« PENSER L’APRÈS » – livre de Jacques Fath- en librairie depuis le 11 Juin 2015

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« ESSAI SUR LA GUERRE, LA SÉCURITÉ INTERNATIONALE, LA PUISSANCE ET LA PAIX DANS LE NOUVEL ÉTAT DU MONDE »

Jacques Fath

Les enjeux de la sécurité internationale et la guerre elle-même n’ont plus grand-chose à voir avec ce qui caractérisa le XXe siècle et ses deux grands conflits mondiaux. La violence et la conflictualité sont maintenant d’abord le fruit des crises issues d’un type de développement et des dominations dont on mesure quotidiennement la brutalité pour les êtres humains et pour les sociétés. Les réponses sécuritaires et militaires, les logiques de force et les stratégies de puissance conduisent à des impasses politiques majeures, à des situations de chaos.

Ce livre est une invitation à réfléchir sur le monde, sur la guerre, les conflits, les résistances sociales et politiques, sur les stratégies à l’œuvre et leurs impasses.

Un autre ordre international est à construire dans l’exigence de la responsabilité collective, du multilatéralisme, du désarmement et de la sécurité humaine.

Pour penser l’après…

Disponible en librairie ou en commande sur le site : www.editions-arcane17.net
Sortie officielle jeudi 11 juin 2015.
236 pages – 20.00€

ISBN: 978-2-918721-41-3
ISSN: 2104-59-76

LES RAPPORTS PARTI-SYNDICAT EN ALGÉRIE À TRAVERS L’APPLICATION DE L’ARTICLE 120 DES STATUTS DU FLN (1980)

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III. – SYNDICATS, PARTIS, ETATS

A . – ALGÉRIE

LES RAPPORTS PARTI-SYNDICAT EN ALGÉRIE

À TRAVERS L’APPLICATION DE L’ARTICLE 120 DES STATUTS DU FLN

Le choix du parti unique en Algérie a été adopté à l’unanimité par tous les membres qui composaient le Conseil National de la Révolution Algérienne (CNRA) à Tripoli en mai-juin 1962. Le principe est énoncé dans le texte qu’on a appelé par la suite le « Programme de Tripoli ».

Nous extrayons le passage suivant:  » Pour réaliser les objectifs de la révolution démocratique et populaire, il faut un parti de masse puissant et conscient … Fondé sur l’unité idéologique politique et organique des forces révolutionnaires qu’il groupe en son sein. Le Parti doit faire autour de lui l’union de toutes les couches sociales de la nation pour réaliser les objectifs de la Révolution» [[Front de Libération Nationale, Projet de programme pour la réalisation de la révolution démocratique, populaire (adopté à l’unanimité par le CNRA à Tripoli en juin 1962), Alger, Imp. Ech-Chaab. ]]

Depuis ce choix a été confirmé par les différents textes de la révolution algérienne : Charte d’Alger (16•21 avril 1964), Charte nationale (juin 1976); VIe Congrès du parti du FLN (27•31 janvier 1979) … La première et la deuxième constitution de la République Algérienne Démocratique et Populaire institutionnalise ce choix. La seconde constitution adoptée par référendum en novembre 1976 stipule dans son article 94 que: « le système institutionnel algérien repose sur le principe du parti unique»; et dans l’article qui suit. il est précisé que: «le Front de Libération Nationale est le parti unique du pays»[[Front de Libération Nationale. Constitution. Alger. ENAP]].

Ce choix du parti unique s’est maintenu malgré toutes les crises que le pays a traversées depuis 1962. Elles ont été nombreuses (éloignement de pratiquement toute l’ancienne équipe qui composait le GPRA en 1962; crise du 19 juin 1965, de décembre 1967, de l’été 1974…[[Voir Jean-Claude VATIS et Jean LECA. L ‘Algérie politique institutions et régime. Paris, FNSP, 1975]].

Au cours de toute cette période le parti du FLN a été en perpétuelle « structuration et restructuration ». Sa transformation en un parti d’avant-garde, conformément aux contenus des différentes chartes citées précédemment, s’est révélée comme étant une tâche très difficile.

Nous pouvons lire dans la Charte d’Alger le vœu suivant; « Il [le FLN] doit être un parti d’avant-garde profondément lié aux masses tirant toute sa force de cette liaison, mû par des impératifs de la Révolution socialiste et l’intransigeance vis-à-vis de ses ennemis»[[Front de Libération nationale. La Charte d’Alger (ensemble des textes adoptés par le premier congrès du Parti du Front de Libération Nationale du 16 au 21 avril 1964). Alger. Imp. Nationale, p. 107.]].

Ce vœu se retrouve formulé à peu près de la même façon douze années plus tard dans le texte de la Charte Nationale où il est dit que: « le Front de Libération nationale est un parti d’avant-garde. C’est l’organisation de tous les éléments conscients, tendus vers la réalisation d’un même but, la poursuite d’une même action, et dont l’objectif ultime est le triomphe du socialisme»[[Front de Libération Nationale,Charte Nationale. 1976. Alger, ENAP. p.45]].

Il y a donc une difficulté de lier la théorie â la pratique. Les raisons sont liées à l’histoire même de ce parti. Le Front de Libération Nationale s’est constitué le 1er novembre 1954. Il s’est assigné la tâche exclusive de faire recouvrir au pays son indépendance nationale. Pour la réalisation de cet objectif il a été fait appel à la «mobilisation de toutes les énergies et de toutes les ressources nationales»[[André MANDOUZE. La Révolution algérienne par les textes. Paris. Maspero. 1961, p. 239 à 243.]].

Malgré tout la guerre a duré plus de sept années. Ce fut en plus une guerre violente. Il en a résulté un décalage profond entre le mot d’ordre avancé – l’indépendance du pays – et la mobilisation populaire qui s’en est suivie. Dans un de ses discours, l’ancien Président Boumediene avait relevé: « le caractère limité des objectifs du 1er novembre 1954 »[[Intervention du Président Boumediene à la Conférence nationale de I’ UGTA. Octobre 1968, notes personnelles]].

Les différentes crises que les appareils du FLN•ALN ont connues au cours de cette guerre proviennent essentiellement de ce décalage[[Mohamed HARBI, Le FLN Mirage et réalité, Paris, éd. Jeune Afrique. 1980.]].

Le programme de Tripoli y fait référence en faisant une autocritique: « Le FLN qui, au début de l’action insurrectionnelle du 1″ novembre 1954 avait envisagé la lutte armée sous le seul angle de la libération nationale, n’a pu prévoir tout ce que la guerre qui s’en suivrait aurait comme implications et développements de natures diverses dans la conscience populaire et la société algérienne en général»[[Front de Libération Nationale, Projet de programme…, p.16.]].

Cette autocritique n’a pas été suffisante. Le FLN n’a pas pu, après l’Indépendance, prendre le projet de la construction du socialisme contenu dans les différents textes de la révolution algérienne.

Pour la vie propre du parti il s’en est suivi la conséquence suivante: le Front de Libération Nationale a été incapable avec l’ensemble de ses organes – Bureau politique, Comité central – et avec son mode de fonctionnement, le centralisme démocratique, de résoudre toutes les crises politiques que le pays a connues. Il les a plutôt subies, l’intervention de l’armée a toujours été décisive pour régler les différends qui apparaissaient au niveau des appareils de l’Etat: crise de l’été 1962; celle de juin 1965; de décembre 1967…

Dans le discours du Président Boumediène cité précédemment, celui-ci a essayé de justifier l’intervention de l’armée dans la crise de juin 1965 : « il n’a pas été possible, dit-il, de trouver une solution à la crise de juin 1965 dans le cadre des institutions légales. C’est pour cela que nous avons choisi les méthodes révolutionnaires« [[Intervention du Président Boumediène… (notes personnelles)]].

C’est un consensus acquis au sein de l’armée qui a permis en 1979 l’élection de Chadli Benjeddid à la présidence de la République.

Tous ces compromis trouvés à l’extérieur du FLN se traduisent d’une part par la réaffirmation du parti unique, et d’autre part par la restructuration de celui-ci. Le FLN restructuré est alors chargé d’une reprise en main des organisations de masse et ceci en conformité avec le compromis réalisé au sein de l’équipe dirigeante.

Nous allons donc étudier un des moments de cette crise à travers I ’application de l’article 120 des statuts du parti du FLN adopté au cours de son congrès extraordinaire (juin 1980).

Cet article stipule que:  » le parti du Front de Libération Nationale joue un rôle d’impulsion, d’orientation et de contrôle vis-à-vis des organisations de masse, sans se substituer à elles ou affaiblir leurs capacités d’initiative. Ne peut assumer des responsabilités au sein des organisations de masse que celui qui est militant structuré au sein du parti. Le Comité central arrêtera les étapes d’application de ce dernier principe»[[Ministère de l’Information et de la Culture, Dossiers documentaires. Congrès extraordinaire du Front de Libération Nationale (15-19 juin 1980).]].

Pourquoi I’ article 120? Comment a-t-il été appliqué ! Quelles peuvent être les implications ? Pour pouvoir répondre nous ferons un très bref rappel historique des rapports FLN•UGTA[[François WEISS, Pratique et action syndicale en Algérie.Paris. Cujas. 1970]].

I. – RAPPEL HISTORIQUE

Le mouvement syndical algérien a toujours subi dans le passé, pendant la période coloniale – l’influence du parti communiste algérien[[Jacques CHOUKROUN. Le syndicalisme et la question nationale en Algérie (1926 – 1954). Paris DES, 1969.]]. Nombre de militants responsables à différents niveaux du mouvement syndical étaient des adhérents de ce parti. Il s’en est suivi une compétition très forte entre les nationalistes et les communistes pour la conquête des masses ouvrières.

Dans cette lutte la stratégie des nationalistes visait un double objectif : limiter et réduire l’audience des communistes et ensuite évacuer toute référence à la lutte des classes du fait de leur vision unitaire de la société algérienne.

Sur cette conception des syndicats et des implications qui pouvaient en découler, le témoignage de M’Hamed Yazid sur cette époque est encore d’actualité : le problème des syndicats, dit-il,était posé sous son aspect négatif. Non pas sous l’aspect de construction d’une force pour la lutte de libération, mais la constitution d’une force pour liquider les syndicats contrôlés par les communistes »[[Témoignage de M’Hamed YAZID cité, par M. HARBI,Aux origines du FLN, Paris, Bourges, 1975.p. 151]].

Cependant, les militants communistes adhérents au syndicat n’étaient pas les seuls à être victimes des exclusives pratiquées par le courant hégémonique du MTLD représenté à l’époque par les centralistes[[Mohamed HARBI, Aux origines…]].

Les autres syndicalistes appartenant à ce parti, mais qui ne partageaient pas la conception unanimiste de la société algérienne défendue par les centralistes du MTLD avaient été victimes de ce sectarisme.

Cette politique étroite devait progressivement entraîner le départ ou la désaffection de militants ouvriers désabusés ou déçus par la politique défendue par leur parti.

Nous citerons une nouvelle fois le témoignage de M’Hamed Yazid: « plus on allait de l’avant de 1947 à 1953: plus on voyait la participation des ouvriers et des paysans diminuer, et la participation des intellectuels et des petits bourgeois augmenter»[[ln M. HARBI…,op. cité. Ce témoignage est corroboré par plusieurs autres interviews que nous avons recueillies auprès des anciens syndicalistes comme Merad Bachir, Rachid Dali Bey, Mustapha Saadoun, Belaid Khelifa, Hannouz, Khitman, Lakhdar Kaidi. ]].

L’appel du 1er novembre 1954, et la création de l’Union Générale des Travailleurs Algériens (UGTA) qui s’en est suivie le 24 février 1956 ont renversé totalement le rapport des forces à l’intérieur des syndicats.

Désormais ce sont les couches petites bourgeoises avec leurs conceptions hégémoniques très étroites qui vont dominer la vie politique du pays[[Interview de Mohamed Tegnia paru dans Algérie Actualités, Semaine du 12 au 18 mai 1983.]].

Mohamed Harbi qui a bien étudié les appareils du FLN – il y était – écrit à ce sujet: « on sait que le PPA se donne comme une émanation du peuple algérien. La volonté de monopoliser sa représentation est au centre de son idéologie. La conséquence politique de cette conception est que le PPA est seul à détenir la vérité. Tout ce qui lui est extérieur favorise les ennemis du peuple … Cette revendication ouverte il l’hégémonie sur les autres formations nationalistes doit aboutir à terme à les faire disparaître »[[Mohamed HARBI, Messali HADJ et la vérité historique (in :Les Mémoires de Messali Hadj, p.305-306]].

Cette conception hégémonique de la vie politique du pays s’est retrouvée dans les textes issus du Congrès de la Soumam – 20 août 1956: une partie des attaques est dirigée alors contre les communistes et le syndicat UGSA. Le Congrès de laSoumam dénonce:« la passivité générale du mouvement ouvrier organisé » et l’apathie des cadres syndicaux de l’UGSA attendant les bras croisés les directives de Paris »[[Congrès de la Soumam, 20 août 1956. Extrait de la plate-forme.]] .

La crise politique de l’été 1962 a permis à l’UGTA de se frayer une voie en vue de défendre son autonomie vis-à-vis du Bureau politique du FLN nouvellement installé.

L’accord du 20 décembre 1962 signé entre le FLN et l’UGTA lui reconnait cette autonomie : «les travailleurs élisent démocratiquement leurs responsables en dehors de la présence de toute personne étrangère au syndicat » et le fait que« les syndicats, unions locales, unions régionales et fédérations reçoivent leurs directives directement de la centrale « .

Le partis’engage de son côté à n’admettre «aucune mesure importante portant atteinte à la liberté d’action et d’expression des militants syndicalistes dans le cadre des activités syndicales de leur organisation»[[François WEISS, op.cit.]].

Cet accord ne fut jamais appliqué. Il a été violé pour [a première fois au 1er Congrès de l’UGTA (février1963):  » le Congrès est ouvertement manipulé : la salle est envahie par deséléments extérieurs, les membres du secrétariat sont écartés et une directionparachutée plus complaisante est « élue »[[DERSA, L’Algérie en débat. Luttes et développement. Ouvrage collectif. Paris, Maspero, 1981, p.63.]].

Ce coup de force se traduit par une perte de crédibilité de l’UGTA et en particulier de son secrétariat national et de la commission exécutive.

Pourtant ce processus de contrôle de toute la structure syndicale qui devait découler de ce coup de force est en partie remis en cause. Les raisons en sont multiples. Les luttes pour le contrôle de l’appareil de l’Etat s’aiguisent et s’approfondissent.

Ce qui reste de la crise de l’été se transforme en « wilayisme». Mohamed Khider est éliminé de son poste de secrétaire général du FLN. Ferhat Abbas démissionne de la présidence de l ‘Assemblée Constituante. L’étape de la révolution nationale et démocratique -telle qu’elle est définie par le Programme de Tripoli – connait un début d’application (politique anti-impérialiste plus prononcée, nationalisation des terres de la colonisation et des biens vacants, textes sur J’autogestion …).

Le mouvement social qui se développe à l’époque, en particulier le mouvement des grèves (1963-1964)[[François WEISS, op.cit.]] réalise sa jonction avec les représentants progressistes de l’appareil du FLN. Tout cet ensemble d’acquis», de transformations sociales et politiques ont été théorisées dans les thèses adoptées au 1er Congrès du FLN(1964).

Le IIe Congrès de l’UGTA (mars 1965) se tient alors dans des conditions favorables. Le secrétariat national issu de ce deuxième congrès est le résultat de véritables négociations qui ont eu lieu entre le Bureau Politique du FLN etles représentants des syndicats. Ce compromis qui sauvegarde pour l’essentiel l’autonomie syndicale est accueilli avec enthousiasme par les congressistes [[François WEISS, op.cit. ]].

Mais une nouvelle fois tout est remis en cause par le Coup d’Etat du 19 juin 1965.

Le Secrétariat de l’UGTA approuve  » du bout des lèvres» le nouveau régime qui vient de s’installer. Les affrontements avec le pouvoir se développent (affaire Norcolor, Boutiba …). Le journal de la centrale syndicale est à plusieurs reprises saisi [[François WEISS, op.cit. ]]. Mais fondamentalement c’est le problème de l’autonomie de l’UGTA qui est reposé. Le rapport du secrétariat national de l’UGTA présenté à la commission exécutive le 21 et 22 mars 1966 note avec beaucoup d’amertume et d’humour les différentes phases traversées par l’UGTA dans ses rapports avec le FLN.

Nous extrayons de ce rapport le passage suivant: « depuis l’accord réalisé en décembre 1962, les choses ont évolué; cette évolution se manifestant toujours dans le même sens, c’est-à-dire Parti-UGTA. Nous avons connu toutes les formules:

  • l’UGTA organisation nationale est avec le Parti,
  • l’UGTA organisation nationale est derrière le Parti.
  • l’UGTA organisation nationale est du Parti.
  • l’UGTA organisation nationale est dans le Parti.

Maintenant nous sommes dans le Parti qui comprend l’organique et les ON. Il faut avouer à notre corps défendant que les seuls rapports que nous avons eus avec le Secrétariat exécutif ne le furent qu’à l’occasion de rappels à l’ordre, de restrictions, d’interdits» [[François WEISS, op.cit. ]].

La tentative du coup d’Etat avorté de Tahar Zbiri en décembre 1967 entraîne un réajustement de l’appareil du parti. Celui-ci est restructuré. Le Secrétariat exécutif est dissous. Kaïd Ahmed est nommé responsable du parti. Il est chargé de la reprise en main des organisations de masse. Le FLN prend alors directement en charge la préparation du IIIe Congrès national de l’UGTA.

Il installe une « commission nationale de préparation » les 26-27 octobre 1968

La résolution finale adoptée à l’issue des travaux de cette commission déclare:«en remettant au parti créateur de l’UGTA le soin de préparer et de convoquer le troisième congrès, il est donc parfaitement normal et conforme â la légalité révolutionnaire que ce congrès, appelé à se dérouler dans un contexte nouveau, se tienne selon les méthodes nouvelles que le Parti qui assume le rôle dirigeant est en droit d’apprécier»[[Résolution de politique générale adoptée par la conférence des cadres des 26-27 octobre 1968.]].

Des mesures administratives – déplacement de fonctionnaires – sont prises contre les récalcitrants de cette mise au pas de l’UGTA. Désormais la place du syndicat est fixée et ordonnée par le responsable du Parti comme l’indique cette circulaire du 30 octobre 1968 émanant de Kaïd Ahmed « le discours d’orientation fait par moi-même au nom du parti et des instances responsables situent désormais la place du syndicat, l’importance à lui accorder et plus expressément le rôle et le sens responsable des dirigeants syndicaux à tous les niveaux qui doivent obligatoirement et sans compromis et sans marchandage, être entièrement soumis aux règles statutaires du Parti dans son esprit. .. Autrement dit ni l’unicité de l’UGTA, encore moins celle du Parti ne devront être remises en cause»[[Circulaire du responsable du Parti, Kaïd Ahmed, 30 octobre 1968]]. Le IIIe Congrès de l’UGTA qui s’est tenu entre le 5 et le 9 mai 1969 a été totalement contrôlé par le parti depuis la désignation à la base des congressistes jusqu’à l’ « élection » du nouveau secrétariat. Le IVe Congrès de l’UGTA (1974) n’a pas apporté de profondes modifications quant aux méthodes avec lesquelles on installe le Secrétariat élu ».

Le courant hégémonique du parti du FLN responsable à cette époque de la reprise en main « de l’UGTA en profite pour introduire de profondes modifications dans les statuts de la centrale (velléité de suppression des fédérations, séparation des ouvriers agricoles de l’UGTA pour les rattacher à l’UNPA, tentative d’introduire le principe de la retenue à la source – c’est-à-dire sur la fiche de paie – du prix de la cotisation syndicale[[Les statuts de l’UGTA changent pratiquement à chaque congrès. Une analyse de ces textes nous aidera beaucoup à comprendre comment s’opère l’opération de contrôle du syndicat.]].

Cet aperçu historique nous éclaire sur la nature et la forme des rapports qui ont toujours existé entre le parti du FLN et l’UGTA. Il y a eu toujours subordination du syndicat par rapport au parti. L’application de l’article 120,n’est donc pas une procédure nouvelle. Elle continue les précédentes mais avec des données sociales et politiques nouvelles.

II. POURQUOI L’APPLICATION DE L’ARTICLE 120?

Les raisons sont multiples:

A) APPARITION ET ÉMERGENCE D’UNE CLASSE OUVRIÈRE

En 1980 la population totale de l’Algérie a doublé par rapport à ce qu’elle a été en 1960: elle a été multipliée par deux fois et demie par rapport à 1954 (tableau 1). Ce fort accroissement démographique et la politique d’industrialisation intensive menée depuis une vingtaine d’années ont eu deux effets immédiats.

TABLEAU 1[[Pour la réalisation de ces tableaux, nous nous sommes appuyés sur les « Annuaires statistiques ». Pour les chiffres d’avant 1962 nous avons évacué les données sur les populations européennes.]]

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Très fort exode rural:

Le nombre d’habitants résidant dans les agglomérations urbaines a été multiplié par 4 par rapport à 1960; et par 5 par rapport à 1954 (tableau 1). Cet accroissement rapide de la population urbaine a engendré des tensions très fortes sur la société. Des besoins sociaux nouveaux naissent et se développent (logement, transport, soins médicaux, scolarisation des enfants, politique des loisirs, etc.)

Politique d’industrialisation

Le nombre de salariés, tous secteurs confondus plafonne aujourd’hui autour de 3 000 000. Il a été multiplié par 6 par rapport à 1954 (tableau 2). Quant au prolétariat,celui qui est lié directement à la production industrielle, son chiffre a été multiplié par 12.

TABLEAU 2[[Gouvernement général de l’Algérie. Statistiques industrielles de l’Algérie établies en 1951.À notre connaissance cette statistique est encore inédite. Nous avons évacué les données sur la main d’œuvre européenne.]]

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Avec l’accroissement du nombre d’ouvriers liés à la production industrielle, s’est accru également Je niveau de la concentration. La constitution d’un puissant secteur d’Etat, a permis la création de très grandes unités industrielles avec l’acquisition plus ou moins bien assimilée d’une technologie de pointe. Toute une hiérarchie d’ouvriers: du technicien supérieur jusqu’au manœuvre s’est donc constituée. En plus ce prolétariat qui se constitue connait depuis ces dernières années une stabilité plus grande. La mobilité de la main-d’œuvre régresse. La concurrence devant l’emploi devient plus forte. Nous utiliserons comme point d’appui pour cette hypothèse les données qui nous sont fournies par le complexe sidérurgique d’El Hadjar (tableau 3).

TABLEAU 3[[Situation de travail et des travailleurs du complexe sidérurgique d’El Hadjar.]]

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Ce prolétariat qui se constitue progressivement, voit en même temps ses problèmes sociaux s’accroître. Il est amené à intervenir de plus en plus sur le terrain des luttes sociales avec un fort accroissement des grèves (tableau 4). Il introduit donc au sein de la société algérienne des formes modernes de lutte.

TABLEAU 4 [[La presse algérienne publie de temps à autre des statistiques sur les grèves, nous les avons regroupées]]

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L’émergence de ce prolétariat sur le plan quantitatif et sur le plan des luttes ont inquiété les couches petites bourgeoises toujours largement dominantes au sein des appareils de l’Etat. Ces couches ont donc senti la nécessité de contenir l’émergence sur le plan politique de cette nouvelle classe ouvrière. Ils ont voulu imposer leur hégémonie par la mise en application de l’article 120.

B) TRANSFORMATIONS POLITIQUES

Depuis 1971 des mesures allant dans le sens de l’orientation socialiste ont été prises par le pouvoir (nationalisation des hydrocarbures, mise en application de la révolution agraire, de la gestion socialiste des entreprises, institutionnalisation du monopole de l’Etat sur le commerce extérieur. etc.). Cet ensemble de mesures s’est traduit par l’élimination ou la marginalisation de certains hommes politiques (élimination de Kaïd Ahmed, crise de l’été 1974 …). La charte nationale adoptée par référendum en juin 1976 confirme l’orientation à gauche du pouvoir.

En plus, cette charte prend en considération [« existence dans le pays d’autres courants politiques favorables à l’option socialiste. Il est écrit dans le paragraphe consacré au « parti d’avant-garde et les militants» que « seuls ceux qui combattent inlassablement pour le triomphe de l’option socialiste définie dans la Charte, qui sont convaincus de la justesse des idées du FLN et s’engagent à les mettre en pratique, qui se consacrent pleinement à la lutte pour la réalisation de ses idéaux, peuvent être membres du Parti »[[Front de Libération Nationale,Charte Nationale…]].

La charte nationale devient désormais un des points d’appui des luttes politiques qui se développent dans le pays. Le mouvement social prend de l’extension, en particulier les grèves(tableau 4) [[Paul BALTA et Claudine ROULEAU, L’Algérie des Algériens vingt ans après. Paris, Ed.Ouvrières, 1981.]]. Une nouvelle fois, comme en 1963, 1964, le mouvement social trèsfort dans le pays réalise sa convergence avec le courant progressiste du FLN.

L’orientation socialiste s’approfondit avec tous ses aspects contradictoires. Leparti est restructuré. Mohamed Salah Yahyaoui est installé en novembre 1977 comme responsable exécutif chargé de J’appareil du parti. Il a pour tâche immédiate de préparer les congrès des organisations de masse.

Pour l’UGTA, il commence par repousser la date du Ve Congrès dont les initiateurs voulaient à l’origine faire, un congrès des cadres syndicaux. Le parti du FLN décide d’élargir le nombre de congressistes et de procéder à des élections à la base. Le Ve Congrès de l’UGTA qui s’est tenu en mars 1978, s’il n’a pas coupé totalement avec les méthodes anciennes pour la désignation du nouveau secrétariat, introduit cependant des innovations. En effet, en application du contenu de la charte nationale, la direction du FLN prend en considération, pour la mise en place de la nouvelle commission exécutive, l’existence dans le pays d’autres courants politiques favorables à l’option socialiste.

Le nouveau compromis, avec toutes ses limites, favorise le développement de la vie syndicale grâce à une audience plus grande de l’UGTA.

Tout cet ensemble de mesures avait de quoi inquiéter plusieurs forces politiques opposées pour différentes raisons à cette nouvelle stratégie. Il se réalise une convergence d’intérêts en vue de bloquer ce nouveau processus.

L’émergence de ce prolétariat sur le plan économique, social et politique suscite des inquiétudes. Parmi les forces sociales et politiques qui avaient à cette époque intérêt à un affaiblissement de l’UGTA nous citerons:

La bourgeoisie nationale :

Cette catégorie n’a pas ses représentants au pouvoir. Il est donc difficile de pouvoir démontrer que la bourgeoisie nationale ait pu jouer un rôle direct dans la mise en application de l’article 120. Mais depuis 1971, elle s’est pratiquement installée dans l’opposition (exemple la déclaration de Benkhedda, de Ferhat Abbas)[[Manifeste signé par F. Abbas, Benkhedda, Lahouel, Kheirredine et distribué à la presse internationale à Alger en avril 1976.]].

TABLEAU 5

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En plus le tableau ci-joint (tableau 5), des agréments accordés par la « Commission nationale des investissements » nous éclaire sur le comportement de cette couche sociale vis-à-vis du pouvoir[[Nous remercions M Walid Laagam qui a bien voulu nous communiquer ces chiffres. Ceux-ci seront publiés plus détaillés dans sa thèse d’Etat qui est en chantier.]]. Il y a une chute rapide des investissements à partir de 1971. La bourgeoisie nationale s’inquiète des orientations prises par le pouvoir. Elle n’a plus confiance. La plus-value est désormais thésaurisée dans la construction de villas somptueuses édifiées dans les banlieues des grandes agglomérations. Certaines de ces «villas » sont estimées à plusieurs centaines de millions. Ces « investissements sont également orientés vers la bijouterie selon le correspondant du quotidien » El Moudjahid» à Constantine «des sommes considérables évaluées à environ cinq milliards ont été »englouties» dans le commerce de l’or et de l’argent » et le nombre de bijoutiers toujours dans la ville de Constantine est passé: «d’une quarantaine environ … à plus de deux cents»[[El Moudjahid, 26 décembre 1977.]].

Cette catégorie sociale avait donc intérêt à bloquer cette orientation nouvelle du régime en affaiblissant l’organisation des travailleurs.

La bourgeoisie bureaucratique:

La constitution d’un puissant secteur d’état lié pour l’essentiel au marché capitaliste et l’absence de vie démocratique dans le pays depuis 1962 ont engendré la formation de cette bourgeoisie bureaucratique.

L’autorité de cette catégorie sociale a commencé à être remise en cause par la mise en application de la gestion socialiste des entreprises, et d’autres lois sociales favorables aux travailleurs.

En plus la consolidation du mouvement syndical risquait de remettre en cause leur pratique négative dans la gestion des affaires de l’Etat (corruption. népotisme, détournement des biens de l’Etat).

Cette catégorie sociale qui avait ses représentants au pouvoir a œuvré directement dans la mise en application de l’article 120.

Les carriéristes des appareils de l’Etat et du parti:

Depuis 1968 et peut-être même avant s’est constituée toute une armée de permanents qui s’est accrochée aux appareils de l’Etat, du parti et de l’UGTA.

En effet, il est rare de voir un élu syndical, ayant atteint un niveau national de responsabilité, revenir une fois son mandat achevé à son poste de travail originel.

Les différentes forces politiques qui composent le pouvoir arrivent toujours à les recycler dans les appareils de l’Etat et du parti du FLN ; ou au moins à leur
faire obtenir des promotions dans leur entreprise d’origine. Toute cette armée de «permanents» tente par tous les moyens d’obtenir une promotion encore plus élevée.

De toutes les façons ils essaient au moins de se maintenir au pouvoir en dépit de toutes les conjonctures politiques contradictoires.

La poussée démocratique qui avait commencé à s’exercer dans les syndicats les a dérangés.

Ils ont œuvré avec une conviction profonde pour tenter de bloquer ce renouveau syndical. Ils ont été les principaux artisans de l’application de l’article 120.

Le courant religieux intégriste

L’évolution rapide de la société algérienne – très fort exode rural et désintégration de la famille – s’est traduite paradoxalement par un retour de l’idéologie conservatrice. Il en est résulté un décalage entre les contraintes du vécu, et la conscience des gens.

Dans cette société en transition, le courant« frères musulmans » a pu acquérir facilement une audience. Il a combattu avec violence les orientations contenues dans la Charte Nationale.

Cependant il a dirigé l’essentiel de ses attaques contre le mouvement des jeunes (UNJA), et celui des étudiants.

Les différents incidents créés par « les frères musulmans » ont été un des points d’appui qui ont permis à certaines forces politiques d’agir pour s’opposer à ces orientations nouvelles du régime.

Toutes ces forces ont donc conjugué leurs efforts pour essayer d’affaiblir le Syndicat à partir de l’application de l’article 120. Dans leur travail de masse – en particulier dans les syndicats – ils vont intervenir pour grossir le danger « communiste ».

III. COMMENT A ÉTÉ APPLIQUÉ L’ARTICLE 120?

La période de transition qui a suivi la mort du Président Boumediène s’est faite autour des deux mots d’ordre suivants: continuité et respect de la légalité constitutionnelle.

Mais très rapidement des divergences politiques sont apparues à l’intérieur du Bureau politique du parti du FLN.

Cette crise a été réglée au cours de la troisième session du Comité central (3•4•5 mai 1980) qui octroie les pleins pouvoirs au Secrétaire général: « le Comité central constate que certains organes et structures existants souffrent d’absence de coordination et des chevauchements des attributions plus particulièrement au niveau de l’instance exécutive du Comité central. À cet effet le Comité central – soutient avec force les mesures qui seront prises par le Secrétaire général dans le cadre des attributions qui lui sont assignées pour le renforcement des structures du parti et des organes de l’Etat, et procéder aux changements et aux réajustements qu’il considère nécessaires pour mettre en place les structures et choisir ceux qui sont aptes à la responsabilité ; selon le principe de l’homme qu’il faut à la place qu’il faut»[[Résolution organique adoptée par la 3e session du CC du parti du FLN (El Moudjahid, 15 mai 1980).]].

Chadli Bendjeddid en profite pour « restructurer » le parti du FLN.

Il remanie le Bureau politique à deux reprises ; en plus de la composition originelle issue du IVe Congrès du parti. Il procède en même temps à la nomination par décret de Mohamed Cherif Messadia comme responsable du Secrétariat permanent du Comité central[[À notre connaissance c’est la première fois qu’un haut responsable du parti est nommé par décret paru au Journal Officiel.]]. Il a été promu par la suite membre du Bureau politique.

Le Congrès extraordinaire du parti du FLN qui s’est tenu en juin 1980 avait à son ordre du jour la présentation et la discussion du Plan quinquennal (1980•84).

Dans le débat général, les congressistes qui ont eu la possibilité de prendre la parole ont orienté l’essentiel de leurs interventions sur une attaque contre les « idéologies importées ». Certains courants progressistes du pays sont accusés d’être à l’origine des grèves et conflits sociaux (tableau 4). On les accuse également de complicité avec les manifestants de Grande et Petite Kabylie[[En mars-avril 1980 les régions de Petite et Grande Kabylie ont été secouées par des manifestations populaires. L’intervention violente et provocatrice de la police les ont faites dégénérer en émeutes. Beaucoup plus qu’une manifestation d’un régionalisme, ce mouvement était plutôt le résultat d’un « ras-le-bol social ». D’autres manifestations du même genre se sont déroulées par la suite dans d’autres régions du pays (Guelma, Skikda, Biskra, Saida, Oran…).]].

Ce congrès adopte les nouveaux statuts du parti du FLN dont l’article 120. La quatrième session du Comité central qui s’est tenue le 27•29 décembre 1980 décide dans une résolution adoptée à I ’unanimité des membres l’application immédiate de I’ article 120 avec des modalités de mise en application très aggravantes (circulaire du 4 février 1981).

Les premières mesures commencent à être prises suivant trois directions:

a) Au cours du renouvellement des différentes structures de I’UGTA dont le mandat était arrivé à son terme. Les atteintes à la démocratie et aux libres choix des travailleurs sont signalées un peu partout, à travers tout le pays, au secrétariat national de I’UGTA par renvoi de lettres ouvertes, de motions, de pétitions, etc. Certaines autorités locales du parti du FLN imposent, en effet, aux travailleurs la liste des candidats pour lesquels ils devaient voter. Ces cas se sont produits en particulier au cours du renouvellement des Congrès des Unions territoriales d’Alger Nord (qui englobe le périmètre de Bab-el-Oued jusqu’à Bainem) ; de l’Union territoriale d’Oran Nord dont plus du tiers ont quitté la salle du congrès pour protester contre ces pratiques; à Tiaret, à l’Union territoriale de Drean à Annaba, etc. C’est le cas aussi de pratiquement tous les congrès de renouvellement des unions de Wilaya; mais là où la résistance a été la plus forte ce fut à Alger, Oran, Tiaret, Annaba. Le congrès de renouvellement de l’Union de Wilaya de Batna a duré 6 heures ! …

b) Certaines autorités locales du parti du FLN procèdent un peu partout à travers tout le pays à la dissolution des différentes structures de l’UGTA qui s’opposaient à l’application de l’article 120. C’est le cas de plusieurs sections syndicales, et d’un certain nombre d’unions territoriales ou communales (exemple Union territoriale de Boufarik, Union communale du 1er mai à Alger, celle de Tiaret, d’El-Hadjar à Annaba, etc.).

c) La direction centrale du parti du FLN entame une opération de renouvellement des différents secrétariats des fédérations. Douze secrétaires fédéraux appartenant aux onze corporations furent relevés de leurs fonctions par un télex envoyé par la direction centrale du parti du FLN au Secrétariat national de l’UGTA avec pour ordre son application immédiate.

Le VIe Congrès de l’UGTA qui s’est tenu entre le 12 et 15 avril 1982 se déroula dans cette atmosphère générale. La désignation des délégués pour la participation au congrès fut un peu partout entachée d’irrégularités (très peu d’assemblées générales, listes uniques des candidats, appartenance au parti du FLN).

Comme pour les trois derniers congrès de l’UGTA qui l’avaient précédé, celui-ci accorda également une place de choix aux problèmes organiques.

Plusieurs grandes mesures ont été prises parmi lesquelles nous citerons les plus importantes:

• dissolution des fédérations,

• introduction dans les statuts de l’UGTA de l’article 120: « tous les responsables au sein des instances de l’UGTA doivent être des militants du parti FLN conformément à l’article 120 du statut du Front de Libération Nationale[[Révolution et travail, septembre 1983.]];

• retour à la liste unique des candidats « pour combattre, déclare Mohamed Cherif Messadia, les tendances négatives de la campagne électorale » !

• désignation des délégués aux différents congrès et conférences par l’intermédiaire des conseils syndicaux. Il n’y a donc plus d’élections à la base

IV. – QUELS PEUVENT ÊTRE LES EFFETS
DE L’APPLICATION DE L’ARTICLE 120?

• Comme lors des cas précédents. l’UGTA a perdu une grande partie de sa crédibilité, en particulier son secrétariat national.

• Les atteintes aux libertés syndicales prennent une proportion de plus en plus grande. Les cas de licenciement des délégués syndicaux, ou mutations administratives sont de plus en plus fréquemment observés (complexe de véhicules industrielles : CVI de Rouiba pour la grève de septembre 1982; celle de dockers du port d’Alger en mars-avril 1983).

• Les travailleurs font de moins en moins confiance au syndicat. Le pourcentage élevé des grèves par rapport au total des conflits (tableau 4) en est un exemple probant. Les délégués syndicaux n’ont plus la capacité de négocier la solution des conflits.

• Les atteintes aux libertés démocratiques s’élargissent et touchent d’autres catégories sociales: les femmes, les jeunes, les journalistes; les universitaires(exemple le Congrès de l’Association des économistes et sociologues d’Algérie qui a été entaché de toute une série d’irrégularités) …

• Les conflits sociaux se déplacent de plus en plus vers l’organisation de manifestations populaires: en particulier dans les grands centres urbains …

Au regard de tout ce qui précède pouvons- nous affirmer et dire que les différentes forces politiques qui ont œuvré à la mise en application de l’article 120 aient en commun un projet politique de rechange? Les réponses sont à l’étape actuelle très difficile à formuler. Cependant nous possédons quelques indices.

Depuis deux ans nous assistons à une poussée » rampante» de la droite.

La mise en application de l’option socialiste se ralentit. Différentes mesures tendant à libéraliser le système économique ont été prises : retour des mandataires ; les autres phases de la révolution agraire sont bloquées notamment en ce qui concerne la nationalisation du cheptel. Un nouveau code des investissements dans le secteur privé est promulgué. Il corrige celui de 1966. Dans le nouveau texte adopté par I ’Assemblée Populaire Nationale (APN) le chiffre d’affaires est porté à trente millions de dinars ; et il élimine tout risque de nationalisations.

La crise économique mondiale commence à toucher l’Algérie à travers les prix du pétrole. Les responsables politiques ont choisi ce moment précis pour attribuer des « cadeaux » aux couches bourgeoises et petites bourgeoises. Des indemnités sont versées aux personnes ayant été touchées par les différentes nationalisations y compris celle de la période 1963-1965. On vend les biens de l’Etat ; on accorde des crédits aux anciens moudjahidines pour monter des affaires … D ’un autre côté on grignote le pouvoir d’achat des salariés (tableau 6) [[Estimations établies par le ministère du Plan et de l’Aménagement du territoire.]].

TABLEAU 6 (base 100 en 1978)

tableau_6.jpg

En plus, la restructuration des entreprises, actuellement en cours, vise à introduire les lois de l’économie du marché. On menace donc de fermer les entreprises déficitaires ou celles qui connaissent de graves problèmes sociaux.

Cependant tous ces indices ne sont pas suffisamment probants pour parler d’une totale remise en cause des options fondamentales du pays. Si pour certaines forces politiques l’application de I’ article 120 veut dire le retour à l’hégémonie étroite et sectaire du parti du FLN sur les organisations de masse et en même temps la recherche d’une  » troisième voie » pour d’autres il s’agit d’une option vers le libéralisme. Mais pour les uns et pour les autres, et pour différentes raisons, il s’agit de revenir sur le contenu de la Charte nationale ou au moins sur certains paragraphes. Il est certain que le prochain congrès du parti du FLN prévu pour décembre 1983 sera déterminant quant aux choix politiques et économiques qui seront adoptés.

Quant à l’application du « préalable» d’appartenance au FLN pour pouvoir exercer une responsabilité dans les organisations de masse il a été – comme nous l’avons vu – chaque fois rejeté par les syndicats.

Quid de l’article 120?

Il est difficile de pouvoir se prononcer dès aujourd’hui.

Abderrahim TALEB

Date ? 1982 ? 1983 ?


Sources:

article blog algerieinfos-saoudi du 7 juin 2015 – publié par Saoudi Abdelaziz:

Article 120. Les éditorialistes d’El Watan et Liberté devraient lire l’historien Taleb Abderrahim

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Années 80, le bureau politique du FLN. Photo DR

L’article 120 a été adopté en juin 1980 au cours du congrès extraordinaire du FLN provoqué par Chadli Bendjedid. …
…]
Cet article 120, adopté par le congrès extraordinaire du FLN de 1980 après la mort de Boumediene et sous la présidence de Chadli, ne concerne en rien les cadres de l’Etat, dont l’enquête de validation et le suivi des activités étaient assuré par les officiers de la sécurité militaire puis du DRS.
Cet article ne visait que l’encadrement de l’UGTA, l’UNJA et l’UNFA et des autres organisations de masse qui, au cours des années 70, rejetaient de plus en plus la tutelle asphyxiante du FLN.

Cet article 120 stipule :  » le parti du Front de Libération Nationale joue un rôle d’impulsion. d’orientation et de contrôle vis-à-vis des organisations de masse, sans se substituer à elles ou affaiblir leurs capacités d’initiative. Ne peut assumer des responsabilités au sein des organisations de masse que celui qui est militant structuré au sein du parti. Le Comité central arrêtera les étapes d’application de ce dernier principe».

L’historien Taleb Abderrahim, dans son étude intitulé « Les rapports Parti syndicat en Algérie à travers l’application de l’article 120 des statuts du FLN » rappelait les circonstances de l’adoption de ce fameux article par le « congrès extraordinaire » du FLN de juin 1980.

« L’article 120 est un des éléments du consensus acquis au sein de l’armée qui a permis en 1979 l’élection de Chadli Benjeddid à la présidence de la République (…)

Le FLN restructuré est alors chargé d’une reprise en main des organisations de masse et ceci en conformité avec le compromis réalisé au sein de l’équipe dirigeante ».

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Pourquoi I’article 120? Comment a-t-il été appliqué ? Lire la suite du rapport du regretté Taleb Abderrahim en pdf : http://aan.mmsh.univ-aix.fr/Pdf/AAN-1982-21_36.pdf


SANTÉ ET TRAVAIL – SANTÉ AU TRAVAIL: ACTIONS POUR L’AMÉLIORATION DES CONDITIONS DE TRAVAIL D’UN CÔTÉ ET DE L’AUTRE DE LA MÉDITERRANÉE

L’intervention du Docteur A. Tiberguent aux 19e Journées nationales de médecine du travail d’Alger en janvier 2015 retient l’attention.

Son expérience professionnelle d’un côté et de l’autre de la Méditerranée lui permet de confronter le vécu au travail des travailleurs, dans des conditions différentes, mais avec une grande convergence de réflexion et de motivation quant à l’organisation des postes et des conditions de travail, et aux problèmes de santé au travail.

S’attachant particulièrement à l’organisation de la « prévention collective », il donne plusieurs exemples qui, chaque fois, et à chaque endroit (CVI de Rouiba – Algérie, et Paris- France), montrent que cette amélioration des conditions de travail -l’organisation de cette prévention – ne peut être réalisée qu’avec la nécessaire émergence d’un collectif de travail imprégné du pouvoir d’agir collectif dont les acteurs ont pris conscience des enjeux de santé au sein de l’entreprise en lien avec les conditions et l’organisation du travail.

M.R.


extrait :

[…] Les quelques exemples cités ici et là-bas ont montré des salariés agissant collectivement dans l’action et par l’action en développant leur pouvoir d’agir pour transformer et améliorer leur travail tout en intégrant dans leur démarche les enjeux de santé au travail.

Dans de nombreuses situations, c’est l’accident grave survenue sur les lieux de travail, c’est la maladie professionnelle déclarée et reconnue, ce sont également les plaintes inaudibles des salariés en souffrance qui constituent la porte d’entrée et le point d’appui pour l’engagement du pouvoir d’agir et la construction de la démarche de prévention collective.

[…] La conduite d’un projet de prévention collective dans les situation de travail s’appuie sur l’émergence du collectif de travail imprégné du pouvoir d’agir collectif dont les acteurs ont pris conscience des enjeux de santé au sein de l’entreprise en lien avec les conditions et l’organisation du travail.

[…]Il s’agit d’agir collectivement dans une dynamique de réflexion, de confrontation, de controverse, de concertation et de partage des savoir-faire et des retours d’expériences ; avec l’appui également, si nécessaire, des ressources internes d’une part et des compétences externes d’autre part (intervenants et chercheurs).

[…] « Il s’agit de développer le pouvoir d’agir des collectifs de travail, c’est-à-dire la possibilité pour eux de reprendre la main sur leur situation de travail. Cela passe par l’expérience du désaccord, par la confrontation des points de vue sur les critères du travail bien fait. La coopération se construit dans la controverse professionnelle, loin de l’idée convenue d’une homogénéité du collectif» .


Plan de la communication

[1. INTRODUCTION

2. OBJECTIFS

3. MÉTHODES ->#1]

[4. RÉSULTATS

4.1. La clinique médicale et les situations individuelles :

4.2. La prévention collective :

4.3. Le positionnement du médecin du travail : centralité du travail/travail humain contributeur à la santé->#4]

4.4. ICI et LA-BAS (En Algérie et en France) :

4.4.1. MES PRATQUES ICI (Alger-Algérie – CVI de Rouiba) :

  • 4.4.1.1- À la forge industrielle : forgeage estampage
  • 4.4.1.1- À la forge industrielle : peinture
  • 4.4.1.3- Atelier montage bus :
  • 4.4.1.4 – Atelier rivetage :

4.4.2. MES PRATIQUES LA-BAS (Paris, France)

  • 4.4.2.1- Le chantier du BTP
  • 4.4.2.2- L’extension d’un hôpital public
  • 4.4.2.3- L’atelier traitement de surface/ Electrolyse
  • 4.4.2.4- Les RPS dans le secteur tertiaire : assurances

5. CONCLUSION

BIBLIOGRAPHIE


SANTÉ ET TRAVAIL – SANTÉ AU TRAVAIL :

ACTIONS POUR L’AMÉLIORATION DES CONDITIONS DE TRAVAIL D’UN CÔTÉ ET DE L’AUTRE DE LA MÉDITERRANÉE

Mes pratiques en médecine-santé au travail ici et là-bas,

mes réflexions là-bas et ici ?

Dr. A.Tiberguent

médecin du travail, Paris.


Communication aux Journées de Médecine du Travail Algérie

Alger – 2014

1. INTRODUCTION

Le contexte actuel est marqué par une évolution trop rapide voire fulgurante sur le plan organisationnel, technique, économique et social. La médecine du travail n’a pas échappé et n’échappera pas à ce bouleversement continu. Les NTIC, par leurs équipements et leurs applications multiples ont transformé les situations et l’activité de travail. Les organisations ont taylorisé les processus de production et de gestion dans différents secteurs d’activité. Dans ce contexte, la santé au travail constitue un enjeu majeur. À côté des risques physiques et toxiques, se multiplient les situations de stress professionnel ; les risques psycho-sociaux (RPS) ou troubles psychosociaux (TPS). Les suicides en milieu professionnel sont devenus une réalité du monde du travail. Dans cet environnement, il y a lieu de s’interroger sur nos pratiques professionnelles.

2. OBJECTIFS

À partir de mes pratiques de médecine de travail-santé au travail, de praticien, d’intervenant, d’enseignant et de chercheur, ici et là-bas, je me questionne et je questionne les professionnels en santé au travail :

a)- sur le rôle et l’action du médecin du travail,

b)- sur les marges de manœuvres et l’éventail des possibles pour l’action,

c)- sur le pouvoir d’agir.

3. MÉTHODES

À partir des situations professionnelles concrètes vécues dans différents secteurs, ici et là-bas, questionner les pratiques entreprises afin d’arriver à une attitude réflexive sur l’action du médecin du travail.
Il ne s’agit pas d’analyse des pratiques professionnelles rentrant dans le cadre des protocoles et méthodes psychosociologiques pré-établis. Il s’agit seulement de discussion, débats, controverses entre médecins du travail qui partagent des questionnements, des interrogations, des conduites à tenir et avis des uns et des autres autour de situations de travail individuelles et/ou collectives.

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4. RÉSULTATS

  • 4.1. La clinique médicale et les situations individuelles :

    Les cas individuels d’aménagement de poste et/ou de restrictions de tâches étaient fréquemment abordés avec des résultats plus ou moins satisfaisants pour le salarié lorsqu’il n’est pas mis en situation de licenciement par l’employeur avec inaptitude au poste.

    L’alerte a fait également l’objet de nos discussions : alerter l’employeur, la hiérarchie, la DRH les membres du CHSCT sur les risques professionnels et les situations dangereuses : maladies et accidents du travail. Ici et là-bas, nos démarches informationnelles, pédagogiques et relationnelles trouvent parfois un écho favorable auprès des décideurs de l’entreprise quand, ce n’est pas «docteur, ne dramatisez pas, ne vous inquiétez pas, nous allons voir ça» et puis, plus rien, pas de retour.

  • 4.2. La prévention collective :

    Si dans les premiers cas abordés, il s’agit de situations individuelles, d’aménagement et le plus souvent de protection individuelle, dans les autres cas, la nature du problème intéresse la prévention collective et donc un plus grand nombre de salariés.

    C’est cette question de prévention collective[[La prévention collective contrôle le risque à la source, si bien qu’aucun travailleur ne sera exposé au risque, la protection individuelle, moins sécuritaire fait porter la prévention par les travailleurs, la prévention secondaire n’agit que lorsque une pathologie professionnelle existe déjà. Exemple pour l’exposition à un bruit dangereux pour la santé, la prévention collective contrôlera le niveau du bruit à la source, la protection individuelle, elle, est supportée par les travailleurs –casques, bouchons, durées d’exposition…, la prévention secondaire ne concerne que les travailleurs déjà atteints n dlr ]] qui a culminé, un moment donné, dans nos échanges. Protection individuelle, prévention secondaire, cela nous a semblé insuffisant dans nos pratiques médicales. Il nous a semblé que notre rôle se limitait à la seule clinique médicale, le plus souvent individuelle, même si les objectifs et les missions affichées et réglementées permettaient au médecin d’agir en prévention collective.

    Nos interventions de prévention collective, dans le cadre du tiers-temps, restaient en de ça des exigences et du temps nécessaire à de telles actions si nous devions améliorer les conditions de travail des travailleurs dont on a la charge. Le médecin du travail se voit donc limité dans son rôle : attelé presque exclusivement à identifier les risques professionnels, pratiquer la surveillance médicale, proposer un aménagement de poste et/ou restrictions de tâches (pour les travailleurs handicapés et/ou en invalidité pour AT ou MP dans le cadre du maintien dans l’emploi), alerter sur les MP et les AT et de plus en plus sur les plaintes des salariés en souffrance au travail en grande partie liée au mal-faire leur travail (ce qui communément qualifié aujourd’hui de RPS ou TPS).

    De ce point de vue, ici et là-bas, certains médecins du travail avançaient «Le champ de la clinique médicale du travail est resté en friche du fait que les objectifs assignés au médecin du travail dépasseraient ses compétences et que les moyens mis à disposition sont nettement insuffisants pour aborder la prévention collective et l’aménagement des situations et postes de travail»

    La question centrale posée, à plusieurs reprises, concerne l’efficacité de la médecine du travail, et le rôle du médecin du travail dans tout cela! En dehors des vaccinations, comment accéder à la prévention primaire, comment engager cette prévention qui a pour but de transformer les conditions et les situations de travail, d’apporter une amélioration collective dans le cadre du maintien de la santé des salariés et de leur permettre de développer leurs capacités et leurs ressources individuelles et collectives et leur intelligence au travail. Faire de telle sorte que le travail devienne un facteur de santé et de développement, que le travail reste humain. Car le travail déshumanisé, (haché, morcelé, cadencé, taylorisé…) ne pourra aboutir qu’à la dégradation de la santé physique et mentale des salariés et parallèlement au mode dégradé de leur activité et de leur production en qualité et en quantité.

    Le médecin du travail que je suis, doit-il s’isoler dans sa pratique, dans son mutisme, en restant essentiellement dans l’identification des risques professionnels et dans la comptabilité des maladies du travail normalisées cliniquement et réglementées institutionnellement. Rester seulement dans une position de donneur d’alerte dans les meilleurs des cas ? Sa conscience tranquille ? Ou discuter de sa pratique avec ses pairs, même confronté à débats passionnés et à des controverses.

    Cela voudrait dire que le médecin du travail devrait s’interroger sur ses pratiques. Ce sont ces questions qui m’ont interpellé et travaillé. Comment dire ? Comment faire ? Quel chemin prendre ? Avec qui ? Pour aboutir à quoi ?

  • 4.3. Le positionnement du médecin du travail : centralité du travail/travail humain contributeur à la santé :

    Cela voudrait dire que le médecin du travail devrait se positionner en tenant compte de deux points de vue essentiels : le travail doit être un contributeur de santé, il est central et complexe à la fois pour l’être humain.

    Prendre en compte la centralité du travail c’est dire que le travail n’est pas de nature instrumentale mais qu’il est au centre de notre développement individuel, collectif et social. Il contribue de ce fait à la construction de notre identité professionnelle, sociale et sociologique, à notre développement. Il alimente l’art de faire et d’être, il garantit notre utilité sociale et notre réflexion sociétale par l’action sur les objets et la production de biens matériels et intellectuels. Il donne du sens à notre vie d’humains. «Je travaille, donc j’existe»

    La centralité du travail s’observe ainsi dans le travail et dans la vie réelle de l’entreprise: organisation, temporalité, communication, règlement intérieur, contenu et règles, rythme, hiérarchie, travail collectif, collectif de travail, rapports sociaux, représentations, syndicalisation, CHSCT…

    Par ailleurs, le travail est complexe. La complexité s’inscrit dans une temporalité, elle est liée au contexte de l’entreprise, à son histoire, à sa singularité et aux nombreux déterminants de la situation de travail en interactions. Dans une situation de travail réel plusieurs déterminants de l’activité concourent à créer soit des conditions de travail favorables pour la santé et le travail bien fait, soit au contraire des facteurs défavorables ayant pour conséquences d’aggraver peu ou prou le risque professionnel, de dévaloriser et déshumaniser le travail humain et/ou d’altérer la santé physique, psychologique et psychique des salariés. Il s’agit d’une part des déterminants liés au travail (entreprise, organisation stratégique, managériale et financière, commandement, processus de production, technologie, dispositifs et équipements techniques, horaires et contraintes temporelles, aménagement des espaces de travail, environnement physique et relationnel…) et d’autre part des déterminants liés à l’homme au travail (âge, formation, expérience, métier, compétence, histoire et vécu personnel et collectif, variabilité interindividuelle…)

    « L’activité du travailleur est l’expression de son expérience, de sa sensibilité, de sa personnalité ; elle ne se déploie pas sur la base d’un raisonnement formalisé qu’il lui suffirait de verser au débat. C’est un point crucial : le travail est en partie obscur pour celui-là même qui l’accomplit. Déployer une activité efficace est une chose, en rendre compte dans le langage est tout à fait autre chose. Les discours préfabriqués ne rendent pas compte de l’activité et de ses conflits» Philippe Davezies.

    Par ailleurs, il n’échappe à personne, quelque soit son statut et son rôle dans l’entreprise, du cadre juridique, des prescriptions réglementaires en matière de santé et sécurité au travail, des recommandations et des normes en matière de protection, de prévention individuelle et collective et des méthodes de gestion et de management en santé au travail.

    Que faire, devant la complexité des logiques en présence dans l’entreprise : enjeux de production, enjeux financiers, enjeux technico-organisationnels. Bien entendu, notre positionnement devrait être déterminant et lié aux enjeux de santé en rapport avec le travail réel des salariés.

    Vous constaterez que cette démarche de l’agir collectif est exigeante en termes de positionnement, de détermination, de réflexion, de pédagogie, de relations sociales, d’information, de communication, de partage et de concertation. Le pouvoir d’agir crée la mise en mouvement de l’action (initialement implicite et/ou empêchée) en action partagée, explicite et visible prenant en compte la réalité de la situation de travail singulière dans un contexte déterminé pour la transformer. Il s’agit de déconstruire la situation présente pour co-construire de nouvelles perspectives en santé-travail.

    « Pouvoir d’agir : C’est un peu le rayonnement de l’activité, la manière dont individuellement et collectivement on parvient à faire autorité dans le travail. C’est la création professionnelle retrouvée, qui donne la capacité de dialoguer avec tous quand c’est possible. Et aussi le pouvoir de résister au pouvoir quand c’est nécessaire. Entre sens et efficience, la reconquête de la qualité du travail est au cœur du développement du pouvoir d’agir» Yves CLOT.

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4.4. ICI et LA-BAS (En Algérie et en France) :

Ici, dans le contexte de l’industrialisation des années 70-90, dans la zone industrielle de Rouiba-Alger-Est : recenser, déclarer, comptabiliser le nombre de surdité professionnelle, de dermatoses irritatives et/ou allergiques, d’asthme d’origine professionnelle ; la fatigue, les nombreux accidents du travail, était une activité importante du médecin du travail. Elle concernait des milliers de salariés tourmentés par l’organisation du travail qu’ils découvrent pour la première fois avec ses zones et modules homogènes d’activité, ses prescriptions, ses cycles de production, ses machines-outils, ses horaires, ses équipes alternantes (2X8, 3×8) et son environnement physique, psychologique, relationnel et social. Un nouveau monde du travail s’ouvre, les travailleurs découvrent une nouvelle vie, de nouveaux métiers, de nouveaux risques, de longs trajets et des durées de sommeil écourtées…

Là-bas, de l’autre côté de la mer méditerranée, en France, dans un contexte organisationnel et réglementaire différent, la prévention secondaire et tertiaire occupent une part importante de l’activité du médecin du travail. Ma pratique a consisté à dépister des maladies professionnelles :, TMS, amiante, cancers et affections d’origine allergiques, à aménager sur le plan individuel des poste de travail, à émettre des restrictions de tâches, à formuler un reclassement professionnel et maintien dans l’emploi.

On peut se poser cette question. Y a-t-il des actions de prévention collective, Ici et là-bas, au vu des enjeux en présence dans l’entreprise et de la complexité des situations de travail ? Certains, déployant le registre du pessimisme, vous diront qu’il n’y a rien à faire, que tout est plombé, que tout vient d’en haut et rien ne résiste à l’autorité et aux décisions stratégiques du top-management. Que les marges de manœuvres sont fermées. Que les degrés de liberté sont réduits. On oublie souvent dans ce verbatim, de rendre compte des controverses, des plaintes, du climat social, des points importants inscrits à l’ordre du jour du CHSCT, des affrontements au cours des séances extraordinaires du CHSCT, en somme des résistances et des points de vue divergents sur les conditions de travail et les stratégies alternatives d’actions de prévention.

Pour ma part, je dirai que le champ des possibles existe quand le pouvoir d’agir se construit pas à pas progressivement collectivement avec détermination, réflexion et patience. Ce qui voudrait dire que les principaux concernés interviennent dans une dynamique collective pour prendre en mains leur affaire. Ils s’approprient ainsi par la réflexion, l’échange, la controverse, le partage d’expériences et l’accompagnement (interne et/ou externe) les stratégies d’actions de prévention collective à mettre en œuvre.

Il s’agit en effet pour le médecin du travail de sortir de son isolement et d’inscrire son action dans l’agir collectif, impliquant différents acteurs en lien avec l’organisation du travail concernée par une situation de travail concrète. Il s’agit en effet pour le médecin du travail et pour les professionnels de santé au travail de conseiller et d’accompagner le collectif de travail, les salariés concernés, les cadres et managers de proximité, les responsables RH, les membres du CHSCT. Il n’est pas question de se substituer au collectif de travail.

Afin d’illustrer mes propos, j’évoquerai, ici et là-bas, quelques exemples de situations de travail où le pouvoir d’agir collectif a permis d’ouvrir des perspectives d’actions de prévention collective intéressant différents déterminants de l’activité de travail.

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4.4.1. MES PRATQUES ICI (Alger-Algérie) :

  • 4.4.1.1- A la forge industrielle :

    Suite à un accident mortel (projection du tassot au cours de l’opération forgeage-estampage), le collectif de travail d’estampeurs s’est interrogé sur les conditions de travail et l’activité d’estampage (modes et stratégies opératoire, travail collectif, postures et gestes professionnels, geste de prudence, communication dans une ambiance bruyante, charge physique et pénibilité…). Après discussion et échanges, débats et controverses sur les savoir-faire du métier, et les procédés techniques ; les travailleurs ont inscrit le problème à l’ordre du CHS extraordinaire. Ceci a permis de mettre en évidence l’inadéquation de l’organisation, du processus du travail et de la charge du travail : paramètres thermiques et durée opératoire pour éviter le collage de la pièce à la matrice, outil non conforme, maintenance de la matrice, contrainte thermique environnementale, fatigue…Cette réflexion et analyse sur le terrain et dans l’action a permis au collectif de comprendre les facteurs de danger et les risques d’accident. Cette démarche du collectif, en prenant les choses en mains avec la contribution de la maîtrise, a permis de concevoir autrement les postes d’estampeur en modifiant l’organisation, les règles thermique/durée, la modification de l’outil, les temps de pause, la durée de travail…
  • 4.4.1.1- A la forge industrielle :

    opérations de peinture par pulvérisation permettant le traitement de surface des différents ensembles du montage véhicules industriels se faisaient dans une zone dédiée à cette activité sans système de ventilation (cabine ou tunnel). Le risque professionnel est constaté, le travail mal fait est abordé, les plaintes des opérateurs sont portées auprès de leur hiérarchie directe, des délégués membres du CHS et du médecin du travail. La direction avisée attendait la dotation budgétaire pour procéder à la commande, la gestion du dossier prenant un retard important n’a pas permis de répondre à la demande. Que faire ? Un collectif s’est constitué comprenant les peintres au pistolet du secteur concerné, le responsable du secteur, des techniciens et ingénieurs, le préventeur et le médecin du travail ; une démarche technique est entreprise (documentation, modèle de fonctionnement d’une cabine existante dans un autre atelier, conception du modèle, faisabilité). Des contacts sont pris avec d’autres partenaires internes et ateliers du complexe industriel pour la réalisation de la cabine, les essais et mise en place. L’agir collectif a bien fonctionné en mettant en œuvre les compétences et les ressources professionnelles existantes dans le but de mieux travailler : qualité de travail dans des conditions favorables.
  • 4.4.1.3- Atelier montage bus :

    Au vu de la dégradation des conditions d’hygiène et d’organisation dans l’atelier (postes de travail, allées de circulation, encombrement, stockage des pièces…accidents du travail) la demande faite par les travailleurs de différents secteurs opérationnels s’est exprimée en termes d’organisation, d’amélioration des conditions du travail et du respect des règles d’hygiène et sécurité. Les travailleurs se sont rapprochés de leur maîtrise (chefs d’équipe et contre-maîtres), des responsables des îlots de production, du médecin du travail et du préventeur de l’atelier. La démarche a consisté à faire un diagnostic collectif, sous forme de visites des lieux et postes de travail, de réunions-débats, (énumération des faits, pratiques organisationnelles et productives controversées, des situations dangereuses accidentogènes). Le médecin du travail et l’ingénieur d’hygiène et de sécurité ont participé à ces actions initiées par les salariés concernés en impliquent et leur encadrement de proximité. Un plan d’actions a été élaboré où chaque acteur et chaque service devaient y contribuer. Les services généraux et de maintenance ont pris en charge la réfection et le nettoyage des sols de l’atelier, le traçage des surfaces délimitant les aires de production et de stockage, les allées de circulation et les zones de sécurité. Les services techniques ont été associés pour la maintenance des machines-outils. Les autres acteurs (salariés et hiérarchie) se sont attelés à améliorer l’organisation de la production : circuit, flux, intégration des moyens de protection collective (soudage à l’arc, traitement de surface par procédé époxy).L’équipe médicale a participé en informant les salariés, en formant certains parmi eux membres du CHS, en émettant des observations et des propositions de prévention. Le collectif a pu assurer le suivi du déroulement du plan d’actions élaboré de façon concerté. Cette démarche collective a eu un retour d’expérience positif dans les autres ateliers du complexe industriel (mécanique, carrosserie…)
  • 4.4.1.4 – Atelier rivetage :

    Le rivetage à chaud a été longtemps, dans cet atelier, une activité présentant un risque élevé d’atteinte auditive, baisse des seuils auditifs et plus particulièrement la surdité manifeste reconnue comme maladie professionnelle. Le médecin du travail et le préventeur ont alerté le chef d’atelier des dangers du bruit excessif et lésionnel généré par les opérations du rivetage à chaud. Les salariés concernés (les riveteurs) se sont plaints auprès de la médecine du travail et également auprès de leurs représentants et délégués au CHS. Le point a été inscrit à l’ordre du jour de cet organe. La direction a pris conscience du problème mais ne voyait pas de solution en dehors du port des équipements de protection individuelle (EPI). Cette manière de traiter le problème n’a pas été satisfaisante, de plus le niveau sonore atteignait 95-98 dBA et dans certains postes jusqu’à 100-110 dBA. Si le port des EPI était indiqué, il restait à trouver une autre solution organisationnelle et technique moins bruyante. La visite des entreprises mettant en œuvre des procédés de rivetage différents ont pu suggérer au collectif d’autres manières de faire leur travail. L’aménagement organisationnel et la mise en place d’un procédé de rivetage différent « à froid » dans cet atelier ont permis aux travailleurs de réaliser leur activité dans un environnement nettement moins bruyant.

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4.4.2. MES PRATIQUES LA-BAS (Paris, France)

  • 4.4.2.1- Le chantier du BTP :

    Suite à un accident mortel (écrasement de la tête d’un ouvrier maçon entre le ferraillage et le panneau de la banche) les responsables de l’entreprise ont conclu à une cause individuelle, une erreur du comportement de la victime : la victime n’a pas observé les consignes de sécurité prescrites. Le collectif de travail (ouvriers maçons et leur chef d’équipe) ayant tous participé à la manœuvre de l’opération béton sur banche n’étaient pas d’accord avec les conclusions hâtives de leur l’employeur. Ils ont unanimement rejeté cette « analyse ». Les ouvriers maçons et leurs délégués du CHSCT ont demandé et entrepris une formation-action sur l’analyse des accidents de travail ; ils ont été accompagnés pour mener leur propre enquête concernant l’accident mortel dont a été victime un membre de l’équipe. L’analyse de la situation de travail avec la participation des salariés concernés a montré de nombreux dysfonctionnements liés à l’organisation du travail, aux équipements, à l’environnement et à la zone de travail : travail dangereux et pénible engageant une nouvelle technique sans formation préalable de l’équipe, travail exigeant une haute qualité dans des délais courts (échéance à respecter à tout prix), des outils inadaptés à ce mode opératoire (barre à mine et crics métalliques), un environnement bruyant (travaux de démolition aux marteaux piqueurs), une atmosphère polluée (gaz de soudage à proximité), une zone de travail non stabilisée (plateforme dénivelée ne permettant pas la stabilité de la banche). L’activité exigeait un mode opératoire coordonné et synchronisé collectivement alors que communication verbale et gestuelle était empêchée. L’enquête-formation-action a permis au collectif d’identifier un accident de travail précédant l’accident mortel et ayant entraîné une blessure à la tête d’un opérateur d’une autre équipe travaillant sur le même chantier et utilisant la même technique. Ce premier accident n’a pas fait l’objet d’information et/ou d’enquête par l’entreprise considéré comme accident bénin malgré le transport de la victime vers une structure hospitalière. L’analyse factuelle, la réflexion et les échanges ont permis au collectif d’avancer des alternatives de transformation de leur situation de travail et de leur activité. Ces actions ont permis de transformer l’organisation et les méthodes de travail des ouvriers maçons : la technique de banchage, les équipements et outils, les modes opératoires, la charge physique et les contraintes posturales et gestuelles. Une formation adaptée sur le terrain leur a été dispensée.
  • 4.4.2.2- L’extension d’un hôpital public :

    La direction d’un hôpital public, face aux besoins de la population de son périmètre, a projeté l’extension d’un bâtiment dédié aux hospitalisations de moyen et long séjour. Après concours, le projet architectural est arrêté, mettant en exergue, un effet embellissant et répondant à l’environnement urbanistique de la ville en utilisant des matériaux nobles (pierre, bois, verre). Les premières réactions du personnel étaient le silence, rien à dire, ou plus discrètement « tout est beau mais qu’est-ce qu’il y a dedans » « tout est déjà ficelé », « ils ne prennent pas en compte notre travail, nos remarques et mos propositions, ce n’est pas la peine ». Par la suite, les professionnels de santé des services concernés (cadres de santé, personnel infirmier, auxiliaires de soins, personnel d’entretien et de maintenance) ont mesuré l’importance des enjeux, se sont interrogés et ont demandé de parler du projet de façon libre et dans un cadre indépendant de la direction. Les différentes présentations générales du projet en réunions collectives ont abouti à des groupes de réflexion (métiers-services). Des discussions passionnées et des débats fort controversés entre les différentes catégories du personnel (cadres, soignants et personnel technique) ont permis, petit à petit, aux uns et aux autres de prendre conscience des enjeux travail-santé (leur santé propre et celle des soignés et comment organiser le travail dans tout ça) et des interactions organisationnelles entre services cliniques entre-eux d’une part et entre les services cliniques et services technico-administratifs d’autre part (services administratifs, accueil, logistiques, entretien, maintenance…). Les différentes séances de travail étaient animées par l’intervenant extérieur qui accompagnait l’action du collectif. La présentation du plan d’extension (schéma, plan, services…) a donné lieu à de nombreux questionnements relatifs aux conditions de travail et aux activités futures dans les nouveaux locaux : organisation spatiale et activité de soins des services existants en interaction avec les services nouveaux dédiés aux mêmes spécialités, liaisons entre les différents services (soins, services techniques et laboratoires), déplacements du personnel soignant, flux des personnes malades et leur famille, les visiteurs, accessibilité aux personnes handicapées, circuit linge…Cette action collective de pouvoir d’agir ensemble, après concertation, a permis d’identifier les difficultés liées aux futures conditions de travail : les dysfonctionnement pouvant impacter l’activité des soignants et/ou l’accueil des malades, les modes dégradés de fonctionnement potentiels. A partir de cette réflexion et ce diagnostic collectif, des propositions ont été formulées par le collectif pour corriger le projet architectural intégrant trois aspects principaux : l’activité des personnels, la préservation de leur santé, l’accueil et l’accessibilité et la qualité d’hygiène et de soins pour les malades. La direction et le cabinet des architectes ont pris en considération les réaménagements introduits par le collectif, le pouvoir d’agir des personnels hospitaliers.
  • 4.4.2.3- L’atelier traitement de surface/ Electrolyse :

    Les salariés travaillant sur la chaîne de traitement de surface par électrolyse constataient de plus en plus la dégradation de leurs conditions de travail : charge de travail excessive, travail pénible, travail de nuit, contraintes temporelles (délais de production courts pour répondre rapidement aux clients), exposition aux contraintes gestuelles et posturales, aux contraintes thermiques, à l’exposition aux agents chimiques dangereux (chromage), à la pollution atmosphérique de l’environnement de travail (pulvérisation d’époxy). Le médecin du travail informé a signalé à plusieurs reprises ces mauvaises conditions de travail à la direction et au président du CHSCT. Aucune réponse n’est donnée, aucune action de prévention n’a été initiée par l’entreprise dans le but de préserver la santé et la sécurité des salariés et d’améliorer la qualité de leur travail (pollution d’outils de haute précision par les particules d’époxy). En effet, la chaîne de production a trop vieilli (presque 100 ans d’âge), dont les dysfonctionnements sont devenus nombreux générant des risques réels impactant la santé des opérateurs. Le mode dégradé de l’activité ne satisfait plus l’investissement professionnel engagé par les salariés. « Ils voyaient leur santé partir et leur travail également (rebuts) » Après plusieurs mois de discussion, d’interrogations, de réflexion et d’actions sur le terrain, le collectif de la chaîne a mobilisé les représentants du personnel et l’encadrement de proximité sur les conditions de travail dans cet atelier. Il a, par la suite, négocié difficilement et de façon déterminée la mise en place d’un nouvel atelier et participé aux modalités organisationnelles, techniques et sécuritaires pour sa mise en place.
  • 4.4.2.4- Les RPS dans le secteur tertiaire : assurances

    Le médecin du travail, au cours de sa consultation médicale, a pu noter des situations de travail évocatrices des risques psychosociaux (RPS) ou plutôt troubles psychosociaux (TPS) liés au contexte du travail sur le plan organisationnel ; technique, environnemental, managérial et relationnel. Les salariés décrivent leur mal-être et leur souffrance en évoquant l’introduction de nouvelles applications informatiques, avec ajout de nouvelles activités, une formation insuffisante pour maîtriser les outils, des opérations à accomplir dans l’urgence, des contraintes temporelles, une surcharge de travail et pression managériale … Avec le consentement des salariés, le médecin du travail alerte la direction de l’entreprise. Après entretien avec la DRH et réflexion, il transmet un projet d’actions de prévention collective des RPS à la direction dans le cadre de son plan d’activité. La direction de l’entreprise n’émet aucune observation et ne donne aucune suite à ce projet. Quelques temps plus tard, les salariés se sont rapprochés de leurs représentants membres du CHSCT et ont demandé avec insistance d’inscrire à l’ordre du jour du CHSCT le point relatif aux RPS. Après débat et discussion, les membres élus du CHCT ont demandé avec fermeté qu’une expertise soit faite par un organisme extérieur agréé et indépendant. La direction de l’entreprise n’a pas vu d’un bon œil cette démarche et a essayé de dissuader les membres du CHSCT porteur du projet. Les salariés et leurs représentants ont maintenu leur demande.

    L’intervention sur le terrain de l’équipe d’experts a donné lieu à des actions d’accompagnement des salariés ayant pour objectif d’analyser l’organisation et l’activité des salariés du service concerné par les RPS. Le diagnostic co-produit par les experts et les salariés a mis en évidence de nombreux dysfonctionnements liés aux conditions et à l’organisation du travail. La confrontation et le débat au CHSCT en présence de la direction et des experts ont permis de formuler une série d’actions pour améliorer l’organisation et les conditions de travail des salariés. Après discussion avec les différents acteurs et partenaires (salariés, représentants du CHSCT, encadrement et DRH), la direction de l’entreprise a été amenée à mettre en œuvre des actions de prévention des RPS préconisées par le CHSCT avec la participation des principaux concernés selon un calendrier et un suivi régulier de chaque étape. Le médecin du travail s’est impliqué dans la démarche en qualité de membre consultatif du CHSCT.

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5. CONCLUSION

Les quelques exemples cités ici et là-bas ont montré des salariés agissant collectivement dans l’action et par l’action en développant leur pouvoir d’agir pour transformer et améliorer leur travail tout en intégrant dans leur démarche les enjeux de santé au travail.

Dans de nombreuses situations, c’est l’accident grave survenue sur les lieux de travail, c’est la maladie professionnelle déclarée et reconnue, ce sont également les plaintes inaudibles des salariés en souffrance qui constituent la porte d’entrée et le point d’appui pour l’engagement du pouvoir d’agir et la construction de la démarche de prévention collective.

Le médecin du travail, par son expertise et son rôle d’animateur que lui confère la réglementation, occupe une position importante dans le domaine de la santé au travail, mais il ne peut à lui seul, intervenir dans une action prévention collective au sein de l’entreprise pour une transformation réelle et concrète des conditions et des situations de travail.

La conduite d’un projet de prévention collective dans les situation de travail s’appuie sur l’émergence du collectif de travail imprégné du pouvoir d’agir collectif dont les acteurs ont pris conscience des enjeux de santé au sein de l’entreprise en lien avec les conditions et l’organisation du travail.

L’action du médecin du travail en dehors de son expertise clinique médicale devrait se positionner dans les actions de prévention collective et de transformation des situations de travail en inscrivant sa contribution dans le pouvoir d’agir collectif.

La détermination et le positionnement du collectif s’inscrivent sur les valeurs étiques et déontologiques relatives au travail humain dans une démarche clinique du travail, individuelle et collective.

Il s’agit d’agir collectivement dans une dynamique de réflexion, de confrontation, de controverse, de concertation et de partage des savoir-faire et des retours d’expériences ; avec l’appui également, si nécessaire, des ressources internes d’une part et des compétences externes d’autre part (intervenants et chercheurs).

Le cadre réglementaire, les données normatives et/ou recommandées, les recherches documentaires et bibliographiques sont souvent nécessaires dans ce type de démarche.

« Il s’agit de développer le pouvoir d’agir des collectifs de travail, c’est-à-dire la possibilité pour eux de reprendre la main sur leur situation de travail. Cela passe par l’expérience du désaccord, par la confrontation des points de vue sur les critères du travail bien fait. La coopération se construit dans la controverse professionnelle, loin de l’idée convenue d’une homogénéité du collectif» .Yves CLOT. «Le travail souffre, c’est lui qu’il faut soigner!» Yves Clot.

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BIBLIOGRAPHIE :

1- Yves CLOT « Travail et pouvoir d’agir » Clot Yves, Travail et pouvoir d’agir, Paris, Presses Universitaires de France «Le Travail humain», 2008, 312 pages.

2- Yves CLOT « Le travail à cœur. Pour en finir avec les risques psychosociaux» Paris La découverte 2010 p 192.

3- Yves Clot, Dominique Lhuilier« Agir en clinique du travail» Edition érès, Année : 2010
Yves Clot, Dominique Lhuilier «Travail et santé». Edition érès, Année : 2010

4- Philippe Davezies «Des origines de la souffrance au travail à sa prévention» Article publié dans le numéro 76 de la revue Santé et Travail, octobre 2011

5- Philippe Davezies« Reprendre la main sur le travail ? » Article publié dans Nouveaux regards, n°50, août, septembre, octobre 2010, p 22-24.

6- Philippe Davezies «Pouvoir d’agir, travail, santé mentale» (Clinique médicale du travail)
Intervention au congrès de l’Association Française de Sociologie, Session Violence et travail, 17 avril 2009, Paris.

7- François HUBAULT « L’approche ergonomique des questions santé / travail»

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Merci au Docteur Aziz Tiberguent de nous avoir autorisé à mettre en ligne son intervention.


VIE ET MORT D’UNE SOCIÉTÉ NATIONALE : L’EXEMPLE SONIPEC

Merci au visiteur de socialgerie qui nous a adressé cet article de 2008 de Mohamed CHOUIEB.

Il s’agit d’un témoignage de « terrain » qui illustre la création, l’implantation et la montée, dans les années 1960-1970, de l’industrialisation en Algérie, ici dans le secteur des cuirs / peaux / chaussures, etc. (SONIPEC),

avant que la désorganisation et le saccage de cette industrie ne soit programmé à la fin des années 1980 – début des années 1990.

Ce témoignage prend plus de sens quand on le rapproche d’autres témoignages sur cette même période qu’il s’agisse du secteur industriel (sidérurgie, métallurgie, électronique, pétrochimie, travaux publics, transports, etc.) ou du secteur agricole ou de services (santé, etc.).

Il reste important de comprendre la planification voulue ou acceptée par certains qui a permis,dans les années 1990, la destruction du tissu industriel de l’Algérie en même temps que celle du secteur agricole et de celui des services, de tout ce qui y était le plus performant et porteur d’avenir.

Par ailleurs des analyses telles que celle de Taleb Abderrahim de 1982 sur « les rapports parti-syndicat en Algérie à travers l’application de l’article 120 des statuts du FLN », repris en ligne sur socialgerie, éclairent particulièrement les prémisses à cette destruction.

En effet pour que ce saccage industriel ait lieu il fallait non seulement que les cadres honnêtes et performants de ces industries soient mis à l’écart et empêchés de participer au développement du pays, mais aussi que la classe ouvrière soit désorganisée (caporalisation / empêchement de toute autonomie syndicale, suppression des élections à la base, etc).

M.R.


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VIE ET MORT D’UNE SOCIÉTÉ NATIONALE : L’EXEMPLE SONIPEC

Mohamed Chouieb
février 2008

Première partie

1 Pourquoi cet article ?

Arrivé à un certain âge, nous ne pouvons échapper au visionnage du film de notre vie. On le passe et on le repasse, pas toujours dans la même version, mais toujours dans la même quête : comprendre les choix et les actes de sa vie, ceux qui semblent bons et ceux qui le semblent moins. Pourquoi à tel moment, j’ai pris cette voie au lieu d’une autre ; ferais-je la même chose si c’était à refaire ? Avec cette terrible question en filigrane : « qu’est-ce que je laisse derrière moi, qu’est-ce que j’ai fait dans ma vie et qui pourrait servir aux autres ? ».
Comme tout un chacun, je ne déroge pas à cette règle.
Et comme souvent dans ces cas-là, on n’éprouve pas spécialement de regrets sur la manière dont on a mené sa vie, car ce qu’on a fait, en bien ou en mal, n’est que le résultat de choix personnels qu’on ne peut qu’assumer, quelles que soient les contraintes et les circonstances qui ont présidé à ces choix, il en est autrement dès qu’on pense à nos projets collectifs, ceux pour la réussite desquels un individu ne suffit pas : nos projets de fierté, nos projets pour le développement de l’Algérie, pour l’avenir et la prospérité de nos enfants, de nos frères et de notre peuple tout entier.
Et là, que de regrets pour l’échec retentissant de tout ce que nous avons entrepris ! Et, à moins d’être aveugle, sourd et muet, que nous sommes obligés de le reconnaître pour chaque jour que nous vivons et qui nous reste à vivre.
C’est vrai que nous avons échoué, que nous avons perdu car les résultats de notre travail sont là, vous les vivez à chaque instant et, pour le moins qu’on puisse dire, c’est qu’ils ne sont pas brillants.
Je sais que vous êtes nombreux à penser, et vous êtes en droit de le penser, que nous avons failli parce que nous avons trahi, que nous n’avons pas tout fait pour donner corps aux rêves de nos valeureux prédécesseurs, ceux qui ont donné leurs vies pour que vive l’Algérie libre. Pis, une majorité pense que nous avons volontairement choisi la voie de l’échec parce que nous y trouvions notre compte !
Pris par le tourbillon de la violence de la vie dans notre pays, par l’abandon et le désespoir, par égoïsme ou lâcheté, parfois, peu d’acteurs de cette époque ont pu dire haut et fort ce qu’a été la réalité.
C’est pour cela que j’ai voulu témoigner à mes compatriotes, surtout les plus jeunes, ceux qui sont les plus désemparés et, parfois même, désespérés par ce que nous leurs avons laissé. Pour leur expliquer ce que nous avions voulu faire lorsqu’on était jeunes comme eux, dans l’Algérie d’avant, celle qui ne doutait de rien et qui avançait, celle qui ne voulait pas trahir et qui essayait de donner corps aux rêves de ceux qui n’étaient plus et préparer une existence radieuse à ceux qui n’étaient pas encore là. Aussi pour voir ce que nous avons réussi et là où nous avons échoué afin que les leçons du passé puissent servir à construire un avenir meilleur.

2 Les lendemains de l’indépendance

Cela ne se dit pas trop, cela se sait presque plus, mais réalité est celle-là : le colonisateur français a tout fait pour laisser un pays exsangue au lendemain de l’indépendance afin qu’il mette très longtemps à se relever si jamais il se relève. Et, force à nous de constater que ses objectifs ont été largement atteints mais ça, c’est une autre histoire…
A l’ère des « aspects positifs de la colonisation », nous ne devons jamais cesser d’expliquer ce que nous avons vécu en réalité. Sur le plan économique, tout ce qui a été entrepris ou réalisé ne l’a été que dans un objectif unique : faciliter le transfert des biens et des richesses algériennes vers le pays du colonisateur, c’est-à-dire, un hold-up gigantesque qui a touché tout le pays et qui a duré pratiquement un siècle et demi puisque le pétrole a continué à appartenir aux entreprises françaises longtemps après l’indépendance. Et tout ce qui était manufacturé provenait de ce qu’ils appelaient à l’époque, la Métropole. Pas question pour les Algériens, même sous tutelle coloniale de participer à un quelconque projet ou ambition technologique !
Et à l’indépendance, déjà qu’il n’y avait pas grand-chose, les Français ont systématiquement tout saboté afin qu’il ne puisse jamais servir aux Algériens. Rien n’a échappé à leur fureur destructrice : machines agricoles, infrastructures ferroviaires, ateliers de réparation, archives, bibliothèques (dont la bibliothèque universitaire d’Alger qui a brûlé pendant une semaine !). Finalement, il n’y avait que les routes qui ont échappé au massacre car les colonisateurs en avaient besoin pour quitter le pays !

3 La naissance de l’industrie algérienne

C’est dans ce contexte que les patriotes, ceux qui étaient sur le terrain et ceux qui les ont rejoints, ont commencé à prendre les choses en main. Il fallait d’abord assurer une certaine continuité des fonctions essentielles de l’Etat et puis, tant que faire se peut, maintenir une activité économique. Chacun a pris la responsabilité de remettre en marche l’activité ou l’administration dans laquelle il travaillait : exploitations agricoles, transports, équipements des collectivités, santé, administration…l’autogestion du pays s’est spontanément mise en route.
C’est dans ce contexte que des hommes exceptionnels ( Liassine et Ghozali, notamment qui furent respectivement DG de SNS et de Sonatrach ) se sont retrouvées à la tête du BAREM (Bureau algérien de recherche et d’exploitation minière) qu’ils transformèrent en BERI ( Bureau d’études et de réalisations industrielles), c’est-à-dire, le géniteur de l’industrie algérienne.
Le principe était simple : il fallait valoriser sur place les matières premières qui étaient auparavant exportées à l’état brut. , c’est-à-dire les minerais et les produits agricoles.
Ainsi est née, en 1966, la TAL, Société nationale des tanneries algériennes, dont la mission était de transformer en cuir les peaux brutes algériennes afin de jeter les bases d’une industrie du cuir et de la chaussure capable, à terme, de chausser les Algériens.
Le fondateur de la TAL fut Rabah Bouaziz, patriote extraordinaire, ancien responsable FLN de la Fédération de France et premier préfet d’Alger après l’indépendance, poste qu’il quitta le 19 juin 1965. Refusant de cautionner le coup d’état dont il eut la nouvelle par la radio, il resta chez lui pour attendre la suite des évènements. Trois jours après, on vint le chercher pour une passation de consignes avec le nouveau préfet. Il répondit aux émissaires du nouveau pouvoir : « Quand je suis rentré dans les bureaux, tout était par terre. Estimez-vous heureux de trouver tous les dossiers rangés sur les étagères ! ». C’était cette formule qui lui a servi de lettre de démission du monde politique. Il devait avoir une trentaine d’années à cette époque et, contrairement à ce qui se passe de nos jours, l’honneur et les convictions passaient plus souvent avant les appels du ventre.
Une forte personnalité que ce Rabah Bouaziz. Colérique, fonceur, irascible, autoritaire à un point inimaginable mais passionné par l’Algérie.
C’est à lui qu’échut le secteur de la tannerie. Une première usine vit le jour en 1966 à Rouiba avec l’aide de nos amis yougoslaves. Suivra, une année après, le rachat d’un vieil atelier de tannerie appartenant à un pied-noir à El Amria, wilaya de Aïn Témouchent, dans la même année et la construction de la tannerie de Jijel avec la Bulgarie.
Les usines démarraient avec un encadrement étranger fourni par le constructeur pendant que ce dernier formait la relève algérienne dans ses propres centres de formation. Prenant soin de ne pas mettre les deux pieds dans le même sabot, la TAL formait aussi ses premiers cadres en France.
Ce qui avait été entrepris pour le secteur cuir l’avait été aussi pour les autres secteurs: bois, industrie alimentaire, métaux, textile, chimie (peinture, détergents…), matériaux de construction avec, en perspective, la constitution d’une industrie manufacturière.
Comment étaient financées ces entreprises ? Au culot, serais-je tenté de dire car l’Algérie n’avait pas un sou. Il faut rappeler que le premier budget de la République Algérienne n’a pu être établi que grâce aux citoyennes algériennes qui ont fait don de leurs bijoux (sandouk ettadammon).
Sans argent, on faisait appel aux pays qui nous avaient aidés lors de la guerre de libération, c’est-à-dire, les pays du bloc communiste à qui on demandait de continuer à nous aider. Ainsi, il ne faut pas s’étonner du fait que toutes les réalisations industrielles post indépendance aient été grâce à la coopération avec les pays de l’Europe de l’Est. Ils étaient les seuls qui avaient accepté de le faire.

Beaucoup de gens pensent que le socialisme, c’était un choix délibéré, un choix politique. Il n’en fut rien de tout cela, l’Algérie n’avait pas le sou, elle a fait appel à ceux qui voulaient lui faire confiance et il n’y a eu que ces amis-là qui ont répondu. Ils ont répondu avec leurs moyens de l’époque, humains, techniques et financiers qui étaient ce qu’ils étaient, mais ils ont répondu.

II Deuxième partie : l’apogée et le déclin

4 La dynamique de l’après-indépendance

Malgré les couacs qui avaient surgi après la guerre de libération, les Algériens ne se sont pas posés de questions. Tout ce qu’ils voulaient, c’était de reconstruire pour qu’il soit, à jamais, libre et puissant. Ils en avaient marre des humiliations et des souffrances. C’est ainsi qu’ils se sont interposés entre les clans qui se disputaient déjà le pouvoir en 1962 au cri de : « Sept ans, ça suffit ! ». Ils se sont ensuite sacrifiés par milliers pour arrêter l’agression marocaine de 1963, protéger Tindouf et les territoires algériens que convoitait le royaume.
Comme celle des anciens, notre génération s’était mise au travail : études, formation, immersion dans la vie professionnelle. Nous voulions montrer que nous étions les dignes héritiers des héros de la lutte de libération. Il ne s’agissait plus de bravoure au combat mais au travail, cet autre combat pour plus de fierté.
Pour la formation de ses cadres techniques et agents de maîtrise, la TAL choisit l’École française de tannerie à Lyon (aujourd’hui Institut des textile et du cuir). Trois ingénieurs et dix agents y étaient en formation à la rentrée 1967, douze ingénieurs, huit techniciens supérieurs et vingt agents de maîtrise l’année suivante. Il en fut ainsi jusque vers la fin des années 70 pour les ingénieurs et techniciens supérieurs.
Quant aux ouvriers qualifiés, ces derniers étaient formés par l’entreprise dans son propre centre d’apprentissage à Jijel.

5 De la TAL à la SONIPEC

Rabah Bouaziz, le créateur de la TAL et l’initiateur de la formation des cadres, n’assista pas à l’arrivée des premières promotions dans les trois unités de production en service à l’automne 1970. Il était déjà parti sous d’autres cieux, trop rebelle et trop libre pour accepter la prééminence du Ministère de l’industrie et de l’énergie qui, déjà, commençait à prendre les choses en main.
Il fut remplacé par Cherif Azzi qui venait finir des études d’économie et de gestion à Paris. C’est ce dernier qui créa la Société nationale des peaux et cuirs (SONIPEC) avec l’acquisition de la Société des industries algériennes de la chaussure (SIAC), homologue de la TAL pour la fabrication de chaussures mais qui, à l’inverse de cette dernière, était prématurément empêtrée dans une multitude de problèmes techniques, commerciaux et financiers.
La SONIPEC eut pour mission de subvenir aux besoins des Algériens en matière de chaussures et maroquinerie (les cartables d’écoliers, notamment). Mais, contrairement à ce que beaucoup de gens pensent, elle n’avait jamais eu ni demandé à avoir un quelconque monopole sur l’activité. C’est ainsi que, de tout temps, le secteur privé a cohabité avec son activité de production de cuir et, surtout, de chaussures et maroquinerie.
Non seulement, la SONIPEC n’a jamais eu de monopole mais, en plus, elle a toujours approvisionné en matières premières (cuir, synderme et synthétique) les autres manufacturiers, qu’ils soient étatiques comme l’Entreprise d’habillement et chaussures de l’ANP, ou privés. Elle a même nourri une activité de négoce privé de ses productions de cuir et de chaussures. Activité qui a parfois permis la constitution de véritables fortunes aux quatre coins de l’Algérie, aux mains de ceux qui voyaient plus loin et, surtout, différemment de nous.

6 La montée en puissance et l’apogée

La première tâche a essentiellement consisté à créer et renforcer l’outil de production afin d’arriver à une intégration totale de la filière : collecter des peaux dans les abattoirs pour produire du cuir qui sera transformé en chaussures et maroquinerie à commercialiser dans nos magasins. Cela impliquait une parfaite maîtrise d’un certain nombre de paramètres techniques dans le domaine de la planification, la réalisation et de la gestion :

  • synchronisation de la construction et de l’entrée en production des unités de chaussures avec celles des tanneries ;
  • dimensionnement des capacités de production de cuir à celles des unités de manufacture et au réseau de distribution
  • adaptation de la qualité aux besoins de la demande (recherche & développement, création)
  • conception et mise en place d’un système comptable permettant la quantification et la valorisation des échanges entre les différentes unités de l’entreprise
  • mise en place de la comptabilité analytique dans les unités de production.

L’effort de formation de cadres techniques de haut niveau à l’étranger et l’apport appréciable de cadres administratifs et gestionnaires sortis de l’université algérienne permit de faire face à ces impératifs.
Dès 1974, SONPEC renforçait sa position déjà dominante dans le secteur du cuir et de la chaussure en rachetant les quelques entreprises de production entre les mains des privés étrangers (MAC’Sig, Borj-el-Kiffan et, surtout, BATA Algérie et son réseau de distribution).
Et là, aussi, il est nécessaire de rétablir une vérité concernant ces opérations. Contrairement à ce qui est communément admis, ce n’étaient pas des nationalisations au nom de je ne sais quel oukase boumedienniste, au dinar symbolique. C’étaient des transactions en bonne et due forme, effectuées entre le vendeur qui, pour des raisons qui appartenaient à lui seul, avait pris la décision de vendre son entreprise, et l’acheteur, SONIPEC en l’occurrence, qui trouvait intérêt dans le rachat de cette entreprise. Et ces transactions étaient payées rubis sur ongle selon la valeur réelle du bien concerné.
À la fin de la décennie soixante-dix, SONIPEC employait 11 000 personnes dans ses 22 unités de production (3 tanneries, 2 mégisseries, 2 unités de cuir synthétique et de cuir reconstitué, 2 maroquineries et 13 usines de chaussures) ainsi que dans son réseau de collecte de peaux brutes et son réseau de distribution couvrant l’ensemble du territoire national.
L’intégration recherchée dès le début était pratiquement achevée dès 1981 avec le démarrage des nouveaux projets de chaussures et le développement du réseau de distribution. A cette date, SONIPEC couvrait à elle seule 80 % de la demande intérieure en matière de chaussures et de maroquinerie (les 20% restants étaient couverts par le secteur privé) et avait à son actif une expérience appréciable dans l’exportation de produits finis (cuir et produits manufacturés) vers les marchés européens.
Nous pouvons mettre dans l’actif du bilan :

  • une maîtrise totale de la filière cuir et chaussures (en termes de niveau technologique de l’époque) avec un encadrement algérien,
  • une utilisation efficiente de l’outil de production,
  • la mise en place progressive d’outils et de méthodes de gestion efficaces et modernes : maintenance préventive, normalisation, comptabilité analytique, recherche et développement, formation…
  • la bonne exécution de la mission dont SONIPEC avait la charge, c’est-à-dire celle de faire face aux besoins de la population avec la mise à sa disposition de produits de qualité à des prix accessibles même pour les moins nantis,
  • et, enfin, ce qui loin d’être négligeable, l’emploi de personnel en nombre élevé avec une implantation bien répartie sur le territoire national.

Mais comme l’entreprise et celle qui lui ont succédées sont mortes ou agonisantes, cela veut dire que la colonne passif a été, au moins une fois, autrement plus importante que la colonne actif. Et c’est cela que je vais tenter d’expliquer dans la partie qui suit

III Troisième partie : de la restructuration aux difficultés de fonctionnement

7 Les premiers accrocs de la politique d’industrialisation

La restructuration est une vieille marotte du pouvoir algérien : dans tous les domaines, quand ça marche, on casse et on change. Peut-être pour faire plaisir à l’adage populaire «khallat tesfa ! ».Ou, comme si nos gênes hillaliens, dans une quête permanente du retour aux temps bénis du nomadisme, nous poussaient irrésistiblement à détruire aujourd’hui ce que l’on a construit hier. Car, comme l’a si bien dit le président Chadli : « el bled li fa fihach machakil, mach bled ».
L’information selon laquelle le pouvoir avait l’intention de restructurer les sociétés nationales industrielles a déjà commencé à circuler vers la fin de l’ère Boumedienne, au début de l’année 1976, plus exactement, quand le super ministère de l’industrie et de l’énergie fut scindé en deux ministères : industrie légère et lourde et énergie et pétrochimie. Cette option qui mettait fin, en fait, à la mainmise de Belaïd Abdeslam sur la politique d’industrialisation, fut confirmée l’année suivante avec l’instauration de trois ministères :

  • industries légères : B. Abdeslam
  • industrie lourde : Mohamed Yacine
  • énergie et industries pétrochimiques : Sid-Ahmed Ghozali

Les conséquences de ces changements ne se furent pas attendre pour SONIPEC : Chérif Azzi, informé par Abdeslam de la préparation de quelque coup tordu contre les sociétés nationales, bénéficia d’une bourse d’études et partit à l’université de Berkeley en Californie. Une perte sèche pour l’Algérie : Azzi ne revint définitivement au pays que pour y être enterré. Il fit, entre-temps, une remarquable carrière au sein de la Banque mondiale dont il fut le responsable des crédits pour l’Afrique de l’Ouest.
Comme toujours, lorsqu’un responsable algérien quitte son poste, il choisit toujours pour le remplacer quelqu’un dont la faiblesse de niveau fera toujours regretter le temps où il était aux commandes. Azzi ne dérogea pas à la règle et créa la surprise en laissant l’entreprise entre les mains du directeur du personnel alors qu’il y avait une brochette d’ingénieurs de haut niveau à qui il aurait pu confier avantageusement la responsabilité. Et qu’il avait sollicités un à un avant de faire un autre choix. Choix politique, clanique, régionaliste, copinage, tactique ? Cette interrogation n’a cessé de revenir comme un leitmotiv dans la tête des cadres restés en place avant que le temps ne leur fournisse l’explication : comme pendant la guerre de libération, lors des luttes pour la prééminence du politique sur le militaire ou l’inverse, la tutelle avait décidé la prééminence de l’administratif sur le technique, de faire passer le chef du personnel avant l’ingénieur.
Un ressort était cassé même si rien n’apparut au tout début : poursuite du développement, de l’intégration et de l’amélioration de la gestion. Avec, en filigrane, la volonté de montrer que nous étions capables de nous débrouiller en toutes circonstances. Ce furent les années des plus fortes performances de l’entreprise avec la montée en puissance des nouvelles usines de chaussures et l’augmentation de la production des tanneries grâce à l’acquisition d’équipement de dernière génération qui permettait, dans une activité difficilement automatisable, de constituer des lignes de production.

8.1 L’idée de la restructuration

Pendant que l’accroissement de la population algérienne battait tous les records mondiaux, pendant que le monde de demain prenait forme avec l’incroyable développement technologique induit par la numérisation, et que les blocs se dissolvaient dans le grand délice du duo capitalisme /mondialisation, l’Algérie ne trouvait rien de mieux que de se lancer joyeusement dans des expériences économiques hasardeuses. Avec, à la base, une idée (merci Hamid la science !) totalement aberrante mais que les dirigeants algériens trouvèrent tellement géniale qu’elle est restée, jusqu’à nos jours, l’orientation cardinale de la politique économique algérienne. Cette idée géniale peut être résumée en ceci : « Vivre mieux sans travailler et consommer sans produire ».
Comme il fallait s’y attendre, cette nouvelle politique rencontra une très forte résistance de la part des cadres, des intellectuels et des syndicalistes, résistance qui se transforma peu à peu en une guerre larvée à caractère éminemment politique : la défense de l’orientation et des acquis socialistes contre les attaques féodales du pouvoir. Par le nombre et la qualité de ses partisans, cette résistance constitua un obstacle quasiment insurmontable pour l’équipe du successeur de Boumedienne qui cherchait encore ses appuis et qui voulait éviter d’éveiller les soupçons des travailleurs. Les armes de cette résistance : l’argumentation, la démonstration, les chiffres et, souvent, la dérision ; bref ! des idées !
Comment casser cette résistance ? En la dispersant. Comment disperser? En restructurant, pardi !
La machine infernale allait se mettre en branle. Pour l’argumentation, il n’y avait aucun problème. Le monopole politique allant de pair avec le monopole médiatique, il était facile de faire avaler aux gens n’importe quelle ânerie en guise de prétexte. On décréta donc que les entreprises algériennes étaient trop grandes, donc ingérables, donc coupables, c’est-à-dire, restructurables. Avec cette arrière-pensée en filigrane : « plus petites, on pourra plus facilement les manger ».
Ainsi, à un moment où se profilait la globalisation et la constitution d’entreprises de taille planétaire (j’ai appris ce matin que l’entreprise semi-publique allemande Bundespost avait un demi-million d’employés…), l’Algérie, dans sa tentative permanente de remonter le temps, entamait la marche dans le sens inverse des aiguilles d’une montre.
Ce qui fut dit fut fait. On commença par les sociétés les plus importantes du pays : coupées, morcelées, séparées, opposées. On commença, je crois, par Sonatrach et les autres suivirent SNS, SNMC, Sonitex…etc. Aucune entreprise, aussi petite soit-elle (ce qui prouvait que ce n’était point une histoire de taille) n’échappa au massacre.
J’ai lu un jour un reportage sur la manière dont on procédait aux amputations des membres de condamnés en Arabie Saoudite qui m’a fait irrésistiblement penser à la méthode qui a été utilisée pour la restructuration des entreprises en Algérie : une opération chirurgicale au niveau des articulations afin de cisailler soigneusement tout ce qui lie le membre incriminé au reste du corps. Le problème, c’est que le bourreau se retrouve ainsi confronté à la recherche de deux objectifs totalement antinomiques : le châtiment de la personne en l’amputant et le bien de la personne en essayant de faire le moins de dégâts possibles.
C’est comme cela que l’on procéda : on amputa à chaque fois qu’on décela une articulation entre des fonctions apparemment différentes d’une même activité. L’essentiel, c’était de casser en assurant la victime que c’est pour son propre bien et en exigeant, même, que ses performances s’améliorent suite à l’opération.
Au point d’arriver à des situations totalement aberrantes sur le plan économique. Ce qui a fait dire à ce cher Slim qu’après la restructuration, un Algérien, pour acheter un costume, devait aller dans deux magasins différents : celui de la Sonapantal pour le pantalon et celui de la Sonaveste pour la veste.

8.2 La restructuration de Sonipec

Même si c’était sur le tard, la Sonipec fut touchée à son tour le premier janvier 1982 et scindée en trois parties :

  • ENIPEC (Entreprise nationale des industries du cuir) avec son siège à Jijel ;
  • EMAC (Entreprise des manufactures algériennes de la chaussures ) avec son siège à Sig
  • DISTRICH ( Entreprise de distribution de chaussures ) avec son siège à Alger, dans les locaux de l’ex-Sonipec.

Tous les efforts d’intégration qui ont été menés pendant quinze ans vont se retrouver ainsi anéantis d’un trait de plume. Et, dans l’urgence, en deux semaines, il fallait mettre en place les nouvelles structures et les équipes de direction dans un branle-bas de combat d’autant plus épuisant que forcé et inutile.
Pour créer trois entreprises, on cisailla donc au niveau des articulations.
Une entreprise intégrée comme Sonipec possédait trois fonctions principales :

  • la collecte de cuir brut et sa transformation en cuir naturel et synthétique, destiné à la fabrication de chaussures et de maroquinerie,
  • la manufacture de chaussures et de maroquinerie,
  • la vente de chaussures et de maroquinerie aux consommateurs.

La première fonction échut donc à l’Enipec à laquelle furent octroyées 7 unités de production et le réseau de collecte de cuirs bruts, l’ensemble regroupant un peu plus de 3000 employés.
L’Emac fut dotée de 13 usines de chaussures et 2 unités de maroquinerie (6000 employés) et Districh eut à gérer l’ensemble des magasins de vente de chaussures et maroquinerie.

L’objectif premier de la restructuration était un objectif politique qui consistait d’abord à disperser les cadres et affaiblir les syndicalistes en les isolant, fut pleinement atteint sur le plan administratif et politique. Cependant, sur le terrain, il a entraîné une désorganisation immédiate et durable des nouvelles entreprises ainsi qu’une vertigineuse baisse du niveau de l’encadrement pour plusieurs raisons :

  • le nombre de cadres de haut niveau n’était ni suffisant ni extensible à volonté et ne pouvait en aucun cas pas couvrir les besoins induits par une gestion rationnelle et performante,
  • le refus par les cadres les plus compétents de quitter la capitale pour la province et, cela d’autant plus qu’on leur offrait des postes inférieurs à ceux qu’ils occupaient puisque les nouvelles entreprises étaient de tailles moins importantes que l’entreprise-mère,
  • la récupération des cadres des unités de production, donc le déshabillage de ces dernières, pour les besoins des nouvelles directions centrales,
  • le déclenchement d’un effet d’aubaine chez beaucoup de cadres médiocres, sans possibilité d’avancement dans l’entreprise-mère et qui ont accepté de se déplacer (ou, parfois, de faire semblant de le faire) en contrepartie de compensations financières et matérielles (logement + voiture),
  • le choix des nouveaux directeurs généraux qui a porté sur des cadres anciens, certes, mais d’un niveau subalterne et dont les caractères, pour le moins qu’on puisse dire, n’étaient ni semblables ni complémentaires.

9 Le fonctionnement de la nouvelle organisation

Bien entendu, la restructuration des entreprises ne signifiait pas la restructuration de leur manière de fonctionner, ni des objectifs et des missions qui leurs étaient assignés, ni des liens fonctionnels qu’elles avaient avec la tutelle, c’est-à-dire, le Ministère des industries légères pour ce qui nous concerne. Les anciennes pratiques continuaient donc, mais, en se compliquant sur le plan du suivi et contrôle car le nombre d’entreprises sous tutelle de notre ministère avait été multiplié par 7 ou 8.

Et avec un niveau d’encadrement moindre, sans domicile fixe pour la plupart d’entre-elles, dans l’urgence et sans passation de consignes ni formation pour les nouveaux responsables, loin des centres de décision, les nouvelles entités se retrouvaient, quand même, face aux mêmes obligations que l’entreprise-mère.
Cependant, l’activité en elle-même n’en fut pas affectée, bien au contraire. La dynamique des années antérieures, à laquelle s’ajoutaient l’activisme du nouvel encadrement qui s’acharnait à relever les défis qui lui étaient lancés et sa proximité avec les unités de production, compensèrent largement les inconvénients.

Sur le plan de la fiscalité, cependant, les trois nouvelles entités se retrouvaient lourdement pénalisées. Les cessions de marchandises qui se faisaient entre les différentes activités au sein de Sonipec devenaient des transactions commerciales entre trois entreprises différentes, donc, soumises à l’impôt :

  • Enipec payait les taxes et prenait ses marges sur le cuir qu’elle livrait à Emac
  • Emac payait les taxes et prenait ses marges sur les chaussures qu’elle livrait à Districh
  • Districh payait les taxes et prenait ses marges sur les chaussures qu’elle vendait au public.

À la fin de ce circuit, le produit ex-Sonipec vit son prix de revient grimper jusqu’à connaître des difficultés de commercialisation. Cela entraîna automatiquement des problèmes de trésorerie en bout de chaîne, c’est-à-dire, chez Districh, qui ne put payer les produits livrés par Emac qui, à son tour, n’arriva plus à payer les livraisons de cuir de l’Enipec.

Au problème de la commercialisation, s’ajoutaient :

  • l’importance du service de la dette contractée lors des récents investissements,
  • la quasi-impossibilité de réajuster les prix de vente (prix administrés + loi du marché) des produits
  • l’apparition de problèmes de coordination de la production entre les trois entreprises.
IV Quatrième partie : des difficultés au coup de grâce

10 Les difficultés

Ainsi, à partir de 1986, c’est-à-dire, quatre années après la restructuration, tous les équilibres hérités de l’entreprise-mère volèrent en éclats. Malgré cela, des pistes de progrès étaient ouvertes et exploitées, comme l’exportation, la sous-traitance, la fabrication sous licence, l’amélioration de la qualité et la normalisation qui permirent, surtout aux deux entreprises de production, de maintenir la tête hors de l’eau et même, parfois, d’avancer.
Mais, l’économie ne peut pas tout, surtout lorsqu’elle est entièrement entre les mains du politique qui, pendant ce temps, était en plein délire collectif « pour une vie meilleure ». Je me souviens de l’engueulade mémorable qu’a subie le directeur général de l’Emac lorsque Zitouni Messaoudi le ministre des industries légères, avait appris que cette entreprise exportait vers l’Europe. Et cela, sous prétexte que c’étaient les étrangers qui profitaient des fabrications de bonne qualité …et d’ajouter que l’Algérie n’avait nul besoin des devises de l’Emac car elle avait suffisamment de pétrole !
Pendant ce temps, les différentes opérations d’importation de biens de consommation dans le cadre du fameux PAP (Plan anti-pénuries) s’appliquaient à mettre les finances de l’Algérie à sec et en 1988, le réveil fut brutal. C’est la cessation de paiement et avec 200 millions de dollars de réserves de change (600 fois moins qu’aujourd’hui), les rares devises disponibles furent utilisées pour les besoins prioritaires du pays, comme la nourriture, les pièces de rechange ou la défense nationale. Le dinar entama sa descente aux enfers et sa valeur fut divisée par 5 en l’espace de quelques mois. Ce qui signifiait que le prix des matières premières importées était multiplié par 5 et, beaucoup plus grave, que la dette liée aux investissements antérieurs se renchérissait d’autant. C’en était fini pour l’ex-Sonipec comme, d’ailleurs, pour l’ensemble des entreprises non stratégiques.
Arriva alors une période totalement surréaliste : déréglementation et pseudo libéralisation sur fond d’insécurité qui favorisèrent les opportunismes, les gestions approximatives et les expériences hasardeuses. Chaque unité devint entreprise, faisant exploser ainsi les titres et les salaires de ceux qui les manipulaient et jetant à la rue des centaines de milliers de travailleurs.
Même les multiples et coûteuses opérations d’assainissement financier menées par le gouvernement effrayé par les conséquences sociales de son incurie, ne firent que retarder l’échéance à laquelle nous sommes arrivés aujourd’hui.

11 Ce qu’il en reste aujourd’hui

Parti à l’automne 1993 pour le Maroc et, ensuite, pour la France, j’avoue que je n’ai revu que deux usines depuis cette date : le complexe de chaussures d’Akbou et la tannerie de Jijel, l’usine de ma jeunesse.
Akbou
C’était, avec Cheraga (ex-Bata), la plus grande usine de chaussures de Sonipec. Elle avait été réalisée début des années 80 par une entreprise française selon la formule « produits en mains » et devait employer plus de 500 personnes pour produire 3 millions de paires de chaussures dans la gamme moyenne et supérieure. Je me souviens de la première fois que j’y suis entré en ma qualité de premier fournisseur : j’étais abasourdi par la beauté et la modernité de cette usine, de l’entrée avec gazon et massifs de rosiers éclatants jusqu’aux ateliers clairs, vastes et bien équipés.
Je suis retourné au complexe d’Akbou en 1997. Mon Dieu ! Un poste de garde autour duquel dormait une quinzaine de chiens errants, le gazon brûlé, les rosiers morts ou retournés à l’état d’églantiers, les vitres cassées et une odeur d’urine qui vous prenait à la gorge dès que vous mettez les pieds dans le bloc administratif…le manque d’eau.
Pour entrer dans le bureau du responsable commercial avec qui j’avais affaire, pas de poignée de porte ! Il fallait mettre son doigt dans la place de la poignée et tirer. Par expérience, je sais que dans ces cas-là, ce n’était même pas la peine de se poser des questions sur l’état des ateliers. Je savais que l’usine était en pleine déconfiture mais je ne pensais pas qu’elle l’était à ce point. Aux dernières nouvelles, le complexe d’Akbou qui avait des productions de qualités supérieures, qu’il a exportées vers l’Italie, vivoterait avec quelques irréductibles au milieu de montagnes de dettes et de grèves récurrentes. Personne ne veut ni ne peut l’acheter en tant qu’unité de production. Tout ce qui peut intéresser chez elle, c’est le terrain. Mais çà, c’est une autre histoire.

Jijel

J’y suis retourné en octobre 2006, soit 13 ans presque jour pour jour depuis mon départ. Je voulais organiser une petite conférence à l’intention de l’encadrement pour lui expliquer comment nous avions travaillé à notre époque, ce que nous voulions réaliser, ce que nous avons réussi et là où nous avons échoué. Et lui prodiguer des conseils à la lumière de ce que j’ai appris depuis douze ans avec les entreprises françaises.
L’accueil des anciens collègues ainsi que des nouveaux employés fut très chaleureux et très touchant. Malheureusement, comme le D.G. était absent, en mission à Alger, je n’ai pu que laisser le message à sa secrétaire qui, en fait, était mon ancienne assistante. J’ai ensuite visité les ateliers et, là, ce fut le choc ! Ce n’était que l’après-midi mais les ateliers étaient silencieux : une seule personne était présente alors que de mon temps, la deuxième équipe fonctionnait avec plus d’une centaine de personnes. Je ne dis rien de l’état matériel par crainte de manquer d’objectivité. Les magasins de cuir fini étaient remplis de produits de qualité très convenable mais qui ne trouvaient pas preneur, les clients privés préférant s’approvisionner chez les tanneurs privés pour éviter la facturation…
J’ai attendu en vain l’appel du D.G. pour organiser la réunion avec l’encadrement et je suis parti de Jijel sans avoir pu la faire…
Quand je suis rentré en France, je dis à ma femme que j’avais visité la tannerie. Connaissant ce que cette usine représentait pour moi, elle me demanda comment cela c’était passé. J’ai commencé à lui raconter puis ma gorge s’est nouée et je me suis mis à pleurer.
Pourquoi ? Parce que j’avais passé 15 années de mon plus bel âge dans ses ateliers et puis 10 années à côté d’elle, au poste de directeur technique au siège, et qu’il me semblait que tout ce que j’avais fait avec mes compagnons n’avait servi à rien. L’échec était là, je l’ai vu de mes yeux. Mes souvenirs étaient là, accrochés au moindre bout de ferraille, à la moindre machine, à chaque parcelle du sol. Et les ateliers qui étaient autrefois remplis des bruits des machines et de vie, sont dorénavant silencieux. J’ai revu tout ce qu’on a donné, tous nos sacrifices, tous nos espoirs, toute notre fierté. Je me suis souvenu de certains compagnons qui ne sont plus de ce monde, je me suis souvenu du temps où être algérien représentait pour nous quelque chose de sublime. Tout cela, c’est maintenant du passé, « it’s over » comme diraient les Anglais. Par la faute des uns, par la faute des autres, certainement par notre faute, mais Dieu sait combien on y a cru et combien on a donné !

12 Pourquoi cela n’a pas marché ?

La corruption

Tout d’abord, je tiens à affirmer ceci : la corruption et l’incompétence ne sont pas les causes de l’échec de l’Algérie, elles n’en sont que la conséquence.
Jusqu’à la fin des années 70, l’Algérie était un des pays les moins corrompus dans le monde. Cela se savait, cela se disait, cela était internationalement reconnu. Nous ne voulions pas d’argent, nous fonctionnions à la fierté. Donc, sur ce plan-là, jusqu’à plus de quinze ans après l’indépendance, l’administration n’avait globalement aucun souci à se faire du côté des cadres ou des travailleurs. Ou, plutôt, le contraire puisqu’en fin de compte, le temps a montré que c’étaient ceux qui dirigeaient qui ne voulaient pas de cadres intègres. Ils avaient d’autres plans, d’autres objectifs. Il n’y a qu’à regarder autour de soi pour voir à qui cette situation a profité…

L’incompétence

Sur le plan de la compétence, là-aussi, il me semble que, dès le départ, l’Algérie possédait de réels atouts avec des cadres formés par le système éducatif colonial performant et extrêmement sélectif vis-à-vis de ses sujets colonisés. Cet atout fut très largement renforcé par un gigantesque effort de formation dans les universités étrangères, tant du côté des pays du bloc socialiste que des pays de l’Ouest, effort de formation qui avait déjà commencé pendant la lutte de libération.

À qui appartenait la société nationale ?

Il ne faut pas le nier, les premiers couacs ont commencé à se produire relativement tôt, pratiquement, dès le démarrage des nouvelles entreprises. Comme toujours, elles ont pour origine cette fameuse notion de la possession du pouvoir et de la prééminence des différents centres de pouvoir les uns par rapport aux autres : l’économique, le politique et encore et toujours…le militaire.
La question qui s’est tout de suite posée est la suivante : à qui appartient l’usine ? A l’entreprise, donc à la direction générale et à la tutelle ou au politique, c’est-à-dire le mouhafed du parti unique, ou aux militaires, c’est-à-dire, au chef du secteur militaire ?
Ainsi, tout ce beau monde se permettait de mettre le nez dans les affaires de la société nationale comme si elle avait plusieurs patrons à la fois :

  • le militaire, pour caser la piétaille qui avait rallié ses rangs après l’indépendance et qu’il fut contraint de démobiliser, ou pour les questions de soi-disant sécurité, d’habilitation, de défense et tutti quanti. Cela me rappelle l’inauguration de notre unité de Batna en 1973 au cours de laquelle le chef du secteur militaire reprocha à Belaïd Abdeslam de ne pas avoir prévu de système de protection en cas de guerre. Ce dernier le regarda et lui répondit : « Mange ta chorba et tais-toi, le satellite américain est en train de te la filmer ! »
  • Le politique local qui passait son temps à alimenter et renforcer son réseau d’affidés à l’intérieur même de l’usine, qu’ils aient été syndicalistes, militants, courtisans, opportunistes ou simples délateurs.
  • Le politique central qui se servait de la société nationale pour mettre en œuvre toutes sortes d’expériences populistes ou hasardeuses, souvent les deux à la fois, dont la fameuse GSE (Gestion socialiste des entreprises).

Malgré tout cela, pour nous, la réponse était toute claire : l’usine appartient au peuple algérien qui, du fait de nos compétences, nous en avait confié la bonne gestion dans toutes les règles de l’art. Et, avec le recul, je m’aperçois que, sans en prendre formellement conscience, instinctivement, nous avons lutté sans merci, jusqu’au bout, pour défendre cette conception que nous avions de la société nationale. On ne le comprenait pas bien ce qui se tramait, on pensait que c’étaient des difficultés normales dans toute entreprise. En fait, non ! Les problèmes les plus graves qu’on ait eu à résoudre n’étaient pas d’ordre technique, ils étaient tous générés par des intrusions politiques, par des décisions prises par le politique sans l’assentiment ni l’avis de l’économique et que ce dernier devait appliquer quelles qu’en soient les conséquences. Et, finalement, nous n’avons perdu définitivement le combat, que nous menions de façon civilisée et pacifique, que lorsque la barbarie islamique, alliée objective du pouvoir féodal, est entrée en jeu. Le combat n’était plus une histoire de principes et d’idées, c’était devenu une histoire de vie ou de mort.

La fragilité de l’option industrielle

L’option industrielle a toujours été fragile et menacée. Conçue et mise en œuvre par une poignée de spécialistes amalgamés autour de Belaïd Abdeslam, elle n’a jamais réellement bénéficié d’un soutien ferme et sans équivoque de la part du Conseil de la révolution qui ne voyait en elle qu’un instrument au service de sa politique. Aux mains de gens instruits, aspirant à amarrer l’Algérie au train de l’universalité, le plus souvent francophones, donc suspects de trahison au nom du triptyque dénoncé par le regretté Mohamed Boudiaf (francophone = francophile = traître), elle heurtait de plein fouet la conception que nos dirigeants avaient de l’avenir.
Cela a fait qu’on n’a jamais répondu avec franchise aux nombreuses questions qui se posaient et qui se complexifiaient au fur et à mesure que les réalisations progressaient.

D’abord et toujours, cette première interrogation : à qui appartenaient les sociétés nationales ?

La seconde interrogation concernait leurs missions. Sont-elles là pour :

  • employer de la main d’œuvre et distribuer des salaires et des bénéfices même lorsqu’il n’y en avait pas?
  • satisfaire la demande intérieure ?
  • réaliser des bénéfices pour se développer et contribuer à l’effort d’accumulation ?
  • exporter, conquérir les marchés extérieurs pour ramener des devises ?
  • éduquer les gens, développer l’activité sportive, construire des routes, ramener de l’eau, loger, soigner les travailleurs ?

Faute de réponses claires, nous avions fait tout cela à la fois. Nous sommes allés un peu partout mais jamais suffisamment loin pour être réellement performants dans un domaine ou dans un autre. Nous sommes restés au niveau amateur dans tous les domaines. Nous n’avons vraiment fait ni du socialisme, ni du capitalisme, ni de l’accumulation, ni de l’éducation. Talonnés par un pouvoir féodal pour qui seul compte le pouvoir pour ce qu’il représente par lui-même, nous avons quand même, peut-être, contribué à retarder le moment de la déchéance vers laquelle ce dernier a inéluctablement amené le pays.

Février 2008

Mohammed Chouieb

CONTRER L’OFFENSIVE NÉOLIBÉRALE ET DÉFENDRE LES ACQUIS DES TRAVAILLEURS

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BOUDERBA Nouredine

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le 15 mai 2015

Contribution à l’occasion de la célébration du 1er mai 2015

Chaque année en Algérie comme partout dans le monde la journée du premier mai est célébrée comme journée des combats des travailleurs. Le 1er mai 2015 intervient dans un contexte très particulier pour les travailleurs et pour le pays.

Le contexte international

Les partisans du libéralisme économique, confortés par le triomphe du capitalisme international et le recul des syndicats mènent depuis deux décennies une offensive bien orchestrée contre les acquis des travailleurs obtenus après de grands sacrifices depuis plus d’un siècle. Partout dans le monde les travailleurs et leurs syndicats subissent les assauts répétés des libéraux appuyés par la finance internationale et ses instruments : le FMI, la banque mondiale, l’OCDE, l’Union européenne.

Précarisation de l’emploi, Mobilité du travailleur, plus de pénibilité et moins de protection en matière d’hygiène, de sécurité, de médecine du travail, fin de la sécurité sociale par répartition, individualisation des salaires et remise en cause de la négociation collective, des libertés syndicales et du droit de grève.

Les pays en voie de développement comme l’Algérie sont mis en concurrence en matière de précarité et de baisse du cout du travail, ce qui se traduit par un nivellement par le bas des prétentions des travailleurs.

Voilà résumé les axes d’attaque qui caractérisent cette offensive néo-libérale à l’échelle planétaire. C’est dans ce cadre que s’inscrit le « nouveau contrat social » pour reprendre des termes du FMI. Termes repris par les représentants du patronat à plusieurs reprises. (Débats sur l’avant-projet du code du travail, la constitution…).

Au plan national, attaques contre le contrat social en vigueur, menées essentiellement contre les travailleurs:

Au plan national le capitalisme spéculatif adossé à la rente a pris le dessus sur les forces productives et affiche clairement ses visées sur les richesses nationales ambitionnant de prendre les commandes du pays et de contrôler tous les secteurs y compris ceux relevant de la souveraineté nationale.

Le défi qui se pose aux travailleurs, à leurs syndicats et à toute les forces nationales est la mise en échec de la politique qui consiste à remettre en cause du contrat social en vigueur qui est le produit du mouvement de libération nationale qui a vu les travailleurs et les syndicalistes consentir les plus grands sacrifices pour l’édification d’un état national souverain, fort et indépendant ou règne la justice sociale. Ces mêmes sacrifices ont été renouvelés durant la décennie noire pour maintenir l’Algérie républicaine debout.

Selon le FMI et la Banque mondiale et leurs relais nationaux ce contrat social ne cadre plus avec le contexte actuel caractérisé, selon eux, par l’éclatement de la condition salariale et l’érosion par la mondialisation de toute politique nationale du travail à l’ombre du déclin de la syndicalisation qui relativise le rôle de la négociation collective et fait apparaitre la nature non syndiquée de la relation de travail.

Ainsi ils nous proposent ou plutôt veulent nous imposer une révision radicale de la condition salariale en Algérie ou le droit du travail protecteur du salarié sera transformé en droit du travail protecteur du capital.

Cela passe par la généralisation de la précarité de l’emploi, par une individualisation des salaires pour les tirer vers le bas etpar une limitation plus accrue des droits collectifs des travailleurs notamment le droit syndical, de grève et le droit à la négociation collective.Cette remise en cause englobera la politique de protection sociale des couches défavorisées,le droit à la santé et ce qui reste de la médecine gratuite, le droit au logement et à l’éducation. Enfin le système de sécurité sociale par répartition basé sur les principes de la solidarité est appelé à être démantelé pour être remplacé par un système par capitalisation soumis aux aléas des marchés financiers.

I.1Précarisation de l’emploi

L’avant-projet du code du travail en gestation depuis 10 ans va consacrer un nouveau contrat social ou le travailleur sera considéré comme une simple marchandise. Dans aucun pays au monde, une réforme de la législation du travail n’a apporté autant de remises en cause simultanées comme le fait cet avant-projet. Le droit constitutionnel au travail est remis en cause, le droit à la protection contre les risques professionnels et à la santé le sont aussi. Idem pour le droit au repos et à une vie familiale digne et émancipée. Le droit à la protection administrative et judiciaire contre le licenciement connaitra un net recul.

Cette généralisation de la précarité va aboutir à un nivellement par le bas des prétentions et revendications des travailleurs. Comme changements on aura :

  • La généralisation du CDD et la diversification des formes de contrat de travail précaires sans limitation de la durée maximale cumulée. Les titulaires de CDD et les travailleurs temporaires sont des victimes souvent sans défense de discrimination en terme de salaires, d’avancement, de conditions de travail, et de tout autre avantage autre que salarial.

    Pour mesurer l’ampleur de cette précarité il faut savoir qu’en Algérie les CDD représentent plus de 40 % de la structure de l’emploi salarié total (80 % chez le privé) et il n’est pas rare de trouver des travailleurs en CDD durant dix (10) voire quinze (15 ans) grâce aux techniques d’espacement des dates entres deux contrats et avec ça on veut plus de précarité et moins de règlementation.
  • Des facilités de licenciement au moindre coût, même sans raison, seront accordées à l’employeur sans grande possibilité pour la majorité des travailleurs victimes d’un licenciement de retrouver un emploi et sans amortisseurs sociaux comme l’allocation chômage.
  • Des pouvoirs importants et injustifiés seront accordés à l’employeur pour aménager unilatéralement les horaires de travail, prolonger leur durée, reporter la journée de repos hebdomadaire et la fixer par roulement. La définition du travail de nuit sera revue pour éviter des majorations de la rémunération horaire et l’interdiction d’affecter les femmes ou les apprentis au travail de nuit sera levée.
  • Le travail de mineurs ne sera plus interdit comme ne seront pas interdits dans la pratique l’affectation des femmes et des mineurs à des travaux dangereux ou dont l’effort exigé dépasse leur capacité.

    En matière d’hygiène et de sécurité on retrouve aussi cette précarité qui s’appliquera à la santé et même à la vie des travailleurs au vu des changements introduits dans les obligations faites à l’employeur en matière de sécurité et de santé et de médecine du travail et surtout dans l’assouplissement des sanctions en cas d’infractions.

I.2 Limitation de la protection des travailleurs :

Les pouvoirs et attributions de l’inspecteur du travail en matière de surveillance et de contrôle de l’application de la législation du travail ainsi que le droit de poursuite en cas d’infraction seront limités.

La justice du travail ne sera plus du côté de la partie faible du contrat et dans certains cas servira de chambre d’enregistrement de la volonté des employeurs.

Tous les jugements rendus par les sections sociales seront susceptibles d’appel y compris dorénavant ceux relatifs à la réintégration, l’annulation des sanctions, la délivrance de certificats de travail ou de bulletins de paie ou ordonnant l’application d’un accord de conciliation. Avec ce changement les travailleurs seront moins protégés contre l’abus.

De plus les jugements de réintégration même ayant acquis la force de la chose jugée (après appel) ne pourront plus donner lieu à un jugement sous astreinte journalière pour obliger l’employeur de les appliquer.

Même l’exécution provisoire de plein droit pour les décisions judiciaires relatives au paiement des salaires et indemnités de plus de six (06) mois qui est sans caution sera modifiée pour devenir avec caution dans le seul but de décourager le travailleur de la demander.

L’assistance judiciaire de plein droit à tout travailleur dont la rémunération est inférieure à deux (02) fois le SNMG sera supprimée.

Le taux de l’astreinte journalière a été réduit de 25 % du Salaire mensuel minimum garanti à 15%.

I.3 Limitation des droits collectifs :

Cette réforme à travers la précarisation aboutira à l’individualisation de la relation de travail et des salaires qui ne manquera pas d’affaiblir les syndicats et la négociation collective. Tous les obstacles actuels qui limitent le droit syndical des travailleursetle droit de grève ont été maintenus.

Ces atteintes seront renforcées par d’autres obstacles pour constituer un syndicat, créer une fédération ou une confédération syndicale ou exercer le droit de grève.

La représentation syndicale (élection de délégués syndicaux) n’est reconnue qu’aux collectifs qui réunissent au minimum 20 travailleurs. Cette disposition exclut des centaines de milliers de travailleurs de s’organiser en Syndicat particulièrement dans le privé.

Le droit à la négociation collective sera limité notamment dans les domaines se rapportant à l’emploi et aux conditions de travail.La négociation collective au niveau national n’est pas instituée.

Le droit d’extension, procédé par lequel le domaine d’application de la convention peut être étendu, par le ministre du travail, à tous les employeurs et tous les travailleurs compris dans le champ d’application professionnel et territorial de la convention, qu’ils aient été parties ou non à la convention ne sera pas institué. Ce droit d’extension aurait permis la protection de millions de travailleurs non couverts par la négociation collective notamment dans le secteur privé national et étranger. Il aurait aussi permis aux entreprises publiques de faire face à une concurrence déloyale que leur font les entreprises étrangères et privées qui ne respectent pas la législation et les droits fondamentaux des travailleurs.

Le droit à la participation sera revu à la baisse à travers la limitation des attributions du Comité de participation en matière d’information, de consultation et de surveillance. Ces limitations se rapportent notamment à la politique de l’emploi, aux contrats de travail et à la participation au conseil d’administration (ou de surveillance) des sociétés puisque les administrateurs de droit n’auront plus que le statut « d’observateurs » avec voix consultative. Ce changement de statut est très important et se répercutera sur tous les pouvoirs découlant de l’actuel statut (droit d’information, droit d’alerte, participation aux assemblées générales de la société etc…). Même leur invitation à la totalité des réunions du conseil d’administration ne sera plus garantie.

Dans l’actuelle législation l’obligation de constitution du comité de participation ainsi que l’obligation de moyens (autrement dit l’organisation des élections des délégués du personnel) reposent sur l’employeur et la non mise en place du Comité de participation ou son non renouvellement constitue un délit d’entrave.
Curieusement cette obligation a disparu dans le nouveau code Ce qui constitue un encouragement à l’employeur de ne pas mettre en place cet organe social obligatoire.
Par contre l’avant-projet a introduit une disposition habilitant l’employeur à organiser une assemblée générale pour retirer un mandat à un délégué du personnel alors que ce cas aurait dû relever de l’inspection du travail ou d’un juge du travail.

Aucune protection contre les sanctions y compris le licenciement ne sera plus assurée effectivement pour les délégués du personnel.

II La part des travailleurs dans la répartition des richesses nationales :

II.1 L’article 87 bis : Une injustice qui dure

L’article 87 bis institué en 1994 sur injonction du FMI « afin de contenir les salaires » a eu pour conséquence une réduction drastique de la part des salaires dans la répartition du revenu national qui est passée de 34,7% en 1993 (à la vielle de l’application du 87 bis) à 26,1 % en 2013 après être descendue au-dessous de la barre des 20 % en 1999-2000. Ce ratio est de 36 % au Maroc, 37 % en Tunisie et dépasse les 50 % dans les pays de l’OCDE atteignant pour certains d’entre eux 75 %.

Durant cette période (1993-2013) la part de l’accumulation du capital à travers l’Excédent Net d’Exploitation et les amortissements des actifs de l’entreprise (Consommations de Fonds Fixes) est passée de 49.6% à 59.6 %. Autrement dit l’affectation de la richesse nationale a connu une évolution injuste au détriment des travailleurset au profit du capital.

Lors de la tripartite tenue en 2005, alors que tous les indicateurs économiques étaient sur une courbe ascendante, le chef du gouvernement avait affirmé qu’il «était conscient que la situation découlant de l’article 87 bis est vécue comme une injustice par le monde du travail » promettant d’œuvrer progressivement à faire disparaitre cette injustice. Mais dix années après,l’absence de combativité syndicale autour de cette question due à la proximité avec les centres de décision pour certains syndicats avec à leur tête l’UGTA et à un certain esprit corporatiste pour d’autres, on se retrouve non pas avec une abrogation mais devant une redéfinition de l’article 87 bis qui se répercute grâce aussi à des artifices réglementaires, par des augmentations insignifiantes pour les corps communs de la fonction publique. Ceci en attendant ce que vont donner les négociations collectives dans le secteur économique public et surtout ce que vont concocter les patrons privés face à l’absence de syndicats et au laissez faire des pouvoirs publiques.

On est très loin de la dérive salariale imaginée par les experts attitrés du patronat qui nous informaient il y a pas longtemps que cette révision allaient engendrer un impact de l’ordre de 6-7 milliards de $ pour les uns et 11-12 milliards de $ pour d’autres. Un expert qui revient sur la question à la vielle de chaque tripartite nous avait même alerté qu’à cause de cet impact la masse salariale globale allait passer (en 2014) de 54 à 88 milliards de $ soit une augmentation de 34 milliards de $. Pour se rendre à l’évidence il n’y a qu’à consulter la loi des finances 2015 qui a abrogé l’article 87 bis pour découvrir que l’impact réel qui sera généré par cette redéfinitionsera inferieur à 150 milliards de DA (soit moins de 2 milliards de $) c’est-à-dire ne dépassera pas 1 % du PIB contre 6% voire 17 % avancé par nos experts attitrés qui ont curieusement brillé par leur silence depuis cette loi des finance et la promulgation en février 2015 du décret redéfinissant le contenu du SNMG.

Je rappelle que dans une contribution1datée du 25 septembre 2014 j’avais souligné je cite « Comment peut-on nous parler de l’impact qui sera généré par cette mesure lorsque les « experts économiques » prennent un plaisir fou pour intervenir à la veille de chaque tripartite afin de peser de tous leurs poids contre toute décision favorable à cette abrogation ou à une augmentation du SNMG en prenant appui sur des chiffres erronés ne correspondant nullement à la réalité ». Avant de conclure plus loin « Accepter la redéfinition du 87 bis au lieu de son abrogation c’est accepter de perpétuer l’injustice vécue par les travailleurs pour paraphraser l’ancien chef du gouvernement Mr Ouyahia ». Fin de citation

II.2 Un SNMG dévoyé et dérisoire et une politique des salaires injuste.

J’avais mis en évidence cette politique salariale injuste toujours dans la contribution du 25 septembre 2014 citée ci-dessus. Elle est tellement d’actualité que je me permets de la reprendre de nouveau. Qu’on lise ensemble :

« Au lieu d’assurer une augmentation des salaires cohérente en abrogeant le 87 bis et en augmentant les minimas à travers le SNMG les pouvoirs publics sous la pressions du patronat et avec l’assentiment de l’UGTA ont préféré ouvrir des chantiers de revalorisations des salaires obéissant à la logique des rapports de force et sans aucun pouvoir de contrôle et/ou d’harmonisation pour l’état

L’abrogation du 87 bis et une augmentation du SNMG se seraient traduites par une augmentation générale des salaires en particulier ceux des travailleurs des secteurs privés dont le salaire net moyen est le plus bas du bassin méditerranéen.

Ainsi grâce à cette politique, renforcée par le crédit à la consommation, le patronat a pu fouetter la demande de consommation et renforcer ses carnets de commande sans avoir à consentir des augmentations de salaire à ses propres travailleurs.

C’est cette politique qui explique les disparités actuelles et les difficultés pour certains secteurs d’absorber les augmentations qui seront induites par l’abrogation du 87 bis.

Encore une fois pour l’année 2015 on ne compte ni supprimer carrément le 87 bis ni augmenter le SNMG mais on se prépare à ré-instituer le crédit à la consommation qui n’aura pour conséquences que l’augmentation des importations puisque même pour « la production nationale » le taux d’intégration moyen ne dépasse pas 15 % et un appauvrissement à moyen terme des travailleurs qui auront demain à rembourser le crédit d’aujourd’hui avec un pouvoir d’achat plus réduit. Le seul bénéficiaire sera encore une fois le patronat.»1 . Fin de citation.

Soulignons d’abords que le crédit à la consommation a été ré institué par la loi des finances 2015 mais le taux d’intégration nationale minimal (40 %) retenu initialement par le groupe de travail de la tripartite sera abandonné. Résultat : des produits dont la plus-value nationale ne dépasse pas 10 % seront éligibles au crédit qui va relancer la consommation et fouetter …les importations puisque 90 % de leurs inputs seront importés c’est-à-dire qu’on va financer l’emploi des travailleurs des pays fournisseurs. Le résultat très symbolique de cette opération est l’inscription de la Renault Symbol au bénéfice de ce crédit et la direction de l’UGTA a décidé d’exposer cette voiture à la maison du peuple à l’occasion du 1er mai. Il faut juste rappeler que le taux d’intégration national de cette voiture oscille entre 12 et 17 % selon les déclarations contradictoires faites à la presse par les responsables de l’industrie.

Pour revenir aux salaires Il faut savoir que ceux de 40 % des salariés gravitent autour du SNMG dont le montant journalier (600 DA) ne permet même pas d’acheter 500 grammes de viande. Et la valeur de ce SNMGn’a pas été révisée depuis janvier 2012 et curieusement aucune revendication à ce sujet n’a été entendue ou lue.

Cette politique salariale injuste a créé des disparités entre les différents secteurs (fonction-publique-secteur économique publique- secteur économique privé). Mais aussi entre les catégories socio-professionnelles d’un même secteur. En effet pour ne prendre qu’un exemple le SNMG est passé de 12 000 DA à 18 000 DA entre le 1er janvier 2010 et le 1er janvier 2012. Cette augmentation a amélioré le salaire annuel des Smicards de l’ordre de 80 000 DA (08 millions de cts) alors que les cadres dirigeants et les cadres supérieurs de l’Etat dont le salaire et les primes sont indexés sur le SNMG ont vu leur revenu annuel gagner entre 150 millions et 200 millions de cts.

II.3 L’IRG : une politique fiscale qui aggrave les inégalités au lieu de les corriger.

Entre 2008 et 2013 l’évolution d’IRG a été comme suit : 117 Mrds DA (1.1 % du PIB) en 2008, 183 Mrds DA (1.8 % du PIB) en 2009, 245 Mrds DA (2 % du PIB) en 2010, 383 Mrds DA (2.6 % du PIB) en 2011, 553 Mrds DA (3.5 % du PIB) en 2012 et 489 Mrds DA (2.8 % du PIB) en 2013.

Durant la même période l’impôt sur les bénéfices des sociétés a connu l’évolution suivante : 135 Mrds DA (1.2 % du PIB) en 2008, 228 Mrds DA (2.3 % du PIB) en 2009, 254 Mrds DA (2.1 % du PIB) en 2010, 246 Mrds DA (1.7 % du PIB) en 2011, 248 Mrds DA (1.6 % du PIB) en 2012 et 258 Mrds DA (1.5 % du PIB) en 2013.

Comme on le voit l’IRG des salariés qui représentait 64 % de l’IBS en 2008 en représente 190 % en 2013.

Et ce n’est pas tout, en réalité la part des entreprises Algériennes dans l’IBS est beaucoup plus insignifiante que ne le laissent paraitre les chiffres. A cet effet le rapport de la cour des comptes de 2011 nous apprend que « La contribution des entreprises nationales à l’lBS (pour l’année 2010) n’est que de 44,885 Mrds DA, soit 17 %, les 83% restant, soit plus de 210 Mrds DA, sont réalisés avec des entreprises étrangères par voie de retenues à la source ».

Autrement dit la part de l’IBS dans le PIB payée par les entreprises nationales n’est que de l’ordre de 0.37 % contre 2.8 % pour l’IRG.

Et l’argument qui veut expliquer que la part de l’IRG a augmenté à cause de « l’explosion des salaires » ne tient pas la route puisque comme on l’a vu plus haut la part des salaires dans l’affectation du revenu national n’est plus que de 26.1 % en 2013 contre 36 % au Maroc et 37 % en Tunisie. Si l’augmentation des salaires peut expliquer l’augmentation de l’IRG correspondante dans l’absolu elle ne peut expliquer l’importance de l’augmentation de ce dernier comparativement à l’IBS.

En conclusion on ne peut parler de juste répartition des richesses nationales sans l’abrogation pure et simple du 87-bis, une revalorisation conséquente du SNMG et un rééquilibrage de la politique fiscale en faveur des salariés et des retraités.

III) les transferts sociaux : Parlons en :

Les transferts sociaux sont des mécanismes de redistribution du revenu national destinés à corriger les inégalités socio-économiques. Depuis quelques années nous lisons régulièrement des experts, des représentants du patronat et même du gouvernement nous répéterà l’unisson que les transferts sociaux représentent 60 milliards de $ soit 30 % du PIB et coutent cher à l’état.

Or chaque Algérien averti sait qu’il n’en est rien et que derrière ce travestissement de la réalité se cachent des velléités d’appauvrir d’avantage les pauvres pour enrichir les riches.

es 60 milliards de $ (30 % du PIB) ne représentent pas du tout les transferts sociaux qui de 2012 à 2015 ont oscillé entre 11, 75 % et 9.1 % du PIB et non 30%.

Ce ratio est en deçà des ratios en vigueur dans les pays de l’OCDE et sensiblement égal si ce n’est inférieur à ce qui se pratique chez nos voisins du Maghreb.

Il faut noter par exemple que dans ces transferts sociaux sont comptabilisées annuellement 50 milliards de DA représentant le montant des allocations familiales que l’état prend en charge au lieu et place des entreprises bien que le patronat avait lors de la tripartite de 2005 donné son accord pour revenir aux normes universelles et prendre en charge ces AF. Cette décision n’est pas mise en œuvre 10 années après occasionnant au trésor une perte de l’ordre de 500 milliards de DA.

La différence ,entre les 30% et les 9% du PIB , soit 19 à 21 % du PIB représentent des subventions économiques implicites (non budgétisées) et profitent aussi bien à l’entreprise (surtout privée) qu’à la population puisque plus que le tiers de ces subventions économiques implicites est représenté par les exonérations fiscales et liées au foncier qui étaient respectivement de l’ordre de 942,6 et 65.8 milliards de DA (2012) et 1 081,0 et 66.85 milliards de DA (en 2013). Les deux tiers restants sont représentés par les subventions liées aux produits énergétiques (gaz, électricité et carburants.) dont les entreprises privées nationales et étrangères sont des grands bénéficiaires.

III.2La remise en cause rampante du droit à la santé et à l’éducation :

Les dépenses globales de santé (DGS) c’est à dire le montant global que la société dépense pour ses besoins sanitaires s’élève à 439 $ par habitant et par an contre 4 000 $/hab/an pour les pays de l’OCDE (chiffres de la banque mondiale 2012).
Autrement dit un citoyen de l’OCDE dépense en moyenne 10 fois plus pour se maintenir en bonne santé qu’un citoyen Algérien.
Ramenées au PIB les DGS de l’Algérie représentent 5.3% du PIB contre 6.6 fois le PIB au Maroc et 7 fois le PIB en Tunisie.
Ce retard est encore plus accentué pour les populations défavorisées si l’on prend en compte la répartition interne des revenus affectés aux besoins de santé et le favoritisme existant pour l’accès aux services publics de santé.

La politique de la marchandisation de la santé suivie cette dernière décennie est caractérisée par une remise en cause graduelle de la médecine gratuite et le désengagement de l’état qui ont eu pour conséquence l’effort insoutenable imposé aux ménages pour financer les couts liés à la santé.

Certains experts affirment que la part des ménages dans le financement des DGS qui était de l’ordre de 10% dans les années 70’s et 80,s s’élèvent aujourd’hui à 35-40 %.

La promulgation de la nouvelle loi relative aux mutuelles sociales et le projet de loi relative à la santé s’inscrivent en droite ligne dans cette politique.

Les experts ultralibéraux nous disent que l’Algérie en optant pour la démocratisation de l’éducation dépense beaucoup pour un résultat médiocre et qu’il faut réduire ces dépenses inutiles.

Les derniers chiffres connus (Banque mondiale- 2008) nous indiquent que les dépenses publiques consacrées à l’éducation par l’Algérie représentent 4.33 % de son PIB contre 6.5 % pour le Maroc et la Tunisie.

III.3 Les attaques contre la sécurité sociale basée sur la répartition.

Pour les experts Algériens porte-parole des ultralibéraux « les cotisations socialesabsorbent les gains de productivité au détriment de l’emploi et des salaires directs ».

Autrement dit, ils accusent la sécurité sociale d’être responsable des bas salaires et même du chômage pas moins. Aussi ils préconisent de remettre en cause le système de sécurité sociale par répartition basé sur la solidarité. C’est-à-dire que chaque assuré cotise en fonction de ses moyens et reçoit des prestations en fonction de la réalisation des risques pour lequel il est assuré. Ils veulent le remplacer par le système par capitalisation ou les cotisations des assurés sont soumis aux risques du marché financier et ou chaque assuré social ne reçoit des prestations qu’en proportion avec ses cotisations.

Si le nouveau contrat social des ultralibéraux se réalise le droit à l’assurance maladie, à la maternité, à la couverture des accidents de travail et des maladies professionnelles ainsi qu’à la retraite ne seront plus assurés pour une grande partie des travailleurs et les inégalités sociales et économiques vont augmenter.

Le droit au travail, le droit à l’éducation, le droit à la santé et à la couverture sociale basée sur la solidarité et la répartition ainsi que le droit au logement doivent être constitutionalisés à côté des autres droits démocratiques d’association, syndical et de grève.

Alger le 01 mai 2015
BOUDERBA Nouredine
ex membre de la FNTPGC UGTA
Email : nbouderba@yahoo.fr

L’ESSAYISTE NAOMI KLEIN, INVITÉE DE TELERAMA LE 11 MARS 2015

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NAOMI KLEIN [[1970 Naissance à Montréal.
2000 Publie No logo, essai sur la mondialisation.
2004 Coréalise avec son mari Avi Lewis The Take, documentaire sur une coopérative ouvrière argentine.
2007 Publie La Stratégie du choc : la montée d’un capitalisme du désastre.
2015 Prépare un film à partir de son dernier essai.]]:

“EXXONMOBIL, BP, SHELL…

ONT DECLARÉ LA GUERRE À LA PLANÉTE”

Grand entretien
Weronika Zarachowicz

Télérama

mars 2015

Egérie de la gauche nord-américaine, elle s’engage, avec un nouvel essai, dans la lutte contre le changement climatique. Et voit dans la crise actuelle une chance pour remettre en cause le système capitaliste… Voici la version longue d’un entretien paru dans “Télérama”.

Elle s’était faite discrète, ces dernières années. On l’avait aperçue dans le parc Zuccotti, aux côtés des manifestants d’Occupy Wall Street, ou, plus récemment, soutenant les opposants au pipeline de Keystone.

Sept ans après La Stratégie du choc, Naomi Klein, icône canadienne de la gauche nord-américaine, fait à nouveau entendre sa musique originale de « journaliste-chercheuse-activiste ». Tout peut changer[[À lire
Tout peut changer. Capitalisme et changement climatique, de Naomi Klein, traduit de l’anglais (Canada) par Nicolas Calve et Geneviève Boulanger, coéd. Actes Sud/Lux, 640 p., 24,80 €, sortie le 18 mars.]], qui paraîtra le 18 mars prochain chez Actes Sud, décrypte les liens consanguins et mortifères entre capitalisme et changement climatique, au fil de pages aussi denses que passionnées, souvent personnelles, et fourmil-lant d’expériences, de chiffres, de faits.

À quelques mois de la COP21, la conférence sur le climat qui se tiendra à Paris fin 2015, voilà un essai implacable, offensif ET optimiste, car « oui, assure l’essayiste canadienne, le changement climatique nous offre une opportunité unique pour changer de système» . Entretien exclusif.

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Vous venez d’une famille de militants de gauche. Vos parents vous ont transmis le virus de l’activisme ?

Enfant, mes parents me traînaient sans cesse dans des manifestations et je détestais ça. À 10 ans, j’ai même annoncé à ma mère que je ne l’accompagnerais plus. J’étais une rebelle et une enfant des années 1980. Je me suis révoltée… en traînant dans les centres commerciaux ! Le déclic est venu plus tard, en particulier en 1989, après la tuerie de l’Ecole polytechnique de Montréal. Quatorze femmes ont été tuées par un jeune homme qui n’avait pas été accepté dans cette école et qui était convaincu que les femmes étaient favorisées[[Une pièce de Christophe Honoré, Violentes Femmes, mise en scène par Robert Cantarella, s’inspire de l’événement et tourne actuellement en France (du 18 au 20 mars, au CDN d’Orléans).]]. Il s’est suicidé en laissant une lettre pleine de haine envers les féministes. J’ai décidé de me revendiquer féministe, j’ai commencé à écrire, mais je ne suis jamais devenue une manifestante. Même si je crois profondément aux mouvements sociaux de masse, je ne suis pas à l’aise dans une foule.

C’est étonnant, venant d’une égérie des grandes marches altermondialistes !

L’écriture est ma façon de m’engager. J’ai toujours voulu écrire des livres utiles aux mouvements sociaux dont je parle. Je me suis longtemps présentée comme activiste journaliste, mais je ne m’y retrouve plus vraiment. Je n’aime pas les étiquettes, pas seulement parce que j’ai écrit No logo… Mon travail est hybride, je croise l’enquête journalistique et la recherche scientifique. Quand j’écris un livre — celui-ci m’a pris cinq ans —, je me mets en retrait. Mais quand il sort, j’entre en campagne.

“Je n’attends rien des dirigeants.”

Où en est la contestation aux Etats-Unis, quinze ans après les grandes manifestations de protestation de Seattle à l’occasion du sommet de l’Organisation mondiale du commerce ?

La longue histoire contestataire américaine se poursuit, avec toutes sortes de mouvements sociaux qui évoluent, interagissent.
Certains manifestants d’Occupy sont des enfants de Seattle, et beaucoup de Black Lives Matter (mouvement de protestation suscité par les morts de jeunes Noirs non armés provoquées par des policiers à Ferguson et à New York) viennent d’Occupy.
Tout l’enjeu consiste à créer des passerelles entre ces luttes, leurs problématiques, leurs ancrages sociaux.
Pour l’instant, ces mouvements paraissent plus éclatés, plus éphémères que leurs cousins européens ; ils souffrent de la décomposition du paysage syndical et de la méfiance vis-à-vis des institutions, bien plus marquées aux Etats-Unis qu’en Europe.
Mais leur impact sur la société américaine est plus profond que ce que l’on peut voir dans les rues.
Thomas ¬Piketty n’aurait jamais eu un tel succès aux Etats-Unis s’il n’y avait eu Occupy, qui a exposé la question des inégalités.
La gauche américaine s’intéresse de près à la victoire de Syriza en Grèce et aux progrès de Podemos en Espagne.
Je suis convaincue que les mouvements sociaux vont trouver de nouveaux débouchés politiques aux Etats-Unis.

Peu d’entre eux font le lien entre les politiques d’austérité et la crise écologique, y compris Podemos et Syriza. Cette question est au cœur de Tout peut changer. Pourquoi est-elle cruciale ?

Effectivement, les gens qui travaillent sur le changement climatique n’inter¬agissent pas assez avec ceux qui luttent pour un meilleur partage des biens communs ou contre l’austérité, alors qu’il est évident que l’on parle d’une seule et même chose.
Que nous dit le changement climatique ? Que notre système extractiviste — c’est-à-dire basé sur l’extraction intensive de nos ressources naturelles —, qui repose sur une croissance illimitée, une logique hyper compétitive et concentre le pouvoir dans les mains de moins de un pour cent de la population, a échoué.
Ramener nos émissions de gaz à ¬effet de serre aux niveaux recommandés par les climatologues implique une transformation économique radicale. C’est aussi une formidable occasion de changer car, avec ou sans réchauffement climatique, notre système ne fonctionne pas pour la majorité de la population.
Le principal obstacle n’est pas qu’il soit trop tard ou que nous ignorions quoi faire. Nous avons juste assez de temps pour agir, et nous ne manquons pas de technologies « propres » ni d’une vision du monde capable de rivaliser avec le modèle actuel — un système économique plus juste, qui comble le fossé entre riches et pauvres, et redynamise la démocratie à partir de la base.
Mais si la justice climatique l’emporte, le prix à payer pour nos élites sera réel. Je pense au manque à ¬gagner du carbone non exploité par les industriels, mais aussi aux réglementations, impôts, investissements publics et programmes sociaux nécessaires pour accomplir ce changement.

Qu’attendez-vous du prochain sommet sur le climat, la COP21, qui se tiendra à Paris fin 2015 ?

Je n’attends rien des dirigeants. Mais le contexte de la COP est unique, car la mobilisation contre l’austérité est très puissante en Europe. J’espère vraiment que le mouvement contre les coupes budgétaires, celui contre le Tafta — le traité de libre-échange transatlantique — et celui pour le climat vont travailler ensemble pour exiger une transition post-carbone équitable, en se servant de la chute des prix pétroliers comme d’un catalyseur.
La hausse des prix a été catastrophique, elle nous a précipités dans l’ère des énergies extrêmes, notamment en Amérique du Nord, avec la ruée sur le gaz de schiste et les sables bitumineux, la multiplication des pipelines, des terminaux d’exportation…
Le mouvement pour le climat s’est retrouvé dans une position très défensive.
La chute des prix du pétrole freine ces projets d’infrastructures, ces mirages d’eldorado économique et devrait encourager les mouvements ouvrier et environnemental à travailler ensemble.

“Je crois dans la force des mouvements sociaux pour faire pression sur nos gouvernants.”

Selon le sociologue Bruno Latour, si l’on veut être sérieux avec le changement climatique, il nous faut déclarer la guerre aux ennemis de la Terre…

Mais ExxonMobil, BP, Shell et les autres géants des énergies fossiles ont déjà déclaré la guerre à la planète, et à l’humanité !
Si on les autorise à exploiter les réserves de combustibles fossiles, la température augmentera de 4 à 6 degrés.
Il faudrait plutôt leur répondre. Nous ne l’avons pas fait jusqu’à présent, voyez toutes ces ONG environnementales qui signent des partenariats avec des pollueurs, comme le WWF avec Shell. Idem pour les conférences des Nations unies sur le climat, financées… par le secteur des énergies fossiles depuis des années.
J’ai bien peur que la COP21 ne batte tous les records, dans le contexte de crise budgétaire actuel, avec de multiples partenariats privés où l’on retrouvera les poids lourds du nucléaire, de l’eau, des transports…

Avec quelles armes pouvons-nous lutter ?

Il ne s’agit plus de cesser le sponsoring des conférences par ces grandes entreprises, mais de leur en interdire l’accès. Quand l’Organisation mondiale de la santé a négocié le traité anti-tabac, les grands ¬cigarettiers ont eu l’interdiction de participer aux tractations, car elles portaient sur leur domaine. Shell, Exxon, etc., ne doivent pas prendre part aux discussions sur le climat.

On est loin de ce type de décisions !
Je crois dans la force des mouvements sociaux pour faire pression sur nos gouvernants, dénoncer la corruption qui gangrène les négociations.
La « blocadie », ces poches de résistance qui s’opposent aux ambitions des sociétés minières, gazières et pétrolières, est en train de tisser un réseau mondial de militants enraciné et diversifié comme en a rarement connu le mouvement vert.
Quand j’ai commencé le livre, beaucoup n’avaient pas encore vu le jour ou ne représentaient qu’une petite partie de leur ampleur actuelle.
Regardez la campagne de « désinvestissement », lancée en 2012 par 350.org, l’ONG créée par Bill McKibben et dont je fais partie. Nous sommes partis d’un constat simple : puisque les industries des combustibles fossiles déstabilisent le climat de la planète, toute institution qui prétend servir des intérêts publics a la responsabilité morale de céder les actions qu’elle détient dans ces industries. Car c’est eux ou nous.

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Pourquoi avoir pensé au « désinvestissement » ?

Bill et moi avions lu une enquête du « Carbon Tracker Research », qui montrait que l’industrie des combustibles fossiles possède cinq fois plus de dioxyde de carbone en réserve que l’atmosphère ne peut en absorber si l’on veut maintenir le réchauffement climatique en deçà de 2°C. Ce rapport s’adressait aux investisseurs, deux ans après le krach immobilier, pour les avertir du risque d’une nouvelle bulle : étant donné que ces industries ne pourraient pas brûler cinq fois plus de carbone, ces réserves en hydrocarbures risquaient d’être perdues.
J’ai lu le rapport et j’ai pensé « Mais non, ce n’est pas ça ! » En réalité, cet avertissement n’était pas destiné aux investisseurs, mais à nous tous. Car Shell, Exxon et les autres mentent : les engagements de Copenhague n’étant pas contraignants, les pétroliers prévoient bien de brûler leurs réserves de carbone. Alors, comment agir ? Comment faire en sorte que les extracteurs deviennent la bulle qui va éclater, et non pas nous ? Nous avons eu l’idée du désinvestissement.
Encore une fois, c’est eux ou nous. Le message est passé : en six mois, les groupes appelant au « désinvestissement » se sont répandus aux Etats-Unis, sur plus de trois cents campus et une centaine de villes, Etats et organisations religieuses. Je n’ai jamais vu un combat qui se soit propagé aussi vite !
Depuis, la vague a gagné le Canada, l’Australie, les Pays-Bas, la Grande-Bretagne. Les villes de San Francisco et de Seattle ont annoncé qu’elles allaient « désinvestir ».
Et la plus belle victoire a été remportée quand l’université de Stanford, dont la fondation gère un portefeuille de 18,7 milliards de dollars, a décidé de vendre ses actions dans le secteur du charbon.

“Agir contre le réchauffement est une question de justice intergénérationnelle.”

La puissance du mouvement vient aussi du fait qu’il est mené par des jeunes gens, des étudiants qui disent à leurs administrateurs : votre job est de me préparer pour le futur, comment est-ce possible si vous investissez notre argent dans les industries qui hypothèquent notre avenir ? C’est une question de justice intergénérationnelle que les jeunes comprennent instantanément.
À partir du moment où l’on insiste sur le fait que le développement de ces secteurs est en conflit avec la vie sur terre, nous ouvrons de nouvelles possibilités d’actions.
Il devient légitime de taxer les profits, d’augmenter les royalties voire de nationaliser ces sociétés qui menacent nos vies.
Car nous avons aussi un droit sur ces profits, pour financer la transition énergétique, la facture de cette crise majeure.
Cela nous ramène aussi à la question des partenariats entre beaucoup d’ONG écologiques et les industries de combustibles fossiles, partenariats basés sur l’idée que nous sommes tous dans le même bateau.
Mais c’est faux et les gens le savent bien, surtout les jeunes ! Je suis également convaincue que les gens sont prêts à lutter depuis très longtemps, mais le mouvement environnemental n’a jamais déclaré la guerre jusqu’à présent !

Quelle lutte vous a le plus inspirée ?

Sans hésitation le mouvement de résistance contre l’oléoduc du Northern Gateway en Colombie-Britannique, car il rassemble des populations indigènes et non indigènes d’une manière inédite dans l’histoire du Canada.
Ensemble, elles luttent pour l’essentiel — la santé de leurs enfants, la préservation de l’eau, de leurs terres. Jamais je n’aurais cru voir changer les mentalités de mon pays aussi rapidement. C’est un magnifique exemple de ces nouvelles mobilisations qui utilisent l’arsenal technologique moderne, les médias sociaux, tout en étant profondément implantées dans une communauté et en travaillant avec les outils plus traditionnels de la mobilisation.

Notre salut se trouverait dans l’action locale ?

Personne ne résoudra cette crise à notre place. Et nous avons tous besoin de nous battre à partir d’un lieu, d’avoir les pieds bien ancrés dans la terre, et non flottant dans l’espace. Le mouvement environnementaliste est enfin en train de revenir sur terre, de se réenraciner.

Depuis des années, l’image de la planète vue du ciel sert d’icône aux militants écologistes, aux sommets sur le climat, mais la perspective de l’astronaute est dangereuse, si loin de la réalité. La Terre des photos de la Nasa semble si jolie, si propre, comme l’écrivait Kurt Vonnegut en 1969. « On ne voit pas les Terriens affamés ou en colère à sa surface, ni leurs gaz d’échappement, leurs égouts, leurs ordures et leurs armes sophistiquées. »
Avec cette vision « globale », les sources de pollution deviennent de simples pièces sur un échiquier géant : telle forêt tropicale va absorber les émissions des usines européennes, des champs de maïs vont remplacer les puits de pétrole pour fournir de l’éthanol… Et on perd de vue les êtres qui, sur place, sous les jolis nuages coiffant notre globe, font face à la dévastation de leur territoire ou à l’empoisonnement de l’eau.
Je suis convaincue qu’un mouvement environnementaliste s’appuyant sur la mobilisation locale de gens qui veulent préserver les terres qu’ils aiment sera plus honnête et réaliste.

Aucune de ces batailles ne peut remplacer les indispensables politiques de réduction d’émissions de gaz au niveau planétaire. Comment passer à une échelle plus large ?

Les deux mouvements vont de pair. La position du gouvernement français contre le gaz de schiste a été prise après des mobilisations locales.
Dans l’Etat de New York aussi tout a commencé par des luttes de terrain.
Nous sommes moins isolés les uns des autres que nous ne l’étions il y a dix ans, grâce aux médias sociaux, qui permettent de rendre virales des actions locales et de les articuler à un débat planétaire, d’une portée et d’une influence sans précédent.
Nul besoin d’un mouvement tout neuf qui réussirait comme par magie là où tous ses prédécesseurs ont échoué. Mais cette crise, qui nous place devant une échéance inéluctable, peut pousser tous ces mouvements sociaux à se rassembler, tel un puissant fleuve alimenté par d’innombrables ruisseaux.

“On accuse l’énergie solaire ou éolienne de ne pas être fiable, mais regardez le pétrole, les stocks s’effondrent.”

Cette crise constitue aussi un enjeu majeur de justice climatique – et de dette climatique –, que vous placez au cœur de « Tout peut changer »…

Effectivement, et chaque négociation des Nations unies sur le climat se brise sur cette question fondamentale : notre réponse collective au changement climatique s’appuira-t-elle sur des principes de justice et d’équité ?
Plus de cent soixante pays ont signé en 1992 la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC), dans laquelle ils reconnaissent « leurs responsabilités communes mais différenciées». Ce qui veut dire que les pays qui ont émis le plus de CO2 au cours du siècle passé doivent être les premiers à réduire leurs émissions et aider financièrement les pays pauvres à se développer de façon « écoresponsable ».

Même si Bill Clinton et Al Gore ont négocié le protocole de Kyoto, ils ne l’ont jamais signé.
À leur retour aux Etats-Unis, le Congrès l’a rejeté en disant : pourquoi signer, alors que la Chine refuse de le faire ? Il a rejeté ce principe selon lequel les pays en développement ont le droit de rattraper le monde occidental, de se développer et que les pays les plus responsables du changement climatique devraient prendre la tête du mouvement de lutte contre le réchauffement.

Ce qui nous ramène au débat fondamental de l’histoire des inégalités : c’est la civilisation du carbone qui est à l’origine d’un monde profondément inégalitaire ; c’est l’Europe qui, en commençant à brûler massivement du charbon, a ouvert le fossé des inégalités d’une manière inédite dans l’histoire.
Voilà précisément l’une des raisons pour lesquelles la lutte contre le changement climatique apparaît si menaçante pour la droite, particulièrement la droite américaine, qui la considère comme un « complot » pour redistribuer la richesse. Mais cela n’a rien d’un complot !
Nous resterons coincés tant que nous ne permettrons pas au monde en développement de lutter contre la pauvreté, sans brûler plus d’énergies fossiles. Cela implique des transferts de technologies bien supérieurs à ceux réalisés jusqu’à aujourd’hui.

Il s’agit du fondement de l’idée de « dette climatique ». Je l’ai entendue pour la première fois en 2009 dans la bouche d’Angelica Navarro Llanos, la négociatrice bolivienne en matière de climat, qui m’avait expliqué comment le changement climatique pourrait constituer un catalyseur pour résoudre les inégalités entre le Nord et le Sud, en jetant les bases d’un « plan Marshall pour la planète ».

“La gauche a du mal à accepter que l’obsession de la croissance mène dans le mur.”

Vous dites que la droite se sent particulièrement menacée par la lutte contre le changement climatique. La gauche, qui reste aussi arrimée à une histoire productiviste, serait plus prête à ces remises en question ?

Elle ne l’a pas fait jusqu’ici. Elle n’a jamais remis en cause la logique extractiviste — ou productiviste, ou développementaliste, selon le terme que l’on choisit —, la déclaration de guerre contre la nature qui constitue le cœur de notre système économique et qui est partagée à la fois par le communisme et le capitalisme.
C’est un défi profond pour la droite, car le changement climatique exige de la régulation, des investissements publics, de l’action collective et d’imaginer un autre horizon intellectuel que celui de la croissance infinie. Même chose pour la gauche, qui même si elle a plus d’appétit pour l’intervention publique, a du mal à accepter que l’obsession de la croissance nous mène droit dans le mur.
Notre objectif commun est de vivre bien, avec moins, ce qui est plus facile à comprendre pour la gauche. Une partie de la gauche a d’ailleurs déjà effectué ce chemin, même si les partis seront les derniers à le faire.

Cette prise de conscience est bien plus développée en Amérique Latine, en Bolivie ou en Équateur par exemple. Deux pays qui ont des gouvernements de gauche à leur tête, qui ont intégré dans leurs discours les droits de la nature, la critique de la croissance, tout en restant dépendants de la logique extractiviste.
Cette tension donne lieu à des débats intellectuels vraiment intéressants.
En fait, si je me concentre sur la critique du capitalisme, c’est parce qu’il s’agit du modèle dans lequel nous vivons. Nos économies sont capitalistes, même en Bolivie.
Et le réchauffement climatique nous remet en cause de la manière la plus profonde, en nous obligeant à renoncer à cette envoûtante utopie d’une maîtrise totale de la nature dans laquelle les énergies fossiles ont joué un rôle capital. Comme l’écrit l’écologiste Andreas Malm, le premier moteur à vapeur commercial «était apprécié pour n’être soumis à aucune force qui lui fût propre, à aucune contrainte géographique, à aucune loi extérieure, à aucune volonté résiduelle autre que celle de ses propriétaires ; il était absolument – ou plutôt ontolongiquement – asservi à ceux qui le possédaient.»

On continue à parler des énergies solaire et éolienne comme n’étant pas fiables, mais regardez le pétrole, les stocks sont en train de s’effondrer. S’il y a bien une technologie qui n’est pas fiable, c’est celle-ci, qui nous emmène tous à la catastrophe…
Les énergies solaire et éolienne nous obligent à changer de position, à engager un dialogue avec la nature, puisque pour que ces modèles fonctionnent, vous devez tenir compte de l’ensoleillement, du vent… Elles nous disent que tous les endroits ne se valent pas, ce qui est précisément l’inverse de ce qu’on nous a répété pendant toute l’ère de la mondialisation : la géographie ne compte pas, les nationalités ne comptent pas…
Ces technologies nous obligent à prêter attention aux endroits où nous vivons, ce qui représente un vrai changement de paradigme pour la gauche comme pour la droite.
Mais je suis convaincue que les nouvelles générations d’intellectuels vont s’en emparer. Même si c’est lent, parce que le changement est tellement profond.

De tous vos livres, « Tout peut changer » est le plus optimiste. La naissance de votre fils, auquel vous l’avez dédié, y est-elle pour quelque chose?

J’ai commencé ce livre avant sa naissance et l’ai conçu dès le départ comme un projet optimiste quant à nos possibilités de changement.
J’ai toujours eu du mal avec le cliché selon lequel nous nous battons pour nos enfants. La maternité peut certes devenir une force créatrice, mais certaines des personnes qui me servent de modèles de créativité et d’empathie n’ont pas d’enfants — par choix ou pas — et je les respecte. Non, vraiment, je ne joue pas la carte de la maternité, mais je suis nettement plus fatiguée qu’avant [rires]!
En revanche, mon travail a beaucoup été influencé par ma difficulté à être enceinte, les fausses couches, les expériences pharmaceutiques et technologiques ratées… Ce que j’ai appris sur la crise écologique a façonné mes réactions face à ma propre crise de fertilité et vice versa.
J’ai pris conscience que la Terre est effectivement notre mère à tous, et qu’elle traverse une crise de fertilité. J’ai aussi compris que ces ingénieux mécanismes de procréation et de régénération de la Terre et de ses habitants pourraient contribuer à un nouveau modèle, qui ne reposerait plus sur la domination et le pillage des écosystèmes. Alors pourquoi ne pas être optimiste ?

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sur socialgerie voir aussi

[NAOMI KLEIN – GRAND ENTRETIEN – PARIS-CLIMAT 201513 avril 2015
Naomi Klein : « LA CRISE CLIMATIQUE RENFORCE LES VALEURS DE GAUCHE AUTANT QU’ELLE LA DÉFIE » – Entretien réalisé par Marie-Noëlle Bertrand – L’Humanité – le 10 avril 2015
;->1566]

RENÉ VAUTIER EN ALGÉRIE , UN COFFRET DE 15 FILMS – 1954 / 1988

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rene_vautier_en_algerie.jpg ÉDITÉ PAR

 » LES MUTINS DE PANGÉE « ,

UN COFFRET DE 4 DVD

PRÉSENTANT 15 FILMS

DE RENÉ VAUTIER

Des maquis des indépendantistes algériens jusqu’à la création du Centre Audiovisuel d’Alger et des ciné-Pops, l’Algérie a marqué à jamais la vie d’homme et de cinéaste de René Vautier qui est affectueusement considéré comme le « papa » du cinéma algérien.

On y trouvera en particulier l’un des films les plus puissants réalisés sur la guerre d’Algérie «Avoir 20 ans dans les Aurès» que les spectateurs pourront (re)découvrir dans une version admirablement restaurée, mais aussi un film introuvable J’ai huit ans, et bien d’autres films …

À COMMANDER AUX ÉDITIONS « LES MUTINS DE PANGÉE »
BP 90 808
75828 Paris Cedex 17
Tél. 07 60 02 44 88
http://www.lesmutins.org/
contact@lesmutins.org
Durée des films : 525 minutes
Durée des compléments : 98 minutes
2014

Allez sur le site du Maghreb des Films pour prendre connaissance de la liste des films contenus dans le coffret


Le Maghreb des Films en partenariat avec le Musée de l’Histoire de l’Immigration ont rendu un hommage à René Vautier le dimanche 31 mai.
Un débat a réuni Peggy Derder, historienne, responsable du Département des Actions pédagogiques au Musée de l’Histoire de l’Immigration, Moïra Vautier, Bruno Muel qui a assisté René Vautier dans de nombreux films, Gilles Manceron, historien. Mouloud Mimoun coordonera les échanges.
Voir la galerie de photos

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© Maghreb des films — 2015

QUE CACHE LA LETTRE DU GÉNÉRAL GAÏD TAHAR?

Publié par Saoudi Abdelaziz
blog algerie infos
le 11 juin 2015

Que se cache-t-il derrière la lettre fortement médiatisée du chef d’Etat-major de l’ANP? Quels sont les intentions réelles du « système »? Existe-t-il un deal au sommet?

Succession?

L’éditorial du quotidien Liberté par Omar Ouali concluait hier: « Tout le monde aura compris que la sortie de Gaïd Salah participe de ces manœuvres plus ou moins visibles qui consistent à mettre les pièces du puzzle de la succession qui semble s’accélérer. Mais, on ne joue pas avec l’Armée !

La succession n’est pas à l’ordre du jour estime au contraire Abdellatif Bousenane dans une opinion publiée ce matin dans Le Quotidien d’Oran. Pour lui, l’actualité « confirme que la présidence a fini par exiger sa vision des choses et ses hommes pour aller jusqu’au bout du quatrième mandat et jouer un rôle majeur dans le choix des futures décideurs au-delà de 2019. » Contredisant ainsi « l’avis d’une grande majorité des politiques, commentateurs et observateurs qui prédisaient déjà un compromis aux plus hautes sphère du pouvoir entre les différentes composantes de l’élite gouvernante qui aboutira par le retrait du président Bouteflika au profit d’Ahmed Ouyahia ».

Le journaliste et ancien patron de presse « éradicateur » Mohamed Benchicou critique l’évolution récente de l’ANP:  » Fallait-il faire barrage au général Toufik à ce prix ? Rien ne peut justifier cette honteuse dérobade ; ni les considérations « tactiques », ni les obligations courtisanes. Il est des choses sacrées qui ne sont pas réductibles aux jeux de cour. La lettre de Gaïd Salah met l’armée dans une pitoyable posture d’obséquiosité. Bouteflika ne vient pas seulement de la découpler du DRS ; il lui a ôté son vieux pagne de respectabilité. Les conséquences seront terribles ».
Les uns après les autres, Benflis, les dirigeants du Msp et du Rcd appellent l’ANP à rectifier le tir, sans contester vraiment l’immixtion des militaires dans la direction du pays. Louisa Hanoune ne voit dans la lettre qu’ « une forme de fragilisation et de déstabilisation de la colonne vertébrale de l’État”.

Appeler « un chat un chat »

Kharroubi Habib ne voit pas les choses sous cet angle: « Des opposants qui fustigent avec le plus de véhémence le premier patron de l’institution militaire en l’accusant d’avoir impliqué celle-ci aux côtés d’un clan du pouvoir ont été les plus ardents partisans et chantres de l’intervention des militaires dans la vie politique.(…) Ils auraient sans aucun doute applaudi que Gaïd Salah implique l’ANP dans les scénarios échafaudés par eux pour en finir avec le pouvoir en place. Ils dénoncent et fustigent parce qu’il en a décidé autrement ».

Dans sa conclusion le commentateur du Quotidien d’Oran estime que l’opposition serait « pitoyable » « si elle persiste à voir en Bouteflika et en son clan le problème dont la révolution dénouerait la crise nationale. Il font certes partie du problème mais encore plus qu’eux l’institution qui leur a ouvert les portes du pouvoir et cautionné leur plan pour s’y incruster indéfiniment. L’opposition se doit désormais d’appeler « un chat un chat » et de parler et d’agir en conséquence. »

Alignement pro-occidental à l’ordre du jour?

Le journal online Libre Algérie proche du FFS, arbore un titre de rupture inaccoutumé : « Le pouvoir militaro-énergétique dévoile sa face ». Après avoir condamné Les propos anti-constitutionnels de Gaïd Salah, le journal estime que derrière se profile « le nouveau programme économique et social adopté par les détenteurs du pouvoir ». Programme « qui s’articule autour de deux points importants ».

« Le premier, qui s’adresse à l’Europe en général et la France en particulier, annonce et rassure de l’autre côté de la méditerranée que l’Algérie ne les laissera pas entre les griffes de la Russie et Gazprom. Ainsi, le premier ministre tranquillise les européens en déclarant que la priorité dans son programme et de leurs assurer de l’énergie, en doublant l’exploration et l’exploitation, au point de demander même à la Sonatrach d’arrêter ses projets à l’extérieur. Les retombées d’une telle politique ne peuvent être que désastreuse pour les richesses du sous-sol algérien, lorsqu’on connait les conséquences de l’exploitation effrénée, par Chakib Khelil, sur certains gisements, à l’exemple de Hassi-Berkine, sans oublier la tentation de l’exploitation du gaz de schiste, un projet resté opaque y compris dans son volet juridique qui lie notre pays à des firmes étrangères et que les générations futures risqueraient de payer le prix très cher. À ce sujet, François Hollande, attendu prochainement à Alger, ne viendra pas en touriste ?

« Le second point grave du programme du deal passé au sommet du pouvoir est l’austérité annoncée. Pour les maîtres de l’Algérie, c’est encore les populations et surtout les couches les plus démunies qui vont payer la facture de leur non-gestion. C’est le petit peuple qui va payer pour la corruption qu’ils ont installé comme mode de gestion économique. Il ne faut pas être dupe ; ils l’ont bien montré lors des derniers procès sur la dilapidation des deniers de l’Etat, que les corrupteurs n’ont pas à s’inquiéter car le peuple payera pour eux.

Saoudi Abdelziz
le 11 juin 2015

blog algerie infos


5 JUIN 2015 – DISCOURS D’ALEXIS TSIPRAS AU PARLEMENT GREC: »LE GOUVERNEMENT GREC NE PEUT EN AUCUN CAS ACCEPTER DES PROPOSITIONS ABSURDES »

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Publié le juin 7, 2015

par VangelisGoulas

http://syriza-fr.org/

018286660_30300.jpg Discours d’A. Tsipras au Parlement, le 5 juin 2015

Tsipras demande à l’opposition de se prononcer sur la proposition des institutions

Mesdames et Messieurs les députés

J’ai demandé ce débat extraordinaire d’aujourd’hui, parce que nous nous trouvons dans la dernière ligne droite de la négociation et en même temps au moment le plus critique.
Il est donc nécessaire d’informer le corps législatif et les partis politiques, d’informer aussi le peuple grec le plus officiellement possible du stade d’avancement des discussions et des objectifs de notre négociation.

C’est ainsi que je conçois ma responsabilité démocratique face aux partis politiques et au Parlement et aussi face au peuple.

Nos négociations sont régies par le principe de transparence et dès le début j’ai insisté sur notre intention de ne jamais rien cacher au peuple grec car c’est pour lui que nous négocions et c’est pour lui que nous nous battons pour obtenir l’accord le plus approprié.

Nous n’avons donc rien à cacher.

Mesdames et Messieurs les députés

Dès le premier jour, le nouveau gouvernement grec a fait savoir qu’il souhaitait une solution européenne à la question grecque.

Un accord mutuellement bénéfique qui libérera la société grecque et l’économie de la spirale déflationniste des sept dernières années, en mettant une fin à l’austérité, en restaurant la justice sociale tout en assurant une solution globale au problème de la dette.

Cette solution est la plus appropriée non seulement pour la Grèce mais aussi pour toute l’Europe afin de fermer définitivement le cercle dangereux de cette crise qui a débuté en 2008.

Cette solution pourrait aussi être le point de départ d’une nouvelle période du processus de l’unification européenne en donnant le signal que l’Union Européenne et sa monnaie commune ont un caractère définitif et irrévocable.

Ce sont ces positions claires et primordiales que nous avons défendues tout au long de la période des négociations politiques et techniques, aux sommets européens, aux discussions avec les dirigeants politiques des autres états et des institutions européennes et aussi au niveau technique du Groupe de Bruxelles.

Cet engagement en faveur de l’idée européenne qui est le nôtre, nous l’avons prouvé dans la pratique en déposant la semaine dernière une proposition complète pour un accord global.

Cette proposition était la preuve de notre intention sincère de parvenir à un compromis, puisqu’il n’exprimait pas les positions initiales du gouvernement grec, mais les résultats des négociations menées dans le cadre du Groupe de Bruxelles. Il illustrait en somme le terrain d’entente auquel avaient abouti trois mois de négociations rudes et difficiles. Et dans ce sens, notre proposition a été une démonstration claire de notre respect, tant des procédures de négociation, que de nos interlocuteurs.

Cette proposition constitue à ce jour la seule base réaliste pour poursuivre les discussions et pour parvenir à un accord qui respecte à la fois le mandat populaire grec du 25 Janvier et les règles communes régissant l’Union monétaire.

Un des points essentiels de cette proposition est la réduction des excédents primaires, exigence qui a été par ailleurs déjà acceptée par les institutions.
Parce que les excédents primaires élevés, prévus dans le programme précédent, sont en fait un autre nom de l’austérité.
Mais cette proposition ne constitue qu’une base de discussion qui doit porter sur une solution globale.

Et cela signifie que les mesures « difficiles » contenues dans cette proposition lient le gouvernement grec et seront mis en œuvre à condition qu’il y ait un accord global pour la Grèce qui met une fin aux palinodies et aux revirements du théâtre d’ombres des cinq dernières années qui n’ont fait qu’aggraver la situation de la dette et les perspectives de la sortie de la crise.

Mesdames et messieurs les députés

Soyons sérieux.
L’élément essentiel de la négociation ne concerne pas seulement le choix des réformes exigées pour conclure un accord. Ce qui importe c’est de faire cesser le cercle vicieux de cette crise qui se perpétue en s’auto-alimentant. Et cela ne peut être réalisé qu’en changeant la prescription de l’austérité qui génère la récession et en adoptant une solution radicale face au problème de la dette. Parce que, soyons francs, il n’y a pas d’autre solution pour que l’économie grecque redevienne sûre pour les investisseurs et les marchés.

Les réformes entreprises par le gouvernement ne pourront produire des effets bénéfiques que si elles s’accompagnent d’ une véritable solution au problème de la dette. Une solution réelle et non pas une simple promesse comme celle qui a été donnée en 2012 au gouvernement précédent et qui n’a jamais été matérialisée.

Faute de quoi, et malgré tous nos efforts, nous ne parviendrons jamais à échapper au cercle vicieux de l’incertitude qui est le principal obstacle à la relance de l’économie grecque.
Et je suis sûr que personne en Europe ne désire prolonger l’incertitude, personne ne désire qu’on continue à marcher sur la corde raide d’une menace perpétuelle.
Par conséquent, le principal critère de l’acceptabilité d’un accord est son aptitude à assurer la viabilité de l’économie grecque.

C’est pour cela que dès le début j’ai fait remarquer que nous n’ avions pas besoin d’un simple accord mais d’une solution définitive. Après cinq ans d‘atermoiements, nous avons plus que jamais besoin de cette solution définitive, à la fois pour la Grèce et pour l’Europe. Une solution qui met fin à la politique des excédents irréalistes et à l’austérité ; une solution qui assure la viabilité de la dette grecque.

C’est cela l’objectif de notre négociation aujourd’hui puisque l’austérité imposée pour assurer le remboursement d’une dette insoutenable a formé pendant cinq ans le noyau d’une politique mémorandaire qui a échoué.

Son échec n’est pas une conjecture mais un fait établi et reconnu à l’échelle internationale et qui ne se reflète pas uniquement dans le rejet de cette politique par le peuple grec lors des dernières élections. Il se reflète aussi sur les indicateurs de la dette et des inégalités sociales et sur les indicateurs de compétitivité de l’économie qui malgré les prévisions optimistes des défenseurs de la politique de l’austérité n’a pas montré des signes de relance après cinq ans d’application de programmes sévères de dévaluation interne.

Mesdames et Messieurs les députés

Je dois avouer, à ce point, devant vous et devant le peuple grec, que j’étais désagréablement surpris par le projet que j’ai reçu du Président Juncker, au nom des trois institutions.
Je n’aurais jamais imaginé qu’ils nous remettraient une proposition qui ne prendrait pas en compte le terrain d’entente qui a été trouvé après trois mois de négociations dans le cadre de l’Eurogroupe.
Je ne pouvais pas imaginer que les efforts sincères du gouvernement grec pour une solution juste et globale seraient perçus par certains comme une faiblesse.

Mais surtout, je ne pouvais pas imaginer que des responsables politiques – je ne parle pas des technocrates – ne pourraient pas comprendre qu’après les cinq années catastrophiques de l’austérité mémorandaire, aucun député grec ne pourrait voter en faveur de la suppression de l’allocation de solidarité attribuée aux retraités à faibles revenus et d’une augmentation de 10 points de la TVA sur l’électricité.

Et si je me trompe sur vos intentions je vous prie de me démentir.

Malheureusement, les propositions des institutions sont manifestement irréalistes et constituent un retour en arrière par rapport au terrain d’entente qui a été construit avec de grandes difficultés pendant les négociations.

Il est évident que le gouvernement grec ne peut en aucun cas accepter des propositions absurdes qui tout en adoptant la baisse des excédents primaires laissent persister des mesures exténuantes pour les retraités à faibles revenus et les familles moyennes.
Et je veux croire que cette proposition était un mauvais moment ou une ruse de négociation maladroite et qu’elle sera vite retirée par ses initiateurs.

Néanmoins, et dans ce moment critique pour le pays, mon devoir m’oblige à écouter attentivement les avis des autres partis politiques avant de répondre aux institutions par rapport à leur proposition.

Parce que si la responsabilité principale des négociations incombe de toute évidence au gouvernement, je voudrais entendre aujourd’hui l’opposition et savoir si, au regard de ses responsabilités et la main sur le cœur, elle nous invite à accepter la proposition présentée par les trois institutions ou si elle se rallie à notre refus.

Puisque dernièrement vous avez critiqué sévèrement – et la critique est bienvenue car elle est l’essence même de la démocratie – notre refus de signer l’accord, maintenant que vous savez exactement ce qu’il nous a été demandé de signer, je vous invite à dire clairement si vous acceptez ou rejetez l’accord proposé.

Je voudrais aussi rappeler que depuis que nous avons commencé notre travail gouvernemental, nous avons honoré des obligations extérieures de l’ordre de 7,5 milliards d’euros, malgré l’étranglement financier choisi par les institutions comme une tactique de négociation.

Je vous rappelle aussi que depuis juin 2014 nous n’avons reçu aucun versement du programme financier, tandis que depuis le 18 février la BCE refuse les bons du Trésor grec abusivement puisque la validité de l’accord de prêt a été prorogée et que le pays est en train de mener des négociations qui portent sur le même programme.

Il ne s’agit plus d’une simple question de droit, ni même d’une question politique. L’étranglement financier du pays soulève un problème d’ordre moral, qui est en conflit avec les principes fondateurs de l’Europe. C’est un problème qui soulève en outre des questions légitimes sur l’avenir de l’Europe elle-même.

Et je suis sûr que cette tactique en importune plus d’un en Europe. Il est donc temps que certaines personnes, qui se trouvent certes également en Grèce mais surtout en Europe, œuvrent pour trouver une solution et non pour dominer et humilier tout un peuple. Et si c’est le désir d’humiliation ou de domination qui anime leurs actions ils doivent savoir qu’ils auront exactement l’effet inverse. Et ceci n’est pas une menace, mais une simple constatation qui se passe de la lecture des sondages d’opinion.

Il suffit d’écouter les gens autour de soi, il suffit d’écouter tous ces gens qui nous demandent qu’une chose:
Ne pas céder sur nos justes réclamations.
Ne pas plier devant les exigences déraisonnables et les chantages des créanciers.

Mesdames et Messieurs,

Vous allez me demander à juste titre: Après tous ces rebondissements, sommes-nous près d’un accord viable? Je vais répondre avec la main sur le cœur: Malgré le grand recul que constitue la journée d’avant-hier, ma conviction est que nous en sommes maintenant beaucoup plus près que jamais, et je vais vous expliquer pourquoi.

D’abord parce qu’il est maintenant clair pour l’opinion publique européenne et mondiale que la partie grecque a fait une proposition réaliste qui prend en compte les contraintes des autres partenaires et respecte les règles qui régissent l’union monétaire.
Et surtout parce que, malgré les attentes contraires et les conditions défavorables de ces derniers mois, nous avons résisté.

Nous avons persévéré et nous avons pu négocier avec fermeté et prudence au nom du peuple grec. Et en suivant les réactions qui ont suivi la décision d’hier de reporter les paiements du FMI à la fin du mois, on voit clairement – et les marchés financiers le voient également – que personne ne souhaite la rupture. Et maintenant le temps n’est pas compté pour nous seuls. Il est compté pour tout le monde.

Il serait donc judicieux pour certains d’éviter les conclusions rapides et les prémonitions.
L’approche pragmatique de la partie grecque est la seule ligne de négociation sérieuse pour obtenir un accord durable.
Et plus il devient clair que la question grecque n’est pas un cas isolé mais concerne l’ensemble de la zone euro et l’économie mondiale, plus augmentent les chances de voir nos partenaires rejoindre le réalisme et nos positions.

Mesdames et Messieurs les députés

je voudrais en concluant résumer les objectif stratégiques du gouvernement grec dans les négociations en cours:

  • De faibles niveaux d’excédents primaires, qui ont par ailleurs déjà été acceptés en réduisant le coût pour le peuple grec de 8 milliards d’euros pour les 18 prochains mois et de 14 milliards d’euros pour les cinq ans à venir.
  • Réduction – restructuration de la dette.
  • Protection des retraites et du salaire réel.
  • Redistribution des revenus en faveur de la majorité sociale. Parce que si on doit augmenter les recettes publiques, ce n’est pas aux revenus faibles et moyens de supporter des charges supplémentaires mais aux revenus élevés et surtout, ceux qui pendant les cinq dernières années n’ont pas versé leur part sur le compte de la crise.
  • Restauration des négociations collectives et inversion du processus de la déréglementation des relations de travail – bastion idéologique clé de la politique mémorandaire. Et je peux aussi vous dire à ce sujet qu’en consultation avec l’OIT – l’Organisation internationale du Travail – nous allons présenter dans les prochains jours notre proposition au parlement grec qui dans le cadre de sa souveraineté rétablira par la loi les conventions collectives dans le pays.
  • Un solide programme d’investissement qui donnera une nouvelle dynamique à l’économie grecque, en mobilisant ses ressources potentielles.

Ces six points résument la perspective d’un accord économiquement viable et socialement juste. Notre effort de toute évidence sera jugé par le résultat. Mais le résultat est aussi lié à la volonté du peuple grec car c’est elle qui définit la ligne de la négociation nationale et stimule l’effort gouvernemental.

Il est certain que dans les prochains jours et alors que nous entrons dans la dernière ligne droite, il y aura une effervescence de pensées et de discussions .
Il faudra de la sérénité, de la prudence, de la lucidité, il nous faudra le soutien social et politique pour atteindre l’objectif national, pour atteindre le meilleur résultat.
C’est l’heure maintenant de la responsabilité pour tout le monde ; pour le gouvernement tout d’abord mais aussi pour tous les partis politiques.

Et je m’adresse à vous les députés de l’opposition, en vous demandant de soutenir l’effort national loyalement dans ces moments critiques, en abandonnant les discours opportunistes et alarmistes.

Je voudrais enfin assurer le peuple grec qu’il a raison de se sentir fier parce que le gouvernement grec lui obéit et ne cédera pas à des demandes déraisonnables mais il doit aussi être serein car notre patience, notre persévérance et notre résilience vont bientôt porter leurs fruits. Nous allons défendre de la meilleure façon possible le droit de tout un peuple à vivre avec dignité et confiance dans l’avenir.

Et nous y arriverons.

Je vous remercie.

Traduction:Vassiliki Papadaki

Sources : avgi.gr, left.gr

PUISSANCES DU COMMUNISME De quoi le communisme est-il le nom ?

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DANIEL BENSAÏD,

NOMMER « L’AUTRE » DE L’IMMONDE CAPITALISME

Pour Daniel Bensaïd, «de toutes les façons de nommer « l’autre », nécessaire et possible, de l’immonde capitalisme, le mot communisme est celui qui conserve le plus de sens historique et de charge programmatique explosive. C’est celui qui évoque le mieux le commun du partage et de l’égalité, la mise en commun du pouvoir, la solidarité opposable au calcul égoïste et à la concurrence généralisée, la défense des biens communs de l’humanité, naturels et culturels, l’extension d’un domaine de gratuité (démarchandisation) des services aux biens de première nécessité, contre la prédation généralisée et la privatisation du monde…»

J’aime beaucoup cet article de Daniel Bensaïd, j’espère que vous le ferez votre également.

Michel Peyret “Avec Marx” le 21 avril 2015

PUISSANCES DU COMMUNISME

Daniel Bensaïd, octobre 2009

De quoi le communisme est-il le nom ?

Dans un article de 1843 sur « les progrès de la réforme sociale sur le continent», le jeune Engels (tout juste vingt ans) voyait le communisme comme « une conclusion nécessaire que l’on est bien obligé de tirer à partir des conditions générales de la civilisation moderne ». Un communisme logique en somme, produit de la révolution de 1830, où les ouvriers « retournèrent aux sources vives et à l’étude de la grande révolution et s’emparèrent vivement du communisme de Babeuf ».

Pour le jeune Marx, en revanche, ce communisme n’était encore qu’«une abstraction dogmatique », une « manifestation originale du principe de l’humanisme ». Le prolétariat naissant s’était « jeté dans les bras des doctrinaires de son émancipation », des « sectes socialistes », et des esprits confus qui « divaguent en humanistes » sur « le millénium de la fraternité universelle » comme « abolition imaginaire des rapports de classe ». Avant 1848, ce communisme spectral, sans programme précis, hantait donc l’air du temps sous les formes « mal dégrossies » de sectes égalitaires ou de rêveries icariennes.

Déjà, le dépassement de l’athéisme abstrait impliquait pourtant un nouveau matérialisme social qui n’était autre que le communisme :

« De même que l’athéisme, en tant que négation de Dieu, est le développement de l’humanisme théorique, de même le communisme, en tant que négation de la propriété privée, est la revendication de la vie humaine véritable. »

Loin de tout anticléricalisme vulgaire, ce communisme était « le développement d’un humanisme pratique », pour lequel il ne s’agissait plus seulement de combattre l’aliénation religieuse, mais l’aliénation et la misère sociales réelles d’où naît le besoin de religion.

De l’expérience fondatrice de 1848 à celle de la Commune, le «mouvement réel » tendant à abolir l’ordre établi prit forme et force, dissipant les «marottes sectaires» et tournant en ridicule «le ton d’oracle de l’infaillibilité scientifique».

Autrement dit, le communisme, qui fut d’abord un état d’esprit ou « un communisme philosophique », trouvait sa forme politique.

En un quart de siècle, il accomplit sa mue : de ses modes d’apparition philosophiques et utopiques, à la forme politique enfin trouvée de l’émancipation.

  • 1. Les mots de l’émancipation ne sont pas sortis indemnes des tourments du siècle passé. On peut en dire, comme des animaux de la fable, qu’ils n’en sont pas tous morts, mais que tous ont été gravement frappés.

    Socialisme, révolution, anarchie même, ne se portent guère mieux que communisme. Le socialisme a trempé dans l’assassinat de Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg, dans les guerres coloniales et les collaborations gouvernementales au point de perdre tout contenu à mesure qu’il gagnait en extension.

    Une campagne idéologique méthodique est parvenue à identifier aux yeux de beaucoup la révolution à la violence et à la terreur.

    Mais, de tous les mots hier porteurs de grandes promesses et de rêves vers l’avant, celui de communisme a subi le plus de dommages du fait de sa capture par la raison bureaucratique d’État et de son asservissement à une entreprise totalitaire.

    La question reste cependant de savoir si, de tous ces mots blessés, il en est qui valent la peine d’être réparés et remis en mouvement.
  • 2. Il est nécessaire pour cela de penser ce qu’il est advenu du communisme au XXe siècle. Le mot et la chose ne sauraient rester hors du temps et des épreuves historiques auxquelles ils ont été soumis.

    L’usage massif du titre communiste pour désigner l’État libéral autoritaire chinois pèsera longtemps beaucoup plus lourd, aux yeux du plus grand nombre, que les fragiles repousses théoriques et expérimentales d’une hypothèse communiste.

    La tentation de se soustraire à un inventaire historique critique conduirait à réduire l’idée communiste à des « invariants » atemporels, à en faire un synonyme des idées indéterminées de justice ou d’émancipation, et non la forme spécifique de l’émancipation à l’époque de la domination capitaliste.

    Le mot perd alors en précision politique ce qu’il gagne en extension éthique ou philosophique.

    Une des questions cruciales est de savoir si le despotisme bureaucratique est la continuation légitime de la révolution d’Octobre ou le fruit d’une contre-révolution bureaucratique, attestée non seulement par les procès, les purges, les déportations massives, mais par les bouleversements des années trente dans la société et dans l’appareil d’État soviétique.
  • 3. On n’invente pas un nouveau lexique par décret. Le vocabulaire se forme dans la durée, à travers usages et expériences.

    Céder à l’identification du communisme avec la dictature totalitaire stalinienne, ce serait capituler devant les vainqueurs provisoires, confondre la révolution et la contre-révolution bureaucratique, et forclore ainsi le chapitre des bifurcations seul ouvert à l’espérance.

    Et ce serait commettre une irréparable injustice envers les vaincus, tous ceux et celles, anonymes ou non, qui ont vécu passionnément l’idée communiste et qui l’ont fait vivre contre ses caricatures et ses contrefaçons.

    Honte à ceux qui cessèrent d’être communistes en cessant d’être staliniens et qui ne furent communistes qu’aussi longtemps qu’ils furent staliniens !
  • 4. De toutes les façons de nommer « l’autre », nécessaire et possible, de l’immonde capitalisme, le mot communisme est celui qui conserve le plus de sens historique et de charge programmatique explosive.

    C’est celui qui évoque le mieux le commun du partage et de l’égalité, la mise en commun du pouvoir, la solidarité opposable au calcul égoïste et à la concurrence généralisée, la défense des biens communs de l’humanité, naturels et culturels, l’extension d’un domaine de gratuité (démarchandisation) des services aux biens de première nécessité, contre la prédation généralisée et la privatisation du monde.
  • 5. C’est aussi le nom d’une autre mesure de la richesse sociale que celle de la loi de la valeur et de l’évaluation marchande. La concurrence « libre et non faussée » repose sur « le vol du temps de travail d’autrui ».

    Elle prétend quantifier l’inquantifiable et réduire à sa misérable commune mesure par le temps de travail abstrait l’incommensurable rapport de l’espèce humaine aux conditions naturelles de sa reproduction.

    Le communisme est le nom d’un autre critère de richesse, d’un développement écologique qualitativement différent de la course quantitative à la croissance.

    La logique de l’accumulation du capital exige non seulement la production pour le profit, et non pour les besoins sociaux, mais aussi « la production de nouvelle consommation », l’élargissement constant du cercle de la consommation « par la création de nouveaux besoins et par la création de nouvelles valeurs d’usage»: d’où « l’exploitation de la nature entière » et « l’exploitation de la terre en tous sens ».

    Cette démesure dévastatrice du capital fonde l’actualité d’un éco-communisme radical.
  • 6. La question du communisme, c’est d’abord, dans Le Manifeste communiste, celle de la propriété:

    « Les communistes peuvent résumer leur théorie dans cette formule unique : suppression de la propriété privée » des moyens de production et d’échange, à ne pas confondre avec la propriété individuelle des biens d’usage.
    Dans « tous les mouvements », ils « mettent en avant la question de la propriété, à quelque degré d’évolution qu’elle ait pu arriver, comme la question fondamentale du mouvement ».

    Sur les dix points qui concluent le premier chapitre, sept concernent en effet les formes de propriété :

    • l’expropriation de la propriété foncière et l’affectation de la rente foncière aux dépenses de l’État ;

    • l’instauration d’une fiscalité fortement progressive ;

    • la suppression de l’héritage des moyens de production et d’échange ;

    • la confiscation des biens des émigrés rebelles ;

    • la centralisation du crédit dans une banque publique ;

    • la socialisation des moyens de transport et la mise en place d’une éducation publique et gratuite pour tous ;

    • la création de manufactures nationales et le défrichage des terres incultes.

    Ces mesures tendent toutes à établir le contrôle de la démocratie politique sur l’économie, le primat du bien commun sur l’intérêt égoïste, de l’espace public sur l’espace privé.

    Il ne s’agit pas d’abolir toute forme de propriété, mais « la propriété privée d’aujourd’hui, la propriété bourgeoise », « le mode d’appropriation » fondé sur l’exploitation des uns par les autres.
  • 7. Entre deux droits, celui des propriétaires à s’approprier les biens communs, et celui des dépossédés à l’existence, « c’est la force qui tranche », dit Marx.

    Toute l’histoire moderne de la lutte des classes, de la guerre des paysans en Allemagne aux révolutions sociales du siècle dernier, en passant par les révolutions anglaise et française, est l’histoire de ce conflit. Il se résout par l’émergence d’une légitimité opposable à la légalité des dominants.

    Comme « forme politique enfin trouvée de l’émancipation », comme « abolition » du pouvoir d’État, comme accomplissement de la République sociale, la Commune illustre l’émergence de cette légitimité nouvelle. Son expérience a inspiré les formes d’auto-organisation et d’autogestion populaires apparues dans les crises révolutionnaires : conseils ouvriers, soviets, comités de milices, cordons industriels, associations de voisins, communes agraires, qui tendent à déprofessionnaliser la politique, à modifier la division sociale du travail, à créer les conditions du dépérissement de l’État en tant que corps bureaucratique séparé.
  • 8. Sous le règne du capital, tout progrès apparent a sa contrepartie de régression et de destruction. Il ne consiste in fine « qu’à changer la forme de l’asservissement ».

    Le communisme exige une autre idée et d’autres critères que ceux du rendement et de la rentabilité monétaire.

    À commencer par la réduction drastique du temps de travail contraint et le changement de la notion même de travail : il ne saurait y avoir d’épanouissement individuel dans le loisir ou le « temps libre » aussi longtemps que le travailleur reste aliéné et mutilé au travail.

    La perspective communiste exige aussi un changement radical du rapport entre l’homme et la femme : l’expérience du rapport entre les genres est la première expérience de l’altérité, et aussi longtemps que subsistera ce rapport d’oppression ; tout être différent, par sa culture, sa couleur, ou son orientation sexuelle, sera victime de formes de discrimination et de domination.

    Le progrès authentique réside enfin dans le développement et la différenciation de besoins dont la combinaison originale fasse de chacun et chacune un être unique, dont la singularité contribue à l’enrichissement de l’espèce.
  • 9. Le Manifeste conçoit le communisme comme « une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous ».

    Il apparaît ainsi comme la maxime d’un libre épanouissement individuel qu’on ne saurait confondre, ni avec les mirages d’un individualisme sans individualité soumis au conformisme publicitaire, ni avec l’égalitarisme grossier d’un socialisme de caserne.

    Le développement des besoins et des capacités singuliers de chacun et de chacune contribue au développement universel de l’espèce humaine. _ Réciproquement, le libre développement de chacun et de chacune implique le libre développement de tous, car l’émancipation n’est pas un plaisir solitaire.
  • 10. Le communisme n’est pas une idée pure, ni un modèle doctrinaire de société.

    Il n’est pas le nom d’un régime étatique, ni celui d’un nouveau mode de production.

    Il est celui du mouvement qui, en permanence, dépasse/supprime l’ordre établi. _ Mais il est aussi le but qui, surgi de ce mouvement, l’oriente et permet, à l’encontre des politiques sans principe, des actions sans suites, des improvisations au jour le jour, de déterminer ce qui rapproche du but et ce qui en éloigne.


    À ce titre, il est, non pas une connaissance scientifique du but et du chemin, mais une hypothèse stratégique régulatrice.

    Il nomme, indissociablement, le rêve irréductible d’un autre monde de justice, d’égalité et de solidarité ; le mouvement permanent qui vise à renverser l’ordre existant à l’époque du capitalisme ; et l’hypothèse qui oriente ce mouvement vers un changement radical des rapports de propriété et de pouvoir, à distance des accommodements avec un moindre mal qui serait le plus court chemin vers le pire.
  • 11. La crise, sociale, économique, écologique, et morale d’un capitalisme qui ne repousse plus ses propres limites qu’au prix d’une démesure et d’une déraison croissantes, menaçant à la fois l’espèce et la planète, remet à l’ordre du jour « l’actualité d’un communisme radical » qu’invoqua Benjamin face la montée des périls de l’entre-deux-guerres.

Daniel BenSaïd

Contretemps n° 4 (nouvelle série),

octobre 2009