GAZ DE SCHISTE: VIGILANCE ET MOBILISATION POPULAIRES

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SIX MOIS APRES, LES MANIFESTANTS DE IN SALAH POURSUIVENT LEUR PROTESTATION CONTRE LE GAZ DE SCHISTE

HuffPost Algérie | Par Nejma Rondeleux

Publication: 05/06/2015

n-in-salah-6-mois-large570.jpgIn Salah 6 mois

Six mois plus tard, ils sont encore là. Sur la Sahat Essoumoud (Place de la Résistance) où bat le cœur de la contestation anti gaz de schiste à In Salah depuis le 31 décembre.

Ni les 40° C du thermomètre, ni les vents de sable, ni le silence du gouvernement, n’ont eu raison des militants. Chaque jour, vers 18H30, à l’heure où la chaleur s’apaise, ils se retrouvent sur la Place autour d’un verre thé.

« Il y a moins de monde qu’avant mais nous sommes toujours une trentaine à nous réunir », témoigne Djamel, fidèle manifestant de In Salah.

Les femmes, mobilisées aux côtés des hommes dès le début du mouvement, continuent de venir Place Somoud et de cuisiner de temps en temps pour tous les présents, en particulier le vendredi.

Même si les mois ont passé et que les voix ont diminué, le mouvement a évolué et ses racines se sont implantées, comme celles des 55 arbustes de la Place qui ont bien poussé depuis fin février.

o-arbre-soumoud-570.jpgarbre soumoud

L’opposition s’est même relevée de ses cendres. Le petit musée du Somoud qui raconte en dessins et photos les six mois de lutte, a été reconstruit après son incendie le 9 mai dernier.

o-muse-somoud-570.jpg musée somoud

L’inauguration a eu lieu, mercredi 3 juin, avec un grand gâteau aux slogans des manifestations.

o-gteau-in-salah-570.jpg gâteau in salah

Incident technique

Au niveau des actions, c’est autour du second puits en phase de tests que les regards des habitants d’In Salah se tournent à présent.

« Depuis que les expérimentations du premier puits sont terminées et que le matériel a été déplacé, nous concentrons notre vigilance sur le second puits », explique Djamel qui relève d’ailleurs qu’un « problème a dû arriver » car il y a eu « un va et vient d’experts américains et norvégiens » pendant trois semaines au niveau de la base d’Halliburton.

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Une forte vibration a été ressentie par plusieurs personnes, souligne un autre militant qui affirme que le « second puits est fracturé dans des conditions anormales ». « Plus de 40 jours de travail entre la fracturation et la mise en torche, ce n’est pas normal, pour le conventionnel ça ne dure que deux semaines », souligne cet habitué des plateformes pétrolières.

Nouvelle lettre au gouvernement

Outre la surveillance, les militants tiennent toujours leurs réunions. Une nouvelle déclaration réaffirmant les positions initiales de la société civile d’In Salah a ainsi été rédigée hier, 4 juin et envoyée au secrétariat du gouvernement ainsi qu’au nouveau ministre de l’énergie, Salah Khebri.

Nous réitérons notre demande « d’une annonce solennelle de l’arrêt de la fracturation hydraulique pour plusieurs années et de l’ouverture d’un débat national », ont écrit les citoyens d’In Salah.

Une fois de plus.


1

Matin

slide_398364_4906178_free.jpg Nejma Rondeleux pour le HuffPost Algérie

Les habitants commencent à affluer vers la Place dès le levé du soleil vers 6H30.


2

Périmètre de sécurité

slide_398364_4906180_free.jpg Nejma Rondeleux pour le HuffPost Algérie

Un barrage artisanal bloque l’entrée aux voitures, seuls les motos et les pick-up de marchandises sont autorisés à entrer.


3

Débats

slide_398364_4906182_free.jpg Nejma Rondeleux pour le HuffPost Algérie

La journée débute toujours par des prises de paroles où chacun(e) exprime librement un avis, un commentaire, un encouragement, une idée sur le mouvement.


4

Logistique

slide_398364_4906184_free.jpg Nejma Rondeleux pour le HuffPost Algérie

Une sono et deux haut-parleurs géants ont été installés pour permettre à tous d’entendre les discours. Ils sont rangés et réinstallés quotidiennement.


pour lire l’article et accéder aux photos
cliquer sur le lien: http://www.huffpostmaghreb.com/2015/06/12/schiste-in-salah-opposition_n_7520692.html?utm_hp_ref=algeria


ou aller sur le lien: (…)

KAMEL DAOUD ET ALAA EL ASWANY: DEUX ECRIVAINS ARABES DIALOGUENT AU CŒUR DES CONVULSIONS DU MONDE

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En relayant cet entretien intéressant paru dans l’Huma, Socialgerie et nombre de lecteurs remarqueront que Al Aswany semble avoir rééquilibré ses regrettables et virulentes professions de foi et son soutien inconditionnel envers le pouvoir du général Sissi peu après son coup d’Etat « éradicateur » de 2013.

De quoi mieux mesurer, face aux situations complexes, les méfaits des pulsions unilatérales et pseudo-démocraitques irréfléchies, non fondées sur l’appréciation objective des enjeux réels et de l’intérêt des couches populaires et de la nation.

Mieux vaut tard que jamais.

On appréciera en tout cas les affirmations de Kamel Daoud telles que « Je ne suis pas un Occidental, je ne suis pas un Européen, je ne suis pas un Français. Je suis un Algérien. C’est chez moi que je me bats. Je refuse d’endosser le rôle d’Arabe libéral de service. »
Ou encore: « Quand les hommes bougent, c’est une émeute. Quand les femmes sont présentes, c’est une révolution… Libérez la femme et vous aurez la liberté.


Les auteurs, l’un égyptien, l’autre algérien, échangent sur le printemps arabe, le poison islamiste, les droits des femmes… entretien exclusif.
Le premier est égyptien. Le second est algérien.

Alaa El Aswany et Kamel Daoud sont deux figures de la littérature universelle, deux intellectuels arabes qui, par leur écriture et leur engagement, posent un regard lucide sur les mouvements du monde.

El Aswany était place Tahrir dès les prémices de la révolution égyptienne, et auparavant dans l’immeuble Yacoubian où il décrivait à travers les portraits savoureux des locataires de cet immeuble niché au cœur du Caire la corruption et la montée de l’islamisme.

Daoud a traversé la « décennie noire » avant de prendre la plume pour exorciser les démons de l’obscurantisme et s’aventurer dans une langue française qu’il a faite sienne. Elle fut le «butin de guerre» de Kateb Yacine, il en fait son «bien vacant».
L’un et l’autre parlent librement. Du pouvoir politique, de l’extrémisme religieux, de la corruption, de la démocratie, de la révolution et des femmes. Leurs propos se situent à contre-courant du flux d’informations anxiogènes qui nous empêche de penser.
À la lecture de leurs ouvrages respectifs, on mesure combien l’un et l’autre sont visionnaires, à l’instar de tous les poètes. Alaa El Aswany et Kamel Daoud sont pareils à ces lucioles dont Pasolini déplorait la disparition et qu’ils rallument dans la nuit.

CULTURE ET SAVOIRS

GRAND ENTRETIEN

ISLAMISME ET DICTATURE, LES DEUX FACES D’UNE MÊME PIÈCE

ENTRETIEN RÉALISÉ PAR SOPHIE JOUBERT ET ROSA MOUSSAOUI

L’HUMANITÉ

2 JUIN, 2015

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Photos : Nacerdine Zebar/Gamma Rapho et Philippe Matsas/Opale/Leemage

ENTRETIEN:

De passage à Paris, l’Égyptien Alaa El Aswany et l’Algérien 
Kamel Daoud se sont prêtés au jeu du dialogue entre deux écrivains aux premières loges des bouleversements qui refaçonnent, depuis 2011, le Maghreb et le Machreq. Paroles de liberté en toute liberté.

Alaa El Aswany, dans votre livre Extrémisme religieux et dictature, vous évoquez à propos de l’islamisme et des régimes autoritaires les deux faces d’un même malheur historique… Quels liens ces deux projets politiques entretiennent-ils ?

Alaa El Aswany Je parlerai de l’Égypte. L’Occident commet à mon avis une erreur en appliquant la même grille de lecture à tous les pays arabes…

Dès 1952, en Égypte, ce piège s’est mis en place: d’un côté la dictature, de l’autre, le fascisme religieux, avec une alliance tacite entre le dictateur et les extrémistes.

Le dictateur utilise les extrémistes pour se débarrasser du mouvement démocratique.
Mais lorsque les extrémistes veulent le pouvoir, une confrontation se produit : les extrémistes sont réprimés, jetés en prison, assassinés.
Vient ensuite le temps des négociations aboutissant à une nouvelle alliance.

Au final, c’est toujours le peuple qui paie l’addition, bien plus que les extrémistes.
Ce cycle se répète aujourd’hui. Dictateurs et extrémistes ont besoin les uns des autres. La dictature a toujours été justifiée, en Égypte, par le danger extrémiste.

Comment le mouvement populaire contre le régime du président Mohamed Morsi, issu des Frères musulmans, a-t-il pu ouvrir la voie à un coup d’État militaire ?

Alaa El Aswany Mohamed Morsi a été élu. J’ai boycotté le second tour de l’élection présidentielle, parce que l’alternative était terrible: le fascisme religieux ou un autre Moubarak. Je n’ai pas voté pour Morsi, mais je considérais que la légitimité des urnes lui conférait le droit absolu d’accomplir son mandat.

Trois mois seulement après son arrivée au pouvoir, il a commencé à suspendre toutes les procédures démocratiques, à abroger certaines lois et à mettre la Constitution entre parenthèses. Il s’agissait là des premiers pas vers l’institution d’un régime islamique. Les décisions présidentielles étaient placées au-dessus de la loi.
Au fond, il s’est servi de la démocratie comme d’un marchepied pour tenter d’instaurer un régime islamique.

Nous n’avions pas de Parlement qui aurait pu lui ôter la confiance. Donc nous avons décidé d’occuper l’espace public, avec une pétition qui a recueilli 22 millions de signatures.

Au même moment, certains partisans de Morsi appelaient déjà au djihad. Certains leaders des Frères musulmans menaçaient de faire couler en rivières le sang des «infidèles». Dès lors, sans soutenir le général Abdel Fattah Al Sissi, je pensais qu’il était dans les prérogatives de l’armée égyptienne d’intervenir pour éviter une guerre civile.

Ma position, celle des révolutionnaires égyptiens, est une opposition franche aux Frères musulmans comme à l’armée. Nous défendons des principes que ne partagent ni les islamistes, ni les représentants de l’ancien régime.

Des milliers de jeunes révolutionnaires ont sacrifié leur vie. D’autres ont été assassinés, condamnés à mort ou croupissent en prison. Ils ont donné leur vie sans rien gagner en contrepartie. Certains affairistes sont prêts à dépenser des millions pour stopper le changement et sauver leurs prébendes. Les chaînes de télévision, en Égypte, sont toutes contrôlées par les millionnaires de Moubarak.

Mais la partie n’est pas finie. La révolution n’est pas un match de football, avec 90 minutes pour désigner le vainqueur. Nous avons besoin de temps dans ce conflit qui oppose des principes aux intérêts économiques. Après quatre ans, la Révolution française aussi a d’abord tourné court.

Je reste donc optimiste. C’est une révolution de la jeunesse, dans lequel le rapport entre générations est décisif. Plus de 60 % des Égyptiens ont moins de trente ans et cette nouvelle génération cultive une vision du monde très différente de celle de ses aînés.

Kamel Daoud En Algérie, nous avons connu un scénario similaire.

En 1988, le soulèvement contre le parti unique a donné lieu à une répression féroce, à la torture. Puis les islamistes ont débarqué, exactement comme sur la place Tahrir.
Lorsqu’ils ont vu le rapport de force pencher vers les révoltés, ils ont pris en charge le mouvement. Nous sommes passés par le même cycle, avec des élections municipales et parlementaires remportées par le Front islamique du salut (FIS). Ce n’est pas allé jusqu’à la présidence, nous n’avons pas eu de Morsi en Algérie. Mais nous avons été pris dans le même piège.
Que faire, lorsqu’au nom de la démocratie, il faut laisser des fascistes prendre le pouvoir? Il n’y a pas de solution, leur premier objectif étant justement de détruire toutes les avancées démocratiques.

En Algérie, la confrontation fut d’une rare violence. Elle a débouché sur dix ans d’une guerre sanglante.

La mécanique était simple. Face au mouvement démocratique de 1988, le régime a utilisé les islamistes. Il a favorisé leur ascension, avant de recourir au coup d’État, légitimé, à l’extérieur comme à l’intérieur, par la peur.

En vérité, les islamistes n’avaient pas la majorité électorale : le mode de scrutin taillé sur mesure pour le parti unique et surtout, seuls 30 % des électeurs se sont rendus aux urnes. Quoi qu’il en soit, les militaires ont arrêté le processus électoral et repris la main.
Durant la décennie noire, le régime militaire, qui avait instrumentalisé les islamistes contre le camp démocratique, a utilisé ce dernier pour légitimer sa guerre contre les islamistes. «Sans nous, ils massacreront tout le monde», proclamaient les généraux.
Aujourd’hui, la mouvance islamiste légale est éclatée, avec une dizaine de partis en compétition pour le leadership. Surtout, elle a été domestiquée par le pouvoir, qui a clientélisé les islamistes grâce à l’argent de la rente pétrolière.
Le deal est simple. L’argent et le pouvoir restent aux mains d’un régime hétéroclite, incluant militaires et affairistes. En bas, les islamistes s’occupent de la rue. Ils dictent à leur guise les normes sociales, les codes vestimentaires, les rites.

Cette expérience de la décennie noire explique-t-elle la sidération de l’Algérie face aux révolutions tunisienne et égyptienne?

Kamel Daoud Plusieurs raisons expliquent cette sidération.

Le souvenir de la guerre civile, bien sûr. Cette guerre sans images fut d’autant plus atroce que nous l’avons vécue seuls, à huis clos. Daesh (« État islamique ») sature aujourd’hui l’espace médiatique. Mais dans les années 1990, l’horreur était devenue le quotidien de la ruralité algérienne, avec des enfants égorgés, des femmes éventrées.
Le résultat, c’est que les Algériens préfèrent aujourd’hui l’immobilité au chaos.

Second facteur, les révolutions arabes ont connu un virage. Après la phase Tunisie-Égypte, s’est ouverte la phase Libye-Syrie. En s’appuyant sur l’échec libyen, le pouvoir algérien a travaillé l’équation démocratie = chaos. L’intervention militaire française aussi a servi la propagande du régime, qui n’a pas hésité à jouer sur le traumatisme colonial toujours vif en assimilant la démocratie au retour de la France.

Troisième facteur, l’argent. Le pouvoir a distribué énormément d’argent, renforçant le rapport de clientélisme avec la population. Entre le confort et la démocratie, les gens préfèrent le confort.

Une révolution qui touche uniquement la Terre ne suffit pas, elle doit aussi toucher le Ciel. Le slogan des Frères musulmans, «L’islam est la solution», doit être cassé, démantelé, pour que la chute d’un dictateur produise un vrai changement.

Nous devons faire la grande révolution des mentalités.

Quel rôle ont joué les chaînes de télévision ?

Kamel Daoud Dès le début des soulèvements tunisien et égyptien, sont apparues des chaînes de télévision privées de droit étranger, financées par des milieux d’affaires interlopes, proches du régime. Leur propagande a fait son effet.
Ceux qui contestaient le principe d’un troisième mandat de Bouteflika ont subi un véritable lynchage médiatique sur ces antennes.
Il faut évoquer, aussi, le poids des chaînes de télévision wahhabites, qui captent un auditoire déshérité de femmes vivant en milieu rural, sans formation critique.

Ces médias ont déplacé tous les référents.
Que peut un journaliste, que peut un romancier, face à ces 1 200 chaînes de télévision? Le combat est trop inégal.

À l’intérieur du pays, nous sommes isolés par le régime, par les conservateurs, par les islamistes.
À l’extérieur, il y a ce risque d’être pris dans un engrenage médiatique occidental, d’être embarqué dans un casting qui n’est pas le vôtre.

Je ne suis pas un Occidental, je ne suis pas un Européen, je ne suis pas un Français. Je suis un Algérien. C’est chez moi que je me bats. Je refuse d’endosser le rôle d’Arabe libéral de service.

Alaa El Aswany En Égypte aussi les chaînes de télévision wahhabites jouent un rôle décisif. Tous les wahhabites d’Égypte étaient opposés à la révolution. Le wahhabisme est une interprétation très étroite, très agressive de l’islam. L’application de cette doctrine, c’est l’État islamique, qui doit être instauré par la violence s’il le faut.

Mais en même temps, ses adeptes prêchent, paradoxalement, l’obéissance au président. En 2011, les téléprédicateurs wahhabites se relayaient donc à l’antenne, pour déclarer «haram», «illicite», la participation à la révolution.

Ces idéologies de régression se seraient-elles imposées aussi aisément au Maghreb et au Machreq sans l’afflux de pétrodollars en provenance du Golfe?

Alaa El Aswany Certainement pas!

L’idée que l’islam puisse être aux fondements de l’État n’a émergé en Égypte qu’en 1928, avec les Frères musulmans. Auparavant, notre combat était celui de l’indépendance et de la construction d’un État démocratique.
Après la révolution de 1919, une première Constitution a été élaborée. Adoptée en 1923, elle comprenait une disposition sur la liberté de conscience, c’est-à-dire la liberté de croire ou de ne pas croire.
En 1934, un pamphlet intitulé Pourquoi je suis athée a rencontré, en Égypte, un grand succès auprès du public. Au point qu’un autre pamphlet, intitulé Pourquoi je suis croyant, a été publié en réponse.
En 1933, le pays fêtait, place Tahrir, la première aviatrice égyptienne, arabe et africaine, Lotfia El Nadi. L’obtention de son brevet de pilote était vécue comme une victoire nationale.
En 1939, le fils du chah d’Iran, Mohammad Reza Pahlavi, épousait la princesse Fawzia d’Égypte. Il n’était aucunement question, à l’époque, d’un conflit entre sunnites et chiites!
Ce qui prévalait encore, c’est cette conception égyptienne, défendue par le juriste et mufti réformateur Mohamed Abduh, d’une séparation entre la religion et l’État.

Après le choc pétrolier de 1973, des millions de dollars ont été dépensés pour la promotion du wahhabisme. Pourquoi ? À cause de la structure politique des régimes du Golfe, tous adossés à l’alliance entre une famille royale et des cheikhs wahhabites. Pour ces régimes, la promotion du wahhabisme est donc une condition de la stabilité politique. Cela explique l’hostilité unanime des régimes du Golfe contre la révolution égyptienne.

Kamel Daoud La papauté non plus n’était pas franchement favorable à la Révolution française… Pour ces cheikhs saoudiens, l’immobilisation de la société est indispensable à la perpétuation d’un ordre féodal.

Chez nous aussi, l’afflux des pétrodollars pour rendre possible le boom wahhabite est visible, nous en payons la facture. Ce phénomène a bénéficié en Algérie d’un terrain de pénétration facile, mais l’Occident aussi est concerné.

Quant à l’Afrique subsaharienne, elle est en première ligne, avec les constructions de mosquées, le financement d’écoles, etc.

Dans deux décennies, Boko Haram deviendra un phénomène continental.

Ce qui est extraordinaire, avec l’Occident, c’est sa complaisance à l’égard de l’Arabie saoudite, qui n’est rien d’autre qu’une sorte de Daesh bien habillé. Donnez à Daesh beaucoup de pétrole et un peu de temps: ils achèteront le Printemps et se baladeront dans les rues de Paris.

L’Occident entretient un rapport d’hypocrisie avec ce fléau, cette peste. On ne naît pas islamiste, on le devient.

Quand la patronne du FMI, Christine Lagarde, salue l’œuvre du roi d’Arabie saoudite en faveur des femmes, elle condense de la façon la plus cynique et 
la plus tragique ce rapport d’hypocrisie. Vouloir ruser en instrumentalisant 
l’islamisme à des fins de pouvoir est périlleux. On ne joue pas avec le diable.

Alaa El Aswany, Il y a de très belles pages dans votre livre sur les femmes, on pourrait les rapprocher d’une récente chronique de Kamel Daoud sur les jambes féminines. Pourquoi le corps des femmes est-il devenu un enjeu de lutte politique?

Alaa El Aswany Si vous regardez les films égyptiens jusqu’aux années 1970, vous serez étonnés de ne voir aucune femme voilée. L’Égypte a eu une interprétation très ouverte de l’islam.

Après la révolution égyptienne de 1919, le leader Saad Zaghloul a considéré qu’on ne pouvait libérer le pays sans libérer les femmes.
Aujourd’hui, quand il y a un problème de burqa en Occident, on incrimine l’islam. Or le problème vient du wahhabisme, qui ne voit pas la femme comme un être humain mais seulement comme un objet sexuel, une machine à faire des enfants. On couvre le corps des femmes non pas pour le protéger mais pour empêcher les autres de «l’utiliser». Si la femme se trouve dans la rue sans son «propriétaire», n’importe qui se sent autorisé à assouvir ses pulsions sexuelles.

Les islamistes égyptiens ont lancé l’appel «Elles méritent le scandale», pour inciter les jeunes à poster sur Internet des photos de femmes considérées comme impudiques.

Kamel Daoud Le rapport à la femme est le nœud gordien, en Algérie et ailleurs. Nous ne pouvons pas avancer sans guérir ce rapport trouble à l’imaginaire, à la maternité, à l’amour, au désir, au corps et à la vie entière.

Les islamistes sont obsédés par le corps des femmes, ils le voilent car il les terrifie.
Pour eux, la vie est une perte de temps avant l’éternité. Or, qui représente la perpétuation de la vie ? La femme, le désir. Donc autant les tuer.
J’appelle cela le porno-islamisme. Ils sont contre la pornographie et complètement pornographes dans leur tête.

Il existe deux sortes de peuples. Ceux qui respectent leurs femmes avancent dans la vie, deviennent libres, ont des créateurs, savent jouir de la vie et avoir du plaisir.
Les autres, ceux qui entretiennent un rapport trouble à la femme, sont des peuples maudits.

Quand les hommes bougent, c’est une émeute. Quand les femmes sont présentes, c’est une révolution.. Libérez la femme et vous aurez la liberté.

En Occident, depuis 2001, un lien entre islam et terrorisme s’est établi dans les têtes. Il sert conservateurs et mouvements d’extrême droite. Comment s’en défaire?

Alaa El Aswany Il est facile de créer un ennemi imaginaire après des attentats.

Un musulman est une personne qui pratique une religion comme les autres, un islamiste est un extrémiste, quelqu’un qui croit à la violence et à la guerre pour créer un État islamique.

Si nous ne sommes pas capables de voir la différence entre musulmans et islamistes, nous aurons tous des problèmes.

L’Église catholique a représenté des valeurs positives d’amour et de tolérance. Cette même Église a commis des crimes, durant les Croisades ou l’Inquisition. Pour autant, je n’ai pas le droit de dire que tous les chrétiens sont des criminels.

Or ce raisonnement est utilisé par la droite, qui fait de tout musulman un terroriste potentiel.

Kamel Daoud Mais les gens doivent se réveiller, ouvrir les yeux sur le péril islamiste. Il n’est pas arabe, algérien, égyptien ou subsaharien : il est mondial.

Daesh exerce un attrait irrationnel sur une petite frange de la jeunesse, pas seulement dans le monde dit arabe, mais aussi en Occident. Comment l’expliquez-vous?

Alaa El Aswany Il faut ouvrir la porte à une vraie démocratie. 50 % des Égyptiens vivent sous le seuil de pauvreté. Quel choix s’offre à un jeune qui se sent marginalisé et humilié? Soit il a un réseau démocratique et peut s’exprimer par le vote, changer les choses. Soit il est poussé vers l’extrémisme.

On peut faire le parallèle avec les jeunes de la deuxième génération en Occident, auxquels on répète qu’ils ne sont pas français ou anglais. Dans les pays arabes ou les banlieues européennes, ces jeunes sont désespérés, frustrés et veulent retrouver leur dignité à travers ce rêve illusoire que leur propose l’État islamique.

Kamel Daoud El Aswany est profondément optimiste, j’espère qu’il va me contaminer et non le contraire.

Je me bats pour ma liberté, l’enjeu est immense. Du point de vue de la pédagogie, de l’éducation, on n’a pas proposé d’alternative à l’islamisme. Il faut construire et proposer une offre aux jeunes de seize ans pour affronter la vie.

Sans cette alternative philosophique à l’islamisme, on court à l’échec. Un jeune de seize ans a besoin d’un dieu, il peut le trouver au ciel ou sur le visage d’une femme belle. S’il ne peut pas s’exprimer, il se tourne vers ceux qui lui font miroiter l’au-delà.

L’’islamisme offre du confort, comme tous les fascismes. La lutte est politique, la résistance est politique et c’est bien plus profond que l’exercice du pouvoir : c’est lié au sens de la vie.

Vous trouvez des livres djihadistes dans le Sahel mais rarement des romans. C’est donc aussi une bataille de livres.

Comment voyez-vous la suite ?

Kamel Daoud La société algérienne a été transformée en profondeur par les islamistes et les conservateurs, et nous avons un régime en crise. Du point de vue de l’histoire, le régime ne tourne pas la page de la génération qui a fait la guerre, ceux qu’on appelle les libérateurs. Il a fallu chasser les colons, maintenant il faut chasser les libérateurs. C’est très difficile.

Cette absence de transition est aggravée par la chute des prix du pétrole et le refus de laisser émerger de nouvelles figures.

L’autre facteur, le plus dramatique, c’est la terreur de l’Occident vis-à-vis de l’instabilité en Algérie. L’Occident préfère l’immobilisme et un «dictateur éclairé». Nous sommes un pays bizarre qui a prouvé qu’une dictature peut se passer de président. Bouteflika a été soigné pendant quatre mois en France et le pays a fonctionné normalement.
Quand les révoltes ont éclaté dans le monde arabe, les gens me demandaient pourquoi on ne faisait pas la révolution. J’ai répondu : «Chez nous on dégage qui ? Ben ou Ali?» On ne sait même pas qui dirige. Les Tunisiens et les Égyptiens avaient la chance tragique d’avoir un dictateur.
Pour nous, c’est plus compliqué. Les gens ont peur maintenant. J’ignore ce que sera l’après-Bouteflika. Va-t-on passer par une rupture violente ? Je ne le souhaite pas… Je suis fatigué. Pendant mes vingt premières années, on m’a parlé de la guerre de libération puis, entre vingt et trente ans, j’ai vécu la guerre civile. Nous ne voulons pas de rupture violente, mais le régime ne fait rien pour une transition en douceur. Nous sommes vraiment coincés.

Alaa El Aswany Je crois que le système est beaucoup plus important que le dictateur.

En Syrie, je ne pense pas que Bachar Al Assad soit le vrai décisionnaire. En Algérie, la dictature a besoin du président même s’il est malade ou absent. En Égypte, nous avons retenu cette leçon. Nous étions très contents de nous débarrasser de Moubarak et nous nous sommes rendu compte qu’il était seulement la couverture de la machine.
Sous cette couverture, nous avons trouvé une machine beaucoup plus méchante que Moubarak. La situation est différente selon les pays.

Mais contrairement à Kamel Daoud, je ne suis pas fatigué. Je sais que nous allons y arriver, même si le processus est long. Je ne peux pas penser autrement.

Il faut combattre pour ceux qui ne peuvent pas se défendre. C’était la motivation principale de la révolution égyptienne.


Alaa El Aswany est né au Caire en 1957. 
Il a publié chez Actes Sud des romans, l’Immeuble Yacoubian (2006), Chicago (2007), Automobile-Club d’Égypte (2014), un recueil de nouvelles, J’aurais voulu 
être égyptien (2009), et deux recueils 
de chroniques parues dans la presse égyptienne, Chroniques de la révolution égyptienne (2011) et Extrémisme religieux et dictature (2014).
Kamel Daoud est né en 1970 à Mostaganem. Il est journaliste au Quotidien d’Oran, 
où il tient une chronique depuis douze ans. Il a publié deux recueils de nouvelles, 
 la Préface du nègre (Barzakh, 2008), 
 le Minotaure 504 (Sabine Wespieser Éditeur, 2011) et un roman, Meursaut, contre-enquête (Actes Sud), contrepoint 
à l’Étranger, d’Albert Camus, pour lequel 
il a obtenu le prix Goncourt du premier roman et le prix des cinq continents 
de la francophonie. Il vit à Oran.

LIRE L’ENTRETIEN SUR L’HUMANITÉ


JEAN-LUC MÉLENCHON: « LES ETATS-UNIS REMETTENT LEUR NEZ DANS LE DOSSIER GREC »

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Publié par Saoudi Abdelaziz

le blog algerie infos

3 Juin 2015

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(Extrait du billet « Une crise peut en cacher une autre »)

Il ne manquait plus qu’eux. Les Etats-Unis remettent leur nez dans le dossier grec. La dernière fois qu’ils étaient à la manœuvre, c’était justement lors du déclenchement de la crise grecque en 2010. Pendant plusieurs années, les gouvernements grecs pourris de la droite et de la social-démocratie étaient conseillés et financés par les banquiers états-uniens de Goldman Sachs mais aussi Meryll Linch et Morgan Stanley. Les cadors de Wall Street directement liés au pouvoir états-unien et plus largement européen, comme en atteste leur présence oligarchique à la Maison blanche, dans les ministères des finances des deux rives de l’Atlantique et à la Commission européenne. Une fois la crise déclenchée, on découvrit notamment que Goldman Sachs avait aidé à maquiller les comptes et à monter divers circuits frauduleux de financement et de pillage du pays. On savait donc au sommet où étaient les failles. N’oublions pas l’action de l’agence de notation Standard and Poors, autre cador de Wall Street, dont le rôle déclencheur et aggravant a été particulièrement direct et désastreux dans le déclenchement de la crise.

Au secours ils sont donc de retour !

Leur principale arme dans le dossier est le FMI. C’est lui le principal créancier de la Grèce à court terme. Et c’est lui que la Commission européenne est allée chercher en 2011 pour être l’opérateur des plans de « sauvetage » des pays en difficultés de la zone euro. Il me parait important de souligner que cela fut à la demande d’Angela Merkel elle-même, approuvée aussitôt par son porte serviette français de l’époque.

Et c’est donc logiquement le FMI qui est le premier à bloquer

toute restructuration de la dette grecque. C’est l’exigence première du gouvernement Tsipras et la solution pour sortir durablement de cette crise, comme nous l’avons dit depuis 2010. Et qui a la main sur le FMI ? Officiellement, son comité directeur représentant ses actionnaires. En réalité un seul Etat dispose d’un droit de véto dans cette institution néo-impérialiste : les USA. C’est la raison pour laquelle nous plaidons depuis des années pour en sortir. Et c’est pour ça que les BRICS lui tournent le dos. En complément de leur droit de véto, les USA ont toujours pu compter au FMI sur le directeur général. Christine Lagarde ne fait pas exception à la règle, elle qui dirigea un cabinet d’affaires défendant les firmes états-uniennes et qui faisait travailler son cabinet en anglais quand elle était ministre des finances de la France.

Si la Grèce est donc aujourd’hui dans l’impasse

c’est donc en premier lieu à cause du FMI avec lequel la Commission européenne fait cause commune. La Grèce a tout fait pour manifester sa bonne foi et sa volonté de négocier : elle a déjà remboursé 2,9 milliards au FMI depuis février. A juste titre, le gouvernement grec dit aujourd’hui que ça suffit et que la dette et les plans d’aide doivent être renégociés. Cette fois c’est directement le secrétaire d’Etat américain au Trésor, Jack Lew qui a demandé jeudi 28 mai à la Grèce de « prendre des décisions très difficiles ». Il l’a fait lors d’une réunion des ministres des finances du G7 accueillis à Dresde par Wolfgang Schaüble. Le dossier grec est donc désormais discuté par une instance, le G7, dont la Grèce n’est même pas membre ! Le ministre français Michel Sapin y a joué son rôle de caniche habituel en psalmodiant que « les résultats grecs sont encore insuffisants ». Relayant cette pression, Christine Lagarde, qui était présente à la réunion, a surenchéri. Dans une interview au Frankfurter Allgemeine Zeitung, organe de la finance allemande, elle a ouvertement évoqué la « possibilité de sortie de la Grèce » de la zone euro. Avant d’ajouter cyniquement que l’euro s’en remettrait « probablement ». L’adverbe est admirable. Cette probabilité n’a pas l’air d’effrayer le capital allemand. Curieux non! (…)

Source: http://www.jean-luc-melenchon.fr


sur socialgerie voir aussi

GRÈCE – ALEXIS TSIPRAS : S’IL N’Y A PAS ENCORE D’ACCORD, CE N’EST PAS À CAUSE DE NOTRE INTRANSIGEANCE


AUTOUR DE LA CONJONCTURE ALGÉRIENNE ET INTERNATIONALE ACTUELLE

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2015. VERS LE RENOUVEAU DE LA GAUCHE ALGÉRIENNE?Saoudi Abdelaziz – blog algerieinfos – 3 Juin 2015;


OMAR AKTOUF, ÉCONOMISTE, À L’EXPRESSION: « L’AUSTÉRITÉ N’EST PAS UNE SOLUTION »par Amar INGRACHEN – L’Expression – le 02 Juin 2015;


2015. VERS LE RENOUVEAU DE LA GAUCHE ALGÉRIENNE?

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Saoudi Abdelaziz

blog algerieinfos

3 Juin 2015

Mis en ligne en décembre 2014

Le peuple algérien restera-t-il absent du paysage politique en 2015 ou bien sortira-t-il du champs clos des luttes sociales limitées aux lieux de travail et d’habitation? C’est sans doute la question centrale que se posent l’ensemble des forces politiques qui souhaitent le soutien des Algériens ordinaires à leurs projets.

Jusqu’ici privées de cette base de masse, les luttes politiques sont dévitalisées. On sait que le renouveau politique des années 88-91 a été quasiment tué par les clivages « idéologiques » suscités et exploités par le système, privant les citoyens, placés en position de survie pendant la décennie noire, de la possibilité élementaire d’exprimer des opinions politiques.

Le peuple algérien reste une nébuleuse pour les politologues. Peut-être, n’existe-t-il plus désormais? Les experts ont trouvé l’explication: endormis par un estomac bien rempli, le peuple ne peut plus bouger, il fait la paix sociale. Bien rempli, c’est à voir.

On sait que depuis le début de 2011, le réveil de la mobilisation populaire et des luttes de masse s’est concentré sur un objectif dit « non politique », celui du pouvoir d’achat. Le printemps algérien a été un printemps social. Malgré la repression, à travers les grèves et actions massives, les salariés et les villageois ont exigé et souvent obtenu un important rattrapage salarial et de meilleurs équipements sociaux de proximité.

« Le pouvoir a acheté la paix sociale, grâce aux revenus pétroliers », analysent les politologues pour expliquer l’échec des tentatives de plaquer les expériences révolutionnaires d’autres pays arabes. Ils « oublient » le rôle de la mobilisation populaire pour arracher les nouveaux acquis sociaux obtenus, considérant sans doute que la répartition du revenu national n’est pas une question politique.

Avec la baisse des revenus pétroliers, « il ne sera plus possible d’acheter la paix sociale » se réjouissent les porte-paroles de l’opposition néolibérale.

Et si la marmite se renversait sur le couscoussier en 2015? Et si les salariés exigeaient que l’Etat aille enfin chercher l’argent là où il se trouve, dans les immenses profits des privilégiés du système? Et si les salariés, qui eux sont ponctionnés à la sources, se mettaient à exiger une authentique justice fiscale? Qu’ils exigent aussi de mettre au pas les lobby de l’import. Qu’ils mettent fin aux projets inutiles qui ne servent qu’à alimenter les « commissions »?

Une politisation qui ira forcément à l’encontre des plans politiques qui en 2015 feront du forcing pour exploiter les tares du système en vue d’imposer la politique néolibérale tous azimut, au détriment de la nation et du peuple

La baisse des revenus pétroliers créera-t-elle une situation rendant nécessaire pour le peuple algérien, l’existence d’une gauche politique et sociale capable de soutenir le monde du travail et les couches les plus fragiles de la population. C’est sans doute la question cruciale de l’année nouvelle.

Sources blog algerieinfos

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OMAR AKTOUF, ÉCONOMISTE, À L’EXPRESSION:

« L’AUSTÉRITÉ N’EST PAS UNE SOLUTION »

par Amar INGRACHEN

L’Expression

le 02 Juin 2015

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«La chute des prix des hydrocarbures était tout à fait prévisible»

Analysant la situation économique et sociale du pays à l’aune des nouvelles données, notamment les prévisions «optimistes du FMI en termes de croissance ainsi que la nomination d’un technocrate libéral » plutôt critique à l’endroit du gouvernement, à la tête du ministère des Finances, Omar Aktouf, éminent économiste et consultant pour plusieurs institutions économiques à travers le monde, notamment au Brésil, exprime ses inquiétudes et suggère, en filigrane, un plan de sortie de crise.

L’Expression: Une chute brutale mais déjà prévue par plusieurs experts indépendants des prix du pétrole a ébranlé les certitudes du gouvernement qui s’emploie, depuis quelque temps, à mettre en place un plan d’austérité. Pensez-vous qu’un plan d’austérité est une bonne réponse à la situation de déséquilibre de la balance commerciale du pays? Selon vous, quelle est la solution adaptée à une situation pareille?

Omar Aktouf: Oui la chute des prix des hydrocarbures, même intense et brutale, était tout à fait prévisible, malgré tout ce qui secoue le Moyen-Orient, et surtout à cause de la décision US de se mettre massivement aux huiles de schistes pour se rendre indépendants des marchés extérieurs, et aussi à cause des immenses réserves toutes proches des sables bitumineux et gaz de schiste du Canada. Rien donc de surprenant ni d’inattendu dans tout cela depuis quelques années: notre gouvernement aurait dû commencer à s’y préparer et prendre des mesures d’adaptation il y a au moins deux ou trois ans! Vous parlez de «plan d’austérité»: mais, quelle austérité supplémentaire pourrait-on donc infliger à ce pauvre peuple algérien! Par ailleurs, et on le voit bien en Europe, aucun plan d’austérité n’a servi à rien! Il suffit de voir comment la troïka (UE, BCE et FMI) ne cesse de valser entre relance et austérité depuis 2008, et aussi et surtout le basculement à gauche toute de la Grèce, de l’Espagne… où la dite austérité n’a fait qu’empirer les choses. Vous parlez aussi de «balance commerciale algérienne»: personnellement je me pose la question de savoir où se trouve cette «balance» qui n’a pratiquement jamais été que gouffre d’importations sans limites d’à peu près tout, et surtout, de pas loin de 80 ou 90% de ce que l’Algérien consomme par jour! Cestes, une politique d’austérité va rétablir quelque peu l’abîme de déséquilibre entre rente pétrolière et importations, mais à quel prix pour le peuple? On dit «consommez algérien», quelle farce! Quand on sait que l’Algérie ne produit même pas une goutte de plus de la moitié du lait consommé au pays, pas plus que l’immense majorité de tout ce qui est indispensable à la vie quotidienne… pour consommer algérien, encore faut-il qu’il y ait production algérienne de ce que l’on consomme! Pour résumer, je dirais que, bien entendu pour moi, qui suis un anti-néolibéral achevé, aucun plan d’austérité n’est bon pour rien! La seule et unique «solution adaptée» serait le contraire de l’austérité, mais avec un renflouement des financements de l’État et un minimum de satisfaction des besoins criants du peuple qui mettraient à contribution les titanesques fortunes privées, occultes… afin de financer un vaste plan de relance – notamment en vue de productions locales pour consommation locale- surtout pas de plan d’austérité! Par ailleurs, quand on voit notre «gouvernement» prendre des mesures d’allègement des taxes et redevances sur les entreprises et se mettre à crier au «doublement urgent» de l’extraction pétrolière, on se demande d’où sortent les conseillers qui préconisent ce genre de choses qui auront pour effets inexorables de 1- diminuer les recettes de l’État tout en engraissant encore plus les colossales fortunes privées informelles, privées, extraverties… et 2- de faire baisser encore davantage les prix internationaux des hydrocarbures par l’augmentation de l’offre. Tout ce que je vois là c’est du total «n’importe quoi», pourvu que l’on rallonge à n’importe quel prix la rente hydrocarbures, point! Mais ce qui l’est encore davantage et que je crains fort, c’est que sous prétexte de cette «crise» qui ramènerait notre pays à des réserves de 20 à 30 milliards ou moins d’ici 2 ou 3 ans, on en profite pour imposer l’exploration des gaz de schiste. Ce qui serait un véritable crime contre le pays.

Le dinar se dévalue. Pourquoi?

Ce qui aurait été bien étonnant, en les circonstances, c’est que notre dinar ne se dévalue pas, ou même qu’il ne sombre pas à pic vers une valeur internationale au-delà du nul! Pour ce qui me concerne, je prédis que, si les politiques demeurent dans le sens de celles adoptées, la dégringolade de notre monnaie va connaître des abysses encore jamais vus. Cela sera, peut-être, l’étincelle qui mettra le feu aux déjà bien nombreux barils de poudre accumulés dans les insondables «cales» des frustrations du peuple algérien. Quant à la question de savoir «pourquoi» cette dévaluation, la réponse est que tout simplement, toute «valeur» ou «tenue» d’une monnaie est liée à la productivité économique de son pays. Or, en guise de «productivité», nous n’avons, en Algérie, que la pompe à pétrole-gaz et la planche à billets. Donc tout à fait automatiquement et logiquement, dès que le prix des hydrocarbures baisse et que le recours à la planche à billets menace de s’accélérer (pour compenser des rentrées en devises qui diminuent proportionnellement à la chute des prix), alors notre monnaie devient de plus en plus une monnaie de singe dont personne ne veut. Où sont les moindres sérieux substituts (y compris privés) au pétrole et gaz pour faire rentrer le moindre montant sérieux de devises au pays?

La Banque d’Algérie doit-elle intervenir pour stopper la dévaluation du dinar?

Stopper la dévaluation par l’entremise de mesures bancaires reviendrait à tenter d’assécher le plus possible la circulation et la masse du numéraire en dinars (emprunts, salaires, investissements, importations, budgets publics, financements des exportations…) ou tenter d’en rehausser la valeur par achats massifs à l’aide de devises fortes. Or, on sait que nos réserves en devises sont déjà en deçà de ce qu’il faudrait pour les besoins courants du pays. On sait aussi qu’il faut en compenser la baisse en rentrées pétrolières: donc imprimer l’«équivalent» en dinars si on veut éviter la paralysie de nombre de secteurs et des défauts de paiements dont les effets domino peuvent être insondables. Et cela tout en affrontant plusieurs nécessités incontournables qui impliquent des mesures inverses: 1- la nécessité d’investir dans le creusement de Dieu sait combien de nouveaux puits, explorer de nouvelles réserves… (si cette folle et démagogique mesure de «doublement urgent de la production» proposée par ce gouvernement est maintenue); 2- celle de faire face aux hausses d’importations (quantités et prix), de subventions de foules de produits de première nécessité qu’implique immanquablement l’arrivée du Ramadhan; 3- celle de compenser – pour éviter de forts possibles graves colères populaires- l’implacable hausse des prix mondiaux de tout ce qui est importé en secteur alimentaire (hausse combinée aux effets de dévaluation du dinar, de l’amorce d’hyper inflation déjà bien observable…). Non, décidément, je ne vois vraiment pas comment la Banque d’Algérie pourrait aller contre ces nécessités en raréfiant la disponibilité de liquidités ou en réévaluant, par je ne sais quel miracle, notre dinar.

Abderahmane Benkhelfa préconisait l’ouverture du capital des banques publiques au privé. Il est aujourd’hui ministre et il est probable qu’il le fasse. Pensez-vous qu’une telle démarche serait positive?

Je dirais que, par principe universel et par expérience des pays les plus «évolués», toute «ouverture au privé» se solde par quelques gains de fort court terme, et par des pertes structurelles de long terme. Demandons-nous pourquoi l’Islande a fait l’inverse en nationalisant tout son système bancaire et financier après la crise de 2008! Observons comment l’Europe s’enlise dans un cirque infernal de yo-yo économiques à cause de l’acharnement de la troïka (BCE, UE, FMI) à satisfaire un système financier-bancaire privé devenu roi et maître des politiques économiques européennes! Observons les dramatiques mesures de coupures tous azimuts qui font glisser vers la tiers-mondialisation des pans entiers des populations de pays comme les USA, le Canada, la France, l’Angleterre… à cause de l’infinie boulimie de leurs super richissimes milieux financiers et bancaires privés qui agissent en insatiables vampires. Est-ce cela que notre ministre veut pour notre pays? Pourquoi ne songe-t-il pas plutôt à organiser une mission d’étude en Islande pour apprendre comment on peut fort bien faire vivre un pays sans banques et banquiers privés?

Le FMI a prévu un taux de croissance allant de 3% à 4% en 2015 pour l’Algérie. Ce chiffre correspond-il aux potentialités réelles du pays? Augure-t-il d’un développement soutenu de l’économie algérienne?

Si cette instance internationalement mortifère, que j’ai toujours dénommée «Fonds de la Misère Internationale», avait quoi que ce soit de bon dans ses prévisions, ses mesures, ses calculs… cela se saurait, et la planète ne serait pas dans l’état de marasme aussi inouï que continu dans lequel elle se trouve depuis des années! Après le cirque entourant les «remèdes» à la crise de 2008, après les faillites cinglantes de pays entiers, depuis l’Éthiopie, en passant par l’Argentine et jusque la Grèce ou l’Espagne… dues aux injonctions de ce même FMI, qui peut encore accorder le moindre crédit aux prévisions et calculs de cette instance délirante? Il suffit de demander à n’importe quel quidam du peuple algérien, qui ne vit pas dans le luxe insolent dans lequel se vautrent nos «élites», «comment il voit l’avenir du pays» pour se faire répondre que «tout dégringole» et que «rien de bon ne se profile à aucun horizon». Sur quels fonds d’éducation, de formation professionnelle, de maîtrise de techniques, de main-d’oeuvre qualifiée, de ressources exploitées avec valeur ajoutée locale, de moyens de production et d’infrastructures (dont les super indispensables Ntic)… se base-t-on pour prédire de tels mirifiques taux de croissance? Simplement sur des projections de PIB (où les bénéfices expatriés faits par les rapaces nationaux et étrangers sont calculés comme «croissance» intérieure du pays). Croissance dont presque 100% de rentrées en devises ne sont que ventes d’hydrocarbures… Hydrocarbures dont les prix glissent chaque jour vers des niveaux qui annoncent plutôt – au rythme où cela va-«une croissance négative»! Je ne vois aucune potentialité algérienne apte à assurer de tels taux de croissance et encore moins à les rendre durables ou soutenus: lorsque seulement 12 ou 13% des filières moyennes et supérieures en éducation sont de nature «technique», et lorsque l’on sait qu’aucune «valeur ajoutée» ne saurait venir hors la capacité créative des cerveaux humains «capables de productivité technique», d’où donc peut-on espérer faire surgir ce genre de taux? De la spéculation financière avec l’espoir de privatisation des fonds et banques publics? L’accélération d’activités de stériles boursicotages générateurs de bulles temporairement traitées comme «croissance»? Non, franchement, je ne vois aucune base sérieuse à ce genre de prévisions, et je pense que- le proche avenir nous dira si j’ai raison-, bien des conditions réunies pour voir l’Algérie plonger rapidement dans un cycle infernal de récession avec la combinaison létale qui va avec toute politique d’austérité: hausse du chômage, baisse des salaires et pouvoir d’achat, rétrécissements des investissements et… déflation qui succèdera à l’hyper inflation…

Sources: L’Expression

repris sur le blog algerieinfos

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GRÈCE – ALEXIS TSIPRAS: S’IL N’Y A PAS ENCORE D’ACCORD, CE N’EST PAS À CAUSE DE NOTRE INTRANSIGEANCE


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ALEXIS TSIPRAS: «NON À UNE ZONE EURO À DEUX VITESSES»déclaration de Alexis Tsipras (Premier ministre de la Grèce) – Le Monde – le 31 mai 2015;


ALEXIS TSIPRAS SIGNE L’ÉCHEC DU « NŒUD COULANT » EUROPÉEN Commentaire de la déclaration de TSIPRAS La Tribune – Romaric Godin – le 1er juin 2015;


ALEXIS TSIPRAS: «NON À UNE ZONE EURO À DEUX VITESSES»

déclaration de Alexis Tsipras (Premier ministre de la Grèce)

Le Monde

le 31 mai 2015

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Alexis Tsipras, premier ministre de la Grèce, à Athènes, le 15 mai.

Le 25 janvier, le peuple grec a pris une décision courageuse. Il a osé contester la voie à sens unique de l’austérité rigoureuse du Mémorandum, afin de revendiquer un nouvel accord. Un nouvel accord qui permette à la Grèce de retrouver le chemin de la croissance dans l’euro avec un programme économique viable et sans renouveler les erreurs du passé.

Ces erreurs ont été payées cher par le peuple grec. En cinq ans, le chômage a grimpé à 28 % (60 % pour les jeunes), et le revenu moyen a diminué de 40 %, tandis que la Grèce, conformément aux statistiques d’Eurostat, est devenue l’Etat de l’Union européenne (UE) ayant l’indicateur d’inégalité sociale le plus élevé.

Pis encore, malgré les coups durs qui ont été portés au tissu social, ce programme n’a pas réussi à redonner à l’économie grecque sa compétitivité. La dette publique a flambé de 124 % à 180 % du PIB. L’économie grecque, malgré les grands sacrifices de son peuple, est toujours piégée dans un climat d’incertitude continue engendrée par les objectifs non réalisables de la doctrine de l’équilibre financier, qui l’astreignent à rester dans un cercle vicieux d’austérité et de récession.

Mettre fin au cercle vicieux

Le principal but du gouvernement grec au cours des quatre derniers mois est de mettre fin à ce cercle vicieux et à cette incertitude. Un accord mutuellement bénéfique, qui fixera des objectifs réalistes par rapport aux excédents tout en réintroduisant l’agenda du développement et des investissements – une solution définitive pour l’affaire grecque – est actuellement plus nécessaire que jamais. Par ailleurs, un tel accord marquera la fin de la crise économique européenne qui a éclaté il y a sept ans, en mettant fin au cycle de l’incertitude pour la zone euro.

Aujourd’hui, l’Europe est en mesure de prendre des décisions qui déclencheront une forte reprise de l’économie grecque et européenne en mettant fin aux scénarios d’un « Grexit » (Grèce exit). Ces scénarios empêchent la stabilisation à long terme de l’économie européenne et sont susceptibles d’ébranler à tout moment la confiance tant des citoyens que des investisseurs en notre monnaie commune.

Cependant, certains soutiennent que le côté grec ne fait rien pour aller dans cette direction parce qu’il se présente aux négociations avec intransigeance et sans propositions. Est-ce bien le cas ?

Étant donné le moment critique, voire historique, que nous vivons, non seulement pour l’avenir de la Grèce, mais aussi pour celui de l’Europe, j’aimerais rétablir la vérité et informer de manière responsable l’opinion publique européenne et mondiale sur les intentions et les positions réelles du gouvernement grec.

Après la décision de l’Eurogroupe du 20 février, notre gouvernement a soumis de nombreuses propositions de réformes visant à un accord qui associe le respect du verdict du peuple grec et celui des règles qui régissant le fonctionnement de la zone euro.

Nous nous engageons notamment à réaliser des excédents primaires moins élevés pour 2015 et 2016 et plus élevés pour les années suivantes, étant donné que nous attendons une augmentation correspondante des taux de croissance de l’économie grecque.

Une autre proposition importante est l’engagement à accroître les recettes publiques par le biais de la redistribution des charges à partir des citoyens à revenus moyens et faibles vers ceux qui ont des revenus élevés et qui, jusqu’à présent, s’abstenaient de payer leur part pour affronter la crise, étant donné que dans mon pays ils étaient protégés tant par l’élite politique que par la troïka, qui «fermait les yeux».

D’ailleurs, dès le premier jour, le nouveau gouvernement a montré ses intentions et sa résolution par l’introduction d’une mesure législative pour faire face à la fraude des transactions triangulaires en intensifiant les contrôles douaniers et fiscaux, afin de limiter la contrebande et l’évasion fiscale. Parallèlement, pour la première fois après de nombreuses années, les dettes des propriétaires des médias leur ont été imputées par l’Etat grec.

Privatisations

Le changement de climat dans le pays est clair. Il est également prouvé par le fait que les tribunaux accélèrent le traitement des dossiers pour que les jugements soient rendus dans des délais plus brefs lors d’affaires liées à l’évasion fiscale. Les oligarques qui étaient habitués à être protégés par le système politique ont toutes les raisons de perdre le sommeil.

Il n’y a pas seulement les orientations générales, il y a aussi les propositions spécifiques que nous avons soumises lors des discussions avec les institutions qui ont couvert une grande partie de la distance qui nous séparait il y a quelques mois.

Précisément, le côté grec a accepté de mettre en œuvre une série de réformes institutionnelles, telles que le renforcement de l’indépendance de l’Agence grecque de la statistique (Elstat), les interventions visant à accélérer l’administration de la justice, ainsi que les interventions dans les marchés de produits, afin d’éliminer les distorsions et les privilèges.

De plus, bien que nous soyons diamétralement opposés au modèle des privatisations prôné par les institutions, parce qu’il n’offre pas de perspectives de développement et n’opère pas de transfert de ressources en faveur de l’économie réelle, mais en faveur de la dette – qui n’est de toute façon pas viable –, nous avons accepté de poursuivre avec quelques petites modifications le programme des privatisations, faisant ainsi preuve de notre intention d’aller vers un rapprochement.

Nous sommes également tombés d’accord pour réaliser une grande réforme de la TVA en simplifiant le système et en renforçant la dimension de redistribution de la taxe, afin de réussir à augmenter tant le taux de recouvrement que les recettes.

Nous avons déposé des propositions concrètes pour des mesures qui conduiront à une augmentation supplémentaire des recettes (contribution exceptionnelle sur les bénéfices très élevés, taxe sur les paris électroniques, intensification des contrôles des grands déposants-fraudeurs, mesures pour le recouvrement des créances arrivées à échéance en faveur de l’Etat, taxe spéciale sur les produits de luxe, appel d’offres pour les concessions de radiotélévision) qui ont été oubliées, comme par hasard, par la troïka (Commission européenne, Banque centrale européenne et Fonds monétaire international) pendant cinq ans, etc.

Ces mesures visent à augmenter les recettes publiques, tout en évitant de contribuer à la récession puisqu’elles ne diminuent pas davantage la demande effective et n’imposent pas de nouvelles charges aux faibles et moyens revenus.

Nous nous sommes mis d’accord pour mettre en œuvre une grande réforme du système de sécurité sociale avec l’unification des caisses d’assurance sociale, la suppression de dispositions autorisant à tort l’octroi de retraites anticipées, en augmentant de cette façon l’âge réel de la retraite.

Nous devons tenir compte du fait que les pertes des caisses d’assurance sociale, qui ont conduit au problème de leur viabilité à moyen terme, sont principalement dues à des choix politiques dont la responsabilité incombe à la fois aux précédents gouvernements grecs et, surtout, à la troïka (la diminution des fonds de réserve des caisses de 25 milliards d’euros en raison du «Private sector involvement» en 2012 et surtout le taux de chômage très élevé, dû presque exclusivement au programme d’austérité extrême appliqué en Grèce depuis 2010).

Finalement, malgré notre engagement de rétablir immédiatement les normes européennes en matière de droit du travail, qui a été complètement détricoté durant les cinq dernières années sous prétexte de compétitivité, nous avons accepté de mettre en œuvre une réforme du marché du travail après consultation du Bureau international du travail, et validée par lui.

Ne plus toucher aux retraites

En tenant compte de tout ce qui précède, on peut à juste titre se demander pourquoi les représentants des institutions persistent à dire que la Grèce ne présente pas de propositions.

Pourquoi continuer d’arrêter de fournir des liquidités monétaires à l’économie grecque, alors que la Grèce a démontré qu’elle veut respecter ses obligations extérieures, avec le paiement depuis août 2014 de plus de 17 milliards d’euros en principal et intérêts (environ 10 % de son PIB), sans financement extérieur?

Finalement, quel est l’intérêt de ceux qui font fuiter dans la presse que nous ne sommes pas proches d’un accord, alors que celui-ci permettra de mettre un terme à l’incertitude politique et économique ressentie au niveau européen et mondial, qui se prolonge à cause de la question grecque?

La réponse non officielle de la part de certains est que nous ne sommes pas près d’un accord parce que le côté grec maintient ses positions pour rétablir les conventions collectives et refuse de diminuer davantage les retraites.

Sur ces points, je dois fournir certaines explications : en ce qui concerne le premier, la position de la Grèce est que sa législation du travail doit correspondre aux normes européennes et ne peut pas violer de manière flagrante la législation européenne. Nous ne demandons rien de plus que ce qui est en vigueur dans les pays de la zone euro. Avec le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, nous avons fait une déclaration en ce sens.

La Grèce est présentée comme le mauvais exemple que les autres Etats et peuples européens désobéissants ne devraient pas suivre

En ce qui concerne le second point, celui des retraites, la position du gouvernement grec est argumentée et logique. La diminution cumulée des retraites en Grèce pendant les années du Mémorandum est de 20 % à 48 % : actuellement 44,5 % des retraités reçoivent une retraite inférieure au seuil de pauvreté relative et, selon les données de l’Eurostat, 23,1 % des retraités vivent dans des conditions de risque de pauvreté et d’exclusion sociale.

Cette situation, qui résulte de la politique du Mémorandum, ne peut être tolérable ni pour la Grèce ni pour aucun autre pays civilisé.

Il faut donc dire les choses comme elles sont : si nous ne sommes pas encore arrivés à un accord avec nos partenaires, ce n’est pas à cause de notre intransigeance ou de positions incompréhensibles. Cela serait plutôt à cause de l’obsession de certains représentants institutionnels qui insistent sur des solutions déraisonnables en se montrant indifférents à l’égard du résultat démocratique des récentes élections législatives en Grèce ainsi qu’à l’égard des positions d’institutions européennes et internationales qui se disent prêtes à faire preuve de flexibilité pour respecter le verdict des urnes.

Pourquoi cette obsession ? Une explication facile serait de dire qu’elle résulterait de l’intention de certains représentants institutionnels de couvrir l’échec de leur programme et d’obtenir en quelque sorte une confirmation de celui-ci. On ne peut pas d’ailleurs oublier que le FMI a publiquement reconnu, il y a quelques années, s’être trompé sur les effets dévastateurs des multiples coupes budgétaires imposées à la Grèce.

Je pense que cette approche ne suffit pas pour expliquer les choses. Je ne crois pas que l’avenir de l’Europe pourrait dépendre de cette obsession de quelques acteurs.

Les deux stratégies opposées de l’Europe

J’arrive à la conclusion que la question grecque ne concerne pas exclusivement la Grèce, mais se trouve au centre d’un conflit entre deux stratégies opposées sur l’avenir de l’intégration européenne.

La première vise l’approfondissement de l’intégration européenne dans un contexte d’égalité et de solidarité entre ses peuples et ses citoyens. Ceux qui soutiennent cette stratégie partent du fait qu’il est inadmissible de forcer le nouveau gouvernement grec à appliquer les mêmes politiques que les cabinets sortants, qui ont d’ailleurs totalement échoué. Sinon, nous serions obligés de supprimer les élections dans tous les pays qui sont soumis à un programme d’austérité.

Nous serions aussi obligés d’accepter que les premiers ministres et les gouvernements soient imposés par les institutions européennes et internationales et que les citoyens soient privés de leur droit de vote jusqu’à l’achèvement du programme. Ils sont conscients que cela serait l’équivalent de l’abolition de la démocratie en Europe et le début d’une rupture inadmissible au sein de l’UE. Enfin, tout cela aboutirait à la naissance d’un monstre technocratique et à l’éloignement pour l’Europe de ses valeurs fondatrices.

La deuxième stratégie conduit à la rupture et à la division de la zone euro et, de ce fait, de l’UE. Le premier pas dans cette direction serait la formation d’une zone euro à deux vitesses, où le noyau central imposerait les règles dures d’austérité et d’ajustement. Ce noyau central imposerait aussi un superministre des finances pour la zone euro, qui jouirait d’un pouvoir immense, avec le droit de refuser des budgets nationaux, même des Etats souverains, qui ne seraient pas conformes aux doctrines du néolibéralisme extrême.

Pour tous les pays qui refuseraient de céder à ce pouvoir, la solution serait simple, la punition sévère : application obligatoire de l’austérité et, en plus, des restrictions aux mouvements des capitaux, des sanctions disciplinaires, des amendes et même la création d’une monnaie parallèle à l’euro.

C’est de cette façon que le nouveau pouvoir européen cherche à se construire. La Grèce en est la première victime. Elle est déjà présentée comme le mauvais exemple que les autres Etats et peuples européens désobéissants ne devraient pas suivre.

Mais le problème fondamental est que cette deuxième stratégie comporte des grands risques et ceux qui la soutiennent ne semblent pas en tenir compte. Cette deuxième stratégie risque d’être le début de la fin, puisqu’elle transforme la zone euro d’union monétaire en simple zone de taux d’échange. Mais, en plus, elle inaugure un processus d’incertitude économique et politique qui pourrait aussi transformer de fond en comble les équilibres dans l’ensemble du monde occidental.

Aujourd’hui, l’Europe se trouve à la croisée des chemins. Après des concessions importantes du gouvernement grec, la décision repose, non plus entre les mains des institutions qui, à l’exception de la Commission européenne, ne sont pas élues et qui ne rendent pas des comptes aux peuples, mais entre les mains des leaders de l’Europe.

Quelle stratégie pourrait l’emporter ? Celle d’une Europe de la solidarité, de l’égalité et de la démocratie ou bien celle de la rupture et finalement de la division ?

Si certains pensent ou veulent bien croire que la décision que nous attendons ne concernera que la Grèce, ils se trompent. Je les renvoie au chef-d’œuvre d’Ernest Hemingway Pour qui sonne le glas ?

[ Alexis Tsipras (Premier ministre de la Grèce)

le monde economie

le 31 mai 2015
->http://www.lemonde.fr/economie/article/2015/05/31/alexis-tsipras-l-europe-est-a-la-croisee-des-chemins_4644263_3234.html]

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ALEXIS TSIPRAS SIGNE L’ÉCHEC DU « NŒUD COULANT » EUROPÉEN

Commentaire de la déclaration de TSIPRAS

<em>Alexis Tsipras lance un défi aux créanciers de la Grèce qui, pendant quatre mois, ont joué la montre en espérant que, devant les difficultés financières, le nouveau pouvoir grec cèderait à leurs injonctions.</em> (Crédits : FRANCOIS LENOIR) » align= »center » /></p>
<h2><em>Romaric Godin<br />
<br />La Tribune<br />
<br />le 1er juin 2015</em>   </h2>
<p><strong>Dans une tribune publiée dans <em>Le Monde</em>, le Premier ministre grec montre sa détermination et place les créanciers face à leurs responsabilités.</strong></p>
<p>Depuis son élection à la tête du pays, voici plus de quatre mois, Alexis Tsipras s’était montré discret dans les médias. Il laissait plus volontiers parler ses ministres, en particulier son ministre des Finances, Yanis Varoufakis, qu’il était toujours possible, ensuite, de démentir. Cette fois, <a href=dans une tribune publiée sur le site Internet du Monde, le premier ministre hellénique s’engage directement. Et il ne le fait pas au hasard.

Dénouement imminent

La partie d’échec qui s’est engagée avec les élections du 25 janvier arrive en effet avec ce mois de juin à son terme. Non seulement le prolongement du programme de soutien à la Grèce décidé le 20 février s’achève le 30 juin, mais il semble désormais certain que l’Etat grec ne pourra pas honorer les quatre échéances de remboursement au FMI pour un total de 1,6 milliard d’euros. Si le défaut n’intervient pas le 5 juin, il aura lieu le 12…

Pendant quatre mois, les créanciers de la Grèce ont joué la montre en espérant que, devant les difficultés financières, le nouveau pouvoir grec cèderait à leurs injonctions. Aussi ont-ils refusé tout compromis, rejetant les unes après les autres les « listes de réformes » présentées par Athènes et maintenant leurs exigences intactes. Cette stratégie a été résumée par Alexis Tsipras en mars dans une de ses rares interviews au Spiegel : « le nœud coulant. » A mesure que le nœud se resserre et que l’asphyxie financière augmente, la résistance grecque va se réduire.

La mise à jour de la stratégie européenne

C’est précisément l’inverse qui s’est produit. Dans sa tribune, Alexis Tsipras se montre déterminé. Il entame son texte par une nouvelle dénonciation de l’impasse des politiques mises en place par les précédents gouvernements et imposées par la troïka, poursuit en rappelant les concessions acceptées par le gouvernement grec et termine en rappelant clairement qu’il maintient ses «lignes rouges» : il n’y aura pas de coupes dans les retraites et il y aura bien rétablissement des conventions collectives. Et de justifier sa position : pourquoi la Grèce ne devrait-elle pas être soumise aux règles européennes en matière du droit du travail ? Comment pourrait-elle accepter de réduire encore des pensions déjà diminuées de 20 à 48 % durant les années d’austérité et qui sont nécessaires au maintien général du niveau de vie dans le pays ?

Alexis Tsipras met à jour toute l’absurdité des demandes des créanciers et toute la violence de leur stratégie du «nœud coulant.» Dès lors, il renvoie ces derniers à leurs responsabilités: «Il faut donc dire les choses comme elles sont : si nous ne sommes pas encore arrivés à un accord avec nos partenaires, ce n’est pas à cause de notre intransigeance ou de positions incompréhensibles. Cela serait plutôt à cause de l’obsession de certains représentants institutionnels qui insistent sur des solutions déraisonnables en se montrant indifférents à l’égard du résultat démocratique des récentes élections législatives en Grèce ainsi qu’à l’égard des positions d’institutions européennes et internationales qui se disent prêtes à faire preuve de flexibilité pour respecter le verdict des urnes. »

Qui doit « revenir sur terre » ?

La situation est alors entièrement inversée. Ce n’est plus la Grèce qui doit venir mendier un accord, ce n’est plus le gouvernement grec qui doit « revenir sur terre », pour reprendre la formule méprisante à la mode en février et en mars dans la presse européenne, mais bien les créanciers. Ce sont désormais à eux de prendre conscience de la « réalité » des concessions grecques et de la « réalité » d’une économie grecque saignée par leur blocage. Ce sont à eux désormais que revient de prendre leur part de concession nécessaire à tout compromis en acceptant les « lignes rouges » du gouvernement grec. Alexis Tsipras ne cache pas, en effet, sa détermination.

Le refus de la zone euro « à deux classes »

Sans jamais évoquer ni le Grexit, ni le défaut (c’est sa position depuis le début et ce serait suicidaire dans le contexte économique et financier actuel), le premier ministre hellénique met au défi les partisans de la «ligne dure» d’aller jusqu’au bout. Il le fait en se plaçant non pas au niveau économique, mais au niveau politique. Pour lui, faire céder la Grèce reviendrait à créer une zone euro à deux vitesses, avec un «cœur» qui dicterait sa loi: «les règles dures d’austérité et d’ajustement » et un « super ministre des Finances » qui imposerait ces «règles », au mépris même des choix des peuples concernés.

Or, Alexis Tsipras ne cache pas que cette option est pour lui «le début de la fin» de la zone euro. Autrement dit, la Grèce ne semble pas disposée à jouer dans cette partie. Comprenez à demi-mots : à rester dans une telle zone euro.

Et Alexis Tsipras de poursuivre que cette stratégie menée par les créanciers «comporte des grands risques et ceux qui la soutiennent ne semblent pas en tenir compte», notamment l’inauguration d’un «processus d’incertitude économique et politique qui pourrait aussi transformer de fond en comble les équilibres dans l’ensemble du monde occidental.»

Très clairement, le premier ministre grec fait ici référence au Grexit et à ses conséquences. Il fait écho aux nombreuses inquiétudes de plusieurs économistes et des dirigeants étatsuniens.

La conclusion de la tribune où Alexis Tsipras fait référence à l’ouvrage de Hemingway «Pour qui sonne le glas» est sans équivoque: prendre le risque de pousser la Grèce hors de la zone euro, ce serait, pour les Européens, creuser aussi le tombeau de la zone euro. Ce serait prendre un risque considérable.

Le premier ministre grec présente donc un choix politique : construire une zone euro solidaire ou une zone euro qui exclut. Ce choix, à la lecture de la tribune d’Alexis Tsipras, la Grèce semble l’avoir déjà fait. C’est donc maintenant aux dirigeants européens de le faire. Et donc d’évaluer les risques. «La décision repose, non plus entre les mains des institutions qui, à l’exception de la Commission européenne, ne sont pas élues et qui ne rendent pas des comptes aux peuples, mais entre les mains des leaders de l’Europe.»

Le défi lancé par Athènes

Ce mouvement tactique d’Alexis Tsipras est particulièrement habile. Désormais, c’est lui qui fixe les règles du jeu. Il semble déterminer, quoi qu’il en coûte, à camper sur ses positions. Le temps joue à présent contre les créanciers qui doivent faire un choix où ils seront perdants à tous les coups : céder à Athènes sera une défaite politique, malgré les concessions grecques, mais pousser la Grèce au Grexit sera un désastre.
Le « nœud coulant », par la capacité étonnante de résistance d’Alexis Tsipras s’est donc retourné contre ses adversaires. Si la Grèce saute dans l’inconnu, elle emporte avec elle la zone euro, prétend le premier ministre. Certains estiment que ce ne sera pas le cas. Mais les dirigeants européens sont-ils prêts à tenter l’expérience ? Sont-ils prêts à prendre le risque de «tester» les fameux «pare-feux» qui n’ont jamais été testés? Sont-ils prêts à créer un précédent et à mettre fin à l’irréversibilité de l’euro? Alexis Tsipras se place dans la position du Comte D’Anteroches à Fontenoy et proclame: « messieurs les créanciers, tirez les premiers!»

Appel à Angela Merkel

Cette tribune s’adresse aussi directement à Angela Merkel. La critique de l’intransigeance et des buts des créanciers est en réalité une critique de son ministre des Finances, Wolfgang Schäuble qui n’a jamais caché sa préférence pour le Grexit. Alexis Tsipras envoie donc ce message à Berlin: Wolfgang Schäuble peut «gagner», il peut parvenir à ses fins s’il n’est pas stoppé par la chancelière, car la Grèce ne cédera pas au chantage. Il ne peut donc plus être utilisé comme simple «menace» destiné à effrayer.

D’où cette demande d’Alexis Tsipras de régler le problème grec au niveau des chefs de gouvernement. Si Angela Merkel ne prend pas la situation en main, si elle laisse Wolfgang Schäuble décider, alors elle mettra en péril et le projet européen. Or, le premier ministre grec sait bien qu’elle ne le veut pas.

Décidément, Alexis Tsipras vient de donner une belle leçon de stratégie à tous les gouvernements européens : il est possible de résister à Angela Merkel. Pour certains, comme François Hollande, la leçon est sans doute cruelle…

[Romaric Godin

La Tribune

le 1er juin 2015
->http://www.latribune.fr/economie/union-europeenne/alexis-tsipras-signe-l-echec-du-noeud-coulant-europeen-480339.html]

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MARX, LE MANIFESTE, LA BOURGEOISIE, LE CAPITALISME, LES PROLÉTAIRES…

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« Moins le travail exige d’habileté et de force, écrit Marx, c’est-à-dire plus l’industrie moderne progresse, et plus le travail des hommes est supplanté par celui des femmes et des enfants. Les distinctions d’âge et de sexe n’ont plus d’importance sociale pour la classe ouvrière. Il n’y a plus que des instruments de travail, dont le coût varie suivant l’âge et le sexe. Une fois que l’ouvrier a subi l’exploitation du fabricant et qu’on lui a compté son salaire, il devient la proie d’autres membres de la bourgeoisie : du propriétaire, du détaillant, du prêteur sur gages, etc., etc. Petits industriels, marchands et rentiers, artisans et paysans, tout l’échelon inférieur des classes moyennes de jadis, tombent dans le prolétariat; d’une part, parce que leurs faibles capitaux ne leur permettant pas d’employer les procédés de la grande industrie, ils succombent dans leur concurrence avec les grands capitalistes; d’autre part, parce que leur habileté technique est dépréciée par les méthodes nouvelles de production. De sorte que le prolétariat se recrute dans toutes les classes de la population… »

Lisons, relisons…

Michel Peyret
Marx, Le Manifeste, la bourgeoisie, le capitalisme, les prolétaires…

Avec Marx
23 avril 2015


1848

LE MANIFESTE DU PARTI COMMUNISTE[[« Cet ouvrage expose avec une clarté et une vigueur remarquables la nouvelle conception du monde, le matérialisme conséquent étendu à la vie sociale, la dialectique, science la plus vaste et la plus profonde de l’évolution, la théorie de la lutte des classes et du rôle révolutionnaire dévolu dans l’histoire mondiale au prolétariat, créateur d’une société nouvelle, la société communiste.

 » Lénine]]

Un spectre hante l’Europe : le spectre du communisme. Toutes les puissances de la vieille Europe se sont unies en une Sainte-Alliance pour traquer ce spectre : le pape et le tsar, Metternich et Guizot[[Pie IX, élu pape en 1846, passait pour « un libéral », mais il n’était pas moins hostile au socialisme que le tsar Nicolas I° qui, dès avant la révolution de 1848, joua en Europe le rôle de gendarme. ]]Juste à ce moment-là, il y eut lieu un rapprochement entre Metternich, chancelier de l’Empire autrichien et chef reconnu de toute la réaction européenne, et Guizot, historien éminent et ministre français idéologue de la grande bourgeoisie financière et industrielle et ennemi intransigeant du prolétariat. A la demande du gouvernement prussien, Guizot expulsa Marx de Paris. La police allemande persécutait les communistes non seulement en Allemagne mais aussi en France, en Belgique et même en Suisse, s’efforçant par tous les moyens d’entraver leur propagande. (N.R.) ]], les radicaux de France et les policiers d’Allemagne.
Quelle est l’opposition qui n’a pas été accusée de communisme par ses adversaires au pouvoir ? Quelle est l’opposition qui, à son tour, n’a pas renvoyé à ses adversaires de droite ou de gauche l’épithète infamante de communiste ?
Il en résulte un double enseignement.
Déjà le communisme est reconnu comme une puissance par toutes les puissances d’Europe.
Il est grand temps que les communistes exposent à la face du monde entier, leurs conceptions, leurs buts et leurs tendances; qu’ils opposent au conte du spectre communiste un manifeste du Parti lui-même.
C’est à cette fin que des communistes de diverses nationalités se sont réunis à Londres et ont rédigé le Manifeste suivant, qui est publié en anglais, français, allemand, italien, flamand et danois.

I. Bourgeois et prolétaires [[On entend par bourgeoisie la classe des capitalistes modernes, propriétaires des moyens de production sociale et qui emploient le travail salarié. On entend par prolétariat la classe des ouvriers salariés modernes qui, privés de leurs propres moyens de production, sont obligés pour subsister, de vendre leur force de travail. (Note d’Engels pour l’édition anglaise en 1888).
]]

L’histoire de toute société jusqu’à nos jours[[Ou plus exactement l’histoire écrite. En 1847, l’histoire de l’organisation sociale qui a précédé toute l’histoire écrite, la préhistoire, était à peu près inconnue. Depuis Haxthausen a découvert en Russie la propriété commune de la terre. Maurer a démontré qu’elle est la base sociale d’où sortent historiquement toutes les tribus allemandes et on a découvert, petit à petit, que la commune rurale, avec possession collective de la terre, a été la forme primitive de la société depuis les Indes jusqu’à l’Irlande. Enfin, la structure de cette société communiste primitive a été mise à nu dans ce qu’elle a de typique par la découverte de Morgan qui a fait connaître la nature véritable de la gens et sa place dans la tribu. Avec la dissolution de ces communautés primitives commence la division de la société en classes distinctes, et finalement opposées. J’ai essayé d’analyser ce procès de dissolution dans l’ouvrage l’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat, 2° édition, Stuttgart 1886. (Note d’Engels pour l’édition anglaise de 1888).
Haxthausen, August (1792-1866), baron prussien. Le tsar Nicolas Ier l’autorisa à visiter la Russie pour y étudier le régime agricole et la vie des paysans (1843-1844). Haxthausen écrit un ouvrage consacré à la description des vestiges du régime communautaire dans les rapports terriens de la Russie. (N.R.)
Maurer, Georg Ludwig (1790-1872), historien allemand; il étudia le régime de la Germanie et de l’Allemagne du moyen âge et fit un apport important à l’étude de la marche du moyen âge. (N.R.)
Morgan, Lewis Henry (1818-1881), ethnographe, archéologue et historien américain. Grâce aux nombreuses données ethnographiques accumulées au cours de son étude du régime social et de la vie des Indiens de l’Amérique, Morgan fonda sa doctrine sur l’évolution de la gens en tant que la forme principale de la société primitive. C’est à lui également qu’appartient la tentative de diviser en périodes l’histoire de la société primitive sans classes. Marx et Engels appréciaient beaucoup l’œuvre de Morgan. Marx fit un résumé de son ouvrage la Société ancienne (1877). Dans son ouvrage l’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat, Engels cite les données de fait fournies par Morgan. (N.R.)]] n’a été que l’histoire de luttes de classes.

Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande[[Maître de jurande, c’est-à-dire membre de plein droit d’une corporation, maître du corps de métier et non juré. (Note d’Engels pour l’édition anglaise de 1888.)]] et compagnon, en un mot oppresseurs et opprimés, en opposition constante, ont mené une guerre ininterrompue, tantôt ouverte, tantôt dissimulée, une guerre qui finissait toujours soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la destruction des deux classes en lutte.

Dans les premières époques historiques, nous constatons presque partout une organisation complète de la société en classes distinctes, une échelle graduée de conditions sociales. Dans la Rome antique, nous trouvons des patriciens, des chevaliers, des plébéiens, des esclaves; au moyen âge, des seigneurs, des vassaux, des maîtres de corporation, des compagnons, des serfs et, de plus, dans chacune de ces classes, une hiérarchie particulière.

La société bourgeoise moderne, élevée sur les ruines de la société féodale, n’a pas aboli les antagonismes de classes Elle n’a fait que substituer de nouvelles classes, de nouvelles conditions d’oppression, de nouvelles formes de lutte à celles d’autrefois.
Cependant, le caractère distinctif de notre époque, de l’époque de la bourgeoisie, est d’avoir simplifié les antagonismes de classes. La société se divise de plus en deux vastes camps ennemis, en deux grandes classes diamétralement opposées : la bourgeoisie et le prolétariat.

Des serfs du moyen âge naquirent les bourgeois des premières agglomérations urbaines; de cette population municipale sortirent les premiers éléments de la bourgeoisie.

La découverte de l’Amérique, la circumnavigation de l’Afrique offrirent à la bourgeoisie naissante un nouveau champ d’action. Les marchés des Indes Orientales et de la Chine, la colonisation de l’Amérique, le commerce colonial, la multiplication des moyens d’échange et, en général, des marchandises donnèrent un essor jusqu’alors inconnu au négoce, à la navigation, à l’industrie et assurèrent, en conséquence, un développement rapide à l’élément révolutionnaire de la société féodale en dissolution.

L’ancien mode d’exploitation féodal ou corporatif de l’industrie ne suffisait plus aux besoins qui croissaient sans cesse à mesure que s’ouvraient de nouveaux marchés.
La manufacture prit sa place.
La moyenne bourgeoisie industrielle supplanta les maîtres de jurande; la division du travail entre les différentes corporations céda la place à la division du travail au sein de l’atelier même.

Mais les marchés s’agrandissaient sans cesse : la demande croissait toujours. La manufacture, à son tour, devint insuffisante.
Alors, la vapeur et la machine révolutionnèrent la production industrielle.
La grande industrie moderne supplanta la manufacture; la moyenne bourgeoisie industrielle céda la place aux millionnaires de l’industrie, aux chefs de véritables armées industrielles, aux bourgeois modernes.

La grande industrie a créé le marché mondial, préparé par la découverte de l’Amérique.
Le marché mondial accéléra prodigieusement le développement du commerce, de la navigation, des voies de communication. Ce développement réagit à son tour sur l’extension de l’industrie; et, au fur et à mesure que l’industrie, le commerce, la navigation, les chemins de fer se développaient, la bourgeoisie grandissait, décuplant ses capitaux et refoulant à l’arrière-plan les classes léguées par le moyen âge.

La bourgeoisie, nous le voyons, est elle-même le produit d’un long développement, d’une série de révolutions dans le mode de production et les moyens de communication.

À chaque étape de l’évolution que parcourait la bourgeoisie correspondait pour elle un progrès politique .
Classe opprimée par le despotisme féodal, association armée s’administrant elle-même dans la commune[[On désignait sous le nom de communes les villes qui surgissaient en France avant même qu’elles eussent conquis sur leurs seigneurs et maîtres féodaux l’autonomie locale et les droits politiques du « tiers état ». D’une façon générale, l’Angleterre apparaît ici en tant que pays type du développement économique de la bourgeoisie; la France en tant que pays type de son développement politique. (Note d’Engels pour l’édition anglaise de 1888.)
C’est ainsi que les habitants des villes, en Italie et en France appelaient leur communauté urbaine, une fois achetés ou arrachés à leurs seigneurs féodaux leurs premiers droits à une administration autonome. (Note d’Engels pour l’édition allemande de 1890.)]], ici, république urbaine indépendante; là, tiers état taillable et corvéable de la monarchie, puis, durant la période manufacturière. Contrepoids de la noblesse dans la monarchie féodale ou absolue, pierre angulaire des grandes monarchies, la bourgeoisie, depuis l’établissement de la grande industrie et du marché mondial, s’est finalement emparée de la souveraineté politique exclusive dans l’Etat représentatif moderne. Le gouvernement moderne n’est qu’un comité qui gère les affaires communes de la classe bourgeoise tout entière.

La bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle éminemment révolutionnaire.
Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens complexes et variés qui unissent l’homme féodal à ses « supérieurs naturels », elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d’autre lien, entre l’homme et l’homme, que le froid intérêt, les dures exigences du « paiement au comptant ».
Elle a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste.
Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d’échange; elle a substitué aux nombreuses libertés, si chèrement conquises, l’unique et impitoyable liberté du commerce.
En un mot, à la place de l’exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, elle a mis une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale.

La bourgeoisie a dépouillé de leur auréole toutes les activités qui passaient jusque-là pour vénérables et qu’on considérait avec un saint respect. Le médecin, le juriste, le prêtre, le poète, le savant, elle en a fait des salariés à ses gages.

La bourgeoisie a déchiré le voile de sentimentalité qui recouvrait les relations de famille et les a réduites à n’être que de simples rapports d’argent.

La bourgeoisie a révélé comment la brutale manifestation de la force au moyen âge, si admirée de la réaction, trouva son complément naturel dans la paresse la plus crasse. C’est elle qui, la première, a fait voir ce dont est capable l’activité humaine. Elle a créé de tout autres merveilles que les pyramides d’Egypte, les aqueducs romains, les cathédrales gothiques; elle a mené à bien de tout autres expéditions que les invasions et les croisades[[Expéditions militaires et colonisatrices entreprises en Orient par les gros féodaux et chevaliers de l’Europe de l’Ouest aux XI°-XIII° siècles sous le couvert du mot d’ordre religieux de libération de Jérusalem et de la Terre sainte du joug musulman. (N.R.).]]

La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, ce qui veut dire les rapports de production, c’est-à-dire l’ensemble des rapports sociaux.
Le maintien sans changement de l’ancien mode de production était, au contraire, pour toutes les classes industrielles antérieures, la condition première de leur existence.
Ce bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelles distinguent l’époque bourgeoise de toutes les précédentes.
Tous les rapports sociaux, figés et couverts de rouille, avec leur cortège de conceptions et d’idées antiques et vénérables, se dissolvent; ceux qui les remplacent vieillissent avant d’avoir pu s’ossifier. Tout ce qui avait solidité et permanence s’en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes sont forcés enfin d’envisager leurs conditions d’existence et leurs rapports réciproques avec des yeux désabusés.

Poussée par le besoin de débouchés toujours nouveaux, la bourgeoisie envahit le globe entier. Il lui faut s’implanter partout, exploiter partout, établir partout des relations.

Par l’exploitation du marché mondial, la bourgeoisie donne un caractère cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays.
Au grand désespoir des réactionnaires, elle a enlevé à l’industrie sa base nationale. Les vieilles industries nationales ont été détruites et le sont encore chaque jour.
Elles sont supplantées par de nouvelles industries, dont l’adoption devient une question de vie ou de mort pour toutes les nations civilisées, industries qui n’emploient plus des matières premières indigènes, mais des matières premières venues des régions les plus lointaines, et dont les produits se consomment non seulement dans le pays même, mais dans toutes les parties du globe.
À la place des anciens besoins, satisfaits par les produits nationaux, naissent des besoins nouveaux, réclamant pour leur satisfaction les produits des contrées et des climats les plus lointains.
À la place de l’ancien isolement des provinces et des nations se suffisant à elles-mêmes, se développent des relations universelles, une interdépendance universelle des nations.
Et ce qui est vrai de la production matérielle ne l’est pas moins des productions de l’esprit Les œuvres intellectuelles d’une nation deviennent la propriété commune de toutes. L’étroitesse et l’exclusivisme nationaux deviennent de jour en jour plus impossibles et de la multiplicité des littératures nationales et locales naît une littérature universelle.

Par le rapide perfectionnement des instruments de production et l’amélioration infinie des moyens de communication, la bourgeoisie entraîne dans le courant de la civilisation jusqu’aux nations les plus barbares. Le bon marché de ses produits est la grosse artillerie qui bat en brèche toutes les murailles de Chine et contraint à la capitulation les barbares les plus opiniâtrement hostiles aux étrangers.
Sous peine de mort, elle force toutes les nations à adopter le mode bourgeois de production ; elle les force à introduire chez elle la prétendue civilisation, c’est-à-dire à devenir bourgeoises. En un mot, elle se façonne un monde à son image.

La bourgeoisie a soumis la campagne à la ville . Elle a créé d’énormes cités; elle a prodigieusement augmenté la population des villes par rapport à celles des campagnes, et par là, elle a arraché une grande partie de la population à l’abrutissement de la vie des champs. De même qu’elle a soumis la campagne à la ville, les pays barbares ou demi-barbares aux pays civilisés, elle a subordonné les peuples de paysans aux peuples de bourgeois, l’Orient à l’Occident.

La bourgeoisie supprime de plus en plus l’émiettement des moyens de production, de la propriété et de la population .
Elle a aggloméré la population, centralisé les moyens de production et concentré la propriété dans un petit nombre de mains.
La conséquence totale de ces changements a été la centralisation politique .
Des provinces indépendantes, tout juste fédérées entre elles, ayant des intérêts, des lois, des gouvernements, des tarifs douaniers différents, ont été réunies en une seule nation, avec un seul gouvernement, une seule loi, un seul intérêt national de classe, derrière un seul cordon douanier.

La bourgeoisie, au cours de sa domination de classe à peine séculaire, a créé des forces productives plus nombreuses; et plus colossales que l’avaient fait toutes les générations passées prises ensemble.
La domestication des forces de la nature, les machines, l’application de la chimie à l’industrie et à l’agriculture, la navigation à vapeur, les chemins de fer, les télégraphes électriques, le défrichement de continents entiers, la régularisation des fleuves, des populations entières jaillies du sol – quel siècle antérieur aurait soupçonné que de pareilles forces productives dorment au sein du travail social ?

Voici donc ce que nous avons vu : les moyens de production et d’échange, sur la base desquels s’est édifiée la bourgeoise, furent créés à l’intérieur de la société féodale.
À un certain degré du développement de ces moyens de production et d’échange, les conditions dans lesquelles la société féodale produisait et échangeait, l’organisation féodale de l’agriculture et de la manufacture, en un mot le régime féodal de propriété, cessèrent de correspondre aux forces productives en plein développement. Ils entravaient la production au lieu de la faire progresser. Ils se transformèrent en autant de chaînes. Il fallait les briser. Et on les brisa.

A sa place s’éleva la libre concurrence, avec une constitution sociale et politique appropriée, avec la suprématie économique et politique de la classe bourgeoise.

Nous assistons aujourd’hui à un processus analogue. Les conditions bourgeoises de production et d’échange, le régime bourgeois de la propriété, la société bourgeoise moderne, qui a fait surgir de si puissants moyens de production et d’échange, ressemblent au magicien qui ne sait plus dominer les puissances infernales qu’il a évoquées.

Depuis des dizaines d’années, l’histoire de l’industrie et du commerce n’est autre chose que l’histoire de la révolte des forces productives modernes contre les rapports modernes de production, contre le régime de propriété qui conditionnent l’existence de la bourgeoisie et sa domination.

Il suffit de mentionner les crises commerciales qui, par leur retour périodique, menacent de plus en plus l’existence de la société bourgeoise. Chaque crise détruit régulièrement non seulement une masse de produits déjà créés, mais encore une grande partie des forces productives déjà existantes elles-mêmes.
Une épidémie qui, à toute autre époque, eût semblé une absurdité, s’abat sur la société, – l’épidémie de la surproduction.
La société se trouve subitement ramenée à un état de barbarie momentanée; on dirait qu’une famine, une guerre d’extermination lui ont coupé tous ses moyens de subsistance; l’industrie et le commerce semblent anéantis.
Et pourquoi ?
Parce que la société a trop de civilisation, trop de moyens de subsistance, trop d’industrie, trop de commerce.
Les forces productives dont elle dispose ne favorisent plus le régime de la propriété bourgeoise; au contraire, elles sont devenues trop puissantes pour ce régime qui alors leur fait obstacle; et toutes les fois que les forces productives sociales triomphent de cet obstacle, elles précipitent dans le désordre la société bourgeoise tout entière et menacent l’existence de la propriété bourgeoise.
Le système bourgeois est devenu trop étroit pour contenir les richesses créées dans son sein. –
Comment la bourgeoisie surmonte-t-elle ces crises ?
D’un côté, en détruisant par la violence une masse de forces productives; de l’autre, en conquérant de nouveaux marchés et en exploitant plus à fond les anciens.

À quoi cela aboutit-il ?
À préparer des crises plus générales et plus formidables et à diminuer les moyens de les prévenir. Les armes dont la bourgeoisie s’est servie pour abattre la féodalité se retournent aujourd’hui contre la bourgeoisie elle-même.

Mais la bourgeoisie n’a pas seulement forgé les armes qui la mettront à mort; elle a produit aussi les hommes qui manieront ces armes, les ouvriers modernes, les prolétaires.

À mesure que grandit la bourgeoisie, c’est-à-dire le capital, se développe aussi le prolétariat, la classe des ouvriers modernes qui ne vivent qu’à la condition de trouver du travail et qui n’en trouvent que si leur travail accroît le capital.
Ces ouvriers, contraints de se vendre au jour le jour, sont une marchandise, un article de commerce comme un autre; ils sont exposés, par conséquent, à toutes les vicissitudes de la concurrence, à toutes les fluctuations du marché.

Le développement du machinisme et la division du travail, en faisant perdre au travail de l’ouvrier tout caractère d’autonomie, lui ont fait perdre tout attrait. Le producteur devient un simple accessoire de la machine, on n’exige de lui que l’opération la plus simple, la plus monotone, la plus vite apprise.
Par conséquent, ce que coûte l’ouvrier se réduit, à peu de chose près, au coût de ce qu’il lui faut pour s’entretenir et perpétuer sa descendance.
Or, le prix du travail [[Dans les écrits postérieurs, Marx et Engels remplacent les expressions « valeur du travail » et « prix du travail » par les termes plus exacts « valeur de la force de travail » et « prix de la force du travail » introduits par Marx. (N.R.)]], comme celui de toute marchandise, est égal à son coût de production. Donc, plus le travail devient répugnant, plus les salaires baissent.
Bien plus, la somme de labeur s’accroît avec le développement du machinisme et de la division du travail, soit par l’augmentation des heures ouvrables, soit par l’augmentation du travail exigé dans un temps donné, l’accélération du mouvement des machines, etc.

L’industrie moderne a fait du petit atelier du maître artisan patriarcal la grande fabrique du capitalisme industriel.
Des masses d’ouvriers, entassés dans la fabrique, sont organisés militairement.
Simples soldats de l’industrie, ils sont placés sous la surveillance d’une hiérarchie complète de sous-officiers et d’officiers. Ils ne sont pas seulement les esclaves de la classe bourgeoise, de l’Etat bourgeois, mais encore, chaque jour, à chaque heure, les esclaves de la machine, du contremaître et surtout du bourgeois fabricant lui-même.
Plus ce despotisme proclame ouvertement le profit comme son but unique, plus il devient mesquin, odieux, exaspérant.

Moins le travail exige d’habileté et de force, c’est-à-dire plus l’industrie moderne progresse, et plus le travail des hommes est supplanté par celui des femmes et des enfants. Les distinctions d’âge et de sexe n’ont plus d’importance sociale pour la classe ouvrière.
Il n’y a plus que des instruments de travail, dont le coût varie suivant l’âge et le sexe.

Une fois que l’ouvrier a subi l’exploitation du fabricant et qu’on lui a compté son salaire, il devient la proie d’autres membres de la bourgeoisie : du propriétaire, du détaillant, du prêteur sur gages, etc., etc.

Petits industriels, marchands et rentiers, artisans et paysans, tout l’échelon inférieur des classes moyennes de jadis, tombent dans le prolétariat; d’une part, parce que leurs faibles capitaux ne leur permettant pas d’employer les procédés de la grande industrie, ils succombent dans leur concurrence avec les grands capitalistes; d’autre part, parce que leur habileté technique est dépréciée par les méthodes nouvelles de production. De sorte que le prolétariat se recrute dans toutes les classes de la population.

Le prolétariat passe par différentes phases d’évolution. Sa lutte contre la bourgeoisie commence avec son existence même.

La lutte est engagée d’abord par des ouvriers isolés, ensuite par les ouvriers d’une même fabrique, enfin par les ouvriers d’une même branche d’industrie, dans une même localité, contre le bourgeois qui les exploite directement.
Ils ne dirigent pas seulement leurs attaques contre les rapports bourgeois de production : ils les dirigent contre les instruments de production eux-mêmes; ils détruisent les marchandises étrangères qui leur font concurrence, brisent les machines, brûlent les fabriques et s’efforcent de reconquérir la position perdue de l’artisan du moyen âge.

À ce stade, le prolétariat forme une masse disséminée à travers le pays et émiettée par la concurrence.
S’il arrive que les ouvriers se soutiennent par l’action de masse, ce n’est pas encore là le résultat de leur propre union, mais de celle de la bourgeoisie qui, pour atteindre ses fins politiques propres, doit mettre en branle le prolétariat tout entier, et qui possède encore provisoirement le pouvoir de le faire.
Durant cette phase, les prolétaires ne combattent donc pas leurs propres ennemis, mais les ennemis de leurs ennemis, c’est-à-dire les vestiges de la monarchie absolue, propriétaires fonciers, bourgeois non industriels, petits bourgeois.
Tout le mouvement historique est de la sorte concentré entre les mains de la bourgeoisie; toute victoire remportée dans ces conditions est une victoire bourgeoise.

Or, le développement de l’industrie, non seulement accroît le nombre des prolétaires, mais les concentre en masses plus considérables; la force des prolétaires augmente et ils en prennent mieux conscience .
Les intérêts, les conditions d’existence au sein du prolétariat, s’égalisent de plus en plus, à mesure que la machine efface toute différence dans le travail et réduit presque partout le salaire à un niveau également bas.
Par suite de la concurrence croissante des bourgeois entre eux et des crises commerciales qui en résultent, les salaires deviennent de plus en plus instables; le perfectionnement constant et toujours plus rapide de la machine rend la condition de l’ouvrier de plus en plus précaire; les collisions individuelles entre l’ouvrier et le bourgeois prennent de plus en plus le caractère de collisions entre deux classes.
Les ouvriers commencent par former des coalitions contre les bourgeois pour la défense de leurs salaires. Ils vont jusqu’à constituer des associations permanentes pour être prêts en vue de rébellions éventuelles. Çà et là, la lutte éclate en émeute.

Parfois, les ouvriers triomphent; mais c’est un triomphe éphémère. Le résultat véritable de leurs luttes est moins le succès immédiat que l’union grandissante des travailleurs
Cette union est facilitée par l’accroissement des moyens de communication qui sont créés par une grande industrie et qui permettent aux ouvriers de localités différentes de prendre contact.
Or, il suffit de cette prise de contact pour centraliser les nombreuses luttes locales, qui partout revêtent le même caractère, en une lutte nationale, en une lutte de classes.
Mais toute lutte de classes est une lutte politique, et l’union que les bourgeois du moyen âge mettaient des siècles à établir avec leurs chemins vicinaux, les prolétaires modernes la réalisent en quelques années grâce aux chemins de fer.

Cette organisation du prolétariat en classe, et donc en parti politique, est sans cesse détruite de nouveau par la concurrence que se font les ouvriers entre eux. Mais elle renaît toujours, et toujours plus forte, plus ferme, plus puissante.
Elle profite des dissensions intestines de la bourgeoisie pour l’obliger à reconnaître, sous forme de loi, certains intérêts de la classe ouvrière : par exemple le bill de dix heures en Angleterre.
En général, les collisions qui se produisent dans la vieille société favorisent de diverses manières le développement du prolétariat.
La bourgeoisie vit dans un état de guerre perpétuel; d’abord contre l’aristocratie, puis contre ces fractions de la bourgeoisie même dont les intérêts entrent en conflit avec le progrès de l’industrie, et toujours, enfin, contre la bourgeoisie de tous les pays étrangers.
Dans toutes ces luttes, elle se voit obligée de faire appel au prolétariat, de revendiquer son aide et de l’entraîner ainsi dans le mouvement politique. Si bien que la bourgeoisie fournit aux prolétaires les éléments de sa propre éducation, c’est-à-dire des armes contre elle-même.

De plus, ainsi que nous venons de le voir, des fractions entières de la classe dominante sont, par le progrès de l’industrie, précipitées dans le prolétariat, ou sont menacées, tout au moins, dans leurs conditions d’existence. Elles aussi apportent au prolétariat une foule d’éléments d’éducation.

Enfin, au moment où la lutte des classes approche de l’heure décisive, le processus de décomposition de la classe dominante, de la vieille société tout entière, prend un caractère si violent et si âpre qu’une petite fraction de la classe dominante se détache de celle-ci et se rallie à la classe révolutionnaire, à la classe qui porte en elle l’avenir. De même que, jadis, une partie de la noblesse passa à la bourgeoisie, de nos jours une partie de la bourgeoisie passe au prolétariat, et, notamment, cette partie des idéologues bourgeois qui se sont haussés jusqu’à la compréhension théorique de l’ensemble du mouvement historique.

De toutes les classes qui, à l’heure présente, s’opposent à la bourgeoisie, le prolétariat seul est une classe vraiment révolutionnaire.

Les autres classes périclitent et périssent avec la grande industrie; le prolétariat, au contraire, en est le produit le plus authentique.

Les classes moyennes, petits fabricants, détaillants, artisans, paysans, tous combattent la bourgeoisie parce qu’elle est une menace pour leur existence en tant que classes moyennes. Elles ne sont donc pas révolutionnaires, mais conservatrices; bien plus, elles sont réactionnaires : elles cherchent à faire tourner à l’envers la roue de l’histoire. Si elles sont révolutionnaires, c’est en considération de leur passage imminent au prolétariat : elles défendent alors leurs intérêts futurs et non leurs intérêts actuels; elles abandonnent leur propre point de vue pour se placer à celui du prolétariat.

Quant au lumpenprolétariat [[Le lumpenprolétariat (terme emprunté de l’allemand où le mot « Lumpen » veut dire « haillons »), éléments déclassés, voyous, mendiants, voleurs, etc. Le lumpenprolétariat est incapable de mener une lutte politique organisée; son instabilité morale, son penchant pour l’aventure permettent à la bourgeoisie d’utiliser ses représentants comme briseurs de grève, membres des bandes de pogrom, etc. (N.R.)]], ce produit passif de la pourriture des couches inférieures de la vieille société, il peut se trouver, çà et là, entraîné dans le mouvement par une révolution prolétarienne; cependant, ses conditions de vie le disposeront plutôt à se vendre à la réaction.

Les conditions d’existence de la vieille société sont déjà détruites dans les conditions d’existence du prolétariat.
Le prolétaire est sans propriété; ses relations avec sa femme et ses enfants n’ont plus rien de commun avec celles de la famille bourgeoise; le travail industriel moderne, l’asservissement de l’ouvrier au capital, aussi bien en Angleterre qu’en France, en Amérique qu’en Allemagne, dépouillent le prolétaire de tout caractère national. Les lois, la morale, la religion sont à ses yeux autant de préjugés bourgeois derrière lesquels se cachent autant d’intérêts bourgeois.

Toutes les classes qui, dans le passé, se sont emparées du pouvoir essayaient de consolider leur situation acquise en soumettant la société aux conditions qui leur assuraient leurs revenus propres.
Les prolétaires ne peuvent se rendre maîtres des forces productives sociales qu’en abolissant leur propre mode d’appropriation d’aujourd’hui et, par suite, tout le mode d’appropriation en vigueur jusqu’à nos jours.
Les prolétaires n’ont rien à sauvegarder qui leur appartienne, ils ont à détruire toute garantie privée, toute sécurité privée antérieure.

Tous les mouvements historiques ont été, jusqu’ici, accomplis par des minorités ou au profit des minorités. Le mouvement prolétarien est le mouvement spontané de l’immense majorité au profit de l’immense majorité. Le prolétariat, couche inférieure de la société actuelle, ne peut se soulever, se redresser, sans faire sauter toute la superstructure des couches qui constituent la société officielle.

La lutte du prolétariat contre la bourgeoisie, bien qu’elle ne soit pas, quant au fond, une lutte nationale, en revêt cependant tout d’abord la forme.
Il va sans dire que le prolétariat de chaque pays doit en finir, avant tout, avec sa propre bourgeoisie.

En esquissant à grands traits les phases du développement du prolétariat, nous avons retracé l’histoire de la guerre civile, plus ou moins larvée, qui travaille la société actuelle jusqu’à l’heure où cette guerre éclate en révolution ouverte, et où le prolétariat fonde sa domination par le renversement violent de la bourgeoisie.

Toutes les sociétés antérieures, nous l’avons vu, ont reposé sur l’antagonisme de classes oppressives et de classes opprimées. Mais, pour opprimer une classe, il faut pouvoir lui garantir des conditions d’existence qui lui permettent, au moins, de vivre dans la servitude.
Le serf, en plein servage, est parvenu à devenir membre d’une commune, de même que le petit-bourgeois s’est élevé au rang de bourgeois, sous le joug de l’absolutisme féodal.
L’ouvrier moderne au contraire, loin de s’élever avec le progrès de l’industrie, descend toujours plus bas, au-dessous même des conditions de vie de sa propre classe. Le travailleur devient un pauvre, et le paupérisme s’accroît plus rapidement encore que la population et la richesse.

Il est donc manifeste que la bourgeoisie est incapable de remplir plus longtemps son rôle de classe dirigeante et d’imposer à la société, comme loi régulatrice, les conditions d’existence de sa classe. Elle ne peut plus régner, parce qu’elle est incapable d’assurer l’existence de son esclave dans le cadre de son esclavage, parce qu’elle est obligée de le laisser déchoir au point de devoir le nourrir au lieu de se faire nourrir par lui. La société ne peut plus vivre sous sa domination, ce qui revient à dire que l’existence de la bourgeoisie n’est plus compatible avec celle de la société.

L’existence et la domination de la classe bourgeoise ont pour condition essentielle l’accumulation de la richesse aux mains des particuliers, la formation et l’accroissement du Capital; la condition d’existence du capital, c’est le salariat.

Le salariat repose exclusivement sur la concurrence des ouvriers entre eux.

Le progrès de l’industrie, dont la bourgeoisie est l’agent sans volonté propre et sans résistance, substitue à l’isolement des ouvriers résultant de leur concurrence, leur union révolutionnaire par l’association.

Ainsi, le développement de la grande industrie sape, sous les pieds de la bourgeoisie, le terrain même sur lequel elle a établi son système de production et d’appropriation.

Avant tout, la bourgeoisie produit ses propres fossoyeurs.

Sa chute et la victoire du prolétariat sont également inévitables.

adressé par Michel Peyret

remis en ligne socialgerie – avril 2015

LES « COMMENT TAIRE » D’UN RESPONSABLE DU MALG

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Messaoud Benyoucef

braniya chriricahua blog

le 29 mai 2015

Les éditions Barzakh (Alger) viennent de publier les mémoires de ‘Abderrahmane Berrouane, intitulés « Aux origines du MALG. Témoignage d’un compagnon de Boussouf ».

1- ‘Abderrahmane Berrouane

(dorénavant AB) est né en 1929 à Relizane, dans une famille aisée -son père étant courtier en grains. Après des études primaires à Relizane, secondaires à Sidi-Belabbès et Oran, il obtient le bac philo au lycée Lamoricière (Oran). Il part ensuite pour la France afin d’y poursuivre des études supérieures. Là, il fera connaissance d’étudiants algériens engagés en politique, entre autres de Sid-Ahmed Inal -militant du PCA- et Mohamed Harbi -militant du PPA, mais très à gauche, les deux étant étudiants en histoire. AB s’inscrira à la faculté de sciences politiques de Toulouse. Le 19 mai 1956, l’appel à la grève des cours lancé par l’UGEMA (cf sur ce blogue “La grève imbécile”) le trouvera en deuxième année de sciences po. Il obtempère et part pour le Maroc dans l’espoir de rejoindre, à partir de là, une unité combattante de l’ALN. Mais il n’ira pas plus loin.

2- Au Maroc

où s’était établi le commandement de la zone V-, il est coopté, après un long entretien-interrogatoire avec un nommé Mabrouk (‘A. Boussouf), pour faire partie du futur réseau d’écoutes et de transmissions que le même Boussouf (chef de la zone V, Oranie) mettait en place. La zone V -qui deviendra Wilaya V après le congrès de la Soummam, août 1956- va servir donc de banc d’essai à l’embryon de service de propagande et d’espionnage de l’ALN. Suivent deux années et demie de long apprentissage sur le tas (le commandant ‘Omar Tellidji, officier des transmissions dans l’armée française qu’il déserta, étant seul spécialiste de ces choses).

[Ici, une anecdote : AB raconte que Sid-Ahmed Inal, « déçu par le parti communiste » , rejoignit à son tour le Maroc et tenta d’entrer en contact avec lui. Boussouf refusa. La prétendue déception d’Inal fait réagir Sadek Hadjerès, secrétaire du PCA et responsable avec Jacques Salort des CDL (Combattants de la libération, l’aile militaire du PCA). Voici ce que dit Sadek Hadjerès à ce propos :

« L’auteur a la probité de ne pas occulter le segment étudiant de son parcours, mais dans le bain nationaliste hostile, il n’a pu s’empêcher de tordre un fait dans le sens de la doxa anticommuniste, malgré le portrait élogieux qu’il a dressé de Ahmed Inal.

Voir par exemple ce qu’il dit page 50 et page 56. Dans cette dernière, il décrit (en passant et de façon furtive) son (Inal) engagement au FLN comme celui d’un communiste déçu. Tout à fait contraire aux faits et à son parcours. C’est en fidélité à son engagement organique communiste qu’il a pris toutes ses décisions, en accord total avec son parti.

Avant 1955, nous étions déjà lui et moi en relation et coopération entre Alger et Paris depuis deux ans à propos de nos associations étudiantes. À l’automne 55, nous avons eu à Paris des discussions de groupe sur les questions politiques, idéologiques et culturelles (à l’une ou deux d’entre elles, avait assisté Harbi, que m’avait présenté Aziz Benmiloud qui était un ami commun). Puis j’ai discuté avec lui (Inal) longuement le long des quais de la Seine et il a été convenu entre nous qu’il rentre au pays comme membre du PCA et des CDL.

Ce qu’il a fait peu après en engageant son travail de masse à Tlemcen. Pendant les vacances scolaires de Noël (il était prof de lycée) il a fait le compte rendu de ses activités transmis par Colette Grégoire (NB : la poétesse Anna Greki, compagne de Sid-Ahmed) qui a rencontré à Alger Lucette Larribère à Blacet El aoud (NB : Place du gouvernement, Alger).

Nous avons eu plus tard des échos de ses activités au maquis et notamment la lettre admirable où il réaffirmait son attachement à l’idéal socialiste.
On est loin du comportement d’un communiste déçu, mais ça faisait partie de la posture nationaliste (y compris exprimée dans la plate-forme de la Soummam) de nier les faits. »
[[ Correspondance personnelle]]

3- Après la fondation du GPRA

(Gouvernement provisoire de la république algérienne, septembre 1958), Boussouf est nommé ministre des Liaisons générales et des communications (ministère qui deviendra quelque temps après celui de l’Armement et des liaisons générales, MALG). Boussouf confie le commandement de la wilaya V à son poulain Mohamed Boukharrouba Boumédiène et s’établit au Caire.

Ses lieutenants, parmi lesquels AB, l’accompagnent. On réfléchit à l’organigramme du ministère. AB se voit confier la DVCR (division de la vigilance et du contre-renseignement), le saint des saints des services spéciaux de l’ALN, la structure chargée de ficher tout le monde et d’espionner. AB en sera le chef jusqu’à l’indépendance.

4-Théoriquement donc,AB était l’homme le mieux informé du FLN-ALN.

Pourtant, ceux qui attendraient de lui qu’il lève le voile sur les aspects les plus problématiques de la guerre d’indépendance, en seront pour leurs frais.

  • Ainsi, rien sur Boussouf, sa vie, sa scolarité, son parcours militant, absolument rien.
  • Ainsi, rien sur l’assassinat de ‘Abane Ramdane, si ce n’est pour déplorer les incompréhensions et les malentendus entre les hommes! Rien que du subjectif, donc; pas de divergence politique radicale!
  • Pas un mot sur ce qu’il est convenu d’appeler « l’affaire Si-Salah », le chef de la wilaya IV -la plus emblématique du combat de l’intérieur- qui a pris langue avec le général de Gaulle. Difficile de faire passer le baroudeur Salah Mohamed Zamoum pour un traître: on comprend le silence.
  • Rien sur l’hécatombe de colonels de l’intérieur que son service était censé protéger contre les coups tordus de l’ennemi.

    À rebours même de ce que l’on soupçonne très fort aujourd’hui, AB encense le haut fait d’armes que constitue l’acquisition de postes émetteurs ANGRC9, passant sous silence ce que de nombreux historiens et acteurs de la guerre disent: ces postes comportaient des mouchards qui donnaient à l’ennemi la position de l’utilisateur. (Cf sur ce blogue: Regarde les colonels tomber.)
  • Par contre, position très défensive et confuse sur la faillite majeure des services de Boussouf : le carnage de la Bleuite. AB en rend responsable Aït Hamouda ‘Amirouche et son entêtement incompréhensible à poursuivre son œuvre de mort malgré tous les messages que lui envoyaient les services de Boussouf, l’informant qu’il était l’objet d’une manipulation retorse.

    Pourtant, s’agissant de la mort de ‘Amirouche, et en réponse à ceux qui accusent Boussouf de l’avoir fait repérer par radio, AB dit que c’est impossible vu que la wilaya III ne disposait pas de poste radio! Mais alors comment lui étaient parvenus les soi-disant messages à propos de la Bleuite? Ce que tente maladroitement de passer sous silence AB, c’est que la wilaya III n’avait pas de poste radio parce que son ANCRG9 avait explosé, tuant ses servants et manquant de tuer également Mohand Oulhadj (mise au point publique faite par le très officiel président de l’association du MALG, Daho Ould Kablia). Voilà qui rappelle un sinistre précédent : le poste radio piégé qui a tué Mostfa Benboulaïd [[L’explosion du poste radio de la W3 doit se situer logiquement entre décembre 1958 (date de la « conférence » des chefs de wilaya de Oued ‘Asker que ‘Amirouche avait convoquée de sa propre autorité) et mars 1959 (date de la mort de ‘Amirouche et d’El Haouès).

    D. Ould Kablia (dans son intervention au journal Le Soir) qui donnait l’information ne la situait pas dans le temps. (C’était à l’occasion de la grosse polémique suscitée par le livre de S. Sadi. Ce dernier accusait formellement Boussouf et Boukharrouba d’avoir donné ‘Amirouche à l’ennemi. Pour le détail de cette polémique voir l’article « Regarde les colonels tomber »: http://braniya.blogspot.fr/2013/02/regarde-les-colonels-tomber.html)]]
    .
  • Cela dit, AB livre tout de même quelques informations intéressantes pour qui sait faire la part des intentions calculées.
    • Ainsi de l’arrivée de Mohamed Harbi au Caire et de la campagne de dénigrement menée contre lui par ‘Ali Mendjeli (adjoint de Boukharrouba) qui exigeait rien moins que le « jugement » et « l’exécution » (sic) de Harbi! AB prétend que ce sont les services de Boussouf qui ont sauvé l’historien…

      Ce qu’il est intéressant de noter, c’est combien la vie humaine valait peu de chose aux yeux des porteurs d’armes pour lesquels un jugement n’est qu’une formalité précédant la mise à mort, Harbi n’ayant jamais fait autre chose que critiquer ce qui lui semblait aller mal dans la conduite de la guerre. Ce que le PCA avait eu le courage de faire également.
    • Ainsi également de cette information : Boussouf n’a jamais eu qu’un seul ami, un homme en qui il avait une confiance absolue au point de confier à ses adjoints d’avoir à s’en remettre à ce seul responsable dans le cas où lui (Boussouf) serait « empêché ».

      Cet homme, c’est Lakhdar Bentobbal, le responsable réel de la tragédie du 20 août 1955 (cf sur ce blogue: “La dame de cœur”), celui qui a donné ordre d’assassiner ‘Alloua ‘Abbas, neveu de Ferhat ‘Abbas (qui l’aimait comme son fils) et élu UDMA, l’homme qui, alors que la guerre tirait à sa fin, faisait des conférences devant l’armée des frontières pour mettre en garde contre… le danger communiste! Soit dit en passant, cette confidence de Boussouf suffit à ruiner les affirmations de Bentobbal à propos de l’assassinat de ‘Abane Ramdane: Bentobbal a toujours dit qu’il avait consenti à l’emprisonnement de ‘Abane, pas à sa mort. On n’en croit rien: comment Bentobbal aurait-il pu faire défaut à son ami et alter ego (tous deux originaires de Mila, tous deux descendants de koulouglis, tous deux si doués de savoir-faire expéditif en matière de condamnation et d’exécution)?
    • Enfin la troisième information : à quelques semaines de la proclamation de l’indépendance, des djounouds de Boukharrouba commandés par Tayebi Larbi, investissent le centre des données de la DVCR à Rabat et emportent toutes les archives. Idem pour le centre de Tripoli (plus important lieu de stockage des archives du MALG), dont le chef, ‘Abdelkrim Hassani, passe à Boukharrouba en mettant tous ses documents à la disposition du chef de l’état-major général (EMG). (AB, quant à lui, aura été ébranlé par la cabale que Laroussi Khélifa, secrétaire général du MALG et homme de confiance de Boussouf -qu’il trahira au profit de Boukharrouba-, monta contre lui dans le vain espoir de le démettre!) Que Boukharrouba n’ait rien eu de plus pressé à faire que main basse sur les archives du MALG, ce genre de question n’interpelle pas AB. (Par ailleurs, AB veut-il suggérer au lecteur que tout ce qui est arrivé après l’indépendance ne concerne plus le MALG?)

Au total, on sort de la lecture de ces mémoires avec le sentiment d’une très vive déception, à la mesure des attentes que suscitaient les débuts prometteurs du texte: tout avait bien commencé, en effet, avec un luxe de détails autobiographiques (ce qui n’est pas si courant avec les acteurs algériens de la guerre), la mention des amitiés progressistes (Inal, Harbi) -ce qui là encore n’est pas courant tant l’anticommunisme a marqué ces mêmes acteurs-, tout cela respirait la sincérité et une certaine fraîcheur.

Très vite, cependant, on retombe dans les ornières de la narration stéréotypée des anciens combattants, avec des « Si Flen » obséquieux à profusion, avec cette tendance à l’exagération des exploits supposés de ses propres services, avec cette incapacité à tenir la moindre distance critique avec son action. Et que dire de l’absence de réflexion sur ce qu’est devenue l’Algérie actuelle, l’Algérie telle que l’a façonnée la SM, fille du MALG ? Si des hommes cultivés tels que AB ne sont pas parvenus à soumettre leur propre pratique à la réflexion critique, c’est à désespérer.

Il y aurait en effet de quoi désespérer : dans les dernières lignes du livre, AB répond aux détracteurs du MALG historique. Quelle est sa réponse ? Ce sont des ennemis connus de la Révolution et nous avons des dossiers sur eux. Qu’ils se le disent !

Voilà, c’est dit. Chassez le naturel…

Le dernier mot à Sadek Hadjerès :

« Chez Berrouane, la vision d’appareil hégémonique me parait tempérée par un patriotisme qui a été influencé par son passage dans les milieux étudiants qu’il appelle « progressistes » parisiens de 1954-55. Ils étaient en fait les groupes de langue algériens du PCF que j’ai connus directement en septembre-octobre 55 lors d’une mission d’une quinzaine de jours (la date exacte peut être retrouvée, celle des entretiens de Bichat à la Salpêtrière) qui m’avaient servi à couvrir mon séjour parisien.

L’ouvrage de Berrouane est évidemment pro domo, le mérite étant qu’il donne des références factuelles intéressantes.

Mais sur le fond, l’histoire est la plupart du temps réduite aux actions louables des appareils (réelles ou exagérées), les défaillances sont liées à des faiblesses et facteurs personnels.

Quant au soubassement fondamental des orientations, il est grossièrement occulté jusqu’à gommer totalement le fait historique et significatif dominant, celui de l’assassinat de Abane Ramdane »
.[[ Correspondance personnelle]]

Messaoud Benyoucef

le 29 mai 2015


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Photo de ‘Abane Ramdane