Mohamed HARBI et « L’OUVERTURE EN 2012 EN FRANCE DES ARCHIVES DE LA GUERRE DE LIBÉRATION « 

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Mustapha BENFODIL

El-Watan

le 26 mai 2011

L’éminent historien Mohamed Harbi revient, dans cet entretien, sur les récentes controverses suscitées par les déclarations polémiques d’acteurs du mouvement national et livre quelques vérités cinglantes.

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D’après lui, l’attaque de la poste d’Oran est l’œuvre d’Aït Ahmed, Boudiaf a réussi l’organisation du 1er Novembre, et l’attitude de Yacef Saâdi à l’égard de Louisette Ighilahriz «n’est ni sérieuse ni noble.» Harbi affirme que Boussouf n’endosse pas seul l’assassinat de Abane Ramdane, et qu’on a exagéré son rôle ainsi que celui du MALG.

Il révèle, par ailleurs, que «Krim a projeté d’assassiner Bentobal» en prévenant que les archives de 2012 «sont terribles et explosives.»

Alors qu’il évalue les harkis et goumiers à environ 100 000 hommes, l’historien estime à quelque 50 000, les victimes algériennes des bavures du FLN/ALN, dont nombre de militants nationalistes authentiques.

Pour Mohamed Harbi, «la société algérienne est une société de surveillance mutuelle».

Il considère que les tabous, liés aux juifs d’Algérie, aux harkis et aux pieds-noirs, en se gardant de les traiter, ont fait le lit de l’islamisme. Préconisant une déconstruction de la pensée nationaliste, il estime que la
question identitaire et celle de l’autoritarisme sont deux problèmes majeurs qu’il est impératif de dépasser pour aller vers une Algérie nouvelle et apaisée.

– Si vous le permettez, M. Harbi, nous aimerions articuler cette interview autour de quelques «noms-clés» en rapport avec l’histoire du Mouvement national. Et le premier qui nous vient à l’esprit, en l’occurrence, est Ahmed Ben Bella qui a défrayé la chronique ces derniers jours suite à ses récentes déclarations à Jeune Afrique. D’abord, comment l’avez-vous rencontré?

Je l’ai rencontré pour la première fois au moment de la discussion du programme de Tripoli. À ce moment-là, j’ai pu, plus ou moins, voir ce qu’était l’homme dans ses idées. Il faut noter qu’avant cela, il était en prison depuis 1956. Et dans ses idées, il y avait incontestablement chez lui un véritable amour du monde rural. En même temps, il y avait chez lui un aspect qui relève de l’éducation politique de toute une génération, à savoir l’attachement à un nationalisme de type autoritaire.

Pour en venir à des faits précis comme l’attaque de la poste d’Oran en avril 1949, Ben Bella affirme qu’il était l’artisan de cette attaque. Selon vous, qui d’Aït Ahmed, qui était le successeur de Belouizdad à la tête de l’OS, ou de Ben Bella qui, comme vous le précisez dans vos livres, a pris en main cette organisation à partir de janvier 1949, est le véritable instigateur de cette opération fondatrice?

Personnellement, je pense que les éléments concrets ressortaient de l’organisation locale. Mais les projets (la planification des opérations, ndlr) étaient incontestablement du ressort de la direction centrale, donc d’Aït Ahmed. Je pense que compte tenu du fonctionnement de l’Organisation, le rôle d’Aït Ahmed a été très important.

– Et quand il dit de Boudiaf qu’il était «zéro sur le plan militaire», vous pensez que c’est une vérité ou bien une méchanceté?

«Zéro sur le plan militaire», il n’y a pas eu d’expérience de type militaire qui permet d’en juger… Boudiaf était le responsable de l’OS dans le Constantinois. C’est un membre de l’Organisation qui était assez conséquent, on l’a bien vu. Même si le 1er Novembre a été organisé dans la précipitation et l’improvisation, il l’a organisé.

– Quand des acteurs de l’histoire comme dans ce cas précis nous font des révélations de cette nature, vous, en tant qu’historien, comment les prenez-nous : pour argent comptant? Avec des pincettes?

Je ne peux pas prendre pour argent comptant le témoignage d’un acteur.

On est obligé de se pencher sur les archives quand on en trouve, ce qui est rare pour une organisation qui a été clandestine.

Sinon, on procède à des recoupements des témoignages des acteurs.

Indépendamment de cela, vous avez des interrogations propres à partir de ces témoignages et aussi de la connaissance des acteurs. Il faut dire que ces affaires sont remontées à la surface dans des moments de crise où chacun cherchait à imposer son image propre. Et je crois qu’en Algérie, beaucoup de choses se passent comme ça. Les gens sont plus préoccupés de soigner leur image que par le souci de la vérité.

– Un autre nom nous vient à l’esprit, celui d’une grande moudjahida: Louisette Ighilahriz, qui a eu à affronter seule ses tortionnaires lors des procès qui l’ont opposée au général Schmitt et consorts, sans le moindre soutien de l’Etat algérien.

C’est une femme extrêmement courageuse qui a été profondément blessée par des allégations prêtées à Yacef Saâdi qui aurait mis en doute son combat. Que pouvez-vous nous dire sur cette immense résistante ?

Louisette Ighilahriz est une combattante, il n’y a aucun doute là-dessus, et Yacef Saâdi ne pouvait pas ignorer son rôle puisqu’il était un allié de la famille Ighilahriz. Je suppose qu’il y a autre chose qui l’a guidé. De toute manière, ce n’est ni sérieux ni noble.

– Du point de vue de l’écriture de l’histoire de la guerre de Libération nationale, pensez-vous que la participation des femmes est suffisamment mise en valeur ?

Non, ce n’est pas le cas. Il y a une chose fondamentale qu’il convient de souligner à ce propos, c’est que les femmes sont venues à la rencontre du FLN, mais quand le FLN est allé à leur rencontre, il ne les voyait que comme infrastructure dans l’organisation. Il ne les voyait pas dans des rôles politiques et des directions politiques.

Alors que le premier bulletin du FLN s’appelait Résistance, on l’a enlevé pour mettre El Moudjahid. Ça veut tout dire. Le souci du FLN, c’était d’avoir des troupes. Or, la sensibilité des troupes était incontestablement machiste et patriarcale.

– Selon vous, ces controverses soulevées par des déclarations polémiques qui sont le fait d’acteurs de la Révolution font-elles avancer l’historiographie de la guerre de Libération nationale? Est-ce quelque chose de productif ou de contre-productif pour l’historien?

C’est de la lave en fusion. Et à mon avis, c’est quelque chose qui ajoute au désarroi et au manque de repères de la population dans son ensemble.

Qui plus est, cela discrédite la politique, surtout que cela intervient dans une atmosphère d’impasse et d’échec, et donc on a tendance à dévaloriser la révolution.

– M. Harbi, en 2012, on annonce l’ouverture d’une partie des archives françaises liées à la guerre de Libération nationale. D’aucuns y voient une opportunité pour apporter un éclairage décisif sur certaines zones d’ombre de la guerre d’indépendance. Comment appréhendez-vous ces archives?

Il y a certainement des archives qui pourraient s’avérer fort pertinentes. Il y a par exemple le bulletin de renseignement et de documentation qu’établissait le MALG. Bien sûr, il glorifie le FLN mais il fournit une foule d’indications sur l’état d’esprit de la population, et ce bulletin ne laisse aucune impression d’unanimisme des Algériens.

– Quel genre de renseignements livraient ces bulletins?

Par exemple des renseignements sur la conduite des populations, leur rapport au FLN, leur rapport à la France.

Je dis bien c’est le bulletin du FLN, donc tout est à la gloire du FLN.

Toujours est-il qu’à travers ces descriptions, si un historien s’empare de ces documents, il va donner une autre idée de l’opinion algérienne face au FLN.

En tout cas, je pense que ces archives sont explosives.

Moi, j’ai été au ministère des Forces armées comme conseiller de Krim Belkacem, et je peux vous dire que les dossiers sont terribles. Le rapport à la population n’est pas du tout ce qu’on dit. Ce sont des archives qui donnent une idée tout à fait différente de la révolution.

– Vous-même, en votre qualité d’historien, comptez-vous les exploiter?

Je ne sais pas. A 78 ans, je ne sais pas si j’aurai la force de continuer longtemps. Je pourrais travailler peut-être sur un ou deux sujets, mais je n’ai plus la même force.

– On vous souhaite beaucoup de santé et de vigueur M. Harbi pour mener à bien cette entreprise…

Si je peux aider, pourquoi pas? D’ailleurs, c’est ce que je fais maintenant. J’aide les jeunes chercheurs à travailler sur les archives, notamment en France.

– Quelles sont les précautions méthodologiques que vous préconisez à l’attention des jeunes chercheurs?

Le vrai problème, aujourd’hui, c’est que les gens s’intéressent beaucoup plus aux forces politiques indépendamment de la société. Or, si vous n’avez pas une connaissance précise de la société, vous ne pouvez pas étudier sérieusement les forces politiques en présence.

C’est quelque chose de capital. Le va-et-vient entre les deux est fondamental. Ça c’est la première chose.

La deuxième, c’est que les chercheurs formés en Algérie, je le vois très bien, n’ont pas une bonne culture historique. Ils n’ont pas connaissance de tous les débats sur la méthode et tout ce qui à trait à l’analyse des documents, la capacité de maîtriser le matériau et d’en tirer la matière de l’histoire.

– Ne pensez-vous pas, justement, que c’est quelque chose, pour le moins paradoxale de voir d’un côté la grandeur et la complexité de notre Révolution, et de l’autre, l’indigence de l’appareil académique, universitaire, censé en assurer l’étude et la transmission?

Je vais vous dire franchement mon opinion: le pouvoir qui est là depuis 1962 n’a aucun intérêt à ce que l’histoire devienne la matrice d’une reconstruction du pays.

Je me souviens quand j’étais à Révolution Africaine, j’avais publié un document sur la Fédération de France du FLN. Il y a eu tout de suite une réaction du ministre de la Défense (Boumediène, ndlr) et des pressions sur Ben Bella pour dire «cette histoire, on n’en parle plus.»

  Est-ce que vous avez foi dans les jeunes historiens formés en Algérie?

Il y a quelques-uns qui sont remarquables, mais malheureusement, ils restent à l’étranger.

Et ceux qui rentrent ici, je ne donnerai pas de noms, mais…il y en a un ou deux qui sont vraiment remarquables, qui sont capables de faire de grands historiens.

Les autres, ils sont en train d’ahaner pour avoir des postes parce qu’il faut faire valider son diplôme universitaire acquis à l’étranger. C’est une manière d’avoir des historiens destinés à produire une histoire officielle.

– L’un des enjeux des relations algéro-françaises est l’écriture de l’histoire de la guerre d’Algérie. Or, nous avons l’impression que là-bas il y a une armée d’historiens, de chercheurs pour accomplir cette tâche, tandis que de ce côté-ci, il y a peu de gens de métier, comme vous le soulignez, qui font le poids. Comment parer à ce déséquilibre?

Ce qui est certain, c’est que nous ne pouvons pas envisager notre rapport avec les historiens français comme une compétition, mais comme un échange pour équilibrer des regards.

– Comment, lorsqu’on est soi-même acteur et témoin de l’histoire, peut-on en être également le fidèle rapporteur?

Je vais vous dire comment ils ont procédé en France. Tous les grands acteurs sont passés par des instituts pour livrer leurs témoignages devant des historiens qui ont étudié la période concernée.

Et ces témoignages sont dûment emmagasinés dans des archives.

– Cela nous fait penser aux psychanalystes qui doivent se faire analyser par leurs pairs avant de pouvoir exercer…

Tout à fait! En France, tous les acteurs militaires ont donné leurs témoignages aux historiens.

Chez nous, cela se passe autrement. J’ai chez moi plus de 123 ouvrages algériens de témoignages. Ce n’est pas satisfaisant, parce que les gens ne parlent pas de la réalité culturelle, de la réalité sociale, de la stratégie des acteurs. Ils parlent de faits, comme ça…

Il faut dire que chez les acteurs de la révolution algérienne, la véritable culture était plutôt rare. Partant de là, ils ne peuvent revoir et vivre d’une autre manière leur expérience qu’à travers le regard de gens du métier.

L’histoire, c’est aussi un métier.

– Les choses sont-elles claires dans votre esprit, entre le Harbi historien et le Harbi acteur de l’histoire?

Il y a nécessairement un aspect subjectif dans cette affaire. Mais cet aspect subjectif, ce n’est pas à moi de le découvrir. Cela incombe aux lecteurs mais aussi à mes collègues historiens. De toute manière, je travaille avec la méthode historique, et donc je soumets tout ce que je fais à la critique historique.

Je peux affirmer que j’ai au moins un minimum de distance à l’égard de mon expérience propre. Seulement, je ne suis pas garant de tout. J’ai mes rapports personnels avec les hommes, j’ai des côtés subjectifs, mais je pense que ce côté subjectif n’a pas réussi à prendre le dessus dans mon travail. En tous les cas, les lecteurs aviseront.

– Je reviens à cet enjeu que certains appellent «guerre des mémoires» ou «guerre des récits», même si le mot guerre est très chargé. Peut-on imaginer une écriture de l’histoire qui soit apaisée, dépassionnée, froide, voire «à quatre mains» ?

On ne peut pas appeler cela «guerre des mémoires». Aujourd’hui, le vrai problème, c’est l’histoire. Il y a guerre des mémoires parce qu’il y a des forces politiques des deux côtés qui instrumentalisent l’histoire pour perpétuer un combat.

Du côté français, les vaincus de la guerre d’indépendance sont encore nombreux. Ils sont dans des partis, ils ont des comptes à régler. Et, effectivement, on peut parler à leur sujet plus de mémoire que d’histoire.

Du côté algérien, il y a des mouvements qui connaissent des phases sensibles d’essoufflement, il y a des gens qui n’ont plus rien à dire, et qui pensent que c’est un trésor inépuisable pour essayer de solidifier une nation, qu’ils n’arrivent pas à solidifier autrement.

Si des gens actuellement passent leur temps à ânonner sur le passé, c’est uniquement dans cette perspective. La mémoire et le présent, c’est un gros problème.

Le présent n’est pas un présent d’affirmation du respect de l’individu, et la mémoire, elle, rappelle un passé de non-respect de l’individu.

Alors, si on veut vraiment convoquer l’histoire pour créer un esprit civique, il faut commencer par respecter l’individu en faisant en sorte que la mémoire d’avant serve de catalyseur, sinon, ce n’est pas la peine.

– Lors du colloque organisé récemment en hommage à Claudine Chaulet, vous avez rapporté ce fait révélateur, à savoir que sous le PPA la notion d’individu n’existait pas, et qu’il était par exemple inimaginable de se représenter un Algérien boire une bière dans la conception identitaire du PPA…

Publiquement non, comme dans toutes les sociétés musulmanes qui vivent sous le signe de la schizophrénie. Vous pouvez tout faire si on ne vous voit pas. Mais, officiellement, un militant nationaliste ne buvait pas, était censé ne pas boire, et les mœurs des gens étaient sous surveillance.

Ce sont des choses qu’on ne veut pas voir de près. Nous sommes des sociétés de surveillance mutuelle. Avant, la surveillance était une institution, c’était la «hissba». Le problème, c’est qu’avec la colonisation cette institution a disparu.

Du coup, la surveillance est devenue l’affaire de chacun, et elle est beaucoup plus pernicieuse que s’il y avait une institution comme telle.

– Vous avez souvent souligné la prépondérance du religieux comme référent identitaire dominant au détriment de la diversité raciale, religieuse et culturelle, qui caractérisait notre pays. Pensez-vous que cela constitue un facteur bloquant qui nous empêche d’aller vers la modernité culturelle et politique?

Tout à fait! Si le FIS a été ce qu’il a été, il ne le doit pas à la capacité de ses chefs mais précisément à cet élément. Il faut s’avouer que nous sommes une société fermée. Nous avons un système éducatif de type conservateur et patriarcal. D’ailleurs, je suis effrayé par la haine que les gens ont pour les femmes. C’est incroyable!

Ce n’est pas simplement de la haine, c’est de la peur. Je vois pas mal de femmes, des chercheuses surtout, qui sont tout à fait exceptionnelles, et dès le mariage, elles ont des problèmes. Elles sont confrontées à un dilemme: soit, c’est le sacrifice du métier, soit c’est la rupture.

Et si vous faites une recherche statistique, vous verrez que pas mal d’universitaires de haut niveau sont des femmes seules.

– À votre avis, un travail de déconstruction de la pensée nationaliste telle qu’elle a prévalu jusqu’à aujourd’hui est-il nécessaire pour ériger une Algérie nouvelle?

Actuellement, l’Algérie est confrontée à deux problèmes: d’abord, la déconstruction de cette pensée à partir de l’idée d’une société multiculturelle et multiethnique, parce que la question de l’ethnicité est un vrai problème. On a beau le cacher, c’est un vrai problème.

La deuxième question, c’est le problème de l’autoritarisme. L’Algérie transpire l’autoritarisme par tous ses pores. On parle du pouvoir, mais si vous voyez la vie des partis, elle n’est pas fondamentalement différente. Il faut revenir aux fondements de l’autoritarisme, et quand vous analysez ces fondements, force est de constater la nature des rapports familiaux et le poids du patriarcat. Ce n’est pas un hasard si ce modèle-là, vous le retrouvez dans le système éducatif d’une façon très forte. C’est tout cela qui fait que notre société soit très conservatrice.

– Vous avez cité un mot-clé: «surveillance». Vous avez parlé de cette fiche mystérieuse du MALG qui épie la population, et tout cela me renvoie à un autre «nom-clé»: Abdelhafidh Boussouf. D’aucuns ont fini par le mystifier tellement il cultivait le mystère. On le dépeint généralement comme un personnage intrigant qui était derrière tous les coups tordus. Est-ce que vous l’avez connu personnellement?

Je le connaissais très bien puisqu’il était dans la daïra de Skikda. Mais il était originaire de Mila. C’était un cadre de qualité.

Je dis d’ailleurs dans mes mémoires que c’est lui qui m’avait recommandé le “Que faire?” de Lénine quand j’étais au lycée. C’était un bon organisateur.

Mais il était très suspicieux, il était aussi répressif.

Néanmoins, je pense qu’on a exagéré les choses à son sujet. Il faut savoir que tous les accords portant sur le renseignement, conclus avec d’autres pays, étaient traités par le GPRA. C’est le gouvernement qui décidait. Il avait une puissance au sein du gouvernement, certes, mais il ne faisait pas ce qu’il voulait.

– Quand on le présente comme «l’ancêtre de la police politique et du DRS», vous pensez que c’est exagéré?

Il se trouve que les instruments qu’il a forgés sont passés, par la suite, au ministère de la Défense. Mais, avant, ce n’étaient pas eux qui contrôlaient (les cadres du ministère des Forces armées, ndlr). Ils ne contrôlaient rien.

C’était un peu comme dans le système français: les grands commis de l’Etat, on veut bien s’assurer qu’ils n’ont pas d’antenne avec l’étranger, des trucs comme ça, ce n’était pas plus.

– Pourtant, il y a ce fait gravissime qu’on lui impute, celui d’avoir assassiné Abane Ramdane à Tétouan et d’avoir pris tout seul la responsabilité de le liquider…

Tout seul, je ne dirais pas cela. Qu’il ait une part de responsabilité dans cette affaire, c’est sûr. Seulement, il y a un point d’interrogation sur cette question. Quand ils ont examiné le cas Abane, Ouamrane, Krim, Mahmoud Chérif et Boussouf étaient pour son exécution.

– Et Bentobal était contre…

Bentobal était effectivement contre. Or, il fallait un consensus. Ils ont opté alors pour son emprisonnement, mais pas en Tunisie parce que là-bas, c’était dangereux. Donc, ils l’ont emmené au Maroc sous prétexte qu’il y avait des différends qu’il fallait régler avec le sultan Mohamed V. Abane était accompagné de Krim Belkacem et Mahmoud Chérif. Une fois au Maroc, il a été assassiné. Moi, je ne peux pas répondre aussi affirmativement à la question. Krim dit «ce n’est pas moi, c’est Boussouf.» Mahmoud Chérif dit «ce n’est pas moi, c’est Boussouf.» Moi, je ne peux pas le dire, je n’étais pas là, il n’y a pas de preuves.

– Dans le livre de Khalfa Mammeri, “Abane Ramdane – le faux procès”, l’auteur fait mention d’un procès-verbal (qui aurait été puisé dans les archives personnelles de Boussouf déposées en Suisse, ndlr), et où ce dernier aurait imposé aux autres membres du CCE d’endosser a posteriori l’assassinat de Abane pour faire croire à une décision collégiale…

Sur ce document, point d’interrogation. Par contre, qu’il l’ait assassiné, ça ne fait pas de doute. Mais sur la responsabilité individuelle, je me pose des questions. Je n’ai pas de réponse.

– Avez-vous des éléments de réponse à propos de ce qu’on reprochait exactement à Abane Ramdane? Est-ce qu’on était jaloux de lui parce qu’il était brillant? Est-ce qu’il a payé le Congrès de la Soummam? Etait-ce une affaire d’ego?

Il y avait beaucoup de cela. Pour tout dire, Abane ne pensait pas que cette catégorie d’hommes pouvait diriger l’Algérie. Il faut savoir que le premier incident est survenu le 5 juin au sujet d’une conférence de presse qui devait être donnée au Caire. Krim voulait la tenir alors que c’est Abane qui devait l’animer. Ce dernier s’est adressé à Krim en le traitant d’aghyoul (bourricot). Finalement, il a été dévolu à Saâd Dahlab qui était un personnage de second ordre de l’animer.

Les deux membres les plus puissants du CCE étaient ainsi aux prises l’un avec l’autre. Et je pense que Krim avait des visées sur le pouvoir depuis toujours, surtout après la Bataille d’Alger.

– Donc, vous maintenez que ça n’a pas été une décision exclusive de Boussouf d’éliminer physiquement Abane?

Non, parce qu’ils étaient trois et ils imputent cela à Boussouf. Or, je sais, d’après Bentobal, que Krim avait projeté d’assassiner Bentobal après cet épisode. Donc, si tant est que le témoignage de Bentobal soit véridique, Krim voulait éliminer les gens qui se dressaient sur le chemin de son pouvoir. Pourquoi Bentobal? Parce qu’il supposait qu’étant lui aussi de Mila, Bentobal était un appui pour Boussouf.

– D’après vous, l’assassinat de Abane a-t-il affaibli le CCE?

Du point de vue politique, c’est sûr.

– Quand on dit qu’il y a un avant et un après-Abane, est-ce une analyse que vous partagez?

La machine politique a continué à fonctionner. La machine politique, ce n’était pas seulement Abane. Il y avait des hommes de grande qualité comme Ferhat Abbas, comme Abdelhamid Mehri, comme Benyoucef Benkhedda…

– Toujours est-il que Boussouf, après l’assassinat de Abane, semble avoir pris un ascendant sur les autres, vous n’êtes pas de cet avis? On assure même qu’il terrorisait tout le monde.

Boussouf ne contrôlait que la base du Maroc. Or, la puissance du FLN était plus en Tunisie qu’au Maroc.

– Dans son livre sur le colonel Amirouche “Une vie, deux morts, un testament” Saïd Sadi affirme que c’est Boussouf qui a donné Amirouche aux Français…

Quand je suis arrivé en Tunisie, j’ai entendu cette version. Moi, je suis arrivé au mois de mai 1959 (Amirouche est tombé au champ d’honneur le 29 mars 1959, ndlr) et il y avait cette version qui circulait. Elle a tenu le haut du pavé pendant toute la période de la réunion des colonels.

Une opposition faisait rage entre Krim d’un côté, et Boussouf, Bentobal, et Boumediène de l’autre. C’était dans le cadre de ces luttes de pouvoir qu’est sortie cette version. Personnellement, je pense que Boussouf était sans doute quelqu’un de particulier, mais pas à ce point.

– Après l’indépendance, il a eu une vie discrète. Certains récits affirment qu’il s’est converti en armateur ou vendeur de bateaux. Pourquoi Boussouf a-t-il disparu aussi subitement de la vie publique selon vous? Il n’a pris aucune responsabilité après 1962?

Il ne pouvait pas prendre de responsabilité, personne n’aurait voulu de lui. Même quand
Boumediène était devenu le grand chef, Boussouf a fait une offre de service, mais il n’a même pas été reçu par Boumediène. Vous ne pouvez pas avoir avec vous votre ancien chef qui vous connaît bien.

Après, il s’est lancé dans les affaires, il avait un nom et les Irakiens l’ont beaucoup aidé. Il a trouvé de l’aide partout dans le monde arabe.

– Est-ce qu’on a donné, selon vous, sa pleine valeur au Congrès de la Soummam qu’accable par exemple Ali Kafi?

Je pense que c’est une version contemporaine chez Al Kafi. Je ne lui ai pas connu cette opinion avant.

En réalité, chez Ali Kafi, ce n’est pas le Congrès de la Soummam qui posait problème mais plutôt la personne de Abane. Il estime que Abane, ce n’était pas l’homme qu’il fallait. C’est un parti pris, c’est le point de vue d’un clan tout simplement.

– Même les attaques de Ben Bella contre le Congrès de la Soummam?

C’est la même chose, c’est le point de vue d’un clan. Avec cette différence que lui en a été exclu. À mon avis, cette histoire selon laquelle il ne pouvait pas venir n’est pas crédible.

S’il avait participé au Congrès, peut-être que les choses auraient pris une autre tournure. Les clans n’auraient pas eu les mêmes contours.

Il faut souligner que la majorité était derrière Krim beaucoup plus qu’elle ne l’était derrière Abane. C’est l’intelligentsia qui était derrière Abane, ainsi que l’ancienne classe politique qu’il a récupérée.

– On approche à grand pas du cinquantenaire de l’Indépendance qui coïncide, à quelque chose près, avec cet éveil des sociétés civiles arabes et maghrébines pour exiger le changement. La Révolution de 1954 n’a pas tenu toutes ses promesses, il y a une grande déception de la part des Algériens qui ont le sentiment que le combat libérateur est resté inachevé. Y a-t-il de la place, d’après vous, pour une nouvelle révolution afin de réaliser les promesses de l’Indépendance?

Ne parlons plus de révolution, elle est terminée. Les espérances des Algériens ne trouvent pas écho dans le système auquel a donné naissance la Révolution. Les gens qui pensent qu’il faut achever cette révolution devraient réfléchir autrement maintenant.

Il faut tout recommencer. C’est un autre peuple, c’est une autre société. Je ne pense pas que les sociétés puissent se construire durablement indépendamment d’un mouvement d’idées et d’un projet, et c’est ça le problème des Algériens.

– Quand on dit que c’est la même équipe qui gouverne depuis 1962 en termes de filiation en soulignant la structure fondamentalement militaire du pouvoir, Bouteflika qui est issu du groupe de Oujda, vous êtes d’accord avec cela?

Non, non, il y a eu des recompositions. Il me semble qu’au niveau des dirigeants, ils sont tous pour le changement, mais ils ne savent pas par où commencer parce que le point par lequel on commence décidera de qui va en profiter.


Bio express :

Mohamed Harbi est né en 1933 à El Harrouch, près de Constantine. Dès 1948, il adhère au PPA-MTLD. Il part en France en 1953 pour s’inscrire à des études d’histoire à la Sorbonne. En 1956, il intègre l’UGEMA puis le comité fédéral de la Fédération de France du FLN comme responsable de l’information.

En 1958, il rejoint le GPRA au Caire dès sa création. Il devient le conseiller de Krim Belkacem au ministère des Forces armées, puis au département des affaires étrangères du GPRA. Il est nommé ambassadeur en Guinée (1960-1961). Mohamed Harbi prend part aux premiers accords d’Evian.

Après l’indépendance, il est conseiller du président Ben Bella et participe à l’élaboration du Programme de Tripoli (1962).

En 1965, il fait les frais du coup d’Etat de Boumediène et se voit emprisonné pendant cinq ans, puis placé en résidence surveillée.

En 1973, il réussit à s’évader. Harbi vivra en exil forcé jusqu’en 1991. Il se consacre dès lors à l’enseignement universitaire et à son métier d’historien.

Parmi ses nombreux ouvrages:

Aux origines du FLN

“Le populisme révolutionnaire en Algérie” (1975)

“Le FLN, mirage et réalité” (1980)

“1954, la guerre commence en Algérie” (1984)

“L’Algérie et son destin, croyants ou citoyens” (1993)

“Une vie debout, Mémoires” (2001)

“Le FLN, documents et histoire 1954-1962” (2004, avec Gilbert Meynier).


Glossaire :

L’OS : L’Organisation spéciale. Bras armé du PPA-MTLD créée en 1947. Son premier chef était Mohamed Belouizdad, avant d’être remplacé par Hocine Aït Ahmed. Elle sera démantelée en 1950 suite à l’arrestation de Ben Bella.

Le CCE : Comité de coordination et d’exécution, organe créé par le Congrès de la Soummam. C’est l’instance exécutive du CNRA, le Conseil national de la Révolution algérienne.

Le MALG : Ministère de l’Armement et des Liaisons générales.

Premier appareil de renseignement militaire algérien, le MALG était le service de renseignement attitré de l’ALN.

Il est couramment présenté comme l’ancêtre de la police politique en Algérie. Il était dirigé par Abdelhafidh Boussouf.

Le MNA : Mouvement national algérien. Parti créé par Messali Hadj en 1954 avec pour objectif de faire échec au FLN.

Des luttes fratricides feront rage entre les deux factions, notamment au sein de l’émigration.

– L’Affaire Mellouza : Elle fait référence au massacre, dans la nuit du 28 au 29 mai 1957, de plusieurs affidés du «général Bellounis», chef des troupes du MNA, par des commandos de l’ALN dans les hameaux de Mellouza, Béni Ilmane et Mechta-Casba, dans la wilaya de M’sila, réputés être des fiefs messalistes. On évoque le chiffre de 300 hommes tués.

– L’Affaire de la «Bleuite» : Par allusion aux «bleus de chauffe», des auxiliaires algériens retournés par l’armée coloniale contre le FLN dans La Casbah durant la Bataille d’Alger.

Elle renvoie à une purge perpétrée à partir de 1958 dans les rangs de l’ALN suite à une grosse opération d’intox et de guerre psychologique menée par les services secrets français visant à faire croire à l’existence de traîtres dans les maquis de la Wilaya III.

Longtemps on a imputé ces purges au colonel Amirouche, une version que réfutent ses compagnons d’armes.

– Décret Crémieux : Il s’agit du décret promulgué le 24 octobre 1870 qui octroie d’office la nationalité française aux israélites indigènes d’Algérie.

Source: « LES ARCHIVES DE LA GUERRE DE LIBÉRATION SONT EXPLOSIVES » …


Suite à l’interview accordée à El Watan

Précisions de Mohamed Harbi

El Watan

le 28.05.11

Suite à l’interview qu’il a eu l’amabilité de nous accorder, et parue dans l’édition d’El Watan du jeudi 26 mai 2011, l’historien Mohamed Harbi a tenu à apporter les précisions et le complément d’informations suivants:

«J’ai pris connaissance de l’interview que je vous ai donnée. Permettez-moi d’y apporter quelques précisions:

1/Le choix des titres et des sous-titres a été fait par la rédaction. Je n’en suis donc pas le responsable.

2/ Je ne pouvais dire que les archives françaises qui seront ouvertes en 2012 ’’sont sensibles et explosives’’. Elles sont accessibles depuis plusieurs années mais elles ne sont pas toutes libres à la consultation.

3/ La mise en cause d’un dirigeant de premier plan comme Krim par Bentobbal, dont les ’’Mémoires’’ gagneraient à être rendues publiques, doit être contextualisée.

Elle est intervenue après la mini-crise de direction qui a suivi le meurtre d’Abane Ramdane.

Si j’ai évoqué cet épisode, c’est pour mentionner qu’il y a dans la sphère politique des antécédents aux règlements de compte selon des méthodes maffieuses et non pour discréditer un homme à qui l’Algérie doit beaucoup.

De tels épisodes ne doivent pas être occultés si on veut ’’civiliser’’ et réguler le jeu politique.

4/ La réponse à la question sur ’’les trois tabous’’ que vous avez évoqués appelle une clarification.

En occultant une partie de son histoire, l’Algérie s’est condamnée elle-même à l’enfermement. Prenons par exemple l’histoire de l’Eglise d’Algérie. Les tentatives d’évangélisation ont laissé chez les Algériens vaincus des souvenirs douloureux. Est-ce une raison pour taire les efforts de cette église pour s’algérianiser et s’intégrer à la nation, le rôle de ses prêtres et de ses séculiers dans la résistance?

Ce faisant on a laissé la porte grande ouverte au fanatisme, à l’intolérance et aux assassinats. C’est en pensant aussi à cela que j’ai répondu à votre question sur les trois tabous. Le remède aux dérives du fanatisme religieux est complexe. Il requiert un système éducatif autre, un personnel enseignant gagné aux valeurs humanistes et un aggiornamento de l’islam. Sur la question des harkis, je me suis souvent exprimé. Je ne plaide pas, comme pourraient le croire des gens de mauvaise foi, l’innocence. Mais un historien sérieux et un patriote soucieux de la cohésion nationale ne peuvent pas accepter dans l’examen d’une question coloniale la mise en œuvre d’une grille d’explication privilégiant le couple collaboration-résistance.

Il est grand temps d’arracher le destin de l’Algérie au flot des légendes pieuses et ’’aux brumes des mythologies qui le masquent de toute part’’. Il ne faut pas oublier qu’au-delà de ce qu’on appelle parfois légitimement la collaboration, l’attitude des Algériens s’est surtout caractérisée par une multitude de tactiques visant à s’y soustraire, tactiques qui expliquent l’échec de l’Etat colonial à parfaire sa domination sur notre société.

5/ Une vision saine de l’attitude des Algériens pendant la guerre de Libération doit inclure toutes les données disponibles. Je reproduis, ci-joint, un tableau établi par le professeur C.R. Ageron, tableau qui appelle débat, confrontation et éventuellement correction.

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Source: …

ALGÉRIE – OCCIDENT, REPRÉSENTATIONS CROISÉES

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Le texte ci-dessous de Sadek Hadjerès a été publié par la revue « HERODOTE » de géographie et géopolitique (n° 94 – 3ème trimestre 1999), il ya plus de dix ans, avant l’évènement du « 11 septembre » américain et ses prolongements mondiaux.

Le caractère encore actuel de l’article réside dans la question de fond qui continue à dominer les relations algéro-françaises (et internationales) au niveau des Etats, des peuples et des sociétés.

Il s’agit des interactions, de la forte imbrication, entre d’une part les représentations subjectives (culturelles, idéologiques, etc.) et d’autre part les enjeux et intérêts objectifs (économiques, territoriaux, stratégiques, etc.).

L’article fait alterner les témoignages personnels et les analyses visant à repérer ces deux volets inséparables de toute approche géopolitique.

Le plus souvent la conscience des enjeux réels a été occultée ou biaisée par les démarches manœuvrières à caractère idéologique et soi-disant identitaire d’acteurs étatiques et politiques intéressés à envenimer les conflits au détriment de leur solution et des peuples concernés. La théorie et la pratique du « choc des civilisations » font partie de cet arsenal fallacieux et hautement destructeur.

Ainsi s’éclairent certains des mécanismes confusionnistes déployés durant la colonisation puis après l’indépendance, en particulier dans la décennie 1990, tendant à faire prévaloir en discours et en actes une opposition manichéenne, réductrice et globalisante entre «ISLAM» et «OCCIDENT».

Comment ont évolué ces phénomènes à partir des années 2000 ?

Il me semble que d’un côté, le déchaînement planétaire sans précédent des impérialismes ultralibéraux et de leurs relais et complices , notamment sionistes, sous couvert de la version bis (1990) de l’OTAN , a exacerbé les extrémismes dans une partie des opinions. Aux islamophobies racistes et outrancières couvrant en Occident les politiques agressives et anti sociales, se sont opposées des réactions symétriques dans le monde musulman, diabolisant globalement l’Occident dans toutes ses composantes.

D’un autre côté, en Occident comme dans le monde musulman, et du fait même des immenses dégâts causés par l’exacerbation des politiques de domination impérialiste et raciste, émergent de plus en plus des courants de plus en plus conscients des enjeux réels et des pièges subjectifs qui tablent sur la peur, la haine, la violence et la division.

Au total, alors que se met en place à Lisbonne la troisième version d’une OTAN discréditée et combattue par les peuples, y aura-t-il un avenir moins dramatique, plus pacifique, démocratique et de justice sociale?

Cela dépendra de la capacité des peuples et des forces vives des deux côtés de la Méditerranée, à faire converger dans des actions et démarches communes les courants attachés à harmoniser à la fois leurs intérêts et leurs sensibilités culturelles mutuellement respectables.

La jonction du social et de l’identitaire dans des voies légitimes est un puissant levier démocratique .

On l’a vu avec la montée emblématique du peuple et de la révolution dans une Bolivie jusque là enchaînée tant que ne s’étaient pas donné la main les classes laborieuses exploitées et les populations Indiennes opprimées.

CIVILISATIONS ET GÉOPOLITIQUE
quelques représentations croisées Algérie-Occident

Article paru au 3ème trimestre 1999 dans « HERODOTE » – revue de géographie
et géopolitique- dans son numéro 94, consacré aux relations Europe du Sud – Afrique du Nord

Mon témoignage contribuera-t-il, comme je le souhaite, à une réflexion qui dépasse un certain nombre d’idées reçues des deux côtés de la Méditerranée?
Je m’en tiendrai en effet essentiellement à un domaine, celui des représentations liées aux civilisations, un domaine dans lequel le subjectif est roi, quoique lié aux enjeux objectifs sous-jacents. J’assume cette subjectivité, avec son risque de partialité, à partir d’un itinéraire politique personnel qui s’est situé durant plus d’un demi-siècle, physiquement et moralement, sur la rive Sud de la Méditerranée.
Mais je le fais dans une volonté d’échange constructif avec ceux qui estiment que nos nations, nos Etats et nos sociétés gagneraient à considérer nos civilisations respectives comme de plus en plus capables d’ouverture réciproque autour d’objectifs mutuellement bénéfiques.

De prime abord cet espoir parait fondé, à entendre seulement les hommes d’Etat, les politiques et les grands medias qui n’ont jamais autant appelé à la Paix, à la démocratie, à la tolérance, aux réconciliations. Espoir vite tempéré par la grande difficulté avec laquelle avancent de tels processus, sinon parfois le divorce flagrant entre les déclarations d’intentions et les actes. Des peuples d’Afrique, d’Asie, nouveaux parvenus au droit d’arborer un drapeau, n’ont accédé à une indépendance formelle que pour s’entredéchirer dans des massacres d’envergure. Dans ces conflits, où sont souvent impliqués à des degrés divers des forces d’Occident, soit étatiques soit occultes, les protagonistes appellent à leur rescousse des représentations de langues, de religion, de civilisation et de culture qui s’affrontent dans une grande confusion.

J’aborde quelques aspects des représentations croisées “ islam-occident ” au moment où la problématique de paix et réconciliation s’anime ou se réanime en quelques points chauds autour du bassin méditerranéen. Parmi ces noeuds conflictuels, deux d’entre eux en cours de rapide évolution, au Kosovo et en Algérie, réveillent ou suscitent des perceptions parallèles ou qui s’entremêlent de longue date chez moi et chez un grand nombre de mes compatriotes. En les évoquant au long de cet article, je me suis résolu à un détour par des événements en apparence plus lointains géographiquement ainsi qu’à des références à la façon dont des auteurs occidentaux abordaient les rapports de leur civilisation avec la nôtre. J’ai constaté en effet, comme je l’illustrerai plus loin, que les problèmes que je soulève de cette façon ont été et restent au coeur de représentations très actives dans les esprits, les motivations et les comportements des acteurs algériens actuels, qu’ils aient ou non vécu ou connu personnellement (selon leur âge et leur niveau d’information) les événements et problèmes en question.

Le lecteur préférant connaître le profil de celui qui apporte son témoignage ou son opinion, je commence par présenter les raisons pour lesquelles, en matière de controverses civilisationnelles, je crois ne pas céder facilement à la tentation de partialité, tout en me sentant à l’aise dans mes racines.

J’estime en effet que l’adhésion aux valeurs communes entre civilisations (ou résultant de leurs interactions) n’implique pas pour chaque intéressé le renoncement à sa personnalité ou le non respect de l’autre, ce à quoi poussaient les vaines politiques françaises d’assimilation que j’ai connues dans ma jeunesse, y compris lorsqu’elles émanaient d’esprits et d’intentions généreuses et désintéressées.

Né indigène algérien musulman (comme le mentionnait l’état civil français), ayant grandi et traversé ma vie comme tel, je parle et j’aime les trois langues en usage dans mon pays, dans les créneaux et selon les modalités appropriées à chacune d’elles dans la vie sociale. J’ai pratiqué dans mon jeune âge la religion de mes parents et j’ai gardé pour les valeurs qu’elle m’a appris et inspirées, ainsi que pour les gens de cœur et de bon sens qui en sont adeptes un profond et naturel sentiment de respect et de fraternité. Avec l’ensemble du mouvement patriotique, notamment associatif (comme les Scouts Musulmans Algériens dont j’ai été un responsable, les medersas libres et l’AEMAN, (association des étudiants musulmans d’Afrique du Nord, à Alger, dont j’ai été président en 49-50), j’ai revendiqué l’officialisation de la langue arabe et la liberté du culte musulman, toutes deux étouffées par l’administration coloniale. Je poursuivrai tout naturellement la défense de ces composantes nationales quand je serai communiste, défense qui apparemment est incompréhensible pour l’auteur (sous pseudonyme et certainement ignorant des réalités algériennes) d’un ouvrage collectif de “ Reporters sans frontières ” (Le Drame algérien). Il trouvait anormal que le PCA ou le PAGS se soient prononcés pour l’arabisation (à l’inverse, d’autres leur reprocheront d’en avoir critiqué les modalités et estimé que cette arabisation légitime devait être menée de façon progressive et progressiste) ou qu’ils ouvrent leurs rangs à des militants musulmans (!).

J’ai commencé à lutter à partir de l’âge de quinze ans pour l’indépendance de mon pays dans les rangs du mouvement patriotique PPA (Parti du Peuple Algérien), au sein duquel j’ai exercé des responsabilités dans la Mitidja et comme responsable élu (une première) dans l’organisation du PPA des étudiants d’Alger. En 1948-49, j’ai défendu lors de la première crise du PPA (qualifiée faussement de “ berbériste ” par les dirigeants bureaucrates de ce parti et la presse coloniale) la voie d’une algérianité moderne, démocratique et sociale, respectueuse de la richesse et de la diversité culturelle de la nation, en souhaitant aussi un fonctionnement organique du parti qui fasse du débat dans la base militante et la société le garant d’une mobilisation et d’une discipline révolutionnaires. Les étroitesses d’un grand nombre de dirigeants du PPA en ces domaines, furent l’une des raisons qui m’incitèrent à poursuivre mon combat politique, social et culturel dans le Parti Communiste Algérien, dont je fus un élu (du deuxième collège, musulman) de la région industrielle et agricole d’Est -Mitidja où j’étais médecin, tandis que je dirigeai aussi “ Progrès ”, une revue culturelle, scientifique et idéologique.

Après le déclenchement de l’insurrection du 1er Novembre 54, je serai responsable national adjoint de l’organisation armée “Combattants de la Libération” dont je négocierai, en compagnie de mon camarade Bachir Hadj Ali, leur intégration dans l’Armée de Libération Nationale en Avril 1956. Après sept années de vie clandestine sur le sol national durant la guerre, ma carrière de médecin-chercheur universitaire fut à nouveau interrompue trois ans après l’indépendance par le coup d’Etat dirigé par le colonel Boumediène. Je ne sortirai de cette deuxième clandestinité que vingt quatre ans plus tard, en 1989 avec la fin, tout au moins formelle, du parti unique nationaliste à discours socialiste, vitrine et instrument d’un pouvoir militaro-clanique. J’avais pendant cette nouvelle période clandestine, dirigé le PAGS (Parti d’Avant-Garde Socialiste) comme premier secrétaire. Je me suis dégagé de toute activité partisane à partir de 1991 pour me consacrer à des travaux de recherche en géopolitique.

Je fais partie d’une catégorie relativement restreinte d’Algériens qui ont eu la chance de découvrir et apprécier, grâce à la scolarisation, un volet de la civilisation occidentale autrement plus attrayant pour nous que les méfaits directement endurés de la colonisation, jusqu’à ce que ne soit arrachée l’indépendance, un espoir fabuleux que j’eus la joie, à l’âge de trente quatre ans, de voir se réaliser. Nombreux comme moi continuent à partager avec la civilisation de l’ancienne puissance dominante un certain nombre de valeurs de liberté, de démocratie et de progrès social que les sociétés d’Occident ont fait émerger chez elles non sans peine et souvent dans la douleur. Nous y sommes attachés non pas parce qu’elles sont celles de Galilée, Molière, Voltaire, Robespierre, Jaures, Zola, Lincoln, Mozart, Goethe, Garibaldi ou tant d’autres envers qui nous avons la plus grande estime, mais parce que comme eux nous considérons qu’elles sont la création et le bien commun de l’humanité.

Nombreux sont ceux d’entre nous qui, ayant intériorisé ces valeurs, ont combattu et continuent de mener le combat pour elles, s’attirant la haine et la répression des courants les plus rétrogrades du nationalisme chauvin ou de l’intégrisme religieux, alimentés et attisés par les groupes d’intérêt qui ciblent à merveille leurs attaques en nous taxant d’agents de l’Occident, selon des variantes de diabolisation accouplées souvent en épithètes composées: judéo-chrétienne, judéo-marxiste, berbéro-matérialiste, parti français, laïco-assimilationnistes etc. Dans tout mon itinéraire, et un grand nombre d’Algériens sont dans mon cas, j’ai affirmé et défendu ces valeurs universelles pour elles-mêmes, en ne cachant pas mon estime et mon admiration pour la composante de la civilisation occidentale qui, à partir du quinzième siècle en particulier, a su, par l’intermédiaire des œuvres de grands penseurs comme l’Andalou Ibn Rochd (Averroes), prendre dans l’Europe médiévale qui préparait la Renaissance, le relai des acquis précédents de l’humanité et les développer, une fois la civilisation musulmane entrée en léthargie pour les raisons historiques et géopolitiques que les spécialistes connaissent bien.

Mais précisément si j’ai pu et peux encore en direction de mes compatriotes défendre sans aucun complexe des valeurs universelles qui me sont parvenues à travers l’Occident, c’est parce que je me retrouve et me sens de civilisation musulmane, avec mes compatriotes en Algérie, avec mes frères et sœurs en civilisation dans le monde arabe et bien au-delà. Ce sentiment, cette conscience, cet esprit de solidarité sont un fait de société et de civilisation et ne passent pas obligatoirement par le rapport à la foi ou à une philosophie. C’est du même ordre que ce qu’a voulu exprimer un Copte égyptien quand il a dit de façon métaphorique que sa religion était le christianisme et sa Patrie l’islam. Tout en éprouvant une indignation intellectuelle et morale égale, je ressens de façon plus intense et plus immédiate la souffrance d’un musulman slave de Bosnie ou albanais du Kosovo que celle des malheureux Huttus ou Tutsis que des manipulations de cercles occidentaux sous couverture “ civilisationnelle religieuse ” ont fini par se faire entredéchirer atrocement.

Je n’en éprouve pas pour autant, et c’est aussi le cas de la majorité de mes “coreligionnaires”, une particulière sympathie pour les monarques musulmans qui se couvrent de légitimité religieuse pour brader à l’Occident le territoire et les intérêts national et social de leurs peuples. Ce qui confirme bien que dans la représentation que se font les adeptes d’une civilisation et de la religion avec laquelle elle s’entremêle, les éléments spirituels et de foi pure ne sont pas seuls en cause. L’appartenance à la catégorie d’exploité ou d’exploitant, d’opprimé ou d’oppresseur, le camp dans lequel on se trouve par rapport à un événement donné, interfèrent de façon très forte pour donner un contenu séculier à l’allégeance religieuse formelle.

DANS L’ AMBIGUÏTÉ

À propos du Kosovo, où l’ONU s’efforce d’aborder les difficiles tâches (démocratisation et cohabitation) qui avaient été les motivations officielles des opérations de guerre de l’OTAN, la réaction des Algériens, comme dans d’autres pays arabes, a été ambivalente, partagée entre deux sentiments contradictoires. On a constaté avec soulagement qu’une vague de solidarité s’est manifestée pour la première fois avec une grande ampleur dans les opinions d’Europe en faveur d’un peuple musulman opprimé, les albanophones kosovars. Mais ce sentiment se doublait d’une amertume nourrie par les fortes représentations d’un passé récent ou plus lointain selon les générations, ravivées par des faits et des déclarations qui ont fait mal: l’intervention, selon des hommes d’Etat ou des dirigeants politiques d’Europe, a eu lieu parce que sur “notre continent” (européen) on ne saurait tolérer des violations aussi graves et massives des droits de l’Homme et de la démocratie.

Les anciens dont je suis, s’ils se réjouissent d’un tel souci, regrettent qu’il n’ait pas mûri quelques décennies plus tôt, avant et pendant la guerre d’Algérie, quand l’Europe s’étendait de Dunkerque à Tamanrasset à travers trois départements français et que dès les premières semaines de l’insurrection, était dépêchée en Algérie une division française de l’OTAN stationnée en Allemagne pour sauvegarder ce qu’on appelait alors “le ventre mou” de l’organisation atlantique. Il s’agissait en fait de répondre aux vœux des gardiens de l’ordre raciste traduits en substance en termes de civilisation par le ministre de l’Intérieur de l’époque: avec les bandits et hors la loi, il n’y a pas d’autre dialogue que la guerre. Quant au ministre français résidant en Algérie, il justifiait ainsi la guerre à outrance dont il avait été fait le maître d’œuvre par un gouvernement issu d’élections gagnées sur un programme de paix: “… il n’est pas un Français qui n’accepte la France chassée d’une terre où elle s’est installée par le droit discutable des armes mais qu’elle a conquise par l’indiscutable droit d’une œuvre civilisatrice faite d’humanité et de générosité…” Les dirigeants français successifs, jusqu’à ce que de Gaulle commence à parler de paix des braves, justifieront les actions militaires par la défense de la civilisation contre une barbarie territorialement bien localisée au Sud de la Méditerranée, puisque leurs troupes aéroportées étaient allés la poursuivre jusque sur le canal de Suez nationalisé par Nasser, le dictateur égyptien comparé à Hitler.

Quant aux jeunes Algériens qui n’ont pas vécu tout cela, ils constatent aujourd’hui même que la machine de guerre atlantique s’assigne une nouvelle vocation mondiale (consacrée par la Charte adoptée pour son cinquantenaire), que l’Europe continue à honorer de sa pleine participation; mais l’OTAN reste toujours programmée, malgré le dernier cri de sa technologie, par son logiciel archaïque, celui du deux poids et deux mesures en n’importe quel point du monde. Ils s’interrogent: le principe d’une intervention en faveur de la démocratie et des droits de l’Homme (dans la mesure où elle serait justifiée) n’est-il pas valable pour les Kurdes et les Palestiniens, (pour ne parler que d’eux) et d’une façon générale pour les peuples auprès desquels l’Europe est présente par ses intérêts?

Voilà pourquoi, malgré les progrès incontestables et réjouissants des sentiments de solidarité humaniste amplement orchestrés en Occident, et tout en souhaitant le plus grand succès à la Paix, la démocratie et une cohabitation fructueuse entre nationalités des Balkans, je comprends bien les sentiments mitigés de l’opinion algérienne dans la question du Kosovo. Les expériences depuis la colonisation à ce jour nous ont appris à pondérer nos jugements et à prendre en compte les données inavouées ou les plans d’ensemble qui encadrent toute démarche qui avance sous couvert d’instaurer démocratie et civilisation à l’ombre des baïonnettes.

RÉCONCILIATIONS L’ORDRE DU JOUR

L’Algérie quant à elle, est peut-être enfin sur le point de passer du cauchemar de la décennie qui s’achève à une phase qui la rapprocherait des modalités de règlement plus politiques et plus pacifiques de ce type de conflits, dans lesquels la référence aux façons de vivre sa culture, sa civilisation, sa religion, est avancée comme une composante et un enjeu majeurs. Les semaines à venir éclaireront probablement les modalités et les conditions, pas encore bien claires à ce jour, du processus que Abdelaziz Boutefliqa, le cinquième chef de l’Etat algérien depuis sept ans, a annoncé en cette fin Juin 99 comme devant être celui de la paix et de la concorde civile, prélude à une réconciliation nationale.

L’événement, par sa signification est énorme et n’a surpris que ceux qui contre toute raison imaginaient une solution purement militaire. Mais grandes sont encore les interrogations légitimes sur le contenu du processus et son devenir, pour un peuple déchiré par les haines et les horreurs d’une période récente, sur le fond de problèmes d’envergure anciens, avec une nation dont la perception de soi et des autres n’est pas encore assez claire ou s’est même compliquée et aggravée durant les périodes de la colonisation, de la lutte libératrice et de l’indépendance.

À peu près au même moment, l’Etat français reconnait officiellement la guerre qu’il a menée en Algérie de 1954 à 1962, et son président Jacques Chirac annonce son souhait de s’y rendre en visite officielle aussitôt que possible.

Sans doute les choses ont-elles davantage mûri que vers les années 80, lorsque les présidents Mitterand et Chadli avaient, par journalistes interposés, lancé le ballon-sonde d’une visite de l’ex-colonel Bigeard, devenu général, comme hirondelle annonciatrice d’une ère nouvelle algéro-française. Mais en fait d’éclaircie, une tornade s’ensuivit dans l’opinion algérienne. Il n’y avait pas meilleure façon de torpiller la réconciliation, en confondant pardon et oubli, qu’en faisant ce choix, bizarre et irréaliste dans ces conditions prématurées. On croyait en fait, pour arracher l’adhésion des Algériens, pouvoir tabler sur un consumérisme débridé tourné vers les produits français que Chadli avait encouragé dès son accession à la Présidence. L’option Bigeard à la rigueur aurait pu marquer la clôture d’un processus initié autrement, tels que la condamnation en parole et en actes de la chasse au faciès à l’encontre des travailleurs immigrés, ou de multiples activités et événements culturels en lesquels les deux peuples auraient retrouvé des raisons communes de renouer avec des espoirs anciens enfouis sous les drames vécus.

Il arrive trop souvent, tandis qu’on fustige à juste titre les écarts, les incompréhensions ou les oppositions culturelles entre les deux rives de la Méditerranée, qu’on sous-estime les efforts en quantité et qualité à déployer pour réduire ces écarts, comme ce fut le cas à la Conférence de Barcelone où le troisième volet, culturel, fut rajouté en dernier lieu pour faire bonne figure et non sans difficulté, en complément des volets économique et politique initialement privilégiés.

Les deux tragédies sanglantes qu’a vécues l’Algérie à quarante ans d’intervalle, avaient pris par plusieurs aspects une allure d’affrontements entre valeurs civilisationnelles. Les similitudes ou symétries de certains argumentaires et représentations qui, au Nord comme au Sud de la Méditerranée, ont alimenté ces deux tragédies – par exemple la confrontation entre l’islam et l’occident – ont même fait dire à des acteurs ou des chercheurs que les deux épisodes tragiques étaient de la même nature, l’un étant le prolongement de l’autre. Certaines motivations des attitudes de rejet mutuel absolu, telles que les invocations “d’identités” auxquelles se sont référés les acteurs les plus xénophobes des deux bords, vont-elles commencer à être exorcisées, de sorte que leurs enchainements maléfiques ne puissent plus rebondir au détriment des peuples algérien et français? Je me souviens par exemple de l’impact qu’eut durant la guerre de libération un numéro spécial de la revue française “La Nouvelle Critique” consacré à la culture algérienne, avec la participation d’intellectuels algériens et français, au moment où notre lutte était qualifiée par de nombreux medias de barbare et fanatique. L’éditorial se terminait par une phrase-clef: “Nous respectons le peuple algérien”. Le respect, sous ses différentes formes, est le maître-mot en matière de relations entre civilisations. En ce sens, le phénomène Zidane au cours de la Coupe du Monde 98 aura été un révélateur des décantations survenues et des possibilités existantes, annonciateur d’un printemps à faire éclore plus fiable que le coup d’épée dans l’eau des deux chefs d’Etat des années 80.

Parviendra-t-on à lui trouver les prolongements qu’il mérite? Quels écueils éviter, quelles voies privilégier?

HUNTINGTON, CHERCHEUR OU CROISÉ?

Sachant qu’il est difficile de répondre à cette question sans prendre en compte les tendances dominantes dans le contexte international, je me suis proposé de mieux saisir la pensée de ceux qui, comme Samuel Huntington, passent pour avoir cherché à théoriser ce type de problèmes à l’échelle planétaire, dans les conditions de l’après-guerre froide. _ Ce repérage est incontournable puisque l’appellation de “Mare nostrum” est captée aujourd’hui par les maîtres de la VIème flotte américaine. Comme l’a confirmé le dernier épisode balkanique, aucune question concernant les rives de la Méditerranée euro-arabe ne peut faire abstraction de cette présence colossale.

En abordant la lecture de l’ouvrage “Le choc des civilisations”, j’étais résolu à ne pas me laisser enfermer dans l’opinion qui m’était parvenue par ouï-dire, à savoir l’acharnement de l’auteur à inventer ou réactiver de nouveaux Satans et une nouvelle Grande Peur, en lieu et place de l’ex- diable rouge, afin de donner des cibles et des justifications à un système de domination qui en avait besoin pour fonctionner. À la lecture, j’ai compris que cette réputation n’était pas usurpée. Mais j’ai surtout mieux saisi à quoi servait le flou dont il entourait un certain nombre de faits de civilisation et constats pourtant tirés du réel et parfois de l’anecdotique, mais morcelés et réarticulés de façon simpliste et d’un air innocent pour les besoins d’une cause présentée comme un postulat, dont la légitimité coule de source et doit rester indiscutée: “ les intérêts américains tels qu’ils ont été historiquement définis” (p346).

Il table, sans que ce soit inévitable, sur la possibilité d’un ou plusieurs chocs mondiaux à venir entre les quelques civilisations majeures de notre planète, plus vraisemblablement, précise-t-il, entre musulmans et non musulmans. Les arguments de civilisation se transforment tout naturellement chez lui en stratégie militaire, il les noue en faisceau pour alimenter une logique guerrière qu’Huntington énonce crûment et sans détour, (voir en particulier les pages 340). Il exhorte donc l’OTAN à élargir au plus vite son rayon d’action pour agir à temps et sauver à tout prix l’Occident, dont il assimile les valeurs fondamentales (notamment la démocratie) à celles de la plus grande partie de la chrétienté (n’englobant pas les orthodoxes). Il s’agit d’une aire de vieille civilisation, qui selon lui présente des signes inquiétants de déclin. Elle doit faire face aux défis des mondes islamique, chrétien-orthodoxe et chinois, dont il dit craindre la montée et les ambitions et dont il veut déjouer la coalition et les convergences possibles par une stratégie globale préventive.

J’ai tiré de cette lecture l’impression que les approximations et les incohérences qui caractérisent son approche des faits de civilisation ne sont pas seulement celles de toute vision essentialiste ou subordonnée à un objectif préétabli, donc vouée à être mise à mal par les réalités complexes. Elles n’expriment pas seulement une fausse prudence scientifique ou le souci de ne pas donner l’image dévalorisante d’un Dr Folamour va-t-en guerre ou d’un Machiavel du racisme.

Quant au fond, ce qui préoccupe le plus Huntington, ce n’est pas tant de fournir une image véridique des civilisations et de leurs interactions complexes. Une image plus fidèle dans laquelle s’entremêlent le plus souvent aussi bien les visées hégémoniques des groupes dominants que les passerelles et les interpénétrations bénéfiques entre les sociétés concernées, aussi bien les affrontements que les compromis et les consensus.

L’important pour lui, en dépeignant des évolutions univoques, c’est d’alarmer et d’effrayer suffisamment pour faire passer le noyau dur de sa démonstration auprès des siens (car il ne s’adresse qu’aux Occidentaux et ne se préoccupe que de leurs seuls intérêts, ignorant ou feignant d’ignorer que dans son a priori réside la source des menaces qui l’effraient). Le centre et la raison d’être de sa démonstration, c’est l’Occident avant tout (sous leadership US), coiffant tout et par les moyens qui ne prêtent pas à discussion, ceux de la technologie militaire la plus puissante et la mieux pourvue en informatique et renseignement.

Une fois ceci assuré à ses yeux, pourquoi être regardant et scientifiquement exigeant quant à l’approche complexe qu’appellent la nature et les tendances d’évolution des civilisations et des religions? C’est plus simple: elles sont bonnes tant qu’elles donnent une marge à qui sait les manœuvrer, tant qu’elles laissent au bon vieux pragmatisme américain les mains libres à la manipulation des passions collectives. Pour lui, au delà de sa présentation le plus souvent globalisante des civilisations et religions, celles-ci ne sont pas intéressantes en tant que telles, par les valeurs qu’elles défendent. L’essentiel pour lui apparait à travers les voies sécuritaires qu’il préconise, c’est ce qu’on peut faire dire à ces civilisations et religions et leur faire faire par le biais de leurs adeptes. Le bon religieux, c’est celui qui marche aujourd’hui avec notre stratégie; demain ce sera un autre, qu’il appartienne à cette religion ou branche de religion ou à une autre.

Le pire n’est donc pas que la démonstration de Huntington ne tient pas théoriquement la route. Le pire est qu’en voulant légitimer les intérêts et la raison du plus fort, il sème à tous vents les graines de violence, avec les conséquences incalculables et imprévisibles pour tous.

Suis-je emporté, en disant cela, par un anti-américanisme primaire? Non, les intérêts américains légitimes, confrontés aux intérêts tout aussi légitimes défendus par les autres peuples et Etats, ne s‘expriment heureusement pas à travers les seules conceptions réductrices de Huntington, le pragmatisme américain sait aussi faire preuve de souplesse en tenant compte des résistances qui sont opposées à son hégémonisme. Mais en soulignant les grands dangers de thèses qui, sans être exprimées aussi crûment, sont répandues à différents niveaux d’institutions et sociétés d’Occident, je me réfère à des actes et des méfaits précis, dont certains ont souvent causé des torts irréparables. Les actes sont le meilleur éclairage de la rhétorique dont ils se couvrent. Les péripéties traversées par l’Algérie, depuis les sombres temps où le sud de la Méditerranée était rattaché d’autorité au pacte atlantique pour légitimer la répression coloniale, aident à décrypter Huntington et les rêves de ceux qui, comme les Conquistadores, ont la civilisation et la religion plein la bouche et le glaive à la main. Il y a une profonde contradiction entre le discours libéral-démocratique et les actes, qui a comme corollaire l’ampleur des dégâts qui en ont découlé partout dans le monde et notamment l’incapacité de prévoir et maîtriser les conséquences à terme (tels que les retours en boomerang) des opérations initiées. [[On trouvera des indications particulièrement précises dans des ouvrages très documentés comme:

Alexandre del Valle, “Islamisme et Etats-Unis, une alliance contre l’Europe”, L’Age d’Homme, 1999

Richard Labévière, “Les dollars de la terreur, les Etats Unis et les islamistes”, Grasset, 1999]]

La responsabilité des acteurs inspirés par des démarches à la Huntington est à deux niveaux. L’un se situe dans la matière inflammable qu’accumulent directement ou indirectement leurs pratiques politiques et économiques bien connues, qui portent les révoltes sociales à des points d’exaspération extrême, tout en détruisant ou affaiblissant les forces et les modes de résistance démocratique à ces agissements. L’autre responsabilité est au niveau du battage médiatique et des manipulations idéologiques qui par des voies diversifiées convergent vers le même résultat désastreux, favoriser parmi les mécontents la montée des représentations et des interprétations les plus négatives de l’islam, cependant que sont découragées ou combattues les interprétations de l’islam qui ouvrent la voie à la tolérance, au rapprochement dans l’action entre les courants de pensée qui privilégient la recherche de l’intérêt mutuel au delà des diversités nationale, ethnique, religieuse, linguistique, idéologique, etc.

J’en donne comme suit une ample illustration algérienne.

MODE D’EMPLOI

Alger, 1991: La guerre du Golfe a bien eu lieu. Les Algériens, après la première année d’un pluralisme fragile imposé au pouvoir du parti unique, l’ont cruellement ressentie à la différence de spectateurs d’Europe qui l’ont peut-être vécue comme un jeu vidéo. Au point qu’elle a réalisé une rare et insolite unanimité contre l’intervention occidentale: aussi bien de la part des courants démocratiques, pourtant écœurés de l’invasion du Koweit par un Saddam bourreau de son propre peuple, que de la part des islamistes et principalement du FIS qui, sensible à la pression populaire, a fait volte face contre son bailleur de fonds saoudien, pourtant “gardien des deux lieux saints” de l’islam. Cela permit au FIS d’organiser des manifestations géantes (qui contribuèrent beaucoup à sa montée spectaculaire) en solidarité avec le laïc Saddam, qui entretemps avait ajouté la profession de foi islamique sur ses drapeaux.

La “Tempête du désert” s’est apaisée en ensevelissant sous les sables un nombre incalculable de civils et soldats irakiens. Sur toutes les chaînes de TV parabolées, les Algériens scrutent avec inquiétude et amertume les grandes manœuvres qui vont suivre. La “ démocratie ” (valeur fondamentale de la Chrétienté selon Huntington) a triomphé grâce à son bras armé américain, quoique le peuple irakien n’en verra pas la couleur et gardera son Saddam. Les champions de la démocratie d’Outre Atlantique se sont tout de même souciés des aspirations des musulmans d’Irak opprimés; ils ont encouragé la révolte des Kurdes au Nord et des chiïtes au Sud pour les abandonner ensuite à la terreur de Saddam. Mais ils ont d’autres bons amis en Islam. La théocratie saoudienne est au premier rang, modèle de démocratie comme on le sait.

Quant à l’Algérie, qui s’essaye dans une maladroite euphorie à la démocratie pluraliste depuis très peu, des rumeurs persistantes depuis la guerre du Golfe laissent entendre que bientôt, pour la punir de ses audaces passées, ce sera à son tour d’être mise à genoux. On n’aime pas les Etats susceptibles de rester ou devenir des puissances régionales indociles. Pour le confirmer, un lourd avertissement tombe, indiscrétion distillée depuis Londres: l’Algérie aurait l’intention de faire dans la région d’Ain Oussera un petit pas dans des recherches nucléaires susceptibles de déboucher sur l’arme atomique. Ceux des Algériens qui étaient bien avant cela partisans des utilisations pacifiques de l’atome et d’une dénucléarisation complète de la Méditerranée, trouvèrent ce coup de semonce trop suspect pour être moral, pour deux raisons. D’un côté, il émanait d’un Etat qui avait été le seul à utiliser par deux fois cette arme qui volatilisa en quelques secondes des dizaines de milliers de civils japonais, sans que la nécessité militaire en fin de guerre mondiale soit évidente. D’un autre côté, dans une région aussi explosive que le Moyen Orient, il tolérait que l’Etat hébreu soit seul à fabriquer cette arme et à en brandir la menace contre ses voisins, assurés que le veto – seul contre tous – des USA à l’ONU le couvrira en toutes circonstances.

En Algérie cependant, les faucons US n’auront pas besoin de faire bombarder les installations algériennes comme ce fut le cas lors du fameux raid-pirate israélien sur l’Irak. Les “ bons ” musulmans algériens, ceux que les services US et pakistanais ont entraînés et armés (en livrant à certains des missiles Stinger dont ils n’ont pas craint les dangers de dissémination), sont progressivement de retour d’Afghanistan. Une mosquée du quartier Belcourt-Belouizdad porte d’ailleurs le nom de Kaboul et les prêches qui en émanent fustigent les “mauvais” musulmans. Entendez par là ceux qui œuvrent pour que s’instaure enfin trente ans après l’indépendance un début de démocratie, alors que pour les “Afghans” et la majeure partie de l’islamisme politique algérien à cette période, la démocratie est globalement “koufr”, impiété et pire, apostasie.

Du reste, au fur et à mesure que s’amplifiera la subversion islamiste dans sa phase ascendante et ses formes violentes, les milieux US ne cacheront pas leurs calculs, tablant sur la montée au pouvoir dans un avenir proche de leurs amis du bon Islam. Les mauvais esprits auront remarqué qu’en contrepartie, ces amis tout à fait acceptables ne cacheront pas leur sympathie pour les bons chrétiens américains, dont pas un ne perdra la vie au plus fort des assassinats d’étrangers. Situation des plus confortables pour les nouveaux investisseurs, s’installant quand les autres partent. Ils travaillent quasiment en statut d’extraterritorialité dans les vastes champs d’hydrocarbures du sud algérien. Heureux de damer le pion aux Français, ils verront d’un bon œil se déployer une campagne contre la partie des Algériens qui se réclament d’une démocratie inspirée d’un modèle républicain, des intellectuels qu’on assassine tandis que ceux encore en vie sont accusés d’être des laïco-assimilationnistes affiliés au “hizb França” (le parti de la France). Pour couronner le tout dans cette folle guerre d’anathèmes civilisationnels, des fanatiques sanglants s’attaqueront aux Français chrétiens, diabolisés comme ennemis de l’islam au nom de soi-disant fetwas se présentant en ce vingtième siècle comme la continuation parfaite des pourvoyeurs de bûchers de la catholique Inquisition médiévale. Les moines de Tibhirine paieront de leur vie les frais de cette démonstration, eux pour qui il n’y avait pas de bonnes et mauvaises religions ou civilisations, mais avant tout des êtres humains égaux dans leur aspiration à vivre en paix.

Mais bientôt la folie meurtrière frappera aussi les Américains là où ils s’attendaient le moins, comme dans l’attentat du World Trade Center, perpétré par ceux-là qu’ils avaient couvés et formés dans le terrorisme professionnel. L’opinion et les dirigeants de la superpuissance, placides quand les bombes frappaient ailleurs, ont-ils compris pourquoi ceux parmi les musulmans en qui ils plaçaient leurs espoirs en les encourageant à l’intégrisme, sont venus rompre leur option du “zéro mort” américain? Certes, l’écrasante supériorité des USA en de nombreux domaines décisifs de puissance, leur donne une marge de manœuvre suffisante pour gommer et absorber (au détriment des autres) les conséquences les plus graves de leurs bévues. Mais ce ne sont pas les supputations de Huntington qui aideront les centres de décision à corriger radicalement les causes de ces erreurs, car à mon sens elles relèvent les unes et les autres des mêmes racines structurelles, de la même subordination à la logique propre des gigantesques toiles d’araignée financières. Ce sont elles qui les amènent à considérer les civilisations, l’islamique notamment, comme des blocs homogènes, qu’il serait rentable de manipuler à travers des réseaux professionnels, sans avoir à s’embarrasser des évolutions et contradictions de ces civilisations en fonction des contextes historiques et des politiques suivies par les USA à différentes échelles territoriales.

Ce sont les mêmes raisons structurelles qui les amènent à faire comme si le mode de traitement par le rapport de force militaire était la garantie suprême, comme si l’effondrement du projet global de l’URSS et du système socialiste n’avait pas montré le contraire, au même titre d’ailleurs que les déroutes significatives des contingents USA au Liban et en Somalie, tandis que l’affaire du Kosovo elle-même, qui avait nécessité un déploiement militaire international sans précédent contre un Etat de troisième dimension, aurait été une impasse sans le facteur politique créé par les agissements criminels du pouvoir de Serbie.

CIVILISATIONS ET GÉOSTRATÉGIES

Comment les cercles internationaux qui, activement ou par passivité, ont fait durant cette crise algérienne le jeu de la violence, vont-ils agir pour cueillir les dividendes des voies pacifiques et de la réconciliation, aujourd’hui qu’elle a quitté le champ des tractations secrètes pour être officiellement prise en charge par les autorités algériennes? Les leçons seront-elles tirées de l’horrible confusion dans laquelle nombre de ceux qui ont cru qu’ils se sacrifiaient pour leur foi et les valeurs de leur civilisation sont tombés victimes des stratèges mondiaux du pétrole et des comptes en banque, victimes d’une nouvelle division internationale du travail qui ne sait pas s’instaurer sans les écraser ou les affamer?

Aujourd’hui, les USA procèdent à un redéploiement économique et politique spectaculaire en direction des pays du grand Maghreb, en compétition redoublée avec l’Union européenne, impliquée de son côté dans le processus amorcé à Barcelone en 1995. Souhaitons que les rivalités normales entre groupes d’intérêts américains et français n’interfèrent pas de façon négative sur les rapports bénéfiques de nos pays avec ces deux composantes de l’Occident auquel nous avons affaire. A défaut d’un changement de nature de la stratégie globale des USA, qui n’est pas à l’horizon, que peuvent espérer les peuples de cette région? Qu’au moins des considérations tactiques mieux pesées ne nuisent pas gravement aux intérêts mutuels de toutes les parties. Les peuples du Maghreb, restés bien en deçà de leurs espérances et de leurs possibilités après plusieurs décennies d’indépendance, n’ont aucun intérêt à ce que les différences de civilisation débouchent irrémédiablement ou préventivement sur des chocs frontaux, qui n’assureraient les intérêts et l’honneur des uns que si les autres sont à genoux et humiliés. Sur ce terrain, le redéploiement de la politique française envers le Maghreb, bénéficiant d’une expérience plus longue et diversifiée de la civilisation musulmane et des cultures sud-méditerranéennes, peut bénéficier chez les Algériens d’un préjugé plus favorable, pour diverses raisons qui contrebalancent tout ce qu’il y eut de négatif dans son passé colonial.

Une chose est certaine: l’amélioration des représentations réciproques est tributaire avant tout de la nature des stratégies globales, des considérations d’intérêt, des orientations économiques et politiques mises en œuvre de part et d’autre dans la conduite de leurs relations internationales. Mais dans ce cadre, une marge importante existe, qui engage la responsabilité des medias, des hommes de culture et de science, des acteurs sociaux en général dans l’amélioration ou la détérioration du climat en matière de rapports culturels et de civilisation, qui eux-mêmes sont susceptibles d’influencer les relations globales.

Aussi dans la nouvelle étape qui pourrait s’ouvrir, dans la société algérienne comme entre les peuples des deux rives, la façon de “tourner la page” n’est pas sans importance. La tourner mais non l’arracher ou la mutiler, de façon à pouvoir la relire ensemble dans une sérénité constructive. Non pour remuer le couteau dans des plaies qu’il faut cicatriser, mais pour favoriser un double travail que nos sociétés, de part et d’autre et ensemble, ont besoin d’opérer sur elles-mêmes.

Il y a d’une part un travail de déminage de tout ce qui peut continuer à faire mal au nom “d’identités”, en suivant à la trace la genèse de représentations dévalorisantes, d’étroitesses et d’amalgames mis en avant par ceux qui, par intérêt ou préjugés, ont bâti ou consolidé des murailles d’incompréhension propices à tous les mauvais coups.

Il y a d’autre part à découvrir ou redécouvrir les facteurs de rapprochements et de convergences que nous avons gâchés ou n’avons pas su faire fructifier suffisamment (certains de ces facteurs, toujours vivaces, ont d’ailleurs empêché des évolutions encore pires).

En un mot, nous avons à mener la vie dure à toutes ces représentations secrétées en permanence, attisées à l’occasion par les politiques et groupes d’intérêts, qui tendent à nous convaincre, à partir de nos réelles différences, que nous vivons dans deux mondes irréconciliables depuis la bataille de Poitiers et les Croisades.

La conquête coloniale et la guerre de libération en particulier, par ce qui en est dit ou ce qui n’est pas dit, font l’objet, dans nos sociétés et nos systèmes d’enseignement réciproques, d’un traitement où la malveillance et la paresse se conjuguent pour confiner les esprits et les coeurs dans l’animosité, la méfiance et la soif d’une éternelle revanche.

Des études intéressantes ont été menées conjointement en ce sens par des auteurs algériens et français (comme celle de Gilles Manceron et Hassan Remaoun [[“ D’une rive à l’autre, la guerre d’Algérie, de la mémoire à l’histoire ”, Ed Syros, 1993]] qui ont démonté un certain nombre de mécanismes par lesquels l’histoire algéro-française est maintenue des deux côtés de la méditerranée dans un “ cocon de chrysalide, malgré les pistes ouvertes par plusieurs historiens algériens et français dont le mérite a été d’aller à contre-courant des tendances officielles.

Le mal est d’autant plus profond qu’il n’est pas l’expression seulement de pressions de l’environnement social et de défaillances dans les systèmes actuels d’information ou d’enseignement. Il remonte à loin, c’est le prolongement d’orientations et de pratiques encore plus dangereuses et plus inquiétantes que le comportement des “lampistes”, porteurs du racisme ou de la xénophobie “ordinaires”: l’algérien obscurantiste, petit permanent du FLN qui agite à longueur d’année le spectre de “al-ghazw ath-thaqafi” (l’invasion culturelle), ou son symétrique français qui voit dans tout ce qui est écrit en arabe des “Alcorans” comme ces soudards qui avaient saccagé les bibliothèques privées lors de la prise de Constantine en 1837 et brûlé les ouvrages rescapés pour se réchauffer, à la grande indignation d’un officier français qui s’est sans doute souvenu de Bonaparte en Egypte.

C’est à un autre niveau, à première vue inattendu, que des visions manichéennes se sont cristallisées. De telles orientations ont été délibérément assumées par des penseurs qui les ont béatifiées au nom d’une conception de leur – et de la – civilisation. On trouvera sous la plume de Alexis de Tocqueville, champion et théoricien révéré de la démocratie libérale, qu’il identifie à l’Occident chrétien, des pages qui feraient pâlir certains des généraux dans leur relation des faits les plus odieux de la conquête [[Voir notamment Alexis de Tocqueville, De la colonie en Algérie , présentation de Tzvetan Todorov, Ed. Complexe, Bruxelles]]. En ce sens qu’il répond froidement et de la façon la plus cynique à des questions portant sur la finalité et la légitimité de cette entreprise que les généraux ne se posent même pas, occupés qu’ils sont à faire leur “métier”. Tocqueville les a assurés d’une couverture idéologique respectable, ce qui les dispense d’avoir à s’interroger sur des actes systématiques et à grande échelle qu’on qualifie aujourd’hui de crimes contre l’Humanité. Reprenant les accents du monarque absolu Louis XIV (“il faut brûler le Palatinat!”), le libéral Tocqueville ne se contente pas de préconiser maintes opérations avec des détails et explications techniques très étudiées que je laisse au lecteur le soin de découvrir à la source. Il considère que tout cela est légitimé par les objectifs stratégiques de la France qui doit affirmer sa puissance dans la région à l’égard des autres nations concurrentes, que pour cela il est nécessaire d’anéantir tout foyer (existant ou en formation) de civilisation des autochtones qui d’ailleurs, dit-il comme pour se justifier, comme les Indiens d’Amérique ne sont pas aptes à accéder à la civilisation, etc.

En plus de qualités de rigueur dans l’analyse, sa proximité et sa maîtrise du terrain, on doit reconnaître à Tocqueville d’avoir été plus franc et plus direct que Huntington. Des historiens, géographes et hommes de lettres français qui dans les années trente de ce siècle (aux alentours du centenaire de la colonie) enfourcheront aussi le même thème de la civilisation en clamant la latinité de l’Algérie et de la Méditerranée, considérant les quatorze siècles d’islam comme une parenthèse, mais sans le talent ni l’aura de démocrate de Tocqueville.

Dur à lire et à entendre, pour nous les I.M.A.N.N. [[“ Indigènes musulmans algériens non naturalisés ”, c’était à un moment donné la mention portée sur nos cartes d’identité]], descendants des non-civilisables qui en ont réchappé, mais sans doute aussi pour les démocrates français contemporains, qui cent soixante ans plus tard, se font en général une autre idée de la façon de démontrer les avantages d’une civilisation. Texte néanmoins éclairant pour tous, nous appelant à la réflexion et à la vigilance envers un phénomène souvent observé et déroutant si on en reste au schéma qui voudrait qu’un démocrate en son pays l’est automatiquement envers les autres peuples.

Le paradoxe a souvent amené les Algériens à se poser une question embarrassante jusqu’à entraver une souhaitable unité d’action avec les Français qui avaient vocation de les comprendre (ce fut le cas par exemple lors du Front Populaire qui rejeta en 1936 les doléances très modérées du Congrès musulman, ce fut le cas encore pour les premières années de la guerre de libération):

était-il plus avantageux d’avoir affaire à des démocrates imbus d’une mission civilisatrice et voyant tout à travers leur modèle idéologique, ou à des conservateurs autoritaires guidés avant tout par des évaluations concrètes de ce qu’ils considèrent comme leur propre intérêt national.

CIVILISATIONS ET CLIVAGES INTERNES

Si j’ai souligné les points de vue de Tocqueville, après avoir évoqué initialement ceux de Huntington, en fait très répandus dans des variantes diverses, et si j’ai tenu à en indiquer la relation avec des événements qu’a traversés l’Algérie, c’est pour attirer l’attention sur l’importance des chocs en retour qui en découlent pour les représentations des Algériens, y compris au plan interne. Dans un large éventail, ils se retrouvent alors sur les positions de la xénophobie antioccidentale globale, même si elle est argumentée différemment selon qu’il s’agit de la génération de la guerre de libération ou de générations plus récentes, de démocrates ou d’islamistes, etc. Les intégrismes induisent des intégrismes symétriques, l’anti-occidentalisme indifférencié et sans nuance, est un des fruits de l’hégémonisme de cercles dirigeants ou courants politiques occidentaux. Il est en même temps une couverture idéologique commode pour les glissements conservateurs ou réactionnaires qui se produisent dans le camp des victimes. Faute d’alternative à ce qui est apparu comme l’échec ou les limites des “ modèles ” nationaliste, socialiste, capitaliste etc., les victimes sont entraînées vers des replis et des fausses alternatives que J. François Bayart ou Amine Mâlouf ont qualifiées d’illusions identitaires ou d’identités meurtrières. D’autant plus que les argumentaires ont commencé à être forgés par des dirigeants apprentis sorciers responsables de ces échecs qui ont eu recours abusivement à ces références ou ont même encouragé la création d’organisations sur cette base pour faire contrepoids aux oppositions démocratiques.

Mon autre remarque concerne l’opposition pour le moins outrancière (à côté d’aspects qui ont quelque fondement) que soulignent ces auteurs entre la démocratie de leur civilisation et la civilisation sans démocratie des autres (épinglée ainsi comme barbarie).

La mise en exergue de cette antinomie rejoint quant au fond un problème qui est au cœur des interrogations, des tâtonnements, des confusions et des déchirements du mouvement national algérien depuis déjà des décennies. Ce problème n’a pas avancé en temps opportun, faute d’une volonté de débats ouverts, alors que les matériaux et certaines opportunités existaient pour cela avant qu’il ne devienne explosif.

Les luttes de clans et les enjeux de pouvoir dévoyés ont stérilisé les avancées souhaitables et les synthèses entre les facteurs pourtant identifiés comme complémentaires dans la proclamation du 1er Novembre 54. Mais celle-ci (qui, faut-il le noter, était rédigée uniquement en français, ce qui n’était pas une anomalie à l’époque) était trop générale à ce sujet, en raison du retard signalé, et pouvait donner lieu à des interprétations et sollicitations contradictoires. D’une part cette déclaration assignait à l’indépendance l’objectif d’instaurer une République algérienne démocratique et sociale; d’autre part, dans la même phrase elle précisait: “dans le cadre des principes arabo-islamiques”.

Les luttes d’influence qui ont pris le pas sur une volonté de synthèse, sur la volonté de construire et consolider la nation, ont amené différents acteurs soit à balancer entre ces deux volets, soit à miser principalement sur l’un ou sur l’autre ou à les opposer alors qu’ils ne pouvaient aboutir et se renforcer qu’en marchant ensemble. Dans les échecs ultérieurs, les uns ont mis en cause un excès de “démocratie” (perçue comme perversion occidentale), les autres ont incriminé l’accent mis sur les valeurs arabo-islamiques. La vérité oblige à dire qu’il n’y a eu excès ni de l’une ni de l’autre, mais insuffisance flagrante (et perversion) des valeurs et des cultures positives qui pouvaient se rattacher à chacun de ces volets et les bonifier.

À noter que ces insuffisances ont favorisé aussi la montée, dans des formes explosives qui auraient été évitées sans cela, d’une autre revendication à caractère identitaire, celle liée à la légitime reconnaissance de la composante berbère dans la culture nationale.

La nation algérienne se sentira et se portera mieux seulement lorsque les Algériens seront parvenus à mieux harmoniser ces deux facteurs (démocratique et civilisationnel) de la cohésion nationale et lorsque sur cette base saine, deviendra plus aisée la gestion des rapports de leur nation avec les autres démocraties et civilisations.

PASSERELLES DÉMOCRATIQUES ENTRE CIVILISATIONS

Séjournant en France depuis sept ans pour la première fois de ma vie, les constatations que j‘ai pu y faire m’ont convaincu que, tant du côté français qu’algérien, non seulement une “guerre des civilisations” peut être évitée, mais des possibilités subjectives plus grandes se sont créées malgré la crise algérienne et à travers elle pour prolonger et faire fructifier les interactions positives passées. Même si le contexte économique mondial ne crée pas les conditions les meilleures à la solution des problèmes les plus aigus, les évolutions dans la société et le champ politique dans les deux pays me paraissent avoir ouvert la voie de part et d’autre à des réflexions et décantations encourageantes.

L’un des réconforts dans la vie des exilés algériens a été d’abord la découverte de marques émouvantes de solidarité, au delà d’incompréhensions inévitables et surmontables. Ce fut en réalité une redécouverte, en pensant à l’élan de protestation qui avait fini par soulever plus massivement l’opinion française contre la guerre d’Algérie (manifestations pour la paix et les morts du métro Charonne, mouvements des soldats du contingent, etc.) et aussi à ces moments difficiles en Algérie et en France quand, nationalistes ou communistes, nous découvrions des solidarités juives ou chrétiennes que nous ne soupçonnions pas auparavant. La convergence de certaines de nos valeurs respectives au milieu des épreuves atténuait alors les visions manichéennes que nourrissaient les ultras des deux bords.

Elle nous apprenait déjà ou confirmait à certains d’entre nous que les “blocs civilisationnels” n’engendraient pas forcément en leur sein des comportements homogènes. Nous sommes bien héritiers et jusqu’à un certain point prisonniers de notre civilisation, qu’on ne peut troquer contre une autre comme on peut changer de chemise. Mais au sein de chacune de ces civilisations, des cultures – politiques, artistiques, de modes de vie – évoluent et se différencient en liaison avec des facteurs sur lesquels nous avons prise et qui engagent notre responsabilité.

Dans l’exil, j’ai découvert aussi de plus près en France l’intensité de l’effort d’ouverture intellectuelle et culturelle, ainsi que le contour de ces valeurs françaises qu’on a tendance de loin, notamment quand les échanges sont entravés de différentes façons, à schématiser soit en les idéalisant à l’excès, soit en les dépréciant ou les sous-estimant.

J’ai vérifié que les gens qui se réclament de la même civilisation ne constituent pas forcément un bloc homogène et abstrait auquel on pourrait imputer tout ce qui, bon ou mauvais, se déroule en son sein ou en son nom. J’ai constaté que pour de nombreux Français, la Marseillaise continuait à délivrer son message originel de liberté, le même esprit qui animait nos chants patriotiques, message occulté par le racisme ou la peur chez ceux des européens d’Algérie qui entonnaient son refrain comme un slogan de haine. Ils n’en retenaient que l’appel “Aux armes! pour qu’un sang impur abreuve les sillons” des gros colons.

J’ai mesuré aussi de près le facteur de régulation, de stabilité et de développement que constituent pour la société et la nation françaises, les droits et devoirs du citoyen ainsi que la défense pied à pied des droits de l’Homme trop facilement considérés chez nous comme un luxe.

Et si subsistent encore en France des tendances fâcheuses à considérer que ce qui est bon pour la France est aussi bon, tel quel, pour les autres, j’ai constaté que ces tendances reculent, les clarifications émanant de chercheurs, journalistes tant français qu’algériens y contribuent. Si des étroitesses persistent encore sur des thèmes tels que la laïcité, la construction des mosquées, ou le mode d’habillement, entraînant par mimétisme ou conviction certains des nôtres à confondre l’ouverture bénéfique de la laïcité avec l’agressivité de l’athéisme militant, ces tendances sont battues en brèche par des conceptions plus ouvertes sur une meilleure compréhension de notre civilisation dans ses côtés forts et ses côtés faibles.

Une asymétrie importante et compréhensible jusqu’à un certain point subsiste: nous connaissons bien mieux la civilisation, la société et les différentes facettes de la culture française qu’ils ne connaissent les nôtres. Mais nous sommes déjà loin du début des années quarante en Algérie peu après le débarquement anglo-américain, époque à laquelle Raymond Aubrac rappelle dans ses Mémoires que personne dans les milieux de la “France Combattante” n’avait entendu parler d’un quelconque malaise algérien. Je vivais à cette époque à trente kilomètres de là et le village de Larbâa, comme le reste de l’Algérie commençait à bouillonner, saisi par une lame de fond qui ira en s’amplifiant jusqu’à, deux ans plus tard, la tragédie algérienne du 8 Mai 45 (40 000 morts algériens en une semaine de répression). Dans ce même village à la même époque, l’horloger européen, sympathisant pourtant avec les Algériens, me disait d’un air apitoyé: vous ne pourrez jamais parvenir à l’indépendance tant que vos femmes resteront voilées.

Pour toutes ces raisons, avec les Algériens qui ont formé leur jugement et leur esprit critique à des sources principalement francophones tout en s’appuyant sur le socle rénové de leur propre civilisation, j’exprime mon respect envers tous les chercheurs et “passeurs” de civilisations de France. Ils ne se contentent pas de nous faire connaître et apprécier le meilleur de leur expérience démocratique, mais ils font connaître à leurs concitoyens nos problèmes et les créations de notre civilisation, assurant aussi à leurs approches prospectives un surcroît de lucidité, par l’attention concrète et circonstanciée qu’ils prêtent à un ensemble de faits et signaux dans la sphère du combat d’idées en Algérie. De ce fait, ils œuvrent à une Méditerranée vraiment “Nôtre”, plus pacifique et prospère.

Les résultats et les rythmes de ce processus de rapprochement dépendent d’un double mouvement, qui a été à la base des progrès passés de l’Algérie et dont les avancées sont de la responsabilité des acteurs sur chaque rive: la poursuite de la dynamique de sécularisation démocratique en Algérie et la prise en compte positive et critique, plus judicieuse et harmonisée, des valeurs civilisationnelles islamiques.

Sadek Hadjerès, le 5 Juillet 1999

Article paru au 3ème trimestre 1999 dans « HERODOTE », n°94, revue de géographie et géopolitique, numéro consacré aux relations Europe du Sud- Afrique du Nord

Cet article a aussi été publié sur le site Hoggar, pour y accéder cliquer sur le lien:
http://www.hoggar.org/index.php?option=com_content&task=view&id=253&Itemid=46


(*) chercheur en géopolitique, ancien premier secrétaire du PAGS (communiste) de 1966 à 1990