le monopole de l’Etat et faire face à la mouvance islamiste qui cherchait coûte que coûte à privilégier la grève insurrectionnelle » comme mode d’action et d’opération dans un contexte sociopolitique de grande crise.

La faillite de l’Etat, hier comme aujourd’hui, a permis l’apparition de nouvelles oligarchies qui détiennent le « monopole de la prise de décision » dans de nombreux secteurs économiques, tels le médicament et jusque dans la création de partis politiques et d’organes de presse.

« Ces oligarchies étouffent la liberté de se syndiquer au sein des entreprises et constituent une vraie menace pour les libertés syndicales en Algérie ». Pour Adel Abderrezak, « les espaces de réflexion critique sont rares, et s’ils existent, le passage à l’action de proximité ne sera pas permis », le pouvoir a d’un côté constitutionnalisé la libre expression, et d’un autre côté, il continue à maintenir la pression sur les organisations de la société civile.

Ces dernières années, le pouvoir a recouru à la création «des organisations clones» afin de barrer le chemin aux mouvements sociaux et de les sortir de cet activisme programmé. Un élément réapproprié pour assommer les mouvements populaires, souvent configurés par la culture et la pratique du mouvement ouvrier des années 80-90.

Pour étayer ses dires, ce dernier évoque les négociations entre les arouch et le gouvernement d’Ouyahia après les évènements tragiques qui ont secoué la Kabylie en 2001. Les raisons de la conjoncture de 2001 sont connues, «c’est la marginalisation, la répression et la torture, qui sont devenues des faits ordinaires qui caractérisent le système », mais « la singularité de cette colère s’inscrit dans la durée ». Ni les représentants du gouvernement ni ceux des arouch « n’ont pu matérialiser » les négociations, donc « on est dans la figuration par l’absence des figures emblématiques capables de mener leur action et d’assumer leur rôle », a-t-il expliqué
.
Pour Daho Djerbal, le pouvoir a fait en sorte que « la transmission de la culture et du savoir des syndicats ouvriers des années 1980 disparaisse de la scène afin de maintenir le monopole de l’Etat avec des pratiques modernes». Selon ce dernier, le pouvoir, qui a constaté cette « maturation du mouvement ouvrier » durant cette période, a fait en sorte que « cette action ne se pérennise pas ».

Pour lui, le meilleur exemple de la lutte citoyenne est celui que mène actuellement la population d’In Salah. « Nous avons assisté ces derniers temps à une mobilisation importante des citoyens dans les localités du Sud » du pays pour défendre la ressource naturelle de la région.

Ce qui fait peur au pouvoir, ce « n’est pas la mobilisation en elle-même, mais le risque de l’apparition des sentiments sécessionnistes », une nouvelle conscience des gens de cette région qui se battent pour défendre leur territoire. Le pouvoir a « laissé faire », il a décidé d’aller vers l’application de l’approche participative, mais sur le terrain, rien. « Il n’y a aucune volonté de son application. »

TOUR D’HORIZON. COMMENT DÉNOUER L’IMPASSE POLITIQUE? OPINION DE SAOUDI ABDELAZIZ


publié par Saoudi Abdelaziz

blog algerie infos

le 26 avril 2015

Dans un contexte prolongé de rapports de force figé, la question de l’intervention politique de la « base populaire » pour favoriser le dénouement de la situation est de plus en plus à l’ordre du jour. Le mouvement citoyen qui a émergé à In-Salah au début de 2015, donne une idée de la disponibilité du « gisement citoyen ». Après plusieurs mois à tenter pousser l’âne mort, le FFS a buté devant la stratégie antipolitique qui est la clé du système algérien de contrôle, à l’oeuvre depuis 58 ans. Mettant à l’écart cycliquement, par la ruse et la force, la population et les leaders qui en émergent. La tentative avortée du FFS a joué le rôle de révélateur de ce bloquage systèmique.

L’essence anti-politique du système algérien

On admet aujourd’hui largement que le paysage politique, avant et après l’indépendance, est marqué par l’influence occulte exercée par les services de protection du système. La pseudo réforme pluraliste qui a suivie les journée d’octobre 1988 n’a pas mis fin à cette réalité. On peut même affirmer qu’au plan politioque, la mise en oeuvre de cette réforme chadliste a conduit à de grave reculs politiques. On peut citer la liquidation du PAGS principal parti de gauche forgé dans la clandestinité, et un peu plus tard l’inféodation au DRS, de la direction du FLN et des autres partis.

Seul le FFS a évité cette mise sous tutelle, en refusant de participer au jeu politique animé par les services secrets. En janvier 1993, à la veille du congrès de liquidation du Parti de l’avant-garde socialiste (PAGS), je plaidais pour l’existence de « partis affichant clairement leurs drapeaux, fondés sur des intérêts nets, des amitiés fortes. Une cohésion qui rendra l’Algérie cohérente. Sinon, tout se mélange, rien n’est intelligible. Malgré les défauts qu’ils engendrent les partis sont des piliers de la démocratie, parce qu’ils permettent d’identifier les intérêts honnêtement. C’est l’expression d’une société civilisée ».

Dans un article récent sur le site Huffpost-Algérie, intitulé « Le niveau politique n’en finit pas de se dégrader au sein du FLN « Mohamed Saadoune cite les propos de feu Abdelhamid Mehri qui évoquait le « complot scientifique » mené en 1996 contre la direction du FLN: « Le traitement a consisté en une ordonnance grasse de la part de certains services de l’Etat qui croyaient, et sans doute le croient-ils encore, que les missions qui leur ont été confiées leur donnent le droit de gérer d’une manière ou d’une autre le fonctionnement des organisations sociales, partis et associations, de promouvoir certains de leurs dirigeants, de sélectionner leurs candidats aux assemblées élues, de rectifier leurs lignes politiques en cas de nécessité dans le sens qui sied à l’ordre établi (…) Cette forme de complot scientifique est en fait un composé organique du système de pouvoir et un instrument de gestion de la démocratie de façade ».

La flamme politique couve sous les cendres

L’article de Saadoune se termine sur ce mot d’un militant du FLN: « Tah ennivo bezzaf ». Cette parole est-elle de la même veine que les propos de Mustapha Cherchali, Abdelkader Zidouk, Abbas Mekhalif, Amar Aïchaoui, Mohamed Bougatef et Halima Lakhel qui affirment: «Le FLN est passé de la position du militantisme à celle de faux témoin». Dans une lettre ouverte, ces six membres du comité central du FLN ont décidé «d’appeler le pouvoir en place à ouvrir le débat avec le peuple et revoir sa politique en mettant les intérêts de la collectivité devant ceux de la logique du pouvoir».

« La rareté des espaces de réflexion »

Au sortir de la décennie noire, l’action de contrôle DRS a très vite été tournée vers le mouvement social, qui a pris un élan considérable. Sous des formes diverses, plus ou moins organisées, les actions de masse du Printemps social algérien ont sans doute imprimé une marque profonde sur la politique actuelle et future de répartition du revenu national. Le mouvement social a contraint le pouvoir à d’importantes concessions. Succès que les milieux libéraux attribuent à une stratégie calculée du pouvoir « d’achat délibéré de la paix sociale ».

Pourquoi le mouvement syndical et social ne débouche-t-il pas sur un engagement politique plus massif sur les questions globales auxquelles est confronté le pays? Adel Abderrazak , syndicaliste enseignant est cité dans le compte rendu d’un débat rapporté par Ameyar Hafida sous le titre « Piégé par l’action immédiate, le mouvement social néglige la réflexion ». L’enseignant déclare notamment à propos du pouvoir politique: « celui-ci se donne tous les moyens, par la division, l’entrisme et le clonage, pour encadrer et grignoter les espaces que se fabriquent ces mouvements”. Pour l’enseignant universitaire, la nouveauté chez les mouvements sociaux actuels réside dans le fait qu’ils ont “une expression de plus en plus citoyenne” et que leurs revendications sont liées au “vécu” des citoyens. L’ancien responsable du Cnes a d’ailleurs mis en avant la prise de conscience des mouvements sociaux qui, à l’exemple du mouvement d’In-Salah, “se battent sur leur territoire”. Adel Abderrazak a, cependant, critiqué “l’activisme forcené” des syndicats autonomes et associations, en déplorant “la rareté” des espaces de réflexion.

Cet activisme, a-t-il expliqué, est parfois un élément réapproprié par les pouvoirs publics et l’État, “pour assommer les mouvements sociaux”.

Après avoir fait l’expérience de la recherche d’une sortie par le haut de l’impasse politique, nopus titrions dans le blog au lendemain du meeting de la salle Atlas: « Le FFS veut encourager une dynamique politique de masse ». Nous rapportions les propos tenus par le premier secrétaire du FFS indiquant que ce parti opte pour un encouragement plus résolu de l’action poitique populaire à la base : « Nous refusons cette perversion du jeu en boucle fermée où les partis politiques sont considérés comme des pions que l’un ou l’autre clan du pouvoir va jouer contre les autres. Nous refusons cette perversion du jeu politique (…). L’espoir vient de la capacité de notre peuple à inventer tous les jours de nouvelles manières de résister et de tenir face aux épreuves. L’espoir vient de l’invention de solidarités nouvelles, de la multiplication des initiatives et de la détermination à aller de l’avant ».

Évoquant hier la préparation du congrès du pôle d’opposition de la CTLD, le secrétaire général du mouvement El Islah, Djahid Younsi, après avoir naturellement-affirmé: «L’opposition se porte bien aujourd’hui », ajoute : « Mais il est nécessaire d’élargir sa base populaire».

L’universitaire de gauche Nadir Djermoune écrit de son côté: « La crise actuelle est une crise de représentation politique qui exige une rupture avec les institutions actuelles et la construction d’un processus constituant qui mette en place une démocratie où les assemblée élues au suffrage universel, et sous contrôle populaire, de la commune au niveau national, qui décident de toutes les questions politiques, sociales et économiques. Cela exige à son tour que les travailleurs et les travailleuses et les couches populaires fassent irruption sur la scène politique ».


9 MAI 2015 – NÎMES: COMMÉMORATION – 70ème ANNIVERSAIRE DU 8 MAI 1945

NOTRE FAMILLE VOUS INVITE

Cher(e) ami(e),

Le 8 mai 1945,

Daniel (Jules) MOURGUES, le papa d’Annie mon épouse,

cheminot communiste au dépôt de Nîmes,

Résistant FTPF (Francs Tireurs et Partisans Français),

matricule n°73055,

plantait un cèdre dans notre jardin

afin de célébrer la victoire sur le nazisme.

Le même jour à Sétif en Algérie une provocation des milieux colonialistes entraînait une émeute qui fut noyée dans le sang.

Plusieurs dizaines de milliers d’Algériens furent assassinés.

Une plaque sera déposée le samedi 9 mai par notre famille
sur l’arbre planté par Daniel MOURGUES,

afin de commémorer ce 70e anniversaire.

Nous serions honorés et heureux

que vous assistiez à la cérémonie

qui aura lieu le samedi 9 mai 2015 à 11h.

et qui sera suivie d’un apéritif (avec et sans alcool).


Entrée du jardin:

10, rue de Pouzols à NÎMES.


Après la cérémonie,

l’association France-El Djazaïr organise

une paëlla

et une projection cinématographique avec la participation du cinéaste Jean Asselmayer en souvenir du 8 mai 1945 à Sétif.

Le programme en sera précisé ultérieurement.

TALEB ABDERRAHMANE: LE FILS DU PEUPLE

par Mohamed Rebah

raina.dz

le 9 avril 2015

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LE FILS DU PEUPLE

Taleb Abderrahmane est né en 1930, l’année de la célébration, à grands cris, par la République française, du «centenaire de la prise d’Alger». «La glorification de la conquête française… fut ressentie comme une humiliation et par les traditionalistes pieux et par les éléments les plus politisés», écrit l’historien Charles-Robert Ageron dans un texte où il cite Cheikh Abdelhamid Ben Badis, fondateur, en 1931, de l’Association des Oulamas: «Ces défilés militaires et toutes ces vaines parades dans lesquels leur orgueil de vainqueur trouvera sa satisfaction constituent une suprême atteinte à notre dignité et une injure à la mémoire de nos glorieux pères.»

Dans la Casbah indigène – la Vieille Ville, étalée sur 20 hectares, déjà surpeuplée par l’arrivée vers 1903 des populations fuyant la misère de Kabylie – où se croisent revendications sociales et aspiration à l’indépendance, «une sorte de dicton populaire circula à travers ses étroites ruelles : «Les Français célèbrent le Premier Centenaire de l’Algérie française. Ils ne célébreront pas le second.» (C.H.Ageron).

Taleb Abderrahmane vint au monde le 5 mars 1930 à une période où les Algériens autochtones sont soumis au Code infâme de l’Indigénat, institué, en 1881, par la Troisième République française, toutefois une période féconde où le mouvement indépendantiste, lancé dans l’émigration ouvrière en France en mars 1926, sous l’impulsion de l’Internationale communiste, s’implante en Algérie.

L’Etoile nord-africaine (ENA), dirigée de Paris par Messali Hadj, crée, l’été 1933, une première section au cœur de la Casbah. Elle s’articule autour du syndicat CGTU des traminots d’Alger animé par Ahmed Mezerna. Celui-ci s’entoure de Salah Gandhi, Rabah Moussaoui et Ahmed Yahia, envoyés par Messali Hadj à Alger, et tient les réunions chez lui. Mais, vite, la plaque tournante se déplace à l’atelier de serrurerie de Mohamed Mestoul, au 10 rue de Bône.

La première tâche de ce groupe est la diffusion du journal El Oumma, édité à Paris. Ce journal, qui sort épisodiquement dans la capitale française, constitue le lien entre les nouveaux adhérents issus des milieux populaires. Mohamed Mestoul, véritable cheville ouvrière, est porté, par Messali Hadj, à la présidence des sections de l’ENA qui se forment d’abord autour de la Casbah puis à Belcourt, Notre Dame d’Afrique, Réghaia, Cap Matifou, Boufarik, Blida.

Suite à l’interdiction de l’Etoile nord-africaine, au mois de janvier 1937, par le gouvernement français, présidé par le socialiste Léon Blum, Messali Hadj fonde au mois de mars 1937, à Nanterre, dans la banlieue ouvrière parisienne, le Parti du peuple algérien (PPA). Rentré de France, il l’installe, en octobre 1937, dans les locaux de l’organe de l’ENA, El Oumma, à la rue de Thèbes, berceau du mouvement national moderne. Ce parti, qui se réfère à l’Islam et au grand passé arabo-islamique, sera rapidement le mouvement de masse majoritaire.

Il fera de la Casbah, particulièrement dans sa partie haute, le « Djebel », qui vit dans le monde du travail, la citadelle du patriotisme.

L’ÉCOLE

En 1930, le père d’Abderrahmane avait trente-neuf ans. Originaire de la commune mixte de Mizrana, en Kabylie, il vint s’installer dans la partie haute de la Casbah, en 1910, à l’âge de dix-neuf ans. Il commença par travailler comme boulanger, métier qu’il hérita de son père, Ali. Puis, petit à petit, il se spécialisa dans la pâtisserie, métier qu’il exerça avec son frère Abdelkader, d’abord chez Guignard, à la rue Bab Azzoun, au coin de la place du Gouvernement (place des Martyrs), puis chez Zinet (spécialiste de la pâtisserie dite orientale). Malgré une santé fragile, on le voit, chaque matin à l’aube, quitter le domicile familial, pour aller gagner le pain de ses enfants.

En 1935, il aménagea au 5 impasse des Zouaves (Mohamed Aghrib) dans la maison de la famille Ighil, attenante à la mosquée Sidi Ramdane. Taleb Abderrahmane vécut avec ses parents, sa grande sœur Fatma et ses deux frères, M’hamed et Chérif, dans une pièce de six mètres sur trois. C’est dans cette espace exigu qu’il fit ses études et acquit des compétences qu’il mit, le moment venu, au service de la Patrie.

Au mois d’octobre 1937, le père Taleb inscrit son fils à l’école indigène du boulevard de Verdun (école Braham Fatah). Heureux de le voir s’intéresser à l’école, il consent de gros sacrifices pour lui assurer une bonne scolarité.

Les conditions de vie étaient particulièrement dures dans ces années dominées par le régime raciste de Vichy. Dans l’unique pièce familiale, le jeune Abderrahmane fait ses devoirs, le soir, à la lumière de la bougie ou du quinquet.

Il n’y avait pas d’eau courante à la maison comme d’ailleurs dans la majorité des 2000 immeubles qui composaient la Casbah.

Malgré toutes les difficultés, il débute bien ses études grâce à l’aide des instituteurs comme Mohamed Branki, Lichani, Benblidia. Son voisin de palier, le fils de la propriétaire de la maison, Saïd Ighil, garde d’Abderrahmane le souvenir d’un enfant absorbé par ses devoirs scolaires. «Il eut pour voisins d’école Kasbadji, Mohamed Ifticène, M’hamed Bahloul, Rabah Bougdour, Abderrazak Belhaffaf, Yahia Benmabrouk, Abdelkader Chérif, Ali Touil, tous des enfants du quartier, mais dont il ne partageait pas les loisirs», se souvient-il.

De cette école conçue pour les enfants indigènes, le jeune Abderrahmane sort, en juin 1944, avec le diplôme du certificat de fin d’études primaires en poche, un titre très prisé à l’époque.

Admis au concours d’entrée en sixième, il passe au cours complémentaire Sarrouy, à la rue Montpensier. À l’origine, cette école, appelée «école arabo-française», était destinée aux fils de notables qui, après l’obtention du certificat d’études, allaient poursuivre des études en arabe à la Médersa d’Alger d’où ils sortaient avec un diplôme d’auxiliaire de la justice musulmane.

Le diplôme du Brevet d’études du premier cycle (B.E.P.C) en poche, Taleb Abderrahmane, entre en octobre 1949, en classe de Seconde, au collège moderne du boulevard Guillemin. Son esprit s’ouvrait aux idées progressistes portées par des professeurs comme Louis Julia.

Le cercle de ses amis s’agrandit et se diversifie.

DANS LA CASBAH COMBATTANTE

Le défilé patriotique du 1er mai 1945, organisé par le PPA, prit sa source au cœur de la Casbah. Le jeune Abderrahmane suivit la foule qui avait pris le chemin de la Grande Poste où la GGT devait tenir un meeting à l’occasion de la Fête du Travail.

Ce défilé fut stoppé par les tirs des soldats français au niveau de la rue Mogador (Harrichet).

La nouvelle de l’assassinat de Mohamed El Haffaf, qui avait déployé le drapeau algérien en pleine rue d’Isly (aujourd’hui Larbi Ben M’Hidi), circula dans les rangs des manifestants comme une traînée de poudre. Pour tous les patriotes, ceci fut ressenti comme une épreuve de feu.

Dans ces années 1940-1950, le cœur de la Casbah patriotique battait au rythme des luttes contre l’oppression coloniale.

Les habitants de la Vieille Ville, toujours en contact avec la campagne kabyle et très sensibles à ce qui s’y passait, réagirent vivement contre la répression qui sévissait dans le douar Sid Ali Bounab de la commune de Camp du Maréchal (Tadmaït).

Sous le prétexte de rechercher, dans le douar, un maquisard, «des gourbis ont été démolis, d’autres saccagés, les provisions détruites, les sacs de blé et d’orge éventrés, les bidons d’huile et de pétrole crevés, leur contenu répandu sur le sol et mélangé aux denrées pour les rendre inutilisables…Les habitants rassemblés sur la place, battus et insultés, leurs femmes bousculées et humiliées», rapporte Alger républicain.

Un Comité d’aide aux victimes de Sid Ali Bounab prit naissance. Des familles, comme celle de Taleb Abderrahmane, apportèrent leur soutien matériel malgré leurs maigres moyens d’existence. Les dockers, rompus à la lutte collective, furent à l’avant-garde dans cette campagne de solidarité.

En octobre 1951, une photo, publiée en manchette par le quotidien anticolonialiste Alger républicain, montre Taleb Abderrahmane avec une délégation des jeunes de la Casbah se rendant au consulat britannique à Alger pour protester contre l’envahissement de l’Egypte par les forces britanniques revanchardes.

LES JEUNES UNIS DANS UN MEME COMBAT

Taleb Abderrahmane vivait pleinement avec passion les évènements. Il s’impliqua dans le combat des jeunes de son âge. Il fit connaître autour de lui la déclaration commune diffusée, en 1952, par l’AEMAN, les SMA, l’UJDA, la Jeunesse du MTLD, la Jeunesse de la CGT, les BSMA, la Jeunesse unitaire musulmane, à l’occasion de la célébration de la Journée internationale de la jeunesse contre le colonialisme, organisée dans le monde par la FMJD, chaque année le 21 février: «Chaque jour amène son cortège de répression, de crimes colonialistes : sang, larmes et misères pour notre peuple et notre jeunesse. On tue chez nous, au Maroc, en Tunisie, en Egypte. On massacre au Viet-Nam et en Corée, écrivent en substance ces organisations de la jeunesse algérienne. Des femmes , des enfants, des hommes tombent en martyrs, en héros, devant «l’ordre impérialiste», pour la cause sacrée de tous les peuples, l’indépendance nationale et la paix mondiale…Le cri jaillit de partout, dans toutes les langues : Indépendance ! Indépendance!…En ce 21 février, certains de la justesse de notre cause, nous nous présentons unis fraternellement pour l’indépendance nationale, la paix et le progrès, contre l’impérialisme…»

Cette manifestation accéléra la constitution du Front national de la jeunesse algérienne qui vit le jour le 2 mars 1952. Sa naissance fut saluée par l’organe des SMA, «La Voix des Jeunes», où Taleb Abderrahmane avait des amis comme Ali Hadj Ali: «Voilà un beau programme. Il nécessite beaucoup de courage et des sacrifices de tous les instants. Mais l’ardeur, la foi et la sincérité qui caractérisent la jeunesse sont les meilleurs garants du succès», écrivait Omar Lagha, vice-président des SMA.

Dans son édition hebdomadaire datée du jeudi 6 mars, Liberté, organe du PCA, publiait en page Une, sous le titre, étalé sur huit colonnes, Salut au Front national de la jeunesse algérienne, un article de Nour Eddine Rebah, dirigeant de l’UJDA, dont Taleb Abderrahmane partageait les idées politiques. Cet écrit, qui fait date, présentait cette union des forces juvéniles comme une victoire sur la voie de l’Indépendance et de la Paix, un moyen essentiel qui «ébranlera jusqu’à sa base l’édifice hideux de l’impérialisme.»

Le Front de la Jeunesse, dont le but avoué était de briser le cloisonnement entre les différentes associations qui se réclamaient de la nation algérienne, fut l’œuvre d’hommes lucides comme Salah Louanchi, cadre dirigeant du MTLD et des SMA, qui écrivait dans La Voix des Jeunes dont il était le directeur: «Les Algériens en général, les jeunes en particulier, sont assez mûrs pour réaliser, sans abandonner quoi que ce soit de leur personnalité – ils l’ont d’ailleurs souvent prouvé – des alliances avec quiconque chaque fois que ces alliances sont souhaitables et possibles», s’adressant à certains esprits sectaires malfaisants.

Le 28 avril, dans la Basse – Casbah, les enfants manifestaient avec leurs aînés pour l’acquittement des militants de l’OS, arrêtés en 1950, dont le procès se déroulait au Palais de justice, rue Colonna d’Ornano. La police raciste, qui, pour leur barrer la route, avait investi, dès les premières heures de la matinée, les rues Porte-Neuve, Duvivier, Randon, de la Lyre et d’Oran, épaulée par les gardes-mobiles armés de mousquetons, venus à la rescousse, tira sur eux. Deux d’entre ces enfants, âgés de douze ans, furent blessés.

L’essor du mouvement indépendantiste dans cette Casbah combattante faisait peur aux autorités coloniales. La répression ciblait particulièrement les jeunes à la pointe du combat.

À Orléansville, le 14 mai, au marché à bestiaux, à l’entrée de la ville, une foule nombreuse venue écouter le discours de Messali Hadj, en tournée dans la région, était prise à partie par le commissaire de police qui tua froidement, d’une balle en plein cœur, le jeune Djillali Neggab, âgé de 24 ans et blessa mortellement Dja Khia.

Interpelé, Messali Hadj fut conduit dans la journée à la base militaire de Boufarik d’où il fut embarqué dans un avion spécial et expulsé en France.

Suite à cette répression sauvage et sanglante, le MTLD et le PCA, éléments moteurs du Front Algérien fondé le 5 août 1951, bien implantés dans la Casbah, décidèrent d’une action commune et lancèrent un appel au peuple algérien à réagir avec vigueur au coup de force des autorités coloniales. «Effrayés par l’ampleur et le développement du mouvement national, écrivaient-ils, les colonialistes français accentuent la répression en Algérie. Après les lourdes condamnations des patriotes d’Oran, de Bône et de Blida, après les saisies de Liberté et de l’Algérie libre, après les procès intentés à La République Algérienne (organe central de l’UDMA) et à Alger républicain, après l’interdiction des manifestations traditionnelles du 1er mai, après l’arrestation et la condamnation de nombreux militants syndicaux, patriotes et travailleurs, après les fusillades policières d’Alger et d’Oran, le colonialisme fait de nouveau couler le sang des Algériens…Le devoir est de réagir et protester avec vigueur.» Taleb Abderrahmane était de ceux qui diffusèrent cet appel.

Les deux partis appelèrent à faire du 23 mai une «journée nationale de lutte contre la répression et l’expulsion de Messali Hadj ». Ce jour, les manifestants clamèrent partout : «Nous refusons de subir cette politique de force que l’on tente de nous imposer. Les matraques et les déportations sont impuissantes à régler les problèmes qui se posent ici. Nous condamnons la répression et nous entendons faire tout ce qui que nous pouvons pour la faire reculer. Assez d’emprisonnements, assez d’interdictions, assez de lettres de cachet et d’exactions, assez de fusillades d’enfants ou de jeunes gens!» La journée de protestation fut une réussite. Les magasins de la place de Chartres, de la rue de la Lyre, des rues Randon et Marengo, dans la Basse Casbah, étaient restés fermés toute la journée. Leur fermeture transforma la Vielle Ville en ville fantôme.

Les dockers observèrent une grève de 24 heures, paralysant le port d’Alger. Les jeunes des SMA, de l’UJDA, du MTLD et de l’AEMAN – noyau du Front national de la jeunesse – expliquaient, dans des meetings volants tenus dans les quartiers populaires, le sens politique de cette journée de lutte, reprenant les termes de la déclaration rédigée ensemble par leurs mouvements: «Tous les Algériens, les jeunes en particulier, condamnent énergiquement ces graves atteintes portées à leurs libertés fondamentales et entendent opposer à cette répression accrue leur ferme volonté de lutte.»

Le samedi 25 juillet 1953, la Casbah solidaire, à laquelle s’identifiait Taleb Abderrahmane, était présente au port d’Alger, lors de l’arrivée des dépouilles mortelles des victimes de la fusillade du 14 juillet à Paris où la police tira sur les Algériens qui manifestaient à l’appel du MTLD. Les dockers tiennent à porter eux-mêmes les cercueils d’Amar Tabdjadi, Abdallah Draris, Abdallah Bacha, Tahar Madjine.

C’est dans ce monde en lutte que se développa la conscience politique de Taleb Abderrahmane

LA PASSION POUR LA CHIMIE

Nul ne sait d’où est venue sa passion pour la chimie. À l’école Sarrouy, il était le seul à participer en classe de sciences physiques. Il s’était fait remarquer par son professeur pour son esprit curieux. Sa mère Yamina, toute fière de son fils aîné, raconte qu’à la maison, il s’appliquait à refaire les manipulations développées dans son livre. Elle le plaisantait en l’appelant: «Monsieur le professeur». Il avait même appris l’allemand pour analyser les expériences du père des fusées V2, Vernher von Braun.

À la faculté des sciences, le professeur Berlande, qui avait remarqué ses compétences, lui confiait les analyses demandées par le secteur industriel.

LE CAFÉ TLEMCANI

En dehors des cours, Taleb Abderrahmane fréquentait le café Tlemçani au quartier de la Marine, d’où le port d’Alger, avec son club nautique et ses petites embarcations, s’offrait à la vue. Dans ces moments d’effervescence du patriotisme, le café Tlemçani est un point de fréquentation politique. Le dimanche matin particulièrement, il est le lieu de rencontre privilégié des musiciens, des comédiens, des sportifs. C’est là qu’est née l’AGVGA de la fusion, en 1931, de deux vieilles sociétés de gymnastique indigènes, l’Avant-Garde d’Alger (AGA), créée en 1895, et la Vie au Grand Air (VGA), fondée en 1922.

On voyait Taleb Abderrahmane à la table des militants du MTLD, invité par son camarade de quartier, Ahcène Askri, un humble cordonnier, dont il partageait les idées politiques. D’un tempérament timide, il ne se mêlait pas à la conversation. Il se contentait d’écouter.

Ahmed Ghermoul, né en 1910, était le plus âgé de l’assistance. Un des fondateurs du syndicat CGT des traminots d’Alger dont il assura la fonction de secrétaire général de 1946 à 1954, il fut avec Ahmed Mezerna et Mohamed Khider parmi les animateurs des grèves de 1936 qui virent les militants du PPA entrer en masse à la CGT naissante. En 1947, «tout en préservant son autonomie de conduite, écrit l’historien René Gallissot, il fait le lien entre les dirigeants communistes de la CGT et les responsables des affaires sociales et syndicales du MTLD».

Militant très actif du PPA-MTLD, Arezki Bouzrina, président-fondateur du syndicat des marchands de légumes, brillant gymnaste, animait la discussion, à laquelle
participaient Sid-Ali Sadji, Ahmed Laghouati, Hamid Meraoubi, tous proches des idées développées par Messali. Peut-être en raison de leurs origines sociales très modestes.

À l’université, Taleb Abderrahmane fréquente le cercle des étudiants marxistes où il retrouve ses amls Smaïn Bendjaballah, étudiant en mathématiques spéciales, et Nour Eddine Rebah, étudiant en Lettres, sans prendre, cependant, comme eux, de carte au Parti communiste algérien. On voyait les trois amis souvent ensemble avec Abderrahmane Akkache, Ahmed Ould Amrouche, Tayeb Bouhraoua, les comédiens Mustapha Kateb, Hadj Omar et Mohamed Zinet, aux soirées culturelles organisées à la «Librairie Nouvelle», située au 2 rue Marie Lefevbre, au coin de la rue d’Isly. «Ils étaient semblables par leurs rêves, ceux d’une Algérie libre, d’une vie meilleure pour ceux qui travaillent, d’un monde plus juste et plus humain», disait le regretté Ahmed Akkache dont la famille avait été voisine de celle de Taleb, à la Casbah.

Taleb Abderrahmane avait bien sûr des moments de détente. Il aimait les passer à la pêche, à «Ras el Moul» (le môle d’Alger), avec son jeune voisin Salah Bazi.

Généreux, il trouvait toujours du temps pour aider les jeunes lycéens de son quartier à résoudre les problèmes de chimie. Il les recevait au Café Tlemçani où il était le plus souvent accompagné d’Omar Gaïtouchent, son camarade d’enfance, qui suivait des études en droit.

(Extrait de TALEB Abderrahmane Guillotiné le 24 avril 1958)de

Mohamed Rebah

CONSTANTINE ÉTOUFFÉE PAR 60 ANS D’ÉTAT CENTRAL

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Une monographie sur Constantine qui donne à réfléchir.

El-Watan

le 17 avril 2015

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Il est là, assis, la joue appuyée dans la main gauche, avec aux pieds des babouches disproportionnées. Petit, ridiculement petit. La nouvelle statue de Abdelhamid Ben Badis, place de la Brèche à Constantine, illustre la désinvolture avec laquelle est traitée la culture, pourtant à l’honneur toute l’année dans la capitale de l’Est.

Pour s’en convaincre, il suffit de se rendre rue Rab’in El Cherif, dans la vieille ville, qui n’arrête pas de s’effondrer par delà la falaise – «l’artère pensante», selon les termes du Constantinois Malek Benabi – où aujourd’hui, l’imprimerie Ben Badis est cachée par un échafaudage hideux, croulant sous le poids de l’abandon.

Cette rue étroite aux pavés gondolés par le temps, dont les bâtisses menacent de tomber en ruine, symbolise une Constantine méconnue, intense foyer d’expressions démocratiques. «Tous les courants politiques s’y sont pourtant exprimés à une époque. On y trouvait des mouvements associatifs dans tous les secteurs et de tous les courants : le culturel, le scoutisme, le syndicalisme, etc.

Mais aussi le café Ben Yamina, où Kateb Yacine croisa Tahar Ben Lounissi, l’excentrique érudit qu’on retrouve dans Nedjma sous les traits de Si Mokhtar ou dans la Poudre d’intelligence comme étant Nuage de Fumée ! Quand Ben Badis boucla son exégèse du Coran, une cérémonie religieuse fut organisée dans la Mosquée verte où il officiait. A ses côtés, il y avait le secrétaire régional du parti communiste algérien, Estroget», rappelle un historien pour souligner le foisonnement intellectuel qui prévalait à l’époque et confortait Constantine dans son statut de capitale. L’est-elle toujours ? Et à quoi se fier pour le dire ?

Matrice

Au nombre d’habitants ? Oui, Constantine est toujours la troisième ville et la troisième wilaya du pays. Le dernier chiffre officiel pour la wilaya – 936 000 habitants – remonte au recensement de 2008 mais de l’avis de l’ONS, il dépasse aujourd’hui le million. Et cela, malgré le découpage administratif de 1974 qui en l’éclatant, la fit passer de la plus grande (elle allait jusqu’à la mer) à la plus petite wilaya. «Le pouvoir central a toujours vu en elle une menace, souligne Abdelmadjid Merdaci, historien et enseignant à l’université de Mentouri.

Déjà avant 1962, où que l’on soit dans l’Est impliquait, à un moment donné, de passer par Constantine. Ce n’était pas seulement un rapport au politique, mais aussi à l’administratif.» Creuset du mouvement national, le Vieux Rocher a toujours été – historiquement – au centre des enjeux, matrice des grands noms de la Révolution, même ceux qui n’en sont pas natifs, comme Mohamed Belouizdad, responsable de la section jeunesse du PPA et porteur du projet de l’OS, qui a séjourné dans la clandestinité pendant trois ans à Constantine. Sur le groupe des «22», 16 étaient de la ville ou de sa région.

Ses grands lycées, les formations de scoutisme ou les associations culturelles donneront naissance à une génération de militants nationalistes très actifs, que l’on retrouve au plus haut de l’organigramme de l’ALN-FLN ensuite. Même après l’indépendance, sous le règne des clans militaro-civils du BTS (Batna-Tébéssa-Souk Ahras), Constantine est restée un point de rencontre des pontes et des apparatchiks, des vieux loups du FLN et des jeunes bureaucrates.

Elle a pu garder, eu égard à son label de foyer citadin et rayonnant et à la «fidélité» de ses illustres enfants, son importance stratégique : c’est la ville, natale ou d’adoption, des Sellal, Betchine, Hamrouche, Bitat, Messadia, Ziari, Benhamouda, Benflis, Guidoum… mais aussi celle de généraux comme l’actuel chef des forces terrestres, Ahcène Taffer, ou les ex-patrons de la Sécurité militaire, Lakehal Ayat et Mohamed Betchine, entre autres. Mais depuis plus d’une décennie et avec le rétrécissement des pôles de décision au profit du cercle présidentiel, l’activisme politique, clandestin autour de verres tardifs ou publics, a été presque réduit à néant. Le FLN, le DRS, les ministères, les faiseurs de postes importants et les intrigants se sont tous repliés sur Alger pour la proximité avec les centres de prise de décision.

Révolution industrielle

Notamment économique. «Sur ce plan, la situation n’est pas brillante, reconnaît Abderrezak Adel, enseignant en économie à l’université de Khenchela et consultant au Centre national d’études et d’analyses pour la population et le développement. La ville a toujours été un lieu de pouvoir plus qu’une métropole productrice.» Des complexes industriels des années 1970, désintégrés à la faveur du Plan d’ajustement structurel à partir de la moitié des années 1990, il ne reste que l’outil de production et de la matière grise. Le démantèlement et la compression des effectifs ont ramené le nombre d’employés de la zone industrielle de Aïn Smara de 7000 à 2000. «La population ouvrière s’est, quant à elle, retrouvée dans le commerce et l’informel, à la marge de l’économie, contrainte à de petits boulots pour s’en sortir», poursuit l’économiste.

À la faveur d’une nouvelle dynamique impulsée par le géant pharmaceutique public Saïdal et dans son sillon, de plusieurs investisseurs privés, Constantine pourrait (re)devenir un pôle du médicament. «Un pôle qui s’est formé naturellement, rappelle Hamid, un commercial du secteur. Car Constantine était déjà dans les années 70/80 un pôle pharmaceutique. Il existait un gisement de compétences et d’anciens responsables qui se sont reconvertis dans le privé.» Et même s’il est vrai que beaucoup font dans l’importation de médicaments, certains exportent comme le laboratoire AAHP (Algerian Animal Health Product). Par ailleurs, si le plan de relance industrielle promis par le gouvernement se concrétise, plusieurs projets pourraient redonner vie au bassin industriel de la région, en partie soutenu par l’armée.

À Aïn Smara et à Oued H’mimim, la direction des fabrications militaires, qui dépend du ministère de la Défense, a relancé les usines mécaniques moribondes de l’ère Boumediène, réhabilitées grâce à un apport de technologies allemandes. Les deux usines, une de montage de blindés Fuch 2 et l’autre de fabrication de moteurs, sont le fruit de deux joint-ventures algéro-allemandes et ont déjà permis la création de milliers d’emplois. La zone industrielle de Aïn Smara est également en train de vivre une véritable révolution industrielle. «De nombreux groupes industriels profitent de l’essor des travaux publics et de l’agriculture pour y implanter leurs usines.

Liebherr, qui est partenaire de l’Entreprise nationale des matériels de travaux publics (ENMTP), fabrique depuis deux ans des engins lourds, précise un responsable de la ville. Même chose pour le géant américain Massey Ferguson, qui a installé ses lignes de montage dans les ateliers de la mythique PMA, qui sort, enfin, de ses modèles de tracteurs verts et oranges.»Les conséquences des choix politiques faits pour Constantine ont aussi pesé sur la société. En particulier sur le peuplement de la ville nouvelle, Ali Medjeli. «On sait qu’elle avait été prévue pour recevoir le trop-plein de la ville-mère», écrit Marc Côte, géographe, ex-enseignant à l’université de Constantine et auteur de Constantine, cité antique et ville nouvelle.

«Mais les circonstances ont fait que ce glissement s’est opéré de façon très particulière.» Selon lui, depuis cinq décennies, la ville souffre de «La taudification de la vieille ville» suite au remplacement des anciens propriétaires par des locataires ruraux n’accordant pas le même souci de l’entretien aux constructions. «Et chaque fois qu’une bâtisse s’écroule et menace de faire écrouler la bâtisse voisine, il y a nécessité pour les pouvoirs publics de reloger les habitants.» Elle souffre aussi de «l’existence de bidonvilles» qui, à partir des années 2000, ont fait l’objet d’une programme d’éradication. «Prises par l’urgence –entre 2000 et 2004, les glissements de terrain se sont fait de plus en plus nombreux – les autorités n’ont vu d’autre solution que le transfert rapide et massif des sinistrés vers le site nouveau.» Mourad, 44 ans, se souvient : «L’arrivée de Abdelmalek Boudiaf comme wali en 2005 a accéléré les choses.

Le programme de logement social a été remplacé par un programme de résorption de l’habitat précaire. Ce sont les habitants des bidonvilles qui ont peuplé la nouvelle ville Ali Medjili. Les Constantinois de ma génération, qui ont la quarantaine aujourd’hui, sont partis à Alger. Surtout les femmes qui, si elles veulent vivre émancipées, ne peuvent pas rester ici. La classe moyenne, aussi, fait tout pour envoyer ses enfants à l’étranger.» La qualité de vie, un vrai problème pour les Constantinois. Kamel, commerçant du centre-ville se désole : «Au quotidien, on déteste cette ville. Tout y est compliqué. A Alger, Oran ou Annaba, il est possible d’avoir une ‘’petite qualité de vie’’. Mais pas à Constantine.

La ville fait partie «du reste du pays».» Un cadre du secteur privé renchérit : «Depuis combien de temps il n’y a pas eu de distribution de logements sociaux à Constantine ? A la télé, on nous parle des milliers d’affectations de ces logements à Alger, et ici, rien. Les gens sont sur les nerfs, c’est une bombe à retardement.» Un constat bien sombre que l’historien Abdelmadjid Merdaci nuance toutefois : «Le mouvement de la société elle-même, dont on peut avoir l’impression qu’elle est contrainte par les pouvoirs publics, en profondeur, poursuit ses mutations.

En d’autres termes, la migration des élites citadines hors de la ville s’est accompagnée d’une migration vers Constantine qui, depuis toujours, garde son attractivité. Autrement dit, ce sont les acteurs sociaux qui ont aussi contribué à changer le visage de la ville.» Ce dont a beaucoup souffert la ville, à en croire un commerçant, c’est du manque de cohérence dans la gestion locale : «A chaque fois qu’un wali part, sur décision d’Alger, ses projets sont abandonnés. Mais Alger et les cadres qu’elles parachutent ici n’ont aucune idée des potentialités de la ville ou de ses vrais handicaps.» Pour la petite histoire, le nouveau Zénith sera géré par… l’ONCI à partir d’Alger.

Un journaliste relève : «C’est cette gestion par en haut, au mépris de la société civile constantinoise, de l’université et des élites locales, qui produit des politiques catastrophiques qui ont fait de Constantine une bourgade à l’urbanisme chaotique et à l’identité bafouée. De plus, le wali concentre tous les pouvoirs. On a une APC et une APW très faibles, dont les élus de la majorité FLN ont été pour la plupart parachutés à leur tour par leur appareil, qui n’ont ni ancrage populaire, ni connaissance de la ville, ni encore moins la volonté de peser dans les affaires publiques.» Hocine Ouadah (voire encadré), qui prend très à cœur l’organisation de «Constantine, capitale de la culture arabe 2015», dont dépend clairement sa carrière, en est un bon exemple.

Bien sûr – et ce point fait l’unanimité – toutes les nouvelles infrastructures réalisées pour l’occasion participeront à tirer la ville vers le haut. «Constantine n’a pas eu d’équipement culturel depuis 1962 !» rappelle un universitaire qui souligne malicieusement : «le problème, ce n’est pas le retard dans les travaux mais le retard que la société a pris sur ces équipements, qui du coup, ne sont pas consensuels. Et puis, on peut se demander qui va les faire vivre au bénéfice de la société ?

Est-ce qu’on laissera les acteurs culturels s’y investir ?» Il y a huit ans, les artistes avaient vu dans l’ouverture d’un théâtre de plein air sur la route de Zouaghi un espace de libre expression. A tort. Après quelques spectacles, il a rapidement été fermé, officiellement, pour des raisons administratives. Il faut dire que la culture officielle pèse très lourd sur la créativité. «Les apparatchiks de la culture ont non seulement fait prendre beaucoup de retard à tous les projets, mais ils ont aussi bloqué les initiatives, témoigne un spécialiste de la scène culturelle constantinoise.

La plupart des directeurs de la culture sont issus de l’Union des écrivains, ex-organisation de masse, regroupant des écrivains organiques, des courtisans du régime.» Ils peuvent s’en défendre mais les preuves sont là. Aucune salle de cinéma n’a été réhabilitée et alors que la plupart des cinémathèques ont rouvert dans le pays, celle de Constantine reste fermée. Ils ont aussi imposé un dogme, celui du malouf, contre lequel essaie de se débattre la jeune scène musicale. Pour l’anecdote, parmi les personnalités choisies pour accueillir hier Abdelmalek Sellal à l’aéroport, figurait…

Mohamed-Tahar Fergani. «J’ai dû faire une cinquantaine de scènes dans ma carrière, je n’ai pu fouler les planches que trois fois dans ma vie à Constantine. Et encore, ça c’est fini par une extinction prématurée de notre sono, commanditée par le directeur du centre culturel», nous raconte Redouan, vieux briscard du rap, qui n’en revient pas de ne pouvoir s’exprimer librement dans sa ville. «J’ai eu la chance d’avoir fait le premier concert rap à Laghouat en 2004, 2000 jeunes y ont assisté !

Il y a de la place pour tout le monde, tous les styles dans ce pays, pour peu qu’on laisse les jeunes créer, innover et accéder aux espaces culturels fermés ou à l’abandon», ajoute-t-il. Autre exemple de blocage culturel, le festival international de jazz, DimaJazz, né il y a douze ans d’une initiative privée d’acteurs à la marge de la culture institutionnelle. Bien qu’officialisée il y a plusieurs années, la manifestation peine à trouver les budgets et les espaces pour organiser ses concerts.

La précédente édition a eu lieu sous un chapiteau, à défaut du théâtre… fermé pour travaux. Mais dans la culture comme dans l’économie, le potentiel existe. Une constellation de jeunes artistes – musiciens, graphistes, danseurs – se bat depuis une quinzaine d’années pour exister en dehors de la culture officielle et organiser des concerts et des spectacles dans toute la wilaya. Elle est même parvenue à exporter des talents à l’étranger comme Nabil, le rappeur, qui fait fureur à Marseille.

Ahcène Nefla, architecte, pose le problème de manière plus globale. «On ne peut pas parler de société civile comme est en train de le faire le wali. La société civile, ce n’est pas celle que tu ramènes pour qu’elle te dise «oui». Elle doit fonctionner en dehors de l’Etat.» A l’échelle micro, on trouve des initiatives, mal ou non médiatisées. A l’exemple des promenades de sensibilisation à la nature organisées par le Club de randonnée Constantine ; du théâtre pour enfants lancé par les associations Belliri ou Masra Hellil ; Ou encore des rencontres scientifiques mijotées dans l’enceinte de l’université.

Djamel Mimouni, professeur de physique à l’université Mentouri et président de l’association Sirius, organise cette année… son 14e festival d’astronomie et bouclera le 25 avril le 7e concours Cirta avec les lycéens. Il ne se fait pas trop d’illusion sur l’élite en devenir à Constantine. «Ce qu’on a perdu en dix ans, on ne pourra pas le remplacer avec cette génération même si nous avons d’excellents éléments.

On a perdu la sève de l’université, les meilleurs enseignants et les meilleurs chercheurs et tous nos bons étudiants partent faire leur doctorat à l’étranger.» Mais entre deux cours et trois colloques, assis dans son bureau tapissé d’affiches colorées sur toutes les rencontres d’astronomie auxquelles il a participées, il réfléchit à son «rôle de médiateur de la culture scientifique». Et pour mieux servir cette culture, l’association avec les pouvoirs publics n’est pas honteuse. En mars dernier, le commissariat de Constantine capitale culturelle arabe a financé une opération autour de l’éclipse solaire partielle. «Des centaines de personnes sont venues sur la place de la Brèche pour l’observer.

Les conditions météo n’étaient pas bonnes mais via internet, nous l’avons retransmise sur un écran géant.» La morale de l’histoire ? Tant que cette société civile ne se positionne pas en contre-pouvoir, aussi minime soit-il, elle peut bénéficier de l’aide et de l’écoute des autorités. Mais le pouvoir voit dans la pluralité une menace, héritage non soldé des crispations du Mouvement national. Ce n’est pas une problématique propre à Constantine. Tamanrasset, Oran ou d’autres villes et wilayas sont à la même enseigne. A ceci près que Constantine, capitale millénaire et centre de rayonnement pendant des siècles, s’accommode mal de la gestion jacobine d’Alger.

Adlène Meddi, Mélanie Matarese, Akram Kharief


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photo T. Egnor


SOLIDARITÉ DES DEUX PEUPLES ALGÉRIEN ET FRANÇAIS

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LE COMBAT PERMANENT DES ANCIENS APPELÉS EN ALGÉRIE CONTRE LA GUERRE :- L’ASSOCIATION 4ACG REND VISITE À EL WATAN voyage-rencontre « Mémoires & Fraternité » en AlgérieEl Watan – le 23 avril 2015;


MASSACRES DU 8 MAI 1945 EN ALGÉRIE: DES CRIMES D’ÉTAT QUI DOIVENT ÊTRE RECONNUSOlivier Le Cour Grandmaison – Assawra – le 23 avril 2015;


LE COMBAT PERMANENT DES ANCIENS APPELÉS EN ALGÉRIE

CONTRE LA GUERRE :

L’ASSOCIATION 4ACG REND VISITE À EL WATAN

Des nouvelles du voyage-rencontre « Mémoires & Fraternité » en Algérie EST.

El Watan

le 23 avril 2015

L’association 4acg rend visite El Watan

Le combat permanent des anciens appelés en Algérie contre la guerre

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Des membres de l’association, hier à El Watan

Hier opposés à la guerre menée par l’armée coloniale, aujourd’hui combattants pour «la fraternisation et la réconciliation entre les peuples algérien et français».

L’Association des anciens appelés contre la guerre en Algérie (4ACG) et leurs amis sillonnent la France et l’Algérie dans une démarche de travail de mémoire et pour «transmettre aux jeunes ce que ses membres ont vécu, les dérives et abus commis pendant la guerre d’Algérie». Mais aussi et surtout tisser des liens entre les deux peuples dans une perspective de «réconciliation, de fraternisation et pour construire un avenir commun».

C’est dans cet objectif que ces anciens appelés opposés à la guerre reviennent en Algérie. De passage à Alger, les membres de la 4ACG ont été reçus à la rédaction d’El Watan pour partager et échanger sur leur travail et surtout sur l’actualité marquante tant en France qu’en Algérie. Accompagnés de la vaillante résistante Louisette Ighil-Ahriz et de l’éditeur Boussad Ouadi, les «combattants de la paix» expriment leur bonheur de revenir en Algérie et de pouvoir construire – laborieusement certes – des liens d’amitié.

«Pour nous, appelés en Algérie, nous n’avions aucune idée du colonialisme. Pendant des décennies nous n’avons rien dit. Aujourd’hui, notre association explique aux jeunes notamment ce qu’a été la guerre d’Algérie pour pouvoir construire un avenir apaisé», ambitionne Alain Desjardin, président de l’association.

Dans son périple algérien à travers Alger, Tizi Ouzou, Béjaïa, Sétif et Constantine, la 4ACG marquera une halte, aujourd’hui, à Thala Mimoun (Mizrana) où elle a financé un projet de bibliothèque et rencontrer ensuite des associations à Boudjima dans le cadre d’un Salon du livre.

Malika Tazaïrt, de Voyag’acteur (qui organise le voyage) a pour sa part affirmé que ce «genre de voyage permet d’envisager une solidarité directe entre les peuples».

L’association, qui développe des liens de solidarité avec de nombreux pays – la Palestine notamment– a pour objectif, en particulier, de «financer des opérations de développement dans un but de solidarité, de soutien, de réparation vis-à-vis du peuple algérien et en faveur des populations qui souffrent de la guerre, en reversant leur retraite de combattant à l’association».

Hacen Ouali

Sources El Watan

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MASSACRES DU 8 MAI 1945 EN ALGÉRIE:

DES CRIMES D’ÉTAT QUI DOIVENT ÊTRE RECONNUS

Olivier Le Cour Grandmaison

Assawra

le 23 avril 2015

Dimanche 19 avril 2015. Jean-Marc Todeschini, le secrétaire d’État aux Anciens Combattants et à la Mémoire a déposé une gerbe devant le mausolée de Saal Bouzid, jeune scout algérien assassiné le 8 mai 1945 par un policier français dans la rue principale de Sétif en Algérie. De quoi était-il coupable ? D’avoir osé manifester pacifiquement, en portant le drapeau de l’Algérie indépendante, avec plusieurs milliers d’autres « indigènes » pour exiger la libération du leader nationaliste Messali Hadj et pour défendre le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Dans les jours et les semaines qui suivent, les émeutes, qui ont gagné tout le Constantinois, sont écrasées dans le sang par les forces armées françaises et de nombreuses milices composées de civils d’origine européenne. Bilan : Entre 20 000 et 30 000 victimes, arrêtées, torturées et exécutées sommairement pour rétablir l’ordre colonial imposé par la métropole et terroriser de façon durable les autochtones. « Agir vite et puissamment pour juguler le mouvement » ; tels étaient, le 15 mai 1945, les ordres du général Raymond Duval qui commandait les troupes dans cette région. Ils ont été appliqués à la lettre car la France libre était prête à tout pour défendre l’intégrité de son empire jugée indispensable à son statut de grande puissance.

Ce bref rappel des faits, aujourd’hui bien connus grâce aux travaux de celles et de ceux qui ont étudié ces crimes de guerre, qui sont aussi des crimes d’État et des crimes contre l’humanité, puisqu’ils ont été commis en « exécution d’un plan concerté à l’encontre d’un groupe de population civile » – art. 212-1 du nouveau Code pénal-, permet d’apprécier à sa juste valeur la visite de J-M. Todeschini à Sétif. S’y ajoutent ces lignes écrites par lui dans le livre d’or du musée de la ville : ma présence dit « la reconnaissance par la France des souffrances endurées » et elle rend « hommage aux victimes algériennes et européennes de Sétif, Guelma et Kherrata. » Mais comme le déplorait un journaliste d’El Watan, le bref déplacement de ce secrétaire d’État n’a été suivi d’aucune déclaration ce que confirme l’envoyée spéciale du quotidien Le Monde qui précise qu’il s’agissait « de limiter » ainsi « les polémiques. » Plus grave, les survivants, les descendants des victimes et les dirigeants de la Fondation du 8 Mai 1945 en Algérie n’ont pas été associés à la cérémonie et le représentant de la France ne les a pas rencontrés.

Un « geste fort et symbolique » selon J-M. Todeschini ? Une formule remarquablement euphémisée, en fait, dont nul ne peut douter qu’elle a été ciselée à l’Élysée. Sur ces sujets, entre autres, le président de la République et ses conseillers sont des orfèvres puisque la lecture de leur prose sibylline révèle ceci : au cours de ces semaines sanglantes, il n’y eut ni massacres, ni crimes bien sûr, puisqu’aucun de ces termes n’est employé. Quant à ceux qui les ont commis, qu’ils soient civils ou militaires, ils ne sont nullement désignés, ceci est une conséquence de cela. De même nulle mention n’est faite du gouvernement de l’époque sous la responsabilité duquel les forces armées ont agi. La rhétorique élyséenne fait des miracles : des dizaines de milliers de morts algériens mais ni assassins, ni commanditaires, ni coupables d’aucune sorte.

Étrange conception de l’histoire et de la vérité. Elles sont toutes deux taillées en pièce par un exécutif plus soucieux de défendre ce qu’il pense être les « intérêts du pays » que de servir les premières. Seules compte la raison d’État et quelques menues concessions au « devoir de mémoire » qui prospère ici sur le n’importe quoi historique et factuel, et sur la neutralisation de ces événements meurtriers afin de préserver la glorieuse mythologie d’une France combattante, républicaine et fidèle à son triptyque : Liberté, Egalité, Fraternité. Cette même raison d’Etat exigeait de satisfaire les autorités d’Algérie pour renforcer la diplomatie économique chère au ministre des Affaires étrangères et au ministre des Finances qui doivent se rendre prochainement dans ce pays, et d’éviter, autant que possible, des polémiques dans l’Hexagone où l’UMP et le FN défendent plus que jamais une interprétation apologétique du passé colonial.

Sur ces sujets, n’oublions pas le très médiatique Philippe Val qui vient de découvrir, dans un essai récent – Malaise dans l’inculture –, que la colonisation française avait pour ambition d’apporter la civilisation à des peuples qui en ignoraient les beautés et les avantages. Remarquable, seule, est l’ignorance de l’auteur qui fait sien un discours impérial-républicain éculé dont la version scolaire fut inlassablement défendue par les historiens Albert Malet et Jules Isaac dans leurs nombreux manuels. Risible et dérisoire serait cette écholalie grossière si elle n’alimentait les discours toujours plus virulents des nostalgiques de l’empire.

Le 27 février 2005, l’ambassadeur de France en Algérie, Hubert Colin de Verdière, présent à Sétif, évoquait « une tragédie inexcusable. » Trois ans plus tard, son successeur, Bernard Bajolet, en visite à Guelma, soulignait « la très lourde responsabilité des autorités françaises de l’époque dans ce déchaînement de folie meurtrière » qui a fait « des milliers de victimes innocentes, presque toutes algériennes. » « Aussi durs que soient les faits, ajoutait-il, la France n’entend pas, n’entend plus les occulter. Le temps de la dénégation est terminé. » Ces massacres sont une « insulte aux principes fondateurs de la République française » et ils ont « marqué son histoire d’une tâche indélébile. » Autant de déclarations qui éclairent d’un jour pour le moins singulier le « geste » muet, puisque sans discours, du secrétaire d’Etat aux Anciens Combattants.

Rappelons enfin au président de la République que, sur proposition de D. Simonnet, le Conseil de Paris a adopté à l’unanimité un vœu dans lequel les massacres de Sétif, Guelma et Kherrata sont qualifiés de « crimes de guerre » et de « crimes d’Etat. » De plus, l’ouverture de toutes les archives et la création d’un lieu du souvenir à la mémoire des victimes sont également demandées. A la veille du 8 mai 2015, il faut en finir avec le mépris, l’occultation et les tergiversations qui, depuis trop longtemps, tiennent lieu de politique. Dire clairement et explicitement ce qui a été perpétré il y a soixante-dix ans dans le Constantinois est la seule façon de rendre justice à celles et ceux qui ont été assassinés et à leurs descendants, qu’ils vivent en France ou en Algérie. A la connaissance, désormais bien établie, doivent succéder le temps de la reconnaissance et le courage de la vérité.

Olivier Le Cour Grandmaison.
Universitaire.
Dernier ouvrage paru “L’Empire des hygiénistes. Vivre aux colonies”. Fayard, 2014.

Sources Assawra

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