L’HOMMAGE DE MOHAMED HARBI À HOCINE AIT AHMED (VIDÉO)

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publié par HuffPost Algérie

le 08 février 2016

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https://www.youtube.com/watch?v=DtP6ctLoshE

Témoignage de Mohamed Harbi sur Hocine Ait- Ahmed
VIDÉO

Par ce témoignage vidéo, l’historien Mohamed Harbi rend hommage à Monsieur Hocine Aït-Ahmed à l’occasion du 40ème jour de son décès, lors d’une rencontre organisée par le FFS à Alger le 6 février 2016. Mohamed Harbi revient à cet effet sur l’engagement et l’action de Hocine Ait-Ahmed pour la construction maghrébine.

Aït Ahmed le militant de la liberté, Aït Ahmed le démocrate et surtout Aït Ahmed le Maghrébin, l’historien Mohamed Harbi a rendu hommage au parcours exceptionnel d’un homme exceptionnel.

Mohamed Harbi revient dans cet hommage filmé à l’occasion du 40e anniversaire de la disparition de son vieil ami, sur la réflexion, l’engagement et l’action de Hocine Ait-Ahmed pour la construction maghrébine. « Une nation unitaire » bâtie selon des « sensibilités différentes des trois pays ». « Un Maghreb de conception ouverte »

Il souligne aussi « le cloisonnement » qui a isolé les peuples du Maghreb chacun dans son propre espace et le coût du non Maghreb aux peuples de la région souvent évoqué par le fondateur du Front des Forces Socialistes (FFS).

Par ce témoignage vidéo de plus de 16 minutes, l’historien Mohamed Harbi rend hommage au grand visionnaire qu’a été Aït Ahmed.

L' »ADIEU » DE MOHAMMED HARBI A HOCINE AÏT AHMED

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Youssef Zerarka, journaliste

Huffpostmaghreb,

le 15 janvier 2016

Le texte intégral de la lettre de Mohamed Harbi lue en son nom lors de la soirée hommage à Ait-Ahmed à Lausanne

Adieu Hocine !
Vaincu par les injures du temps, Hocine Aït Ahmed nous a laissé en legs sa ténacité dans le combat pour une Algérie démocratique.
Mon état de santé ne me permet pas d’être parmi vous, aujourd’hui, pour évoquer les péripéties de notre combat commun, marqué parfois par des différences d’analyse et de pratique. Entre nous, la volonté du dialogue en toute amitié et courtoisie a toujours prévalu sur les joutes de mauvais aloi.
Nous convenions que la rupture inauguratrice du monde moderne n’a pas été consommée dans notre pays. La voie empruntée par les esprits éclairés du nationalisme algérien – à savoir sortir de la tradition sans en avoir l’air, sans une critique radicale des pesanteurs sociales et sans un véritable aggiornamento religieux – s’est avérée impraticable, d’où un retour dans le champ politique des forces obscures et des représentations du passé.
Ce constat est toujours d’actualité, et il est faux de croire que nous pouvons lui donner une suite heureuse sans faire fi de nos échecs et du caractère de fureur et de brutalisation qui marque notre trajectoire politique. Hocine l’avait bien compris, mais déminer le champ politique n’était pas une tâche aisée. Continuons le déminage en lui rendant hommage.
Mohammed Harbi.
Paris, le 29 décembre 2015.

Hommes libres imprégnés — en permanence — de l’esprit critique, Hocine Ait-Ahmed et Mohammed Harbi se sont beaucoup rencontrés ces vingt dernières années. Ils se sont beaucoup échangés sur la mise en perspective du mouvement national, sur la crise algérienne post-indépendance et sur L ‘impasse des années quatre vingt-dix et deux mille.

Dire que les deux hommes étaient sur la même longueur d’ondes sur toutes les questions, toutes les thématiques, c’est occulter une facette de la relation qui les unit depuis les années du mouvement national.

Secret de polichinelle, Da L’Ho et Harbi ont divergé. Et à de multiples reprises. Qu’il s’agisse des questions inhérentes à la crise nationaliste d’avant-1954, de la conduite de la guerre d’indépendance ou de la crise de l’après-1962, les deux hommes ont développé parfois des points de vue/arguments aux antipodes les uns par rapports aux autres.

Reste que leurs différences dans L’interprétation/perception de tel fait et de telle séquence n’occultent en rien leur entente/accord sur l’essentiel : l’attachement à la démocratie et à la morale en politique, leur opposition de tous les instants à la rapine dans l’exercice de la politique.

Lorsque Ait-Ahmed s’éteint le 23 décembre 2015 à l’âge de 89 ans, Mohammed Harbi n’embarque pas à bord d’un TGV en partance pour Genève avant de rallier Lausanne.
Ce n’est pas l’envie qui lui manque, bien au contraire. Mais, cadet de Da L’Ho de sept ans seulement (1933), « Si Mohammed » n’est pas au summum de sa forme pour sacrifier à un aller-retour Paris-Genève. Pour autant, il tient à saluer une dernière fois un ami dont il a longtemps croisé le chemin.

Jeune militant PPA-MTLD, membre de la Fédération de France du FLN, directeur du cabinet civil de Krim Belkacem au ministère des Armées et au ministère des Affaires étrangères du GPRA (excusez une éventuelle confusion sur ce point), ambassadeur du GPRA en Guinée, membre — en qualité d’expert — de la délégation des négociateurs à Evian, Mohammed Harbi est également l’historien qui a fait valoir le mieux le parcours de HAA sur le temps long.

Faute de pouvoir se déplacer à Lausanne, le 29 décembre 2015, pour la soirée hommage à Da L’Ho, l’auteur de « FLN, mirage et réalité » prononce solennellement un « Adieu Hocine » au moyen d’un texte nécrologique lu en son nom pour la circonstance.

En attendant d’en dire plus dans la suite — prévue — de ses Mémoires, Harbi a tenu à saluer un parcours militant long de 75 ans (!!!) et saluer la mémoire d’un homme qui nous laisse « en legs sa ténacité dans le combat pour une Algérie démocratique ».

Pour Hatbi, Hocine Ait-Ahmed s’est employé, une vie durant, « à déminer le champ politique ». Un exercice qui n’était guère « une tâche aisée ». Et l’historien de suggérer un hommage qui sied au défunt. « Continuons le déminage » d’un paysage politique miné par les dommages de la crise de l’été 1962 « en lui rendant hommage ».

Youssef Zerarka

CONSTITUTION ET TAMAZIGHT

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POUR QUE L’OFFICIALISATION DU TAMAZIGHT NE SOIT PAS UNE « DIVERSION IDENTITAIRE » SANS LENDEMAINYassin Temlali – Huffpostmaghreb – le 8 janvier 2016;


CONSTITUTION : HORMIS TAMAZIGHT, BOUTEFLIKA NE LÂCHE RIEN…Mohamed Saadoune – Huffpostmaghreb – le 6 janvier 2016;


POUR QUE L’OFFICIALISATION DU TAMAZIGHT NE SOIT PAS UNE « DIVERSION IDENTITAIRE » SANS LENDEMAIN

Yassin Temlali
Journaliste
Publication: 08 janvier 2016

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Dans son « article 3 bis », le projet d’amendement constitutionnel prévoit d’élever le « tamazight [[Nous écrivons « tamazight » entre guillemets parce qu’il s’agit d’un objet théorique, qui n’a encore aucune existence réelle. Ce qui existe réellement ce sont les langues berbères (kabyle, chaoui, mozabite, chleuh, rifain…). L’existence dans un passé lointain d’un berbère originel, duquel auraient dérivé les langues berbères actuels, n’est rien d’autre, pour l’instant, qu’une hypothèse de travail pour les linguistes.]] » au rang de « langue officielle ». On ne peut que se féliciter d’un tel progrès quand bien même il se ferait dans un cadre autoritaire, celui de la modification d’une Constitution elle-même imposée au mépris des règles les plus élémentaires du jeu démocratique.

On ne peut que s’en féliciter parce qu’il s’agit du débouché de longues luttes et, surtout, parce qu’avec cet article 3 bis, une autre politique linguistique est, enfin, théoriquement possible.

Doit-on, cependant, s’en tenir à cette satisfaction et rendre grâce au régime d’avoir été, pour la première fois depuis l’indépendance, à l’initiative de la promotion des langues ancestrales de l’Algérie ? Le régime étant ce qu’il est, c’est-à-dire autoritaire et manipulateur, la question se pose: quel serait son but inavoué derrière la décision d’officialisation du « tamazight »?

L’interrogation est d’autant plus légitime que cette décision a été prise dans un contexte de reflux quasi complet des mobilisations populaires en Kabylie.

Le régime s’est-il persuadé, dans une émouvante et soudaine inspiration, des droits linguistiques des minorités berbérophones ? Non, assurément. Bien qu’elle jette, comme nous l’avons dit, les bases d’une politique linguistique autre que ce bilinguisme officieux et inassumé arabe-français, l’officialisation du « tamazight » n’est pas forcément synonyme de la résolution de la « question berbère ». Elle ne sera que le début du chemin, qui sera long et tortueux si les masses berbérophones organisées n’entrent pas en jeu pour le raccourcir.

Une opération de diversion et de neutralisation des élites kabyles

Maquillées en questions « identitaires » passionnelles, les questions culturelles sont, aux mains des régimes en crise, de redoutables instruments de manipulation de masse. Cela se vérifie jusque dans une vieille démocratie parlementaire comme la France, où, en 2009, nous avons cru rêver en voyant Nicolas Sarkozy et Eric Besson lancer un énième débat byzantin, ledit « débat sur l’identité nationale » française.

LIRE AUSSI: Algérie : langues-alibis et hystéries identitaires

En Algérie, les fondements de la domination exercée par le régime sur la société sont secoués par le tarissement des revenus extérieurs de l’Etat ; il a naturellement intérêt à focaliser l’attention politique moins sur le nouveau Code des investissements ou la suppression des subventions publiques que sur les prétendues préoccupations « identitaires » des Algériens. La reconnaissance du « tamazight » en tant que langue officielle semble destinée, de ce point de vue, à servir de gigantesque diversion.

Les polémiques ont déjà commencé sur son opportunité voire sa pertinence. Elles seront nourries par les officines compétentes en matière de pervertissement du débat public, et ce, afin que la réorientation brutale de la politique économique du pays s’opère avec le moins de dégâts possible pour les gouvernants et la camarilla d’affairistes auxquels ils sont plus que jamais acoquinés.

L’annonce de la reconnaissance du « tamazight » comme langue officielle semble avoir un autre intérêt pour le régime : la neutralisation, par leur intégration dans l’administration, l’éducation nationale, la future Académie de la langue berbère…, de nouvelles élites kabyles (je dis bien « kabyles » car ni dans les Aurès ni dans le M’zab, la reconnaissance pleine et entière du fait linguistique berbère n’est une revendication de masse).

Tout en étant des concessions au mouvement de boycott de l’école, la création du Haut commissariat à l’amazighité (HCA) et l’introduction du « tamazight » ans le système scolaire ont servi, en 1995, à mobiliser une partie significative des militants du Mouvement culturel berbère (MCB) pour pourvoir des centaines d’emplois ouverts dans l’éducation nationale et au sein du HCA.

Il n’est pas sans signification que la disparition du MCB de la scène politique ait coïncidé avec la naissance de cette instance : après 1995 les mouvements de contestation en Kabylie (les manifestations de 1998 suite à l’assassinat de Matoub Lounes, le Printemps noir de 2001) ont dû se donner des directions relativement nouvelles et inexpérimentées, beaucoup d' »animateurs »du MCB ayant été « neutralisés ».

La nouvelle opération d’intégration des élites kabyles dans les rouages étatiques permettrait au régime, de surcroît, d’atteindre deux autres objectifs : associer la Kabylie à une unanimité spécieuse sur la nouvelle Constitution et réduire les risques de radicalisation de la jeunesse kabyle autour de la question linguistique, radicalisation qui pourrait fournir de nouveaux contingents au Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie (MAK).

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Deux batailles à venir pour concrétiser l’officialisation du « tamazight »

Mais, abstraction faite de ces calculs politiciens, le fait est là, têtu : l’Algérie devrait avoir bientôt constitutionnellement deux langues officielles. Ce n’est pas négligeable. Beaucoup d’Algériennes et d’Algériens s’interrogent déjà : l’officialisation du « tamazight » signifiera-t-elle l' »amazighisation » de l’administration, de la justice, etc.? Et si oui, cette « amazighisation » concernera-t-elle les seules régions berbérophones ou bien l’ensemble du territoire ? Ces interrogations, malheureusement, ne peuvent pas recevoir de réponse dans l’immédiat, aucun texte juridique ne définissant ce que c’est précisément qu’une « langue officielle ».

Certes, l’officialisation principielle du « tamazight » donnera de puissants arguments aux militants de la « cause berbère » mais elle n’aura de contenu concret que celui qu’ils y mettront, dans un mouvement complémentaire de négociation avec le régime et de pression sur lui. Dans un pays où les amendements constitutionnels sont le passe-temps favori des gouvernants, un article de la Constitution n’a pas… force de loi, aussi paradoxal que cela puisse être.

Le français n’a pas le moindre statut constitutionnel mais il est la langue d’une partie considérable de l’économie, de l’administration, de l’enseignement et des médias; il est même, semble-t-il, la langue dans laquelle est rédigé le Journal officiel, ce qui, concrètement, signifie que la loi de janvier 1991 « portant généralisation de l’utilisation de la langue arabe » a probablement été élaborée en « langue étrangère »!

Inversement, l’arabe est LA langue officielle de l’Etat depuis 1962 mais il reste exclu de nombre de secteurs dans l’économie, la finance, l’enseignement universitaire… Ce sont donc les rapports de forces politiques sur le terrain qui déterminent les solutions pour les questions culturelles et linguistiques et non pas les professions de foi principielles, fussent-elles constitutionnalisées.

Nous en avons eu d’ailleurs la preuve, sept ans durant, entre 1995 et 2002, lorsque le « tamazight » était enseigné alors qu’il n’avait pas encore été élevé dans la Constitution au rang de langue nationale.

Les deux batailles à venir devront ainsi porter l’une sur le contenu de la loi organique qui fixera les « modalités d’application de l’article 3 bis », l’autre sur la définition des missions de la future Académie de la langue berbère, dont la création est prévue par ce même article.

Ces deux batailles seront décisives pour éviter que l’officialisation du « tamazight » ne soit noyée dans un océan d’atermoiements politiciens et bureaucratiques. De tels atermoiements sont prévisibles. Ils seront justifiés tantôt par la nécessité de tisser un largue consensus entre « experts » sur la standardisation des parlers berbères, tantôt par le coût financier exorbitant de la nouvelle politique linguistique, dans un contexte d’austérité budgétaire….

Sans pressions populaires, ils pourraient durer des années voire des décennies, à cause des résistances et de la force d’inertie administratives mais aussi du désir des gouvernants de prolonger le plus longtemps possible les polémiques identitaires stériles.

Au vu de son coût financier (des budgets substantiels sont nécessaires pour étendre l’usage du « tamazight » et payer les personnels chargés de sa promotion) mais aussi de la promptitude des courants conservateurs à saisir la moindre occasion pour occuper la scène, la décision d’officialisation du « tamazight » risque de ne pas être tout de suite consensuelle.

Il faut se préparer d’ores et déjà à voir s’entre-déchirer les kabylistes et le reste du monde, les arabistes et les berbéristes (héritiers de la tradition de la défunte Académie berbère), les berbéristes et les néo-berbéro-nationalistes du défunt MCB, les berbéristes et les arabistes, et même les arabistes eux-mêmes, lesquels seront partagés entre leur loyauté intéressée envers Abdelaziz Bouteflika et leurs profonds instincts hégémoniques.

Ces affrontements, déjà prévus sinon « programmés », pourraient gravement retarder la concrétisation de l’article 3 bis. Seule l’irruption sur la scène des concernés eux-mêmes, les masses berbérophones, pourrait empêcher qu’ils ne se transforment en une interminable diversion « identitaire ». Elle seule pourrait rappeler que le problème est concret et parfaitement définissable (quelles langues reconnaître et promouvoir ?) non pas un brumeux « problème identitaire » (qui est plus « authentique que l’autre : « l’Arabe » ou le « Berbère »?)

Moderniser le kabyle en priorité

Un dernier aspect de l’officialisation annoncée du « tamazight » mérite d’être souligné car il pourrait fournir une justification en or aux atermoiements officiels. L’article 3 bis stipule : « L’Etat œuvre à sa promotion et à son développement dans toutes ses variétés linguistiques en usage sur le territoire national.  »

Or, ce n’est plus un secret pour personne que la reconnaissance pleine et entière du particularisme berbère n’est une revendication de masse qu’en Kabylie et que le travail pour la promotion des langues berbères est le fait d’élites principalement kabyles. C’est probablement la seule chose sur laquelle a raison le MAK, dont le discours, en matière de simplisme, n’a rien à envier aux discours arabistes, islamistes…

En d’autres mots, il n’y a qu’en Kabylie que l’officialisation envisagée du « tamazight  » a une chance substantielle de porter rapidement ses fruits. Cette chance historique pour le kabyle – et, à travers le kabyle, pour les autres langues berbères – de quitter le ghetto de la communication orale et familière pourrait être hypothéquée par la volonté – qu’elle soit sincère ou factice – de promouvoir le « tamazight dans toutes ses variétés ».

De plus, sur un plan strictement linguistique, dans un contexte de faiblesse incontestable du sentiment pan-berbère, l’aménagement d’une langue unique pour tous les berbérophones algériens (ce « tamazight standard » tant rêvé) risque de déboucher sur un quasi-espéranto amazigh, qui ne serait la langue naturelle de personne, créant ainsi une situation de diglossie dont le monde berbérophone se passerait bien.

Une telle situation diglossique, si elle peut satisfaire l’ego d' »experts » attachés à la création en laboratoire d’une « amazighiya fusha », ne servira pas le projet de sauvegarde des langues berbères réelles, menacées par l’extension de l’usage de l’arabe dialectal (et non pas par l’arabe fusha, et ce, contrairement à une opinion aussi fausse que répandue,).

Les inconvénients de cette diglossie berbère seraient d’ailleurs plus nombreux que ceux de la – présumée – diglossie arabe. A force d’être employé dans des domaines divers et variés, l’arabe possède nombre de registres linguistiques intermédiaires entre le fusha et le pur dialectal ; ce ne pourrait être le cas pour le « tamazight » avant plusieurs décennies d’usage généralisé et intensif.

Il serait donc plus indiqué de se concentrer sur la modernisation du kabyle : si elle réussit – et elle a des chances de se couronner de succès pourvu qu’elle s’en donne les moyens financiers et humains – elle servira de modèle pour les autres langues berbères (chaoui, mozabite, etc.).

LIRE AUSSI :

Malika Rahal – De l’originalité de la genèse de la Kabylie de Yassin Temlali

Yassin Temlali, chercheur en histoire: « La question berbère apparaît comme une véritable bombe à retardement » (AUDIO)

« Mais allons-nous avoir plusieurs langues berbères ? », objecteront les sceptiques. « Oui, et alors », devrait-on rétorquer. D’abord, il faut sortir du culte de l’unicité linguistique, reflet sournois de l’unicité politique, idéologique et religieuse, qui n’épargne pas plus le monde berbère que le monde arabe; ensuite, les parlers berbères sont divergents les uns des autres – et depuis de longs siècles probablement – si bien que faute d’un fort sentiment pan-berbère, leur unification ne se fera qu’au prix de leur désincarnation en une supra-langue standard ; enfin, la reconnaissance à la Kabylie d’une seconde langue officielle, le kabyle, ne signifie pas que cette région va quitter la maison Algérie ni qu’elle doit avoir ce statut d’autonomie politique revendiqué par le MAK.

Elle signifie simplement la reconnaissance d’une évidence : c’est dans cette région que le « tamazight » a le plus d’atouts pour renaître sous forme de langue moderne. Quand on se soucie des langues berbères comme d’un patrimoine en voie de déperdition, le but devrait être leur sauvegarde dans leur diversité et non pas leur unification autoritaire rien que pour doter les Berbères d’une fusha, aussi pure qu’inutile.

Quant à l’unité nationale, ce sont la justice, l’égalité sociale et la démocratie qui devraient lui servir de bouclier et non la multiplication des langues uniques officielles. Si elle est aujourd’hui menacée, c’est par l’injustice, la prédation débridée et l’autoritarisme et non par la diversité linguistique naturelle de l’Algérie.

[ Sources Huffpostmaghreb ->
http://www.huffpostmaghreb.com/yassin-temlali/tamazight-constitution_b_8936730.html?utm_hp_ref=algeria]

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CONSTITUTION : HORMIS TAMAZIGHT, BOUTEFLIKA NE LÂCHE RIEN…

Mohamed Saadoune
Journaliste
Publication:le 06 janvier 2016

Sans l’officialisation de Tamazight, le projet de révision constitutionnelle annoncé, hier, par Ahmed Ouyahia serait non-événement absolu. Le pouvoir le sait, c’est la « carte » qu’il avait en main pour donner un peu d’intérêt à une Constitution qui tente de gérer les problèmes du 4ème mandat au lieu de projeter l’Algérie vers l’avenir.

Une vente concomitante où l’on a un peu de contenu au milieu de trois fois rien. Le contenu, c’est l’officialisation de Tamazight. Elle tente d’en finir avec un absurde déni historique et politique dont les prémices remontent loin, à la période de la crise du PPA-MTLD. Un déni d’amazighité au nom d’une vision étriquée de l’unité nationale et qui s’est avérée au fil des ans comme le facteur de division le plus grave.

On n’a pas écouté ceux qui – à l’instar de feu Hocine Aït Ahmed – appelaient à un Etat qui assume la diversité politique, linguistique et culturelle comme une richesse on a fini par créer une accumulation de ressentiments où des aventuriers politiques tentent de s’engouffrer.

L’officialisation de Tamazight est le titre d’un long combat mais, ce n’est pas une surprise, son inscription dans le projet de révision constitutionnelle ne suscite aucune jubilation. Car, on pressent parfaitement, qu’il s’agit du « produit d’appel » pour faire passer le reste, la jolie cerise sur un gâteau peu comestible.

On n’efface pas par un article constitutionnel un si long déni doublé d’un discours direct ou subliminal faisant de la Kabylie un « problème » ou une source de « menace ». A une Kabylie, très engagée politiquement dans le combat pour les libertés, on a presque tout fait, volontairement ou non, pour pousser aux régressions dont le mouvement des arouchs ont été les premiers signes et dont le MAK en est, aujourd’hui, l’illustration caricaturale.

On ne jubile pas non plus car on pressent aussi que l’on est dans un jeu manœuvrier, les Constitutions (ou la Constitution) n’ayant jamais « obligé » ceux qui détiennent le pouvoir.

L’officialisation de Tamazight – et le pouvoir joue sur cela – n’est pas une proposition que l’on peut rejeter. Même les islamistes et ceux qui ont pendant longtemps sur-jouer sur le thème de l’unité et des constantes ne le font pas. Mais c’est au mieux, une tentative laborieuse de régler un passif.

Les moins sceptiques pourraient dire « tant mieux comme ça, le jour où le pays se mettra à fonctionner dans un cadre constitutionnel ce sera toujours une question réglée. »

Car, hormis l’officialisation de Tamazight, on reste dans le même moule avec un rétablissement, sans explication, de la limitation des mandats. Ahmed Ouyahia, lui-même, ne croit pas à la fable de la société civile qui aurait supplié Bouteflika dans un pathétique « ne nous quitte pas ».

On peut réviser comme on veut la constitution, on ne peut pas réviser si rapidement et si effrontément l’histoire.

L’amendement constitutionnel de 2008 était un coup de force. Il a été fait avec la participation active des « actionnaires » de la SPA du pouvoir dont le DRS du général Toufik. « Bouteflika est une personnalité particulière », s’est risqué à dire Ahmed Ouyahia pour expliquer le coup de 2008.

C’est plus « sérieux » comme explication que l’appel présumé de la société civile ornementale et il nous ramène au triste constat qui veut qu’on fasse des Constitutions pour un homme et non pour un pays.

Car si Bouteflika nous « rend » la limitation des mandats, c’est probablement parce qu’il juge qu’il est le seul à mériter de l’éviter.

Il ne nous rend pas le parlement dont émane un chef du gouvernement. Pour le mandat qu’il exerce, Bouteflika ne lâche rien. C’est lui qui désignera le Premier ministre, la seule concession de pure forme est qu’il consultera la « majorité parlementaire ».

Il créé une « haute instance indépendante de surveillance des élections » dans une appropriation de la revendication de la CNLTD mais il garde la main. Ce n’est pas le modèle tunisien où l’instance indépendante surveille et « organise » les élections.

Au demeurant, c’est lui qui désigne la « personnalité nationale qui la préside », les « magistrats » et la « compétences indépendantes ». Bouteflika ne lâche rien. La seule réponse à faire à cette fausse ouverture est de dire aussi, on prend tamazight mais on ne lâche rien.

Sources Huffpostmaghreb

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HOCINE AIT AHMED – ENTRETIEN AVEC « LIBRE ALGERIE » – PRINTEMPS 2000 –


pdf-3.jpg Hocine Aït Ahmed, printemps 2000, Libre Algérie….

n-at-ahmed-large570-2.jpg C’était au printemps de l’année 2000. À Libre Algérie, nous étions, autour de feu Ali-Bey Boudoukha (BAB), une poigne de journalistes « réfugiés », l’hebdomadaire La Nation où l’on travaillait ayant été suspendu définitivement pour, officiellement des « raisons commerciales » en décembre 1996 après avoir été plusieurs fois bloqué pour « troubles à la quiétude publique ».

Hocine Aït Ahmed appréciait -ce n’est pas peu dire- ce que ces « réfugiés » ont fait de ce journal emblématique, fondé par Ali Mécili. Il était un de nos lecteurs les plus attentifs et un de nos plus fervents supporters. Il nous téléphonait souvent pour dire combien il aimait tel ou tel article ou juste pour nous dire bonjour.

En mars 2000, Cela faisait presque une année qu’il avait quitté le pays après avoir frôlé la mort au cœur d’une campagne électorale exténuante mais d’une haute teneur politique.

À la rédaction, alors que le régime s’installait autour de Bouteflika, Ali-Bey a dit, caustique, qu’il était temps, à nouveau, de « troubler la quiétude du régime… ». Et qui donc pouvait le faire mieux que notre lecteur le plus assidu? Et comme nous étions sur place, les choses ont été vite faite.

o-at-ahmed-avec-sad-djaafer-et-ali-boudoukha-570-2.jpg Aït Ahmed avec Saïd Djaafer et Boudoukha Ali-Bey, Alger, 2007.

J’ai été chargé de la mission. Cela a donné cet entretien hors-normes que j’ai signé, Saad Ziane un de mes pseudos à Libre Algérie. J’étais parti avec l’idée de réaliser un entretien « normal ». Il en fut autrement. De manière naturelle il a pris une ampleur considérable.

En relisant cet entretien, aujourd’hui, quinze ans plus tard, je trouve qu’il n’a pas pris de ride. Il reste terriblement actuel: c’est un entretien sur l’impasse du régime, sur son extrême dangerosité pour le pays.

Son analyse reste juste, que ce soit pour les « milliards » de dollars qui arrivaient et dont il prédisait qu’ils seront engloutis dans la « prédation mafieuse » qui est le lit naturel d’un « système de non droit » ou pour « l’amnistie-amnésie » cette « insoutenable absurdité » qui veut qu’on ne tire aucun « enseignement pour le pays et ses enfants » de la décennie de sang.

Hocine Aït Ahmed avait un avis tranché sur cet accord entre « gens d’armes » qui « donne une prime exorbitante au sabre et à la Kalachnikov. » Ou encore sur la malformation d’origine d’un régime fondé sur la « prépondérance des appareils sécuritaires »... Mais il ne s’agit pas de résumer l’entretien… Il est là…

VOIR CI-DESSOUS: Entretien : Un Os nommé Ait Ahmed

J’ai eu une grande difficulté à trouver un titre à un entretien qui couvre des questions très larges allant de la décennie de sang à celle qui arrive sous Bouteflika en passant par le décryptage du fonctionnement d’un régime qu’il considérait comme une aberration au regard des combats du mouvement national.

J’ai transmis le texte avec une batterie de possibilités de titres dont « un Os nommé Aït Ahmed ». BAB a tranché : c’est le seul titre qui pouvait porter un tel entretien entre clin d’œil à l’histoire et message d’intransigeance démocratique.

Et je pense aujourd’hui encore que Hocine Aït Ahmed continuera à être cet « OS » qui a incarné, contre les modes et le culte de la force et malgré l’extraordinaire entreprise de dénigrement qu’il a subie, une vision généreuse, moderne et authentique de la nation algérienne.

À mon arrivée, Hocine Aït Ahmed m’attendait. Souriant. Il a, une fois de plus, (j’avais encore mes cheveux) relevé ma ressemblance présumée avec Saad Dahlab. Au cours de ces journées de discussions ponctuées de séances de travail, il a d’ailleurs beaucoup parlé des militants.

Du mouvement national comme ceux qui après l’indépendance se battent pour la démocratie. Des noms qui m’étaient souvent inconnus mais dont l’abnégation, l’ingéniosité, la capacité à faire de « leurs muscles des cerveaux » en faisait, dans la bouche de Hocine Aït Ahmed, des héros fabuleux.

Ce respect des militants j’ai eu encore, par la suite, à le constater au moment de traduire son livre « L’Esprit d’indépendance -Mémoires d’un combattant » (Barzakh). Rares en effet sont les livres qui donnent une place aussi grande aux militants « inconnus » dont il tenait à citer les noms.

Nos discussions étaient ponctuées de promenades semées d’amicales embuches. Les gens, de toutes origines, qui reconnaissaient Hocine Aït Ahmed tenaient à le saluer, à lui exprimer leur respect.

Des suisses bien sûr mais aussi des Algériens, des maghrébins, des citoyens du Moyen-Orient.

Je garde encore en mémoire ce syrien d’une cinquantaine d’années qui s’est arrêté à deux pas de lui pour lui dire en levant les bras au ciel : « vous êtes notre fierté, notre honneur » avant de se mettre à pleurer.

L’oppression? Le sentiment de gâchis? La plainte d’un citoyen de l’aire du « dictaturistan »? Tout cela sans doute. Hocine Aït Ahmed l’a serré dans ses bras ensuite il s’est mis à lui raconter une histoire drôle.

said_djaffer.png Saïd Djaafer – Directeur éditorial du Huffington Post Algérie

Blog Huffpostmaghreb Algérie

le 29 décembre 2015

Sources: Huffpostmaghreb
http://www.huffpostmaghreb.com/said-djaafer/hocine-ait-ahmed-printemps-2000-libre-algerie_b_8889000.html


ENTRETIEN : UN OS NOMMÉ AÏT AHMED

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HuffPost Algérie

Par Saad Ziane


Publication: 29 décembre 2015 – Mis à jour: 30/12/2015

« Un OS nommé Aït Ahmed » est un entretien réalisé par Saïd Djaafer pour le compte du journal Libre Algérie au printemps 2000. Un entretien fleuve, signé Saad Ziane*, qui porte sur « l’impasse du régime et son extrême dangerosité pour le pays ». Le Huffington Post Algérie a décidé de republier cet entretien qui reste très actuel.

Pour sa première interview depuis l’incident cardiaque qu’il a eu en Avril 1999, M.Hocine Aït Ahmed, va au fond des choses et dissèque la situation politique du pays et dénonce les illusions des fausses sorties de crise qui reconduisent les logiques qui ont mené le pays à la guerre et aux horreurs.

L’amnésie-amnistie est terrible pour la nation

Commençons par l’actualité immédiate : que vous inspire la grâce amnistiante décrétée par le pouvoir…

D’abord, je suis de ceux qui ne séparent jamais la politique de l’éthique. Tout ce qui peut sauver une vie humaine, je le salue… Une vie humaine est un empire. Le second principe est qu’on ne peut pas blanchir comme ça, d’un trait de plume, ceux qui, des deux cotés, ont commis des massacres et des crimes.

À l’évidence, la grâce, le pardon ou l’amnistie devraient être l’aboutissement d’un processus politique et psychologique qui concerne les victimes et toute la nation algérienne. Une mesure judiciaire ne peut faire le printemps, ni ramener la sérénité dans les cœurs des victimes. Sinon cela serait tout autre chose qu’une amnistie.
On se retrouve devant une amnésie générale qu’on essaye d’imposer de manière autoritaire pour occulter les terribles épreuves subies par la nation au cours de ces dernières années.

Je comprends que les victimes, toutes les victimes, celle du terrorisme islamiste comme celles de la violence d’Etat ressentent une profonde blessure.

On leur a tué les leurs et personne n’est venu avouer son crime, ni s’expliquer et demander le pardon. C’est terrible car ils sont mis dans une situation d’incapacité d’entamer le douloureux et nécessaire travail de deuil. Et c’est terrible également pour la nation toute entière.

Car en décidant par décret cette amnésie générale, en imposant cette absolution mutuelle entre gens d’armes, on ajoute à l’horreur subie, l’insoutenable absurdité de n’en tirer aucun enseignement pour le pays et ses enfants. Cette absolution, cette amnésie, ce refus d’appréhender les choses par la parole et la reconnaissance des torts, est une agression politique et psychologique.

En revanche, la solution politique que nous préconisons depuis toujours a justement pour but de créer les conditions d’un débat national qui va au fond des choses.  » Plus jamais ça  » en sera l’enseignement historique. Le syndrome de la guerre civile en Espagne y a permis la réussite de la transition démocratique car il a responsabilisé et rassemblé l’ensemble des acteurs politiques sur le leitmotiv: plus de retour à l’horreur, plus de retour à la case départ.

Ce serait aussi pour nous le point de non-retour. Nous rendrons ainsi impossible l’usage de la force pour se maintenir au pouvoir ou pour y parvenir. Cette grâce par l’amnésie a peut-être suscité de faux espoirs, mais elle n’aboutit pas à cet enseignement. Au contraire, elle donne une prime exorbitante au sabre et à la Kalachnikov. Une fois de plus quelle grave et dangereuse fausse sortie de crise ! Cette manière de faire ne préjuge rien de bon. Il est vraiment intolérable de laisser les choses en l’état. Le ventre d’où est issue la bête immonde n’en est que plus fécond, pour paraphraser Brecht.

La thérapie par la vérité

Comment aurait-il fallu s’y prendre ?

L’histoire récente ne manque pas de modèle de sortie de crise. Prenons-le plus parlant d’entre eux, celui de l’Afrique du sud. Il nous concerne directement. On a commencé par le commencement, mettre les partenaires politiques autour d’une table pour, d’une part, trouver une solution politique et ramener la paix et, d’autre part, préparer l’avenir démocratique en arrêtant les échéances pour édifier un Etat nouveau dans le respect du pluralisme et de la convivialité.

Ce n’était pas une tache facile après des siècles de ségrégation raciale et de tueries, mais c’était la voie de la raison imposée par la volonté politique des uns et des autres. Ce n’est qu’à partir de là, qu’un climat de confiance et d’espoir a été créé et a fait tomber les tabous. C’est ce qui a rendu possible cette douloureuse thérapie par la vérité, ce psychodrame collectif comme moyen de réconcilier la société avec elle-même, dans le respect de ses différences.

Les vertus de la thérapie par le débat et la vérité, pour l’individu comme pour une nation, ne sont pas à démontrer. Par contre, l’amnésie, c’est une maladie, ce n’est pas un chemin pour la guérison. Elle est grave pour un individu et absolument désastreuse pour toute une nation.

On ne peut ignorer, mépriser, défier, voire insulter les Algériens qui ont perdu les leurs en grand nombre. Huit ans de sale guerre, plus de 120.000 morts, des milliers de disparus, des destructions hallucinantes et voilà qu’on fait en sorte que cela se termine en queue de poisson.

La paix n’est pas là et la mort, cet incurable bacille, continue sa ronde macabre d’une région à une autre, étalant ses horreurs quotidiennement à la une des journaux. Un cautère sur jambe de bois. On s’est abstenu de remonter aux racines du mal, on a mis les Algériens et les acteurs politiques sur la touche au lieu de les associer. Au contraire, tout se fait dans les coulisses en recourant aux ruses et aux manipulations de bas étage. C’est qu’on ne veut pas résoudre le problème politiquement. Les logiques qui ont mené le pays à la ruine et vers la barbarie sont ainsi reconduites.

À l’évidence, la politique d’amnésie nous éloigne du sens véritable de la concorde. C’est plus qu’un échec. Quand les choses se font ainsi, l’impunité est consacrée et la violence banalisée. De plus, cette banalisation peut être perçue comme une prime à la violence. On est dans une situation Kafkaïenne, celle de « crimes sans criminels et de criminels sans crimes « .

Les Algériens en dépit des bombardements médiatiques qu’ils subissent comprennent, de plus en plus, que le référendum, n’était qu’une misérable comédie destinée à donner au chef de l’Etat imposé par la fraude, la légitimité qu’il n’a pu avoir au scrutin présidentiel. Et non pas à ramener la paix et résoudre les problèmes du pays. Toujours et encore la tragédie combinée à l’Opéra-bouffe , qui sont chargés de ne pas rendre la vue à l’Occident aveugle.

Est-ce que vous comprenez l’amertume chez les victimes ?

Je comprends que les victimes du terrorisme comme celles qui ont subi l’implacable répression du pouvoir ne comprennent rien à ce qui arrive. D’autant que la terreur, la mort et la peur sont toujours là. D’autres provocations criminelles semblent se mettre en place en Kabylie, à l’occasion de l’anniversaire du printemps amazigh qui a contribué à enraciner la revendication des pluralismes, Il nous faut un électrochoc à la mesure de la tragédie subie et des révisions déchirantes s’imposent pour les protagonistes de la guerre.

Lorsque la question de la réconciliation est posée en termes techniques, on court droit à l’échec. C’est criminel de ne pas tirer les leçons de ces huit ans de souffrances imposées aux Algériens. Seuls les enseignements tirés des tueries absurdes et cruelles peuvent convaincre les familles de victimes que la réconciliation est une nécessité pour arrêter la machine qui risque encore de broyer les vies par centaines voire par milliers.

Cela ne ramènera pas, hélas, les êtres chers disparus, mais nous leur devons de tout faire pour qu’ils ne soient pas morts en vain. C’est aussi une manière d’honorer leur mémoire. Redonner la parole aux Algériens, c’est leur restituer leurs défenses immunitaires naturelles et les prémunir contre d’autres dérives sanglantes.

Ce qui n’est pas le cas avec la politique menée.

Ce n’est malheureusement pas le cas. La politique de l’éradication qui se fonde uniquement sur la violence et refuse la solution politique entraîne une responsabilité écrasante de ceux qui ne veulent pas la paix. Le choix est en effet entre la guerre et la paix. Les ultras au sein du pouvoir ont choisi la guerre.

C’est clair, leur entêtement à refuser la solution politique, c’est-à-dire la paix, provient de leur refus obsessionnel de reprendre le chemin de la transition démocratique et de perdre le monopole politique qui pérennise leur système.

Nous voilà donc devant la quadrature du cercle. Ce sera le cas aussi longtemps qu’il n’y aura pas un compromis librement discuté, un dialogue transparent qui associe la population, car le premier et le plus important des dialogues, c’est avec les Algériens qu’il doit se faire. Il faut sortir de la politique du mépris pour entrer dans une dynamique politique de paix. L’Algérie en sera, à juste raison, plus glorieuse d’elle-même, en ouvrant la porte du bonheur à son humanité.

Un statu-quo imposé par la force et la fraude !

Le problème est-il inhérent au refus permanent de toute alternative de changement ?

C’est tout à fait exact en ce qui concerne le pouvoir. Les Algériens se souviennent de toutes les occasions perdues depuis plus de trois décennies. À titre d’exemple, le coup d’Etat du 19 juin 1965 s’est fait contre l’accord FFS-FLN proclamé, trois jours auparavant, le 15 juin; accord qui dessinait les prémices d’une alternative pluraliste.

Puis en juin 91, des chars ont investi Alger, Mouloud Hamrouche a été limogé et le premier processus législatif a été arrêté par un coup de force. Il faut le marteler : c’était un coup d’Etat et un état de siège contre les forces démocratiques et non contre les islamistes.

Le système est incompatible avec un Parlement réellement représentatif, c’est ça l’équation fondamentale. Une telle institution serait une brèche stratégique ne serait-ce que par le contrôle qu’elle pourrait exercer sur l’usage des deniers publics. Ce serait la fin d’une gestion en vase clos exercée par des réseaux, sans reddition de comptes et dans l’impunité totale.

La naissance historique du Parlement britannique avait pour but constitutif de contrôler l’usage des deniers publics. Il n’est pas inutile de le rappeler et de comparer avec cette APN algérienne factice qui ne voit rien, ne contrôle rien et ne demande jamais rien.

Le statu-quo, expression du refus de changement, est imposé par deux institutions fondamentales du régime : la force et la fraude électorale. Même l’alternance crédibilisée par les engagements solennels et publics du Général Liamine Zeroual s’est terminée en queue de poison. C’était un scrutin préfabriqué par les baïonnettes.

Le régime ne change pas, mais les choses ont bien changé à travers le pays. Le retrait des six en a été l’expression spectaculaire, à la mesure des changements profonds qui ont animé la dynamique populaire lors de la campagne électorale. Cette dynamique a fait paniquer le régime, c’est ce qui explique l’OPA sur les urnes, le refus de lever l’état d’urgence, la relance des attentats et le harcèlement contre les forces politiques autonomes.

Ce qu’est le Contrat National

Ne pensez-vous pas que l’alternative manque de visibilité ?

On ne peut pas dire que le Contrat National, signé à Rome, n’était pas visible puisqu’il est apparu comme une alternative sérieuse non seulement au plan national mais aussi au niveau international. Les réactions et les attaques grossières du régime s’expliquent justement par sa visibilité et son énorme impact. Le changement était à portée de main pour peu que les tenants du système aient accepté l’offre de paix.

Le Contrat National était en lui-même un événement historique. Pour la première fois, dans l’Algérie indépendante, les partis d’opposition et des personnalités de tendances et idéologies différentes ont dialogué et ont fini par se mettre d’accord sur une solution pacifique, politique et démocratique de la crise.

Nous avons commencé enfin à faire de la politique rappelant ainsi le pluralisme politique qui a existé dans la société durant la décennie 1944-1954. Nous ne nous sommes pas contentés de faire une déclaration platonique, nous avons proposé tout un processus concret pour ramener la paix et mettre en place, à plusieurs, les institutions pour préparer le retour à la transition démocratique.

Nous avons tenu à faire un travail de balisage en précisant les principes qui constituent les piliers d’un système démocratique. Nous avons consacré le rejet de la violence pour se maintenir ou accéder au pouvoir, le respect des droits de l’homme et de la personne humaine, le respect des libertés individuelles et collectives sans distinction de sexe et de confession, le droit à l’alternance. Nous avons vraiment fait de la politique et cela reste dans la tête et le cœur des gens.

Loin d’aller en guerre, c’est la paix que nous avons déclaré au régime avec l’espoir que l’intelligence et le réalisme l’emporteraient sur les vieux schémas de domination de la société. Un jour ou l’autre, il faudra bien s’asseoir à une table et parler avec le pouvoir. Le plus vite sera le mieux.

Vous avez pris connaissance de la composition du gouvernement. Que pensez-vous du statut spécial d’Ahmed Ouyahia?

D’abord, l’Algérie est restée sans gouvernement pendant huit mois et celui qui a été formé est une Tchekchouka sans programme, ni vision d’ensemble. Les dosages avec lesquels il est composé ne répondent à aucune rationalité. Ses membres ne sont que les fonctionnaires apparents du pouvoir de l’ombre.

Par ailleurs, une série de faits montre que l’on va dans la mauvaise direction, qu’on tourne le dos au changement. Il est erroné de croire à un bras de fer entre Bouteflika et l’armée. Car Bouteflika fait partie d’un clan de l’armée dont la candidature a été vendue aux autres clans. Donc, l’enjeu n’est pas le changement, mais celui d’une guerre de suprématie à l’intérieur de la nomenklatura et cela n’intéresse pas l’avenir de l’Algérie. Et cette déclaration proclamant le monopole du pouvoir sur la télévision et qui de toute façon est inaccessible à l’opposition réelle!

L’inculture traditionnelle du parti unique revient aux postes stratégiques ! On feint d’ignorer ce qu’est un service public, plus de dix ans après la chute du mur de Berlin! Et plus que jamais la reconduction de l’état d’urgence verrouille les champs politique et médiatique. Le fait que le FFS soit, aujourd’hui, systématiquement dans l’œil du cyclone est une donnée plus inquiétante: supprimer un parti parce qu’il a su et pu conserver son autonomie prouve que l’on veut boucler l’ultime étape de la normalisation, au sens bréjnévien du terme. La nomination d’Ouyahia à la justice s’inscrit dans cette même logique et c’est un
très mauvais présage…

Pourquoi ?

Parce que les œuvres de cet homme parlent d’elles-mêmes. Il a été Premier ministre et sur ses ordres des lettres de cachets ont été utilisées pour parquer des charrettes entières de cadres en prison. Je passe sur les ponctions de salaires et les mensonges publics sur le bilan des victimes de la guerre. Lui-même a dit qu’il avait accompli le  » sale boulot  » et il faut craindre que cela ne soit aussi sa mission à la tête de la justice.

Faut-il espérer que cet homme va laisser la justice faire la lumière sur les crimes, les disparus, sur les assassinats qui ont eu lieu, comme celui de Matoub ou du jeune Hamza Ouali et de tant d’autres? J’ai l’impression que loin de s’ouvrir, ces dossiers vont se refermer et subir la glaciation générale du système. Je n’entre pas dans les lectures qui veulent qu’Ouyahia soit là pour marquer Bouteflika et se préparer à la succession.

L’indépendance de la justice passe par une rupture totale du cordon ombilical et autoritaire qui maintient sa sujétion au pouvoir politique. J’ai peine à croire qu’Ouyahia puisse répondre aux aspirations des Algériens à une justice qui fonctionne sur la base de l’égalité devant la loi et qui consacre le principe de la présomption d’innocence. C’est d’une gravité exceptionnelle que de couper l’espoir aux Algériens et aux magistrats en maintenant la confusion entre les pouvoirs.

Les milliards dont parle Bouteflika..

Où réside la gravité ?

Quand j’entends Bouteflika dire qu’il y a des milliards de dollars qui attendent, je pense qu’on est en pleine supercherie. Ou en plein délire. On peut trouver des économistes géniaux qui peuvent élaborer les meilleurs plans de développement, cela n’y changera absolument rien. Mêmes les embellies pétrolières seront englouties dans la logique de prédation mafieuse qui domine dans le pays. Car ni l’argent, ni même ces milliards dont il ne cesse de parler, ni les meilleurs projets ne permettent le développement économique et social quand le règne du droit est absent.

Aucun programme, qu’il soit libéral ou non, de droite ou de gauche, ne peut être valable dans un système de non droit. Et nous sommes dans un système de non droit. Pourquoi voulez-vous que les investisseurs étrangers ou nationaux prennent des risques pour mettre leur argent dans cette jungle ? Et c’est là, le rapport avec la justice.

Le droit, ce n’est pas de la philosophie abstraite, c’est du concret. Et la crise économique dans laquelle sombre notre société, l’absence de relance économique s’expliquent aisément par cette situation. Pour me résumer, l’Etat de droit, est l’in-put majeur qui manque à notre pays. Or, le grand problème est que ce système dont la faillite est lisible à ciel ouvert, dont la faillite est reconnue par son représentant officiel lorsqu’il affirme que l’Etat est pourri, ce système demeure réfractaire à la mise en place d’un Etat de droit.

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Cela devient criminel quand on connaît l’ampleur des problèmes sociaux, de cette paupérisation qui s’élargit au point que l’on se retrouve maintenant dans une reproduction de la société coloniale avec une petite couche aisée et tout un peuple dans la misère. C’est grave, ce régime est non seulement incapable de résoudre les problèmes des Algériens, mais il empêche également les Algériens de les résoudre par eux-mêmes.

Au cours de ces dernières années, nous avons vécu dans des aberrations juridiques avec les cours spéciales et la soumission de la justice aux forces de sécurité. On a créé des situations incroyables ou des forces de sécurité non identifiées ont compétences sur l’ensemble du territoire pour arrêter qui elles veulent sans mandat de la justice. N’importe qui peut faire n’importe quoi et c’est sur cette aberration que des milliers d’Algériens sont aujourd’hui portés disparus.

On a fait de la majorité des Algériens des présumés coupables. Cette logique est toujours en œuvre et c’est comme des métastases cancéreuses qui rongent l’individu et minent la société tout en rendant impossible tout espoir de développement. Il en découle immanquablement des effets pervers redoutables, cela s’appelle vengeance, incivisme et nihilisme.

Que notre peuple ait su garder sa cohésion et sa sagesse relève du miracle. En fait de miracle, c’est sur sa grandeur d’âme que viennent se briser les agressions contre son moi profond et les atteintes continuelles à sa dignité. Il en a vu d’autres. Huit ans d’un cauchemar sans égal n’ont pas entamé chez les algériens cette volonté de vivre ensemble, toujours solidaires et généreux.

Dans une lettre au congrès de wafa vous avez souligné l’importance pour le pays d’avoir une classe politique autonome. Pensez-vous que la classe politique actuelle soit sous contrôle?

C’est l’évidence historique, il n’y a pas eu de vie politique depuis l’indépendance. Faute de la participation des citoyennes et des citoyens dans tous les domaines de la gestion de la cité, il ne peut y avoir de formation d’une classe politique.

Une classe politique n’est pas un phénomène de génération spontanée, elle est l’aboutissement de compétitions pluralistes. On ne peut parler aujourd’hui que de classe politique en formation dans une société qui a eu très peu d’occasions de s’exprimer et de s’organiser librement.

Il est évident qu’à chaque fois que la parole lui a été rendue, elle l’a exploitée avec une très grande maturité politique. J’ai été ébloui mais pas étonné par la qualité des interventions des électeurs que j’ai rencontrés lors de la campagne électorale dans toutes les régions du pays. Je n’en étais pas étonné car une vie politique empêchée de s’exprimer librement n’en existe pas moins. Nous avons connu cela sous l’occupation coloniale ; l’interdiction ne fait que pousser la maturité politique à un cheminement souterrain et clandestin.

Donc il y a une classe politique en formation qui se bat malgré tout. On l’empêche de se former et de se développer par le déni du droit à l’expression et à la libre organisation. Le verrouillage du champ politique et médiatique n’est pas un phénomène conjoncturel, il ne date pas de l’interruption du processus électoral, c’est un phénomène structurel qui découle de la nature très spéciale du régime. Il y a évidemment un microcosme de castes dirigeantes qui par le monopole  » politique « , la répression et les trucages électoraux ont empêché les Algériens de s’immiscer dans leurs propres affaires.

La prépondérance conjuguée de l’armée et de la police politique

En quoi consiste cette nature spéciale ?

À bien des égards, la dictature algérienne a été fondée et continue de l’être sur la prépondérance conjuguée de l’armée et de la police politique. Par armée, j’entends sa haute hiérarchie. En régime démocratique, la population est souveraine et exerce par des élections libres et régulières son contrôle sur les institutions de l’Etat.

Chez nous comme dans les régimes staliniens, au nom de l’orthodoxie sécuritaire et des  » intérêts supérieurs de l’Etat « , c’est la police politique qui contraint la société pour la soumettre en la privant des moyens politiques de s’exprimer. On raconte qu’un Égyptien dont la femme a accouché d’un bébé frappé d’une malformation visible s’est écrié : « M’rakeb Ghalat, il a été monté à l’envers! ».

Il faut reconnaître que le montage de notre Etat indépendant a été contraire aux formes démocratiques et à l’opposé des critères élémentaires de la modernité. Dans les pays de l’Est que nous avons allégrement plagié, il y avait au moins un contrepoids effectif à l’armée et à la police politique, celui de partis communistes intransigeants sur leur prééminence. Ce n’était pas des fictions ou de simples rouages comme le parti unique en Algérie. Notre Etat a été formé à l’envers avec une prépondérance totale des appareils sécuritaires.

Ce noyau non écrit, non avoué agit dans l’opacité, sans contrôle, par réseaux et cadres clandestins interposés. Tout se passe comme si cette malformation condamnait le régime à s’opposer et à combattre tout changement. Ce particularisme constitutif a fait que le coup d’Etat qui a échoué à Moscou a réussi en Algérie.

Les événements et la terrible répression d’octobre 1988 ont contraint le régime à une certaine ouverture, par effraction certes, mais ouverture quand même, qui a entrainé une éclosion de journaux et de partis politiques. Je passe sur le fait qu’on a fabriqué des partis-cocottes minutes pour parasiter le champ politique… mais la population a exploité cette petite ouverture pour essayer de rendre irréversible le respect des pluralismes politique, linguistique et syndicaux.

L’on sait que l’état de siège proclamé en juin 1991 a initié le processus de retour à la case départ. Et après la signature du Contrat National, la parade du pouvoir a consisté à mettre fin de manière définitive au multipartisme et à s’approprier toutes les expressions de la société voire de mener des coups d’Etat au sein des partis. Cela a commencé par le FLN, puis Ennahdha et cela continue.

Pour parachever la comédie de la façade démocratique, ils n’ont pas interdit légalement le multipartisme- encore que la loi organique de Zeroual était une loi scélérate – mais ils ont tout fait pour le rendre sans effet. Il y a un terrible acharnement avec utilisation de moyens faramineux ou se mêle un travail de basse police et des actions de corruption, pour détruire les forces représentatives.

Je suis donc tout à fait logique avec moi-même d’avoir salué la naissance du parti Wafa en disant dans ma lettre à Taleb Ahmed combien ce nom de Wafa, qui signifie fidélité, est lourd de sens dans cette période difficile. Car en tout état de cause un parti n’est un parti que s’il est réellement autonome.

Cette difformité de l’Etat dure encore ?

Oui, cette anomalie constitue le socle du régime, C’est un Etat hanté et squatté par des gens d’armes qui violentent la société en se plaçant au-dessus d’elle. Aussi longtemps que la nature du régime n’a pas changé et que l’Etat n’est pas remis à l’endroit, on restera dans la logique meurtrière qui est imposée à la nation depuis 1992.

Il ne peut y avoir une alternative que de la société. Avec le pouvoir bien sûr, mais à condition que la société puisse s’exprimer librement. Or, c’est précisément pour empêcher l’émergence d’une alternative que le pouvoir consacre beaucoup de ressources humaines et financières à domestiquer les partis.

Sa réaction grossière et hystérique après la signature du Contrat National s’explique par le fait que le monde et les partenaires de l’Algérie découvraient l’existence d’une alternative. Jusque-là, ils prétendaient qu’il n’y avait de choix qu’entre les islamistes et l’armée. Or, ils découvraient, alors que la politique d’éradication était un échec, une alternative sérieuse qui ne se contentait pas d’énoncer des principes mais qui a arrêté un processus pratique de retour à la paix et à la démocratie.

Et la réaction du pouvoir a été dure contre vous…

Jusque-ici, le FFS a été l’un des rares partis à conserver et à sauvegarder son autonomie. Je pense que cela tient aux choix stratégiques que j’ai énoncés dès mon retour en Algérie en Novembre 1989 : empêcher que l’islamisme ait le monopole de l’opposition et de la moralisation de la vie publique.

J’avais dit que nous devions être un parti populaire, ce qui ne veut pas dire populiste, qu’il fallait éviter d’être un club d’intellectuels sans rapports réels avec la population. Et que nous devions organiser un vrai mouvement démocratique de la société. C’était notre but et nous restons sur cette ligne.

Les Algériens le savent, à l’approche de chaque congrès du parti, le pouvoir nous prépare des surprises et des renversements. Mais le FFS est un vieux parti qui a beaucoup d’expérience et de maturité; il a su déjouer ces tentatives grâce à l’existence du libre débat au sein de ses instances dirigeantes.

Quiconque n’est pas d’accord avec la ligne a le droit de venir s’exprimer, d’exposer son point de vue et de le défendre au sein du conseil national ou des fédérations. Cette capacité de dialogue absorbe les tentatives de coup d’Etat et les rends inopérants.

Le pouvoir se saisit de notre vocabulaire pour le pervertir

Le dialogue avec le pouvoir a été vain jusque-là

Écoutez, nous avons été les premiers à appeler au dialogue et nous n’avons pas cessé de marteler qu’il faut organiser une conférence nationale. Malheureusement le pouvoir s’est saisi de tous notre vocabulaire pour le pervertir. Nous allons toujours au dialogue, mais lorsque les choses tournent à la supercherie, nous avons toujours eu le courage de claquer la porte. Cela nous coûte car nous respectons les gens et nous n’aimons pas les scandales. Mais cela nous coûterait beaucoup plus si nous ne sommes pas fidèles aux engagements pris vis-à-vis de la population.

Notre démarche n’est pas d’être contre le pouvoir mais d’être contre les leurres. Nous n’avons pas le droit d’être dupes, car on aurait ainsi contribué à duper la population.

Certains disent que le FFS aurait dû soutenir le coup d’Etat et qu’il y avait un accord de gouvernement et que votre rencontre avec Hachani entrait dans ce but…

Ces propos sont d’une grossièreté achevée. Goebels, chef de la propagande nazie, disait que le « mensonge le plus impudent laisse toujours des traces même s’il a été réduit à néant ». Voilà qu’à huit ans d’intervalles, on retrouve effectivement des « traces » de la campagne « impudente » orchestrée par le pouvoir, après le coup d’Etat de Janvier et pendant des mois, sur une prétendue alliance entre le FFS et le FIS et un prétendu accord de gouvernement FFS, FIS, FLN.

Pour répondre aux critiques sur la situation des droits de l’homme en Algérie le chef de l’Etat a invoqué les notions de spécificités et de souveraineté. Qu’en pensez-vous?

Un droit international des droits de l’homme s’est construit depuis la défaite du nazisme et du fascisme en 1945, sur la base d’un tryptique : la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, le Pacte International pour la Défense des Droits Civils et Politiques et le Pacte International pour la Promotion des Droits Sociaux, Economiques et Culturels. Ensuite, une multitude de conventions est venue renforcer cette notion.

De toute évidence, ces Pactes et ces Conventions s’imposent à tous les Etats qui les ont signés et ratifiés ; d’autant que la quasi-totalité des constitutions qui ont fondé ces Etats, y compris les plus dictatoriaux d’entre eux, admettent le primat de la loi internationale sur la loi nationale.

L’époque du bourreau maître chez soi est donc révolue avec l’effondrement des régimes qui, au nom de la sécurité de l’Etat, ont opprimé leurs populations et déclenché les guerres. Du reste, à chaque fois que la violation des droits de l’homme atteint un degré massif, elle crée ce qu’on appelle juridiquement une situation qui relève du Conseil de Sécurité. Et la souveraineté nationale n’est plus opposable à l’intervention des Nations-Unies.

Pour l’anecdote : un ministre européen des affaires étrangères fut interloqué d’entendre son homologue algérien affirmer que l’Algérie a signé davantage de conventions que son pays. Ce partenaire a même eu la pudeur de ne pas lui demander si un de ces instruments au moins était respecté par l’Etat algérien.

La spécificité historique de l’Algérie réside justement dans le fait que le combat pour la libération a été mené au nom des droits de l’homme jusque dans les institutions internationales où la défense de la thèse nationale ne pouvait pas se réclamer de l’existence d’un Etat comme pour le Maroc (sultanat protégé) et la Tunisie (Beylicat).

Elle était fondée sur l’universalité des droits de l’homme et la dénonciation du colonialisme négateur du premier des droits de l’homme, le droit des peuples à l’autodétermination. Ce n’est pas un hasard si le dernier des mouvements indépendantistes se nommait Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques (MTLD).

La résolution qui a cassé le tabou de l’ingérence dans les affaires intérieures françaises et ouvert toute grande, la voie à l’internationalisation de la question algérienne durant de la guerre de libération a été prise à Bandoeng en avril 1955. Elle reconnaissait au peuple algérien le droit à l’autodétermination et à l’indépendance.

Ainsi donc pendant la lutte de libération nous faisions appel au caractère universel de la protection des droits de l’homme et voilà qu’à l’indépendance, on a mis en avant ce concept de spécificité pour en priver les Algériens. On a étouffé la souveraineté du peuple pour mieux jouer de la souveraineté de l’Etat.

Tous ces termes, de açala, de spécificité sont des inventions de dictatures. J’avais dit à l’époque que la açala ( authenticité) ne se décrète pas et que les cultures d’un peuple se nourrissaient de la libre expression. Le priver du droit à l’expression revenait à lui nier sa culture. Et donc, la açala bien comprise, nous fait revenir sur le champ souverain des droits de l’homme.

Revenir à la notion de spécificité, c’est la négation totale de notre histoire, c’est un révisionnisme de type politique qui fait fi du combat plus que séculaire de notre pays. On crie sur tous les toits et chaque soir sur l’ENTV qu’on veut restaurer la dignité de l’Algérie, mais on refuse la dignité aux Algériens, à ceux qui font ce pays.

Ce n’est pas étonnant qu’à la faveur de cette régression, on assiste à la naissance de mutants qui ne connaissent rien de leur passé. Pire, il tue également le présent des Algériens en banalisant les massacres et les meurtres. Et cela ne s’arrête pas là. On interdit aux institutions de l’ONU d’assumer leur mission de contrôle et de sauvegarde des droits de la personne humaine dont le droit à la vie et à l’intégrité physique ne souffre aucune dérogation selon les normes internationales.

Il s’ensuit que l’Algérien ne serait plus un homme à part entière. Il déchoit en sous-homme dès lors que son pays est devenu indépendant. Cela expliquerait-il les politiques d’indifférence, da passivité et de complicité que poursuivent les partenaires de notre pays vis-à-vis de cette guerre à huis-clos ?

La révolution algérienne, phénomène presque unique d’auto-mobilisation de la société

Peut-être que cela tient à la vision de l’histoire qu’a Bouteflika. Il vient de dire dans une interview que l’Algérie a été libérée par une élite et que le reste des Algériens dormait ou collaborait avec la France.

Plus le système est grossier plus il ne faut s’étonner de rien. On ne s’imagine pas que l’on est en train d’insulter un peuple qui a été porté aux nues par la communauté internationale. Cette négation historique est démentielle. Le peuple algérien a été le véritable artisan de l’indépendance. Le mot de Ben M’hidi se passe de commentaire: « Confiez la révolution au peuple, il la mènera jusqu’à la victoire ».

Cela a été une conspiration générale de femmes, d’enfants, de vieillards et d’hommes comme disait Mazzini, un des libérateurs de l’Italie. Les Algériens ont su trouver, sans attendre un ordre de x ou d’y, la parade au quadrillage effectué par un demi-million de soldats et à la mise en place de zones interdites, pour nourrir, héberger et en renseigner les moudjahidine. C’était un phénomène presque unique d’auto-mobilisation de la société.

Ce sont les grandes manifestations historiques d’octobre 1961 qui ont imposé et précipité le processus de négociation avec De Gaulle. Les grands dirigeants de l’extérieur en ont été probablement tirés de leur sommeil. Je n’aime pas les mythes… Pourtant, il faut le dire, ce sont les Algériens qui ont libéré le pays malgré leurs dirigeants.

Je voudrais dire aux Algériens que ceux qui ont eu des résonances publiques dans l’histoire de la révolution ont un devoir d’humilité envers eux. Et qu’ils n’ont absolument aucun complexe à avoir vis-à-vis de ceux qui croient pouvoir, même au niveau de l’histoire, imposer l’amnésie et semer le doute dans l’identité historique de la nation.

Décidément il n’a pas de limite à l’imposture, on veut tout confisquer, l’histoire, l’Etat, la souveraineté, le passé, le présent et même l’avenir puisqu’ils veulent culpabiliser même les enfants qui ne sont pas nés. C’est surréaliste ! On a l’impression qu’on veut fermer aux Algériens ce gigantesque refuge qu’est la mémoire. On ne peut que réprouver cette volonté malsaine de destruction du moi historique de la nation algérienne. On est tenté d’oser le terme de génocide spirituel. Et il est impérieux que cela cesse.

La constitution n’empêche pas le pays de vivre sans normes

Abdelkader Hachani dans son ultime interview à Libre-Algérie disait que le pouvoir n’aime traiter qu’avec les extrémismes pour les instrumenter mais qu’il combattait avec acharnement ceux qui sont modérés et développent une approche sérieuse pour le pays.

Je la partage entièrement et encore une fois je regrette le sort qu’il a subi. L’Algérie a perdu un homme de valeur, de conviction, un homme modéré.

Je l’ai rencontré avant l’arrêt du processus électoral et découvert qu’il était le fils Si Brahim, un grand patriote avec lequel j’ai milité au PPA. Il doit sans doute ses qualités au fait d’avoir baigné dans cette grande école du nationalisme politique.

Bouteflika veut se doter d’une nouvelle constitution

Ce sera une de plus et cela n’empêchera le pays de vivre sans normes. Il y a eu par le passé des constitutions sur mesure comme celles que se sont données les dictatures de par le monde. Avec la pratique enracinée chez les tenants du pouvoir de ne pas respecter les lois, les règles et même les textes constitutionnels. C’est le règne de la loi du plus fort.

On attendait du général Zeroual qu’il tienne sa dernière promesse électorale qui était de ramener la paix et il nous a fait une constitution qui est un véritable monstre juridique, une constitution dictatoriale qui rappelle le statut de l’Algérie imposé par la France en 1947.

La revendication d’une assemblée constituante élue au suffrage universel marque le long itinéraire du nationalisme politique. L’élection de l’Assemblée Nationale Constituante en 62 consacrait le rêve de plusieurs générations. Elle a fait l’objet d’un coup de force en 63, porte ouverte à tous les sacrilèges.

On a fabriqué une constitution de toutes pièces et l’on a ramené des gens dans un cinéma pour la faire approuver. C’est édifiant car depuis ce temps-là, le régime ne cesse de faire du cinéma en faisant régulièrement des constitutions qu’il ne respecte pas. C’est d’ailleurs un cinéma qui n’amuse personne.

La logique des promesses de la révolution exigeait l’exercice effectif par les algériens de leurs droits politiques pour concrètiser par eux-mêmes leurs droits économiques, sociaux et culturels. Malheureusement du fait de ce coup de force contre la constituante, l’Algérie est mal partie…

« Je ne serais jamais le larbin de personnes »

On parle de dissolution de conseil de la nation et son remplacement par un comité de sages désignés. Etes-vous un sage?

Considérez-moi comme vous voulez, mais je ne serais jamais le larbin de personne. Par contre, je peux vous dire que la sagesse est d’arrêter la guerre, d’arrêter cette hémorragie meurtrière et d’aller vers une véritable sortie de crise.

Du strict point de vue personnel, la sagesse, c’est d’avoir le temps de méditer, d’écrire et de vivre librement. En tout cas et à la rigueur, être élu librement à la tête d’une mairie, n’importe où en Algérie est plus sage que d’être un président désigné…

La sagesse, c’est d’être sérieux et de revenir à l’essentiel en élisant une assemblée constituante. Et je ne perds rien à m’adresser à l’intelligence des gens parce qu’il n’y a pas d’autre d’alternative.

Par contre, un risque potentiel de chaos existe et peut mettre en danger l’intégrité physique de notre population, l’honneur de notre pays et son unité. Ces gens-là doivent savoir qu’on ne peut faire la grandeur d’un pays en avilissant sa population.

Parlons un peu du FFS. Après le report du congrès, qu’attendez-vous de cette échéance ?

Nous aurions aimé que le congrès se déroule dans un climat de paix et de liberté d’expression et d’organisation pour l’Algérie. Car la création d’une dynamique au sein du FFS dépend aussi de la dynamique de la société. Et nous sommes un parti qui a l’ambition d’être proche des Algériens, de les servir et non de s’en servir.

Cette symbiose que nous voulons avec notre société, nous crée un devoir de responsabilité. Nous savons que nous disposons d’un capital de confiance et nous voulons être constamment à la hauteur de cette confiance. C’est cela notre plus grande force.

Le report du congrès tient à notre volonté de capitaliser la sympathie et l’adhésion que nous avons constatée au sein de la population lors de la campagne électorale.

Pourquoi demander à des gens extérieurs au FFS de donner leur point de vue dans le cadre de l’audit national?

Oui ! l’audit est ouvert aux alliés, aux sympathisants et à quelques dirigeants du mouvement associatif autonome. Dans la mesure de nos moyens, évidemment, la parole leur sera donnée, et c’est là également une façon de dialoguer avec la société civile.

Nous devons apprendre à nous remettre en cause en étant en écoute permanente des gens et pas seulement des militants. L’esprit de responsabilité commande d’ intégrer les nouvelles élites issues des catégories sociales marginalisées. Vous voyez donc, nous nous mobilisons pour faire du 3e Congrès, une grande avancée pour la culture démocratique dans le pays ainsi que pour une modernisation plus grande du parti.

Mais l’enjeu primordial sera pour le FFS , à cette occasion, de relancer la dynamique de l’alternative démocratique, en réfléchissant sur les conditions concrètes et les modalités pratiques d’un vrai processus de sortie de crise, dans ses étapes successives ; sans oublier les garanties indispensables que chaque acteur politique doive donner à tous, et que tous doivent donner à l’Algérie, c.à.d. aux citoyennes et aux citoyens.

Avec les contributions des démocrates sincères et cohérents, l’un des thèmes que nous voulons aborder et approfondir est la nécessité d’un Etat fort et démocratique. Un Etat fort et démocratique parce qu’il sera l’émanation d’une majorité politique exprimée et il sera par là-même soumis au contrôle et à la sanction des seuls mécanismes démocratiques du suffrage universel.

Un Etat fort et démocratique, car entre deux consultations populaires, il doit pouvoir intégrer dans ses options générales et ses propres actions quotidiennes, les initiatives privées et collectives issues de la société, dès lors que leurs apports à l’intérêt général seront évidents.

Militer aujourd’hui est une véritable épopée

Un Etat fort et démocratique, qui ne soit pas velléitaire, ou bien parasité par des hommes et des réseaux irresponsables, encore moins embourbés dans des luttes de clans. Un Etat disposant d’une légitimité réelle peut travailler et agir avec la force morale et politique que lui confère cette légitimité. Il n’hésitera pas, le cas échéant, à utiliser les moyens dont il dispose en tant que puissance publique, et ce dans le cadre de l’Etat de droit, cela va de soi.

En clair, un Etat digne de ce nom, débarrassé de la confusion des rôles, des pratiques mafieuses et auquel aucune stratégie d’appareil ne peuvent se substituer. Un Etat bénéficiant de la confiance de la population qui la stimule et l’encourage dans ce qu’elle a de meilleur. « La haute politique est le bon sens appliqué aux grandes choses », disait Napoléon.

Un mot pour les militants du FFS qui ont fait l’objet d’une attention médiatique particulière.

Je ne saurai jamais rendre assez hommage aux militants du FFS qui tiennent chaque jour et depuis si longtemps. Les militants du FFS ne sont pas des anges, ce sont des femmes et des hommes, qui ont besoin de travailler, de nourrir et d’éduquer leurs enfants, de les envoyer à l’université… Ce sont des jeunes qui veulent construire leur vie et se former…
Et militer dans les conditions de l’Algérie d’aujourd’hui au milieu d’un harcèlement policier qui n’a jamais cessé est une véritable épopée. C’est une capacité remarquable à surmonter le désespoir.

Pour militer face au harcèlement médiatique, au harcèlement corrupteur et aux menaces, il faut vraiment être de la trempe de la génération qui m’a formée. Ce sont des gens qui étaient de véritables héros et qui ont fait toutes les prisons d’Algérie, de France et de Navarre. Cela me réconforte car au sein du FFS, il y a des femmes et des hommes de cette trempe qui demeurent persévérants et fidèles à leurs idéaux.

Vous savez que c’est l’anniversaire des décrets donnant naissance à la presse privée. Y a-t-il quelque chose à dire à la presse?

Je voudrais commencer par ceux qui sont les plus mal lotis, je veux parler des journalistes du secteur public. J’en connais qui sont pleins de talents mais qui n’ont pas la possibilité de le montrer.

Je voudrais leur dire toute ma sympathie. Le traitement que leur inflige le pouvoir est insupportable ; ce mépris qui se dégage des propos de responsables qui leur dénient toute conscience et les réduisent à être des choses, à les ramener au statut de serviteurs est inacceptable. Je sais qu’ils savent ce qu’est la signification du service public et qu’elle n’est pas réductible à un homme ou à un pouvoir.

Je sais aussi que ce genre de propos et de pratiques les blesse, car il va à l’encontre de la notion du service public et contre l’identité fondamentale de l’Algérien qui s’appelle dignité.

Pour la presse indépendante, je pense que les journalistes sont déjà plus à l’aise pour réfléchir à leur métier et à faire leur propre bilan. Il ne me viendrait jamais à l’esprit de leur demander de soutenir le FFS. Par contre, je souhaite qu’ils se battent pour devenir une institution autonome, de se libérer des pressions et de la volonté du pouvoir de les asservir.

C’est là, dans cette bataille, qu’ils rencontreront la société. On peut ne pas avoir les mêmes idées, mais on peut avoir un même combat. Les journalistes ne doivent pas oublier que leur liberté est liée à celle de tous les Algériens. La liberté de la presse, c’est une branche dans un arbre que sont les libertés publiques et ils doivent prendre garde à ne pas couper ce tronc commun qui la rend possible. La presse ne peut pas être une enclave de liberté au milieu d’un pays sans liberté.

Il y a en Algérie un combat général contre l’humiliation et le mépris. Chacun dans son domaine, au-delà des idéologies, est concerné par ce combat. Car la dignité pour un journaliste est de pouvoir exercer librement son métier, la dignité d’un avocat est de pouvoir assumer son rôle et celle de l’homme de politique de pouvoir défendre sa vision dans l’autonomie.

L’honneur de la presse, comme des acteurs de la vie publique, est de ne jamais aller à l’encontre des exigences de liberté, de justice et de paix.

Parlons de stratégie d’avenir car le troisième millénaire est quand même un tournant notamment avec le processus de mondialisation?

La mondialisation, au sens positif et humaniste, pose un impératif d’ouverture au niveau national et international. Seuls les pays démocratiques sont outillés pour négocier ce tournant. Dans les années 70, l’idée d’un nouvel ordre économique mondial était la tarte à la crème des technocrates algériens. L’idée était bonne mais comment auraient-ils pu être pris au sérieux quand l’ordre interne est totalitaire. Il faut toujours commencer par balayer devant sa porte…

Le Maghreb et les conceptions étriquées du nationalisme

La mondialisation est déjà là, elle s’impose à tous et nous envahit de toutes parts. Elle comporte d’indéniables aspects positifs pour ceux qui savent s’y insérer de manière planifiée et au mieux des intérêts de leur peuple.

L’Europe est partie prenante de la mondialisation car, au préalable, elle a réussi une unification fondée sur un socle démocratique partagé. C’est ce qui fait sa force et lui permet de sauvegarder son identité et ses capacités compétitives dans tous les domaines. En revanche, l’intégration séparée des pays maghrébins hypothèque leurs intérêts et leurs souverainetés.

On ne saurait évaluer les conséquences fâcheuses de l’échec de la construction maghrébine. Les options bureaucratiques et les conceptions étriquées du nationalisme ont stérilisé les nombreuses tentatives d’intégration régionale au Maghreb. Pire elles ont créé un état de tension permanent incompatible avec la coopération et le développement.

Il est déjà tard, mais il est encore temps de relancer la construction maghrébine en changeant de démarche et en édifiant un socle démocratique qui est seul capable de mobiliser les ressources et les énergies pour un développement durable. Le Maghreb aurait ainsi des atouts et le pouvoir de négocier au mieux de l’intérêt de ses enfants son insertion dans ce monde nouveau qui s’installe.

J’ajoute que d’une manière générale les pays développés ont une grande responsabilité dans l’aggravation des situations politiques, économiques et sociales des pays du Sud. Leur démarche strictement financière et technocratique favorise en fait la mise en place d’une véritable internationale des dictatures.

Ils semblent faire jouer à ces dictatures le rôle de containment des flux migratoires et de gardiens de la stabilité des sources d’approvisionnement en matières premières. On est loin des professions de foi emphatiques sur les droits de l’homme et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Nul doute que cette politique du double langage et du double standard fait le lit de toutes les formes d’extrémisme.

La démocratie, seul remède sérieux à l’extrémisme

Par extrémisme, vous pensez à l’islamisme?

Entre autres. L’islamisme, par l’ampleur de l’aire géo-démographique où il se manifeste, est l’un des principaux défis des temps présents. Mais il est indissociable des réalités politiques marquées par l’autoritarisme, la corruption et la marginalisation. Ce phénomène est loin d’être monolithique ; c’est une nébuleuse totalitaire dans la majorité de ses tendances et, c’est vrai, même certains modérés d’entre eux ont une vision purement tactique de la démocratie.

Faut-il gérer ce phénomène par la violence? Je pense que c’est une erreur. Une gestion politique est possible. Il faut s’attaquer aux causes et non pas seulement aux effets. Ces mouvements sont très souvent une réaction aux tentatives de modernisation autoritaire de la société qui ont mis sur la touche des pans entiers des populations. Le paradoxe est que les dictatures qui ont favorisé leur émergence s’en servent souvent pour justifier leur pérennité.

Un seul remède, le véritable : la démocratie et le respect des droits de la personne humaine. Il est clair que l’exclusion et la répression, instruments des dictatures ne sont pas des parades, au contraire, elles sont les meilleurs agents recruteurs du terrorisme et des mouvements violents. Plus vite les Algériens exerceront leurs droits et plus l’Etat en sera renforcé et armé contre les dérives extrémistes.

Cela est possible pour peu que les sociétés disposent de leurs droits politiques et de véritables espaces d’expression et de représentation. L’exemple de l’Iran est révélateur. J’ai des réserves de fond à l’égard du système en place, mais je constate que l’existence d’un scrutin crédible et d’une presse libre ont permis à la société iranienne de s’en saisir pour favoriser une évolution contre  » tout Mollah  » au profit des réformateurs et des mouvements de gauche.

Force est de constater qu’on sort de tout, sauf du système algérien dont la véritable spécificité est de priver, par la violence et la fraude, la société algérienne des instruments du changement pacifique. Il n’y a pas de voie de réforme royale, elle est toujours particulière. Mais au-delà des particularités historiques et culturelles, la réforme ne peut se faire, pacifiquement, quand les conditions de l’exercice effectif des libertés démocratiques ne sont pas réunies.

Dernière question : comment va la santé ?

Pour ne rien vous cacher, j’ai eu un méchant infarctus. De plus, l’intervention chirurgicale a été tardive. Elle a été lourde mais réussie. Depuis, je poursuis ma convalescence tout en observant un traitement médical plus léger. Je n’ai pas eu de rechute, Dieu Merci. Mon médecin et mon cardiologue me mettent sévèrement en garde contre le stress en me conseillant de ralentir mes activités. Ils ont fini par admettre que mon stress peu provenir d’un tel ralentissement. Alors je continue à me soigner tout en poursuivant mon combat. Non sans tenir compte cette fois de mes limites.

* Entretien réalisé par Saad Ziane, Libre Algérie n° 40 , 13 au 28 mars 2000

Sources: http://www.huffpostmaghreb.com/2015/12/29/un-os-nomme-ait-ahmed-_n_8884210.html?1451390098

Hocine AIT AHMED, le frère de lutte et les espoirs populaires

pdf-3.jpg Le soir de son décès, je l’ai dit à sa famille, aux dirigeants du FFS et à l’opinion: le meilleur hommage à lui rendre est de faire fructifier dans un environnement national et mondial toujours plus difficile et complexe, ce qu’il a apporté à son peuple, les enseignements de son long parcours de luttes.

Je ne m’attarderai pas sur les événements, les actions et les valeurs que nous avons partagées, ensemble ou à distance, depuis notre patriotique et inoubliable «groupe PPA de Ben Aknoun» (année 1944-45). Au-delà des faits, déjà évoqués ou susceptibles de l’être plus tard, je voudrais m’en tenir à quelques points dans l’itinéraire de notre regretté l‘Hocine, que je crois essentiels pour l’avenir.

Son parcours d’homme et de militant a illustré hautement le parcours de ceux, innombrables et souvent anonymes, qui face aux épreuves et aux sacrifices, ont refusé la fatalité, le désespoir, l‘esprit de soumission ou les séductions et les compromissions de toutes sortes. Une qualité précieuse et nécessaire quand un peuple, une nation, une société, décident de briser le cercle de leur humiliation matérielle et morale. Qualité de plus en plus majoritairement appréciée, qui explique pourquoi l’annonce du décès a soulevé une haute vague d’émotion et de respect populaire, en même temps qu’un concert de louanges venant de certains qui n’avaient cessé de le calomnier et déformer le sens de sa vie militante

On dit bien chez nous : Ttoul hiatou, kan yechtaq themra ; ki mat, meddou lou 3ardjoun». (Toute sa vie on lui refusait une datte ; à sa mort on lui en a offert tout un régime).

Cet hommage du vice à la vertu aura eu au moins un mérite: mettre en lumière la dimension nationale de l’homme politique attaché aux souffrances et au sort de son peuple. La nation s’est reconnue en lui, alors qu’on a voulu en vain réduire sa stature à celle du leader charismatique d’une seule région du pays. L’aveu tardif et opportuniste de certains, à des fins démagogiques, confirme à quel point l’expérience nationale et sociale des uns et des autres, a amené les gens de courants et d’obédiences multiples à un constat commun.

Les orientations défendues par Ait Ahmed depuis sa jeunesse se résument à la fidélité à la soif de liberté, de paix, de vérité et de justice sociale de ses compatriotes.

La peine et l’émotion des Algériens n’ont eu d’égale que leur indignation envers le gâchis immense occasionné depuis l’indépendance à la communauté nationale par l’ostracisme des pouvoirs en place à l’encontre des orientations de sauvegarde nationale que Ait Ahmed préconisait. C’est pourquoi de larges milieux patriotiques ont exprimé le sentiment d’une grande perte.

Or, sa disparition physique, inscrite dans un destin biologique inexorable, ne serait une perte irréparable pour la nation et la société, que si le message et l’exemple de ce grand militant devaient rester sans relais ni lendemains à un moment crucial de notre Histoire.

Le décès de Da L’Hocine intervient dans un contexte algérien et international des plus graves. Jamais les coups déjà portés contre l’existence et l’intégrité des peuples et des Etats-nations du pourtour méditerranéen et de l’Afrique n’ont été aussi grands. Loin de décourager et d’affaiblir la portée du combat que Ait Ahmed a mené, ce contexte donne l’occasion d’un bilan historique collectif et mobilisateur. Il rend plus sensible le besoin des qualités humaines et politiques que le dirigeant défunt a déployées successivement dans le PPA, le FLN puis le FFS. Les hommages populaires, l’estime des élites et des cadres sérieux et soucieux des intérêts de la nation et de la société, donneront ainsi plus de force aux enseignements de son combat politique.
Ici, je ne décrirai pas les faits dans leur déroulement, ils sont de plus en plus connus. J’attirerai plutôt l’attention sur une thématique dont l’impact a eu à plusieurs reprises une grande importance et reste aujourd’hui d’une actualité brûlante, quant au choix des voies et moyens pour la solution des problèmes vitaux posés au pays.

Comment pour Ait Ahmed se sont présentées les relations entre les formes armées ou pacifiques du combat politique? Pour lui, avant comme après l’indépendance, il s’agit d’interactions constantes, avec un impact positif ou négatif selon la façon appropriée ou non dont les acteurs sur le terrain conduisent les imbrications ou les successions de ces formes de lutte.

D’autres, involontairement ou consciemment (à des fins particulières), ne distinguent pas ce que ces phases ou formes de lutte ont à la fois de commun et de particulier. Ils n’arrivent pas à comprendre une chose basique: ce n’est pas un hasard si Ait Ahmed, à deux étapes de notre Histoire, a su mener ses luttes de deux façons qui à tort leur paraissent contradictoires.
D’un côté il fut l’ardent révolutionnaire qui avec d’autres a inspiré en 1947 la création de l’OS, instrument préparatoire du futur combat armé. En même temps, il fut celui qui, pendant la tragédie nationale des années 90, appela à emprunter la voie pacifique et démocratique pour dépasser et mettre fin à la monstrueuse dérive antinationale.

Ce qu’il faut comprendre de ces deux orientations en apparence diamétralement opposées, c’est qu’elles ont en commun le souci de mobiliser pour la sauvegarde nationale, en s’appuyant sur l’effort de conscience et d’analyse politique, sur un esprit constructif de rassemblement, une volonté de comprendre le vécu et les aspirations de la base populaire.

Des hommes politiques comme Ait Ahmed, Abbane, Benmehidi, Mehri et tant d’autres l’ont bien compris. Est-ce que vont le comprendre (on peut en douter) les autorités qui, en proclamant les huit jours de deuil, ont mis unilatéralement en relief l’hommage mérité que la patrie doit aux pionniers et combattants de la guerre d’indépendance, tout en laissant dans l’ombre l’opposition pacifique au régime antidémocratique instauré après l’indépendance et les orientations constructives préconisée par les courants et forces démocratiques et de progrès?

En fait, aux yeux de la plupart, le temps continue à démêler le vrai du faux. Face aux prises de conscience qui continuent, aucune piètre manœuvre ou dérobade bureaucratique ne pourra remplacer l’exigence d’un bilan critique sur les graves atteintes portées depuis l’indépendance aux évolutions pacifiques dont l’Algérie a profondément besoin.

Aucune larme de crocodile de ceux qui n’ont cessé de calomnier directement ou sournoisement l’engagement rassembleur du regretté Ait Ahmed, ne parviendra à faire oublier le caractère démocratique de son action d’opposant après l’indépendance.

Aucune manœuvre politicienne ne pourra occulter le fait que pour lui, il s‘agit d’un refus global et de principe du régime et non d’une opposition manœuvrière à l’une ou l’autre des composantes des pouvoirs en place.

Il n’est pas possible de dissocier le contenu des deux périodes d’avant et après l’indépendance.

Il n’est pas possible de vider la guerre de libération, «ath-thaoura -l- djazairiya», de sa vocation populaire, démocratique, sociale et anti-impérialiste, qui lui était assignée par les appels du 1er novembre 54, la Charte de la Soummam et le programme de Tripoli.

L’attachement de Ait Ahmed à l’option pacifique et démocratique, était-il fondamental, exprimant sa forte conviction, ou était-il seulement tacticien et à géométrie variable pour des opportunités de pouvoir ? Il est possible de vérifier concrètement la nature et la continuité de cet attachement à l’occasion des moments cruciaux qui mettent à l’épreuve chaque acteur politique.

Un moment révélateur, s’ajoutant aux épisodes précédents de la crise meurtrière de l’été 1962, est à mon avis celui de sa claire et courageuse protestation contre l’interdiction du Parti Communiste Algérien dès novembre 1962, sous la présidence de Benbella.
Il fut la seule personnalité à assumer cette position de principe, dans l’environnement trouble et plein de revirements opportunistes de cette période de l’automne 1962. Le président Ferhat Abbas lui-même, ne l’a pas fait, alors qu’il était probablement l’un de ceux qui mesuraient le grave précédent que constituait cette interdiction pour l’avenir du pays.
Ce n’est pas une forte sympathie pour le mouvement communiste algérien ou mondial qui inspirait ainsi Ait Ahmed. Comme l’indiquait sa déclaration, il a osé ce geste significatif parce que, à la différence de nombreux secteurs nationalistes anesthésiés par une guerre dévastatrice ou idéologiquement désorientés, il entrevoyait mieux la rupture qui s’était dessinée avec les engagements démocratiques et sociaux du 1er novembre 54.
Dans le paysage politique nouveau de fin 1962, où le « parti unique » n’était pas encore institutionnalisé, l’agression ouverte contre le PCA, suivie du coup de force contre le Congrès de l’UGTA deux mois plus tard, avait un sens : le PCA était alors, le seul parti existant à mettre en garde l’opinion contre les dangers du parti et de la pensée uniques. Il préconisait le débat et le large rassemblement dans l’action démocratique et pacifique des forces nationales dans leur diversité, autour des tâches urgentes d’édification.
Son interdiction aggravait l’orientation de la vie politique vers les voies néfastes des épreuves de force. Tout cela portait en germe les désastres des décennies suivantes, en dépit des perspectives fabuleuses qui pouvaient s’ouvrir pour l’Algérie si les personnalités, les forces et les courants qui avaient arraché l’indépendance s’étaient concertées et unies autour des taches communes vitales au lieu de sombrer dans les affrontements hégémonistes.

Par sa prise de position clairvoyante dès la première année de l’indépendance, Ait Ahmed anticipait déjà sur les positions qu’il défendra au cours des décennies suivantes. Selon moi, la solution pacifique des conflits d’intérêts ou d’orientation idéologiques et identitaires était déjà chez lui une position de principe et non un acte d’opposition conjoncturelle. Sa conviction s’inscrira durablement dans les orientations qu’il prendra dans les décennies suivantes. Sa portée est générale, elle n’est pas atténuée par la parenthèse malheureuse de 1964 avec le faux-pas de la résistance par les armes, symétriquement et en riposte au système de violence et de domination instauré au cours de l’été 1962 par le coup de force militariste de l’état-major de l’ALN des frontières.

Comment expliquer – et sous l‘effet de quel élément du contexte confus du dernier trimestre de 1963 – Ait Ahmed fut amené avec ses compagnons et malgré ses convictions profondes, dans le piège et l’option de la militarisation de son opposition politique et démocratique?

La militarisation de la résistance légitime à l’arbitraire était obsolète dans une Algérie devenue indépendante et dont la population éprouvée par sept ans de guerre aspirait intensément à la paix. Par surcroît, cette résistance armée était dangereusement localisée à une seule région du pays particulièrement vulnérable au risque politique (à l’échelle de toute l’Algérie) d’accusations de division nationale sur une base identitaire.

Pourtant les documents programmatiques qui avaient accompagné la fondation du FFS en septembre 1963 allaient dans le sens d’une grande bataille politique démocratique compatible avec des voies pacifiques à l’échelle nationale. Leur application sur le terrain, comme semble l’indiquer la fin du document fondateur du FFS, était confiée à la discrétion d’un organisme exécutif. Faute de documents autorisés et accessibles, la question encore obscure et douloureuse à toutes les mouvances patriotiques et de progrès, ne commencera probablement à s’éclairer que par des témoignages et travaux de chercheurs historiens. Pour les nouvelles générations, une évaluation objective et nuancée réduira à néant les procès d’intention propagandistes visant à discréditer les positions de fond authentiquement démocratiques d’un leader national comme Ait Ahmed.

Il me parait certain, et les décennies suivantes l’ont confirmé, que ces évènements des années 60 auront grandement renforcé chez Ait Ahmed et le FFS, la conviction que seules les mobilisations dans les voies démocratiques et pacifiques répondent aux besoins du développement harmonieux, économique, culturel et dans tous les domaines de l’édification de l’Algérie post coloniale.

Cet enseignement précieux, le FFS avec Ait Ahmed est l’organisation partisane qui l’a de plus en plus intégré dans son patrimoine politique et idéologique à travers des épreuves difficiles à affronter dans un contexte algérien dominé par une forte culture de l’alignement sur les rapports de force armé, au détriment du rôle nécessaire du politique dans une voie démocratique.

En fait, cette question capitale a concerné et marqué de façon aiguë, positivement ou négativement, le parcours de toutes les mouvances politiques et idéologiques du pays dans le contexte d’aujourd’hui. Aucune formation politique, quelle que soit sa sensibilité idéologique ou identitaire, n’a échappé temporairement ou durablement au cours de l’après-indépendance, à la tentation d’instrumentaliser politiquement la force armée, que ce soit dans sa propre action ou dans ses orientations d’alliances de nature à entraîner le renoncement à son autonomie et ses principes fondateurs.

Cette tentation, héritée de certaines dérives et pratiques graves de la guerre d’indépendance, avait pourtant fait l’objet de mises en garde clairvoyantes durant la guerre d‘indépendance. On sait comment ont été sabordées certaines recommandations essentielles de la Charte de la Soummam, elles-mêmes inspirées de l’esprit hautement politique de l’appel historique du 1er novembre 54. Et, durant les décennies successives de l’indépendance, toutes les aventures sans exception, visant à substituer l’intervention armée à de saines et démocratiques compétitions ou rassemblements politiques, ont aggravé le sort des espoirs démocratiques et sociaux.
Le coup de force de l’été 1962 a inauguré ce cycle infernal, inspirant et acculant divers segments de l’opposition au recours aux mêmes mentalités et stratégies perverses.

Par contre il est possible de constater que les seules avancées dans les espoirs et dans l’édification nationale depuis 1962, se sont produites dans les moments où ont progressé dans l’Algérie profonde l’implication active, la participation consciente de la société et les mobilisations démocratiques, respectueuses de l’autonomie de toutes les instances partisanes et du mouvement associatif. Des moments où a progressé dans les esprits le besoin de consensus positifs et mobilisateurs, c’est-à-dire répondant véritablement à l’intérêt commun de l’Algérie saine et majoritaire, à l’exception des couches prédatrices, celles des fauteurs d’arbitraire et des inféodés à l’impérialisme.

Est-il possible à l’Algérie de vivre encore des avancées beaucoup plus sûres et massives alors que de graves périls se sont accumulés sur la nation et la société?

Apparemment, nous en sommes encore loin, quand on observe la scène politique d’aujourd’hui, le cynisme et la vulgarité avec laquelle les représentants des cercles dirigeants s’expriment et gèrent les affaires du pays, le mépris dans lequel ils tiennent leurs concitoyens en écrasant impitoyablement leurs intérêts sociaux et toutes leurs aspirations légitimes.

Mais en même temps cet état des lieux explique pourquoi à l’occasion du décès et des obsèques d’un héros national de la démocratie, un autre modèle de pratique politique est mieux apparu à la société en quête de gestion digne, propre et responsable des intérêts et des affaires du pays. Des raisons de ne pas désespérer apparaissent. L’espoir est devenu beaucoup plus fondé, quoique confronté aux plus grandes difficultés, à l’exemple de l’itinéraire semé d’obstacles et de dangers de Hocine Ait Ahmed.

Depuis qu’il n’est plus présent physiquement parmi ce peuple qu’il aimait, les idées et l’exemple de ce grand dirigeant exercent une attraction encore plus grande, tant ils incarnent ce à quoi aspire le citoyen.

C’est dire à quel point s’impose un devoir que Ait Ahmed considérait comme l’atout majeur du projet national, démocratique, social et culturel : faire converger l’action avec l’élévation de la conscience politique !.

Après l’émotion et la grande ferveur, vient pour tous le moment de la réflexion et de la mobilisation

Tu es toujours présent avec nous, L’Hocine !

Sadek HADJERES,

Consulter sur le site : Socialgérie, 1er Janvier 2016

HuffPost Algérie: http://www.huffpostmaghreb.com/2016/01/02/hocine-ait-ahmed-le-frere-de-lutte-et-les-espoirs-populaires-par-sadek-hadjeres_n_8904960.html?utm_hp_ref=algeria

blog algerieinfos-saoudi: http://www.algerieinfos-saoudi.com/2016/01/hocine-ait-ahmed-le-frere-de-lutte-et-les-espoirs-populaires-par-sadek-hadjeres.html

HOCINE AÏT AHMED N’EST PAS RÉCUPÉRABLE. IRRÉMÉDIABLEMENT, IL A PRIS LE CAMP DE LA SOCIÉTÉ CONTRE LE RÉGIME.

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NON, AÏT AHMED N’EST PAS RECUPERABLE PAR LES CLANS, IL EST L’HOMME DE LA NATION

Saïd Djaafer, directeur éditorial du Huffington Post Algérie

Huffpostmaghreb

le 25 décembre 2015

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La mort de Hocine Aït Ahmed donne lieu à des expressions de reconnaissance venant même de ceux qui l’ont constamment insulté, dénigré et qui ont menti sur lui avec un aplomb extraordinaire. C’est inévitable et ses proches, sa famille, qui ont l’élégance du défunt sont obligés de faire avec et de laisser passer, d’attendre que la poussière retombe…

Pourtant, avouons-le, il nous est insupportable d’entendre Ammar Saadani dire, avec une absence de pudeur qui nous hérisse, que Hocine Aït Ahmed, « comme Boudiaf et même Bouteflika… ont fait l’objet d’injustice de la part de petits ».

Il nous est insupportable de l’entendre dire que lui et son clan veulent la démocratie que voulait Hocine Aït Ahmed. C’est faux. Hocine Aït Ahmed a combattu un régime autoritaire avec tous ses clans, par conviction et sans aucune compromission.

Il nous est insupportable d’entendre de la part d’un représentant d’un clan du régime suggérer que Hocine Aït Ahmed ait besoin d’une quelconque « réhabilitation ». Cela est indécent de la part d’un représentant qualifié d’un régime qui a dilapidé le capital historique et humain d’une des plus grandes révolutions du 20ème siècle.

Que ses proches nous pardonnent d’exprimer notre colère en ces temps de recueillement, Ammar Saadani, ne s’étant pas contenté de faire le minimum protocolaire mais a rompu la trêve de la pudeur.

Il faut donc lui rappeler que Hocine Aït Ahmed a combattu l’ensemble du régime avec sa police politique et ses meutes d’aboyeurs politiques et médiatiques qu’il lâchait contre les militants de la démocratie et de la liberté.

Il faut donc lui rappeler que Hocine Aït Ahmed n’a jamais, au grand jamais, joué un clan contre un autre et qu’il les considérait, tous, comme faisant partie d’un même régime, d’une même entreprise de saccage systématique de l’énorme potentiel de notre nation.

Hocine Aït Ahmed était bien dans l’opposition au régime mis en place à l’orée de l’indépendance, il n’était pas seulement opposé « à certains responsables dont il contestait le mode de gouvernance et la méthode de gestion. », selon la formule de Bouteflika.

Non, Hocine Aït Ahmed n’est pas récupérable. Irrémédiablement, il a pris le camp de la société contre le régime. Et ce n’est pas une déclaration scandaleusement opportuniste de M.Saadani qui changera les choses.

Hors de question d’apporter une quelconque légitimité à certaines parties du régime contre d’autres. Ils font partie, pour lui, du même désastre.

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Il était ce que vous nous avez empêché d’être

Hocine Aït Ahmed, contrairement aux éléments de langage que le régime a fourni à ses fonctionnaires politiques et à ses médias, n’a jamais été un homme qui ne dit « que non ». C’était un grand homme politique, un dirigeant responsable, soucieux d’éviter que le pays n’éclate en morceaux en raison de l’impéritie de ceux qui le gouvernent.

Et même s’il ne tenait pas en grande estime ceux qui détenaient le pouvoir, il a toujours affiché sa disponibilité à discuter la recherche d’un compromis vertueux pour faire sortir le pays et la société de la régression, pour aller vers le rétablissement de la souveraineté de peuple et sortir d’une confiscation aux conséquences désastreuses.

Disponibilité au compromis mais intransigeance absolue sur sa finalité qui ne peut être qu’un sortie ordonnée et pacifique vers l’Etat de droit et la démocratie. Hors de question de participer à la guerre des clans ou de l’alimenter.

C’est ce qui rendait absolument pitoyables ces journaux qui ont « vu » Hocine Aït Ahmed avec le général Toufik à l’aéroport de Boufarik ou ceux qui n’en finissaient pas de trouver les preuves du « deal ».

Ce n’est pas aujourd’hui qu’on instrumentalisera SI L’Hocine. Aucun clan ne peut l’utiliser car il était contre le système des clans. Il n’était pas contre Toufik pour être avec Bouteflika ou Saadani.
Trop grand pour ces mesquineries. Il avait une autre idée de la politique et de l’Algérie.

Il était jusqu’au bout ce rêve d’une Algérie humaine, plurielle, moderne et citoyenne que les clans nous ont empêché d’avoir. Et de voir. Et que nous voulons toujours.

Laissez-nous donc enterrer Hocine Aït Ahmed, sans vos pitreries, sans vos opportunismes. Laissez les Algériens saluer le départ d’un grand sans vos parasitages. Que l’on ne nous force pas à aller plus loin. Ne nous forcez pas à rompre la trêve de la pudeur.

Qu’on se le dise: Hocine Aït Ahmed n’a pas besoin d’une « réhabilitation » de la part du régime, de ses hommes, de ses clans. Il est au paradis des révolutionnaires, dans le cœur des femmes et des hommes. Dans nos cœurs.

Sources: Huffpostmaghreb.com


HOCINE AIT AHMED

L’HOMME QUI AIMAIT LES MILITANTS ET LES ALGÉRIENS

HuffPost Algérie

Par Saïd Djaafer

le 24 décembre 2015

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Ceux qui lisent ou relisent, les «Mémoires d’un combattant, l’esprit d’indépendance» de Hocine Aït Ahmed (republié et traduit en arabe aux éditions Barzakh) découvrent une chose assez rare : les notes de renvoi en bas de page sont aussi importantes que le récit.

On ne les lit pas en «passant », on s’y informe. On y découvre des noms d’une multitude de militants que le jeune Hocine Aït Ahmed a côtoyés durant la période couverte par le livre, 1942-1952. C’était un témoignage respectueux pour ces faiseurs, peu connus en général, de l’histoire que les règles du récit obligeaient de les présenter de manière succincte.

LIRE AUSSI : Hocine Aït Ahmed, combattant de l’indépendance et infatigable militant de la démocratie en Algérie est mort

On lit le livre avec ses notes de bas de page en découvrant ce grand réservoir de militants sur lesquels on ne connait pas grand-chose. Quand on rencontre Hocine Aït Ahmed, il pouvait s’étaler longuement sur ces noms – et d’autres qui jalonneront son parcours – pour en parler avec respect, affection et aussi avec humour.

Hocine Aït Ahmed était un militant. Il aimait les militants. Il aimait leur parler, les toucher, leur donner des tapes sur le dos, les plaisanter, les chambrer. Il aimait en parler. Pour lui, c’est cette multitude de militants qui a fait le mouvement national et la révolution.

Les dirigeants «historiques » – il n’aimait pas particulièrement ce terme – sans en amoindrir leur rôle étaient portés par l’abnégation de ces militants qui n’auront pas les honneurs des journaux ou des manuels d’histoire.

Et ces notes de bas de page succinctes devenaient dans sa bouche des récits extraordinaires sur les femmes et les hommes du mouvement national dont le carburant essentiel a été – et il le demeurera pour lui-même après l’indépendance et ses nouveaux combats – une quête de dignité, une affirmation d’humanité.

Parfois, le nom ne revenait pas – et il s’en excusait avec humour, «mon cerveau est un disque dur qui est plein, on ne peut pas le formater me disent les médecins, il faut juste rebooter » – mais il persistait. Il avait trouvé la technique : il racontait la situation toujours avec humour, le décor, le nom du lieu… et par magie, le nom du militant revenait. Son visage s’illuminait alors d’une vraie joie d’enfant. Et ce nom, il le répétait plusieurs fois, comme pour s’excuser de l’avoir oublié…

Une lutte permanente pour la dignité

Ce combattant au long cours connaissait les servitudes du militantisme dans une adversité absolue, cet arrachement permanent au confort de l’abandon et du renoncement, du refus de la réflexion et de l’engagement. Il connaissait l’énorme effort sur soi que le militant, sous le poids d’une menace existentielle permanente, devait faire constamment pour renouveler la flamme, pour se renouveler.

Il avait un immense respect des militants, ces déblayeurs de terrain, ces fabricants de progrès et de perspectives. Il n’acceptera jamais le fait que le régime qui s’est mis en place à l’indépendance a décidé que l’indépendance pouvait se passer de la liberté et des libertés. Il a continué, lui, avec d’autres à militer contre cette régression, ce coup d’arrêt brutal au mouvement d’émancipation de la société algérienne.

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Une lutte sans concession. Cet homme «historique» restera fidèle au combat premier : la dignité pour lequel on s’est battu, pour laquelle on est mort, ne pouvait s’accommoder de la chape de plomb militaro-policière qui s’est mise en place à l’indépendance. Une confiscation à laquelle il ne s’est jamais résigné. La primauté du politique sur le militaire, c’était en définitive, la primauté du citoyen, l’affirmation de sa souveraineté. C’était la primauté du militant politique sur l’agent de la police politique.

Hocine Aït Ahmed a dirigé l’OS (organisation spéciale) C’était en quelque sorte un militaire. Il n’avait pas la naïveté de croire que l’Algérie indépendante pouvait se passer d’une armée ou de services de renseignements. Mais il avait la conviction absolue, totale, que ces instruments ne devaient pas se substituer à la nation et ni exercer, au nom de la légitimité révolutionnaire, une tutelle sur la société.

La police politique et les « dobermans »

Il a toujours combattu l’existence d’une police politique et il savait qu’il lui devait la campagne de dénigrement systématique qui le présentait comme un séparatiste, un agent de l’impérialisme… Il rendait les coups parfois à ces «dobermans » qui, dans les médias, se piquaient de lui faire des leçons de patriotisme.

LIRE AUSSI : [Mécili: « Comprendre, se souvenir, pas pour se venger mais pour sortir du cauchemar… » (Hocine Aït Ahmed)

 >http://www.huffpostmaghreb.com/2015/09/09/ali-mecili-ait-ahmed_n_8108300.html?1450940819]

Il a été écœuré par l’outrance de la campagne de haine et d’accusation de «traîtrise » qui l’a ciblée ainsi que Abdelhamid Mehri – avec qui il a retrouvé une vieille complicité de militant – après la signature de la plateforme de Rome.

Ce rejet de la police politique relève de sa conviction démocratique. Mais il y avait aussi une position éthique: quand la police politique phagocyte le champ social, on tue le militant, on fabrique des indicateurs, on tue le politique, on fabrique des marionnettes.
Et pour Hocine Aït Ahmed cette entreprise organisée d’élimination du militant et du militantisme était le plus grand tort fait à l’Algérie. Une régression, un appauvrissement qui peut mener à l’asservissement dans un monde dangereux où les puissants n’hésitent pas à fabriquer des guerres pour remodeler les pays.

Cette vision globale d’une Algérie – et d’un Maghreb uni – qui doit se donner les moyens par l’adhésion de la population et l’action des militants de toutes les tendances de se défendre recouvre une vision très moderne de la sécurité nationale.

Hocine Aït Ahmed avait en effet une vision très réaliste de ce que veut le «centre » : « l’ordre brutal du monde, du capitalisme colonial hier et de la globalisation néolibérale aujourd’hui, nous dit une seule et même chose: vous avez le droit d’être des peuples unis dans la soumission au colonialisme ou la dictature mais la démocratie et la liberté vous ne pouvez les vivre que comme des petites coteries, des clans, des ethnies, des sectes et que sais-je encore ! ».

Seules les libertés, celles-là qui permettent aux militants des différents courants de se concurrencer politiquement mais également de fabriquer en permanence un consensus national sont à même de nous prémunir d’une « fumisterie néocoloniale qui convient parfaitement à certains, qu’ils l’habillent d’extrémistes religieux, du despotisme des castes mercantilistes appuyées sur des dictatures militaires ou qu’il s’agisse des régionalismes racistes et belliqueux incapables de construire une route ou des tracés de pâturage entre deux communes sans provoquer une guerre!»

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Un dessein

Le chef politique et le chef militaire de l’OS en a tiré de manière définitive la conclusion de la supériorité morale, politique et même sécuritaire du militant sur l’agent et de la dangerosité absolue pour la nation du rôle assumé par la police politique.

Les dégâts de cette mise au pas, de cette entreprise systématique du discrédit du politique, de la manipulation des partis et des médias et de la dissuasion à l’action militante écœuraient Hocine Aït Ahmed. Pour lui, c’était une entreprise d’affaiblissement du pays, une dilapidation d’un capital humain inestimable, celui-là même dont on a besoin dans les moments difficiles.

Les militants pour Hocine Aït Ahmed n’étaient pas et ne sont pas des notes de bas de page. Ils sont beaucoup plus. Infiniment plus. Ils sont la nation qui se renouvelle sans cesse et qui accumule dans la liberté et la fidélité aux idéaux.

Un jour, au détour d’une longue discussion en privée à Alger, il nous disait son espoir de voir les jeunes Algériens, malgré les difficultés et malgré un environnement dissuasif, renouer avec le militantisme politique.

«Les militants politiques sont précieux, ils sont des citoyens en alerte, des vigilants. Ils sont engagés dans une action qui transcende leurs propres vies. Et dans notre cas, hier comme aujourd’hui, militer c’est être dans un dessein d’une société de progrès où les femmes et les hommes recouvrent leur dignité, leur humanité. Y a-t-il plus noble dessein que celui-là… ?»

Sources: Huffpostmaghreb


L’ALGÉRIE ENTRE SES REPRÉSENTATIONS IDENTITAIRES ET LES ENJEUX SOCIOPOLITIQUES ET DE POUVOIR

| « Car les ruses de l’Histoire, année après année et sur des siècles, tissent la trame des sociétés en se moquant des constructions et des spéculations a priori, d’où qu’elles émanent, d’un intégrisme arabo-islamiste au nom d’une sacralité religieuse et linguistique, ou d’un laïcisme moderniste au nom d’une rationalité dogmatique et désincarnée, ou d’un retour passéiste à d’exclusives sources berbères au nom de l’antériorité.
Si ces trois sortes d’intolérance triomphaient, elles feraient voler en éclats tout ce que notre peuple a construit et appris à faire cohabiter d’expressions diverses de sa vie nationale. »

( Sadek Hadjerès, Quad une nation s’éveille, page 333) |

En remettant aujourd’hui en ligne, de façon regroupée, des textes et interventions de Sadek HADJERES sur le thème des questions identitaires qui ont agité le pays et le mouvement national depuis des décennies, le site SOCIALGERIE s’efforce de contribuer aux réflexions et aux débats qui non seulement n’ont pas perdu de leur actualité mais connaissent un regain d’intensité et même de virulence, aussi bien à l’échelle nationale qu’internationale.

De tout temps les luttes normales et inévitables d’intérêts et de pouvoir ont cherché à se couvrir à tort ou à raison d’étiquettes, de drapeaux et d’argumentaires faisant appel aux « identités » objectives ou reconstruites. Il s’agit aujourd’hui de redoubler de clairvoyance pour déjouer les pièges mortels. Plus les Etats, les forces politiques, les sociétés et leurs organisations ne veulent pas ou sont impuissants à résoudre les problèmes vitaux communs de leur survie en paix, plus ils recourent aux divisions et diversions identitaires, qui à leur tour enveniment et aggravent la recherche pacifique et démocratique de solutions viables.

C’est ce qui donne plus d’importance aux travaux de recherche et de clarification tels que ceux – pour ne citer que les plus récents – des historiens et chercheurs comme Ali Guenoun (thèse de doctorat), Belaid Abane ou Yassin Temlali, dont les medias ont commencé à rendre compte, et qui gagneront à être largement connus et débattus.

Les textes remis aujourd’hui en ligne par socialgerie ne sont qu’une des modestes contributions de terrain à ces échanges et débats – à la lumière notamment de la crise du PPA de 1949 – en vue des efforts collectifs nécessaires pour harmoniser les représentations et aspirations culturelles légitimes et les luttes de pouvoir et d’intérêt nationaux, démocratiques et sociaux.


pdf-3.jpg L’ALGÉRIE ENTRE SES REPRÉSENTATIONS IDENTITAIRES ET LES ENJEUX SOCIOPOLITIQUES ET DE POUVOIR

RECUEIL EN LIGNE D’ÉCRITS ET D’INTERVENTIONS DE SADEK HADJERES DE 1949 à 2014
Sources www. socialgerie.net, avec la coopération de Boussad Ouadi (INAS)

À la lumière de la crise du PPA de 1949

QUELLE MEILLEURE VOIE ?

Berbérité, Islamité, Arabité rivales ?

ou

Nation algérienne unie
et forte de toutes ses racines historiques !

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INTRODUCTION

Il m’a semblé utile pour la réflexion collective et l’action unie des courants idéologiques algériens acquis à la démocratie politique et au progrès social, de rassembler un certain nombre de mes contributions passées, consacrées depuis 1949 au thème de l’identité nationale.

Ce recueil n’a pas vocation à remplacer le tome 2 de mes mémoires à venir, qui évoquera le déroulement de la crise politico-idéologique traversée par le mouvement national organisé en 1949, (plusieurs signes annonciateurs en avaient été abordés dans le tome 1 « Quand une nation s’éveille »).

Mes interventions médiatiques et écrits rassemblés dans ce recueil sont seulement un complément documentaire et préparatoire, parallèlement à l’ouvrage mémoriel annoncé. Ces matériaux et opinions voudraient éclairer sur le fond nombre des développements ultérieurs de la problématique identitaire, en liaison avec les autres facteurs objectifs et subjectifs de la scène politique et géopolitique en Algérie et dans le monde.

L’un des enseignements majeurs de ces évolutions, a été selon moi le constat suivant : les approches identitaires ont été tour à tour soit un puissant et fructueux facteur de mobilisation nationale et sociale, soit au contraire et malheureusement une cause de lourds déboires, divisions et déceptions pour les espoirs nationaux et sociaux.

Des responsabilités personnelles ou de groupes ont certes influé conjoncturellement sur les moments fastes ou néfastes du mouvement national et social de notre pays. L’essentiel a néanmoins résidé dans la façon dont les problèmes de fond ont été ou non abordés et résolus. Il y a là des enseignements précieux pour l’avenir.

Mes contributions auront été utiles si elles parviennent à attirer suffisamment l‘attention des anciennes et nouvelles générations militantes sur un point essentiel de faiblesse qui a progressivement pénalisé l’essor algérien vers la liberté et le développement.

Cette insuffisance à combler est la tendance persistante à ignorer l’interaction majeure entre les questions identitaires et les enjeux sous-jacents déterminants, qu’ils soient sociaux, démocratiques ou géopolitiques internationaux. Le danger dont les conséquences incalculables ne pardonnent pas, est celui de considérer les allégeances identitaires – aussi légitimes et normales soient-elles – comme un problème en soi, indépendant, coupé des enjeux objectifs fondamentaux. Les représentations identitaires aussi bien que les enjeux qui les sous-tendent forment un tout inséparable.

Les considérer isolément mène à des démarches désincarnées et détachées de la vie réelle avec ses multiples facettes. Inévitablement cela se paye cher, au détriment des intérêts communs et du mieux vivre ensemble souhaitable et possible. C’est à cette impasse que mènent aussi bien les démarches purement économistes ou de volontarisme politique, que leurs contraires consistant à placer les démarcations idéologiques, culturelles ou religieuses comme préalable exclusif et central à la solution des problèmes politiques, économiques et sociaux d’intérêt général.

En évitant pour l’essentiel cet écueil, malgré de sérieux problèmes, unie pour l’indépendance, la jeune nation algérienne multiculturelle a été capable de briser l’occupation et l’oppression coloniales. Le ressort puissant de cette victoire a été que, motivées par leur profonde soif commune de liberté et de justice sociale, les composantes de la société algérienne sont parvenues à inscrire dans une geste héroïque le sentiment et la motivation exprimées en 1950 par Mohand U-Idir Ait Amrane dans un de ses poèmes en tamazight :

N ddukel, nekwni d-wâraben, nemsefham- Avec les Arabes nous avons marché côte à côte, nous nous sommes compris
Idammen cherken, nezdegh yiwen wekham… – Notre sang s’est mêlé, nous habitons la même maison… »

Comment ne pas voir aujourd’hui une exigence encore plus aiguë qu’il y a soixante-cinq ans : l’effondrement dans tout le « GMO, Grand Moyen Orient » (ainsi nommé par les stratèges de l’impérialisme US qui y englobent l’Algérie) de plusieurs des nations au sein desquelles les régimes dictatoriaux sont parvenus à semer les divisions mortelles que n’ont pas su conjurer ensemble les composantes culturelles, religieuses ou idéologiques de ces pays.

Soyons convaincus d’une chose : il est dérisoire et catastrophique de croire qu’on défend mieux ses propres valeurs en combattant ou discréditant celles de ses autres compatriotes qui ont objectivement les mêmes intérêts démocratiques et sociaux concrets.

Il n’y aura développement de l’amazighité et de l’arabité culturelle, de développement tout court et de citoyenneté féconde et ouverte sur l’universel, que si les composantes de la nation donnent ensemble un sérieux et créatif coup d’arrêt aux mutuelles et débiles prétentions hégémonistes.

Sadek Hadjerès, 23 avril 2015

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SOMMAIRE

INTRODUCTION

Idammen cherken, nezdegh yiwen wekham…

| OÙ EN EST L’AMAZIGHITÉ DANS LA NATION ? Conférence-débat à l’ACBK de Montpellier le 18 décembre 2009, avec Sadek HADJERES, Ali GUENOUN et Arezki METREF, Socialgerie, le 8 janvier 2010

LA CRISE DU PPA-MTLD DE 1949Articles de Sadek HADJERES dans EL WATAN, juillet 1998 – Socialgerie, article 70, le 20 août 2009

IL Y A SOIXANTE ANS, LES PIÈGES « IDENTITAIRES » SE METTENT EN PLACESadek Hadjerès socialgerie, article 9, le 5 juin 2009 . Première publication, septembre 2000, dans « Deux mille ans d’Algérie », tome III, Carnets Seguier

LA CONTRIBUTION TOUJOURS ACTUELLE DE « IDIR EL-WATANI » (1949) AU DÉBAT NATIONALAlger. 24-25 décembre 2001 – Colloque : “LE MOUVEMENT NATIONAL ET LA REVENDICATION AMAZIGH »

AOÛT 1949 : AU-DELÀ DE FERHAT ALI – POUR DES DÉCENNIES, PRIMAUTÉ DE LA VIOLENCE SUR LE DÉBATsocialgerie août 2009 – Le Quotidien d’Oran 2007

ALI LAÏMECHE, UN MILITANT MORT À LA FLEUR DE L’ÂGESadek Hadkerès – socialgerie, le 5 février 2014, Revue de l’ACB N°58/59 Les photos, sauf la première, sont tirées du livre « Chronologie du mouvement berbère » de Ali Guenoun.

À L’ANNONCE DU DÉCÈS DE YIDIR AÏT AMRANESadek Hadjerès, novembre 2004- extrait

QUI SONT NOS FRERES ET AMIS ? Sadek Hadjerès, Alger, 1961 – repris par Socialgerie le 9 décembre 2009 article 123

Raisons de craindre et d’espérer : LA NATION ET LE SOCIAL Alger 16 et 17 mars 2005 – Colloque sur la Nation – intervention de Sadek Hadjerès – extraits – mise en ligne socialgerie 15 janvier 2014
ANNEXES
KATEB YACINE, LES LANGUES ET LE POLITIQUE – DEUX RENCONTRES : 1955 et 1989 – Évocation extrait d’un ouvrage de S. Hadjerès : « LE POLITIQUE ET LA « GUERRE » DES LANGUES », 1996, non publié – mise en ligne socialgerie le 24 octobre 2009

L’ASSASSINAT DE OUALI BENNAÏ extrait de l’article « LES VIOLENCES INTERALGÉRIENNES – FATALITÉ OU MALADIE GUÉRISSABLE? » mise en ligne socialgerie article 62

yennayer_de_d.martinez_-_petit.jpg © Denis Martinez – janvier 2014


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SOIXANTE ANS D’INTERROGATIONS ET DE LUTTES

OÙ EN EST L’AMAZIGHITÉ DANS LA NATION ?

Conférence-débat à l’ACBK de Montpellier le 18 décembre 2009, avec Sadek HADJERES, Ali GUENOUN et Arezki METREF, Socialgerie, le 8 janvier 2010 [[Soixante ans d’interrogations et de luttes- Où en est l’amazighité dans la nation ? http://www.socialgerie.net/spip.php?article143 – http://www.socialgerie.net/IMG/pdf/ou_ en est l’amazighité.pdf ]]

Le 18 décembre 2009, Sadek Hadjerès, à l’invitation de l’ACBK (Association Culturelle Berbère des Kabyles de Montpellier), a présenté un exposé sur l’évolution et les enseignements de la question politico-culturelle amazigh au sein du mouvement national algérien.

L’exposé et le débat, modérés par Arezki Metref, avaient été précédés par une rétrospective de Ali Guenoun (doctorant en histoire et auteur de l’ouvrage
« CHRONOLOGIE DU MOUVEMENT BERBÈRE) qui a retracé le cadre et les contextes historiques de ces évolutions.

Le débat a donné lieu à de larges illustrations et commentaires, venant des conférenciers et de l’assistance. Certaines des illustrations, pour le passé et le présent, se trouvent déjà dans les documents mis en ligne sur le site au cours des six derniers mois .

Quelles impressions ai-je retiré de cette soirée ? Habitué aux débats houleux et à la ségrégation des auditoires (entre arabophones et berbérophones) des années 90 et du début des années 2000, j’ai été frappé par une réelle évolution, constatée déjà lors de rencontres d’associations similaires de Paris, Montreuil et Bobigny:

Une mixité linguistique plus grande de l’assistance, plus de sérénité constructive des intervenant(e)s, une soif de connaître les faits, arguments et positions diversifiées, là où dans le passé dominaient les invectives et certitudes tranchantes.

Etait-ce dû à la somme d’expériences accumulées par la société, à une moyenne d’âge nettement plus jeune d’une assistance plus distanciée par rapport aux heurts du passé ?

« L’électro-choc » des évènements qui ont accompagné les confrontations sportives du Caire et de Khartoum, a-t-il donné davantage de sens à la valeur « algérianité » ?

Sans doute y a-t-il de tout cela dans l’évolution des opinions algériennes? Mais ces acquis restent fragiles. L’Algérie ne les consolidera que si la société et les courants politiques parviennent à imposer les valeurs suprêmes communes que sont les libertés et droits démocratiques et sociaux, quelles que soient les langues dans lesquelles elles s’expriment.

Ci-dessous les grandes lignes de ma conférence: (EXPOSÉ À L’ACBK de MONTPELLIER le 18 décembre 2009):

A quoi nous incitent soixante ans d’interrogations et de luttes pour l’émergence et l’épanouissement de l’amazighité comme l’une des valeurs nationales algériennes?

Un demi-siècle d’occasions perdues

D’abord le constat d’un grand dommage pour l’Algérie et son peuple: depuis la crise du PPA-MTLD de 1949 jusqu’à fin des années 90 où la Constitution a reconnu enfin tamazight comme langue nationale, il s’est écoulé un demi-siècle de gâchis, de temps et d’occasions perdues au détriment de la cohésion nationale et du développement culturel.

Il est évidemment instructif de connaître dans le détail comment s’est fait ce très mauvais départ dès la crise de 1949. Cet évènement malheureux prémonitoire a été occulté ou déformé, volontairement par les propagandes officielles mais parfois aussi involontairement par des adeptes de la culture berbère, par manque d’information ou parti-pris idéologique. Ali Guenoun vient d’en retracer le cadre historique. Je pourrai le compléter par quelques détails ou témoignages personnels.

Mais il reste le plus important: malgré l’amertume qu’on peut éprouver du gâchis ou des occasions manquées pour le pays, il s’agit pour tous d’en tirer des enseignements aussi bien au plan culturel que politique.

Les aspirations identitaires : la meilleure ou la pire des choses?…

L’ enseignement principal me parait le suivant : les aspirations identitaires sont pour les peuples à la fois la meilleure et la pire des choses, selon la façon dont elles dont abordées par leurs partisans et par leurs adversaires.

Disons les choses en clair: une même référence identitaire, même légitime, naturelle et respectable en soi, peut être ou devenir la caution et l’instrument des orientations les plus progressistes ou les plus réactionnaires, selon le contenu qui lui est donné par les acteurs.

Beaucoup dépend, dans la vie et les luttes politiques, de la façon dont ces justes aspirations, ainsi que les imaginaires et les représentations correspondantes, sont articulées avec les intérêts objectifs des différents acteurs, c’est à dire les intérêts sociaux, économiques, politiques et culturels.

Autrement dit, cela dépend de la façon dont les protagonistes, quelles que soient leurs intentions, traitent non seulement leurs valeurs identitaires différenciées, mais aussi et surtout les enjeux concrets qui sous-tendent les luttes pour la liberté, l’égalité et le développement.

Si ces enjeux et les intérêts objectifs réels sont correctement perçus et pris en charge à l’avantage de la communauté nationale et de chacune de ses composantes, ils peuvent susciter des alliances, des unions et des unités d’action d’une grande efficacité mobilisatrice.

C’est l’orientation d’ensemble qui a prévalu durant la guerre de libération, au delà de la diversité idéologique et culturelle et surtout, malgré des problèmes graves nés des luttes de clans entre chefs de guerre petits ou grands.

Après l’indépendance, malheureusement, les «identités» sont devenues le prétexte et le support d’engrenages nuisibles et meurtriers.

Elles ont engendré des illusions, des diversions et des divisions, au détriment des problèmes vitaux d’intérêt commun qui pouvaient unir les différentes composantes de la nation et même les différents groupes « identitaires » qui se sont stérilement déchirés à l’intérieur de chacune de ces composantes idéologiques et culturelles.

Algérianité ouverte et créative

Comment dans ces conditions faire avancer la cause d’une vraie et belle amazighité, c’est-à-dire capable de rassembler et de construire dans tous les domaines ? J’y vois deux conditions principales à réaliser parmi d’autres:
L’une des premières conditions, confirmée par l’expérience, est de veiller politiquement à déployer cette cause culturelle comme une des composantes de la cause nationale et de l’algérianité, et non pas en opposition à cette cause et à d’autres composantes de la nation.

Car si on y veille bien, la posture et la revendication d’algérianité ne sont pas en elles-mêmes un facteur de division comme l’ont prétendu consciemment ou non des adversaires de cette conception rassembleuse qui affirmaient qu’elle était inspirée par des sentiments anti-arabes ou influencés par le colonialisme français. La diversité bien vécue est un facteur d’enrichissement et de renforcement d’une nation à la fois moderne et ancrée dans toutes ses racines historiques et de civilisation, sans exception.

Une autre condition plus favorable à l’épanouissement d’une amazighité féconde, c’est la créativité. Je veux dire par là qu’elle ne s’enferme pas dans les slogans étroits et virulents et dans le dénigrement de tout ce qui n’est pas amazigh. Que l’amazighité au contraire fait la preuve de ses qualités de création et d’ouverture, ne craint pas l’émulation constructive et pacifique avec les autres courants culturels et idéologiques, meilleure façon de faire valoir ses apports diversifiés qui font honneur à la nation en l’enrichissant.

Souvenons-nous des moments forts de la cause amazigh, ressentis comme tels y compris dans les espaces arabophones les plus sincères.

Ainsi a été le retentissement et la propagation fulgurante de l’hymne «Ekker Amiss en Mazigh» , présente après 1945 dans tous les publics nationalistes de l’Algérie aux côtés de Min Djibalina. Ou encore la percée de l’inoubliable « A vava inou va  » chantée par Yidir. ou encore l’irrésistible « Ezouits Errouits » au rythme de laquelle dansait la jeunesse algérienne dans les années 70. Cela fait penser à ce qu’a dit un grand militaire qui s’y connaissait en matière offensive, une Marseillaise vaut des dizaines de divisions.

C’est pourquoi, dans les conditions actuelles, après la reconnaissance de tamazight comme langue nationale, comment peser le plus fort en faveur de l’officialisation formelle de cette langue nationale dans plusieurs secteurs d’activité?

La clef du succès est en grande partie dans la capacité à produire en tamazight, avec des œuvres littéraires et pédagogiques attractives et de qualité, la confection de dictionnaires, un travail considérable de traductions en tamazight d’œuvres tirées du patrimoine universel, des créations artistiques, théâtrales, cinématographiques, musicales journalistiques.

On gagnera à se convaincre que des travaux littéraires et philosophiques comme ceux du regretté Mohya [[MOHIA : L’HONNEUR DE LA CREATION CUTURELLE AMAZIGH http://www.socialgerie.net/ecrire/?exec=articles&id_article=310 ]] (considérables mais malheureusement peu connus) ne doivent pas rester des exceptions.

Sur la base de tels acquis, une officialisation se justifiera et se fera d’elle même, par la force des choses. Rien ne pourra l’empêcher, avec ou sans lois officielles, lorsque la demande en tamazight, le plaisir de s’exprimer, produire et se cultiver en tamazight sera devenue irrésistible dans tous les secteurs d’activité, impliquant les couches les plus profondes de la population. L’officialisation par elle-même, comme cela a été pour la langue arabe, ne suffit pas à protéger du marasme culturel.

Voilà le secret de l’espoir qui soutenait les efforts des pionniers comme Aït-Amrane lorsqu’il a créé l’hymne qui s’est répandu comme une traînée de poudre sans avoir eu besoin des permissions de l’Administration française ou de la bureaucratie MTLD.

Importance du social

Je voudrais maintenant insister sur un point qui me parait capital : l’importance du Social.

Avec le levier démocratique et révolutionnaire, cette dimension sociale occupait la moitié (c’est à dire autant que la place réservée au concepte de la Nation anticolonialiste) dans la brochure « L’Algérie libre vivra » [[ecrire/?exec=articles&id_article=310
3 L’ALGÉRIE LIBRE VIVRA – 1949 : VIVE L’ALGÉRIE – PAR IDIR EL-WATANI http://www.socialgerie.net/spip.php?article74 http://www.socialgerie.net/IMG/pdf/74_doc_pp_1949_ALGERIE_LIBRE_VIVRA_IDIR_EL_WATANI.pdf ]] qui exposait en 1949 le point de vue de ceux qu’on a qualifiés de « berbéristes » pour cacher qu’ils étaient avant tout des contestataires démocrates et progressistes, préconisant l’épanouissement culturel aussi bien arabe dans ses versions classique et populaire que amazigh.

Les courants conservateurs et antidémocratiques dans la direction du MTLD avaient ainsi volontairement polarisé les débats sur la seule question de la Nation, tout en déformant grossièrement notre point de vue national et en escamotant délibérément la dimension sociale.

On est là aux sources du déni du social et du sacrifice de cette dimension dont l’Algérie continue à souffrir gravement aujourd’hui alors même que les slogans officiels qualifient de Démocratique et Sociale la République algérienne indépendante.

La maladie de déni du social est perverse et contagieuse, ajouterai-je, car c’est au nom de la solution des crises identitaires que dans les années 90 au moment de la montée des courants islamistes, certains ex-socialistes ont osé ouvertement proclamer et condamner la lutte sociale comme une prétendue diversion à la lutte contre la menace intégriste.

Or le social (avec ses racines dans les enjeux économiques) est selon moi au fondement des problèmes et des conflits vécus par les sociétés, les nations et les ensembles internationaux. La prise en compte du social par les acteurs politiques et sociaux est un facteur fondamental et éclairant, aussi bien des clivages et fractures que des alliances et des rassemblements. Quand on prend en charge la lutte sociale dans le bon sens, on a une meilleure prise sur la solution de l’ensemble des problèmes, y compris des questions identitaires les plus complexes, en leur créant la condition de solutions plus légitimes, plus viables et plus durables.

Aussi peut-on considérer et c’est mon opinion, comme une erreur lourde de conséquences l’affirmation souvent entendue et écrite dans les années 80 et 90 dans des milieux politiques ou journalistiques y compris démocrates, selon laquelle la question identitaire était « la question centrale » de l’Algérie.

On a même pu lire que des actions communes engagées autour d’objectifs communs très légitimes étaient « contre-nature » parce que ne correspondant pas aux clivages « identitaires », qui eux, mériteraient d’être considérés comme les plus naturels.

C’est une inversion et une perversion flagrante des réalités, d’où une grave erreur politique, dont ont largement profité et ne peuvent profiter que ceux qui trouvent intérêt à aiguiser et envenimer ces clivages identitaires réels ou provoqués.

Penser et agir ainsi revient à ignorer que, aller à la racine des problèmes, signifie comprendre, accompagner et prendre en charge l’aspiration basique des êtres humains à échapper à la peur et à la faim, qui le plus souvent conjuguent leurs méfaits.

Une aspiration qui est admise et prise en compte de façon franche ou détournée par toutes les idéologies et religions (souvenons-nous à quel point le charisme et l’impact d’un Ali Belhadj était nourri par la condamnation des flagrantes injustices sociales).

De sorte qu’en dépit des brouillages politiciens que l’Algérie a subis pour lui voiler cette réalité, on a vu toujours ressurgir la vague des luttes sociales, produit inévitable de la détresse, des inégalités et des injustices sociales.

Le dernier épisode le plus encourageant est le considérable mouvement de grève des enseignants (ainsi que d’autres corporations), avec des acteurs qui englobent largement tout le spectre idéologique.

Le réconfortant mouvement de ferveur qui a soulevé récemment la jeunesse algérienne à l’occasion d’évènements sportifs, confirme malgré ses ambigüités ouvertes aux manipulations à quel point un certain nombre de problèmes nationaux communs transcendent les clivages identitaires fondés sur la langue, la religion, les sensibilités culturelles.

Interactions entre représentations identitaires et les enjeux socio-économiques et de pouvoir

Et pour être plus précis, j’insiste sur la relation dialectique suivante : d’une part, la solution des problèmes identitaires et linguistiques réels dans une voie démocratique facilite la solution des problèmes concrets fondamentaux économiques et sociaux. D’autre part, la réciproque est également vraie, une économie productive couplée à la justice sociale et à son service est le meilleur terrain pour aplanir et dénouer les conflits identitaires. Tandis qu’au contraire, les obstacles apportés à ces interactions positives nuisent gravement aux solutions fécondes dans ces deux domaines.

Aujourd’hui dans le monde entier, on considère possible et souhaitable de parler ou connaître deux langues et même trois ou quatre, à commencer par sa propre langue maternelle. Pas seulement au sens où cela peut servir au quotidien à gagner sa vie, mais parce que l’ouverture dans ce domaine aide à se retrouver ensemble, côte à côte, dans les batailles inévitables contre l’arbitraire et la corruption, pour la liberté, la dignité et les droits humains, la sécurité, le pouvoir d’achat, le logement, la santé, l’éducation, les transports, les loisirs.

Tout simplement parce que ceux qui vivent à l’aise et décontractés leur diversité linguistique sont mieux immunisés contre les diversions et les manœuvres de division émanant des rapaces économiques et financiers. Ils sont mieux armés dans le problème commun crucial et de plus en plus aigu, de plus en plus reconnu aujourd’hui, celui de l’existence dans le monde dur tel qu’il est devenu.

Il se résume tout simplement en ceci: Ou bien être tous ensemble dévorés ou grignotés à la sauce du capitalisme ultralibéral et de ses sous-traitants directs ou indirects, corrompus et corrupteurs, fauteurs de guerres injustes et de crimes contre l’Humanité, prêts à sacrifier aussi bien leurs proches compatriotes que le sort de la planète toute entière.

En somme, nous laisser ensemble écraser par le talon de fer de ceux qui, plus nous sommes passifs, plus grandissent leurs appétits, leur cynisme et leur férocité ?

Ou bien, tous ensemble combattre dans l’union leurs agissements et gagner contre eux et pour chacun de nous le droit à une vie digne matériellement et moralement.

Des expériences passées aux luttes à venir

Par cette dernière constatation, j’en viens au point par lequel je voudrais amorcer et suggérer une conclusion. Y a-t-il lieu d’être optimiste ou pessimiste, au regard de l’histoire nationale des 60 dernières années?

Je dirais qu’il ne s’agit pas d’être a priori d’un penchant à voir tout en noir ou tout en rose, d’avoir un moral hardi ou désabusé. Mais lorsqu’on considère qu’un objectif et un idéal sont légitimes quoique de réalisation à échéance indéterminée, on gagne à ne pas croire à des évolutions en ligne droite ou à croire qu’on peut tout obtenir ici et maintenant. L’essentiel est de découvrir et engager à chaque étape les actions les plus appropriées aux conditions du moment. Dans les moments les plus noirs, apprendre à s’arrimer aux germes et aux étincelles d’un renouveau à venir, qui aux plans national et international réamorceront de nouvelles marches en avant. Et dans les moments les plus favorables, refuser l’euphorie, rester vigilants envers les indices qui annoncent de grands dangers proches ou lointains. Dans les deux cas, ne pas rester les bras croisés, chacun faisant ce qu’il peut.

Mais surtout, surtout, se garder de porter sur les acteurs du passé des jugements tranchants, négatifs ou positifs, portant sur les seuls individus, au risque de ne pas voir les facteurs profonds ou même encore souterrains et peu visibles, mais déterminants et toujours à l’œuvre dans la société et dans l’environnement socio-économique et politique national, régional et mondial. Ces facteurs dépassent les individus, ce sont eux qui méritent l’attention la plus grande.

C’est pourquoi après les crises qui ont jeté notre peuple dans des situations difficiles ou tragiques, ruminer nos malheurs en se contentant de culpabiliser des groupes ou des personnalités qui auraient dû agir autrement n’est pas la position la plus consciente et la plus mobilisatrice pour surmonter les conséquences et sortir de l’impasse.

Les individus ou groupes responsables de ces malheurs ont été les produits d’une époque et de logiques économiques et géopolitiques dont la force et l’ampleur les ont dépassés et ont dépassé les capacités de leurs victimes à les affronter.

Par contre, les exigences sont beaucoup plus grandes et rigoureuses envers nous les survivants et les jeunes générations qui ont l’avantage d’hériter d’une expérience historique abondante.

Comment, tournés vers l’avenir, être de meilleurs acteurs en mettant à profit cette expérience plutôt que de nous ériger en simples procureurs ou laudateurs des acteurs du passé ?

Au grand nombre d’entre nous pour qui le choix est évident, je propose de placer le débat sous l’inspiration de deux parmi les représentants les plus appréciés de l’essor culturel amazigh:

C’est Yidir, dans son chant Tighri b Ougdoud (sur les paroles du poète Ben Mohammed) qui rend hommage à « lefhama » (l’effort et la capacité de comprendre), qualité qu’il considère comme le passage obligé vers les valeurs de Liberté (tileli) , de dignité (al hurma) et d’union (tiddoukli) .

Et c’est Lounis Ait Manguellat, [[Lounis Ait Manguellat – Textes de son album Tawriqt tacebhant (Feuille blanche) – socialgerie 2010 http://www.socialgerie.net/IMG/pdf/feuille_blanche.pdf ]] poète philosophe ancré dans la profondeur du monde rural et urbain kabyle qui évoque les vertus de l’autonomie de jugement après avoir constaté « les fusils de part et d’autre, et nous au beau milieu les mains nues » ou qui appelle à la vigilance citoyenne dans « Ahkouyid tamaçahouts » , lorsqu’il découvre que les êtres les plus féroces ne sont pas « laouhouch » des contes et légendes de nos grands mères mais les monstres modernes que chacun porte en lui même.

Je vous remercie …

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pdf-3.jpg Juillet-août 2009. Soixantième anniversaire

LA CRISE DU PPA-MTLD DE 1949

Articles de Sadek HADJERES dans EL WATAN, juillet 1998 – Socialgerie, article 70, le 20 août 2009 [[http://www.socialgerie.net/spip.php?article70
http://www.socialgerie.net/IMG/pdf/1949_crise49.-EW_1998_08_04-2004_02_27.pdf]]

Juillet – Aout 1949, été brûlant et point culminant d’une crise qui a laissé chez tous les acteurs un sentiment amer et douloureux pour la cause nationale.

Soixante ans après, peut-on esquisser un aperçu global et quelques enseignements pour les nouvelles générations?

J’en résume ici quelques épisodes, restés pratiquement inconnus de l’opinion patriotique et démocratique. Sur ce site, je les complèterai en cette année anniversaire par d’autres évocations, documents et extraits d’un ouvrage non encore publié.

« Wellat drâa» ou la bifurcation fatale

Nous avions en vain proposé à la direction du parti, face aux équivoques criantes de ses orientations et de ses pratiques, de définir plus clairement les problèmes de la nation, de la voie révolutionnaire et de son contenu en matière de démocratie politique, sociale et culturelle. Ces propositions n’étaient pas à prendre ou à laisser. L’important était d’ouvrir un débat constructif, dans les formes les plus appropriées. Dans notre esprit cela devait permettre à l’organisation nationale la plus influente de répondre à l’attente de sa base militante, aux interrogations de la population, de gagner ainsi un temps précieux pour mieux mobiliser en prévision des dures épreuves à venir.

La plupart des membres de l’exécutif de ce parti (qui en fait était déjà entré en crise avant notre initiative) avaient réagi par réflexe autoritaire et bureaucratique. Comme ils refusaient d’examiner et traiter les problèmes sur le fond, ils ont préféré qualifier notre groupe de «berbériste». Cela rejoignait l’appréciation de la presse coloniale et faisait tout à fait son affaire. C’était pourtant à tort, car malgré l’origine géographique et les affinités culturelles majoritaires de ce groupe, notre revendication était prioritairement démocratique , elle concernait l’ensemble du mouvement national. Nous n’avions pas placé au départ le problème culturel lié à la berbérophonie au premier plan, comme l’ont fait ensuite les dirigeants du MTLD pour donner des justifications à leur autoritarisme. Il suffit pour s’en convaincre de relire la brochure «L’ALGERIE LIBRE VIVRA» [[http://www.socialgerie.net/spip.php?article74
http://www.socialgerie.net/IMG/pdf/74_doc_pp_1949_ALGERIE_LIBRE_VIVRA_IDIR_EL_WATANI.pdf ]] qui exposait nos propositions pour un débat, clairement, sans polémique ni attaque malveillante contre quiconque.

Après bien des dégâts liés aux suites immédiates de cette crise puis de celle de 53-54, cette tentative de réflexion ne commencera à se faire qu’au congrès de la Soummam de 1956. Mais les conditions de guerre et les tensions entre responsables politico-militaires ne permettaient déjà plus l’examen aussi profond et aussi serein de ces questions par un plus large éventail de tendances, comme cela aurait été possible en temps de paix. C’est d’ailleurs pourquoi de nombreuses recommandations politico-idéologiques de ce congrès seront peu suivies d’effets ou même contestées sur le terrain.

Depuis la crise de 1949, il a fallu pratiquement un demi-siècle pour qu’une Constitution algérienne (celle de 1996) commence à établir la «carte d’identité» du pays d’une façon plus équilibrée et plus réaliste, quoiqu’avec encore beaucoup d’équivoques. Si les lois destinées à réprimer les atteintes aux «constantes» nationales (je préfère dire les «valeurs») s’appliquaient d’une façon rétroactive, elles s’appliqueraient en premier lieu à ceux qui ont freiné durant cinquante ans une conception ouverte et démocratique de la nation, en désignant toute référence à l’amazighité comme un coup porté à la cohésion nationale. Il est vrai qu’au début, avant de porter ce type d’accusation porteur de risques énormes, les dirigeants croyant que c’était des problèmes de «postes» et de «fauteuils» qui étaient en jeu, avaient usé de prétextes et d’arguments dérisoires. Pour eux, les problèmes de fond que nous soulevions n’étaient qu’une façon indirecte de soutenir Lamine Debbaghine dans le conflit qui l’opposait à Messsali. Et ils ont proposé à certains d’entre nous, pour résoudre la question, de nous concéder des postes au Comité central, suivant la désastreuse méthode qui consiste à ignorer et contourner les problèmes de fond par des manipulations d’appareil. Ils voyaient les choses en termes de partage interne du pouvoir conçu comme un gâteau, avant même que le pouvoir colonial ne soit ébranlé (certains d’entre eux engageront d’ailleurs quelque temps plus tard, dans l’espoir de quelques strapontins, des manœuvres de rapprochement avec l’aile néo-colonialiste de Jacques Chevallier). Quant aux problèmes démocratiques, économiques, sociaux et culturels vécus par la société dans ses différentes couches et en particulier les plus opprimées et les plus exploitées, cela n’entrait apparemment pas dans leurs priorités.

Comment avons-nous réagi, comme patriotes algériens qui brûlaient d’arracher l’indépendance, lorsque nous avons fait à ce moment-là le constat d’une maturation insuffisante de la culture démocratique dans les appareils dirigeants? Nous venions de comprendre avec amertume, qu’une porte venait de se refermer sur les voies constructives de recherche collective de solutions efficaces, unitaires et mobilisatrices aux problèmes que rencontrait notre jeune mouvement national. Mais c’est bien longtemps plus tard que j’ai mesuré le sens profond d’une parole simple et spontanée de mon ami H’midat, au moment même où se produisait en 49 ce basculement vers l’arbitraire qui marquera les décennies suivantes de la libération et de l’édification.

Des militants de base en quête de clarté et d’union

H’midat, avait d’abord été «routier» (les plus de seize ans) du groupe SMA de Larbâa, puis militant PPA dès la première moitié des années 40. Depuis la répression consécutive au 8 Mai 1945, recherché par la police, il vivait comme maquisard solitaire dans ces montagnes du piémont de Larbâa. Cette région verra dès la première partie de la guerre de libération les katibas de l’ALN de Ali Khodja affronter les unités répressives dans lesquelles s’étaient illustrés Le Pen ou les commandos de chasse décrits à l’époque dans l’Express par J. J. Servan Shreiber. C’est après son passage dans cette région que le général français De La Bollardière donna sa démission pour protester contre des exactions qui portaient atteinte selon lui à l’honneur de l’armée française. Ces montagnes et la riche plaine qu’elles dominent seront ensanglantées à nouveau dans l’Algérie indépendante par le groupe islamiste de Bouyali des années 80 ou ceux des GIA des années 90.

«Vivant parmi les chacals» comme disaient de lui les gendarmes français qui le recherchaient sans trop oser l’approcher, H’midat avait soif d’informations et restait attentif à chaque événement politique du village. A l’automne 49, caché derrière un fourré, il vint ainsi assister de nuit à l’assemblée d’information clandestine des militants, qui se tenait, faute de local, dans la forêt communale. Lahouel Hocine, dirigeant du MTLD (futur leader des centralistes), était venu en personne avec l’intention d’engager un réquisitoire contre ceux qu’ils avaient décidé de qualifier de «berbéristes séparatistes». Auparavant, il n’avait pas eu la bonne idée d’apporter à la presse colonialiste le démenti qui s’imposait, comme aurait dû le faire une direction nationale responsable, soucieuse de calmer les passions et de chasser le spectre de la division. « L’Echo d’Alger » avait été heureux d’inventer cette information diabolique au lendemain de la tentative d’assassinat de Ferhat Ali, tandis que par un curieux hasard, les services français de sécurité avaient arrêté successivement plusieurs des dirigeants PPA contestataires (dont Bennaï Ouali, Ould Hamouda Ammar et Omar Oussedik) qui vivaient depuis plus de trois ans dans la clandestinité et que ces services considéraient comme particulièrement dangereux.

Les militants de Larbâa, en presque totalité arabophones, n’étaient pas informés de ces problèmes (tout juste des rumeurs inspirées par les dirigeants de la rue Marengo). Moi-même, bien informé de tout cela, je n’avais pas été invité, sous prétexte que je militais à la section étudiante du PPA de la capitale. J’en avais été élu démocratiquement comme responsable à la quasi-unanimité, malgré l’opposition de la direction centrale qui voulait y placer Kiouane, son homme de confiance, prêt à appliquer avec zèle toutes les besognes de caporalisation.

Les militants présents à cette assemblée de Larbâa s’attendaient surtout à des explications qu’ils réclamaient en vain à la direction depuis des mois, à propos du désarroi croissant du parti et de la population, suite à la répression massive après la participation aux élections «à l’algérienne» qu’avait organisées à sa façon le gouverneur Naegelen l’année précédente. Ils furent déçus en entendant rabâcher les mêmes généralités usées sur l’indépendance sacrée, les sacrifices nécessaires, la solidarité assurée de la Ligue arabe etc. Or les militants souhaitaient une actualisation, une mise à jour des orientations, des consignes de lutte plus conformes au nouveau contexte. Ces dirigeants semblaient ignorer que lorsque les militants se retrouvaient, leur première question était inévitablement: « wach as-sel’âa? kach jdid? (quoi comme «marchandise» ? – on appelait ainsi discrètement la politique – : Y a-t-il du nouveau?)». Ils étaient donc déçus par l’exposé répétitif. Mais l’objectif de l’orateur leur apparut mieux lorsqu’il enchaîna sur une attaque en règle contre les contestataires qu’il présenta comme des diviseurs, des comploteurs, et plus grave encore, des antiarabes, etc. À l’irritation de la plupart des militants de ne pas recevoir de réponses aux questions qu’ils posaient depuis des mois, s’est ajoutée alors la stupéfaction de me voir ainsi qualifié alors que nombre d’entre eux connaissaient de près mes positions depuis des années.

Il y avait en effet pour la plupart des militants honnêtes de quoi s’étonner et s’indigner de ces procès d’intention, fondés visiblement sur des divergences d’opinion qui méritaient des éclaircissements et non des calomnies. J’avais été responsable du district de l’Est-Mitidja pour le mouvement des Scouts Musulmans Algériens, je soutenais activement les efforts du Nadi-l-Islah pour édifier et faire fonctionner médersa et lieu de prières. Comme PPA, et bien qu’absent de Larbâa, la plupart des responsables attendaient et mettaient à profit ma venue pour confirmer des informations ou des opinions, me consulter sur des questions politiques et organiques délicates, comme le choix des éléments à verser à l’OS. Je ne leur cachais aucune de mes opinions, aussi nos rapports étaient-ils francs et confiants même quand je bousculais certaines de leurs idées reçues.
Ainsi avais-je pu faire reculer les réticences des plus conservateurs dans le mouvement associatif, quand leurs préjugés envers le mouvement sportif du Riadha Club risquaient d’empoisonner l’atmosphère et diviser la jeunesse du village. Avec ceux qui comme moi faisaient leur prière tout en étant ouverts sur les exigences de la vie moderne, nous avions réussi, avec l’aide de Osmani, un élève de la Zitouna de Tunis et membre du PPA, à gagner dans la population la bataille contre ceux que nous appelions «s-hab el bouaqel» qui passaient leur journée à des bavardages creux, à attendre l’adhan (appel du mouedhen à la prière) et refaire ostensiblement leur «oudhou» (ablutions avant la prière) en regardant de travers les jeunes qui passaient et en critiquant de façon hypocrite tout ce que faisaient ces jeunes comme si leur propre place au Paradis en dépendait. Ils considéraient le football comme une «bid’â» (innovation hérétique) et ses joueurs et supporters comme voués à brûler en enfer. La population leur donna tort en considérant comme un honneur qui rejaillissait sur elle chaque but marqué par ces jeunes qui, faute d’autre occupation, aimaient aussi se retrouver pour jouer aux dominos au café, tout comme mon ami Ali Souag le champion de demi-fond de l’USMA qui sera un des premiers à monter au maquis, ou encore Mahdi le coureur cycliste qui, lui, ne manquait pas ses prières sans négliger pour autant son entraînement.

Dans cette grosse localité où habitaient à peine quelques commerçants ou fonctionnaires kabyles, il n’y avait eu aucun problème lorsqu’à l’occasion des fêtes annuelles du groupe scout ou de certains mariages de militants nationalistes, les jeunes du groupe scout chantaient «Ekker a mis en Mazigh» ou «Di Jerjer nedder» (beaucoup plus difficile encore pour des gosiers arabophones) que je leur avais appris en plus de nombreux autres chants en arabe. Ces jeunes arabophones en éprouvaient même une certaine fierté car, disaient-ils, cela leur faisait connaître d’autres visages de notre patrie algérienne qui s’apprêtait à combattre dans l’union pour l’indépendance.

Les fruits de l’arbitraire

C’est pourquoi, indigné par les calomnies qu’il venait d’entendre et ne se retenant plus, H’midat surgit de sa cache, enveloppé de sa qachabya, visage envahi par la barbe et marqué par les privations. Il dit en substance aux organisateurs de l’assemblée, avec le ton froidement résolu que tout le monde lui connaissait: « Il y a longtemps que vous nous endormez avec de bonnes paroles et aujourd’hui vous venez nous parler des absents sans qu’on puisse les écouter. Je connais Si Sadeq, je connais ses idées et ses actes; je sais qu’il est droit et franc (moukhliss). Alors écoutez moi, si je vis dans la montagne, si je suis prêt à aller jusqu’au bout pour la liberté et la révolution, ce n’est pas pour laisser noircir les patriotes honnêtes. Je dis à ceux qui parlent en mal: on a besoin de vérité, barkaou ma tqatt’oû f en-nass (arrêtez de calomnier les gens), ouvrez les yeux (prenez garde) avant de décider quoi que ce soit dans le dos des autres ». L’intervention mit la réunion dans une impasse. En plus du fait que chacun savait que H’midat était armé, il y avait surtout une insatisfaction du manque d’attention des dirigeants envers leurs préoccupations et de la légèreté avec laquelle ils utilisaient leur autorité pour s’attaquer à des militants que eux-mêmes connaissaient bien. C’est pourquoi personne, quel que soit son point de vue, ne jugea opportun de poursuivre une réunion aussi mal engagée. Elle se dispersa dans la nuit, avec les multiples questionnements inquiets des uns et des autres.

Lorsque je revis H’midat quelques semaines plus tard après sa brutale intervention au bois communal, dont des amis m’avaient déjà informé, je lui donnai franchement mon avis. Sentimentalement je le comprenais, c’est vrai que sa réaction me donnait chaud au coeur par ce qu’elle avait de sain, et je le remerciai pour sa confiance. Mais politiquement, n’aurait-il pas été préférable de laisser le débat ouvert? N’était-il pas souhaitable plutôt d’exiger des réponses aux questions brûlantes que se posaient les militants et de ne pas donner de prétextes aux dirigeants de se dérober en invoquant la provocation? Il n’était pas convaincu. « On dirait que tu ne les connais pas; ils ne veulent pas la discussion. Puisque pour eux « wellat draâ » (c’est devenu une question de force), je leur ai répondu avec le seul langage qu’ils comprennent ». J’ai eu beau lui expliquer qu’il ne s’agissait pas tellement de convaincre absolument les dirigeants, mais au moins d’éclairer les militants présents. Il pensait que son geste aiderait ces derniers à comprendre que c’était la seule façon de ne pas se laisser faire. J’ai compris moi-même que H’midat, déçu et frustré dans sa soif de dialogue et de participation, ne voyait désormais comme ultime recours que l’arme prête à servir sous sa qachabya. Celle-là au moins, était-il désormais persuadé, ne le trahirait pas. Aussi malgré toute l’ouverture politique dont il faisait preuve habituellement, les efforts de réflexion et de conviction lui paraissaient désormais peser bien peu à côté de la logique des armes et du cynisme des puissants du moment.

Au point de départ d’une spirale dangereuse

Sans en mesurer probablement les conséquences à long terme, l’instinct du militant de base lui faisait percevoir, avec une clairvoyance qui aurait dû être celle des dirigeants, l’irruption des logiques perverses et destructrices qui allaient faire le malheur de notre pays jusque dans les moments de ses plus grands élans et de ses plus grands succès.

Dans sa simplicité, la petite phrase de H’midat résumait hélas la transformation qui s’opérait dans les pratiques et l’esprit du mouvement national. Elle soulignait une espèce de bifurcation fatale.

Une des voies potentielles d’évolution achevait de s’obstruer, comme cela venait de se produire chez H’midat. On venait de fermer la voie des échanges comme méthode, qui aurait pu mener vers des approfondissements prometteurs et rassembleurs, qui pouvait permettre à chacun et à l’ensemble de s’enrichir et se renforcer de l’opinion des autres. À défaut de la concertation et de la régulation collectives souhaitables, une autre philosophie, une mentalité déjà vivace et préexistant spontanément en chacun de nous s’épanouissait, celle de l’activisme pur s’appuyant si nécessaire sur l’exclusion. Elle consistait à emporter la décision non pas en évaluant les problèmes sous divers angles, à partir des points de vue existants parmi les partenaires et de l’intérêt général, mais en comptant d’abord ou exclusivement sur la vertu du rapport de force.

On se mettait à imiter sans le savoir les chevaliers du moyen-âge européen. Faute de clarté ou de bonne volonté sur le droit des uns ou des autres, ils s’en remettaient, dit-on, au sort des armes dans des combat singuliers, pour déterminer qui des deux avait la préférence divine. Chez nous, on a perverti la belle sentence “An-nas m’âa l waqfin” (les gens sont avec ceux qui sont debout), on en a fait en politique une caricature justifiant le droit du plus fort. On ne se sent debout que si les autres sont à genoux, on n’a raison que si les autres ont tort. On n’est heureux que si les autres sont malheureux, on ne se sent le droit de vivre dans ce pays que si on en prive les autres, si on les contraint à parler, penser, agir strictement comme vous. A peine commençant à nous dégager de l’unanimisme communautaire traditionnel, voilà que nous nous forgions une nouvelle mentalité unanimiste où se conjuguaient les modes de pensée anciens et une façon autoritaire d’intégrer les concepts modernes de nation et de parti.

Les pesanteurs socio-historiques y étaient certainement pour quelque chose. On ne peut pas dire pour autant que les acteurs, y compris parmi ceux qui se réclamaient de modernité, n’y étaient pour rien. Leur responsabilité n’aura pas que des conséquences immédiates, elle sera encore plus lourde au regard des conséquences futures. C’est ce qu’illustreront les épisodes futurs que j’aborde.

De crise en crise, les interactions perverses

Comme démocrates, essayons de faire le point et de repérer les dérives successives qui ont découlé de cette crise de 49. Bien des faits confirment qu’elle fut la crise prémonitoire, la matrice qui, par les problèmes de fond qu’elle révélait et par les méthodes avec lesquelles elle a été gérée, portait en germe toutes les autres grandes crises qui ont frappé le mouvement national algérien depuis un demi-siècle.

Dans les conditions de l’époque, comme militants du PPA ou de l’OS, nous nous interrogions sur les meilleures façons d’élever la formation et la culture politiques face à l’inertie ou aux entraves d’une direction empêtrée dans ses luttes de clans. Nous étions pour cela contraints d’agir dans une marge étroite. D’un côté nous ne pouvions pas rester les bras croisés devant des orientations que nous jugions négatives, sans avoir tenté de faire réfléchir, de susciter des améliorations que nous estimions encore possibles. Mais nous ne souhaitions pas non plus engager des initiatives qui dépassent les possibilités du moment ou qui auraient fait plus de mal que de bien, car la cohésion nationale cherchait encore ses repères alors que les dirigeants croyaient faussement les avoir trouvés.

A l’intérieur de cette marge, il y a eu certainement, en réaction à l’incurie ou aux provocations de plusieurs des dirigeants MTLD, des maladresses tactiques, des excès ou au contraire des insuffisances par rapport aux possibilités qui s’offraient. Nous avons dû agir plus par réaction envers les défaillances de l’appareil du parti que nous estimions nuisibles, que selon une stratégie mûrie de longue date. Cette stratégie à laquelle nous souhaitions contribuer supposait ou aurait mérité qu’un large éventail de sensibilités arabophones et berbérophones, révolutionnaires ou réformistes, y participent. La direction de l’époque n’a pas voulu adopter cette voie, elle a préféré continuer à s’enliser dans les équivoques et les manœuvres.

Un débat qui reste ouvert

L’idéal serait aujourd’hui que les survivants de cette période ou ceux qui aujourd’hui s’y sont intéressés puissent joindre et recouper leurs souvenirs et leurs opinions. Ils pourraient ainsi mieux se rapprocher ensemble d’une évaluation capable de contribuer plus finement à la culture démocratique dont l’Algérie a encore tellement besoin et qui doit s’édifier par plusieurs bouts à la fois. D’autant que le débat reste encore ouvert, pas seulement quant à l’ampleur de la marge d’intervention que nous nous étions accordée, mais quant à sa légitimité même. J’ai entendu ou lu à ce sujet des appréciations contradictoires qui ont des connotations très actuelles.

Il y a ceux pour qui il n’était pas opportun de soulever dès cette époque le problème du contenu démocratique de la révolution ou pour le moins son aspect culturel, celui en particulier qui tend à valoriser dans l’édification de la nation les langues maternelles et les parlers populaires à côté de la langue arabe écrite littéraire, dans ses formes classique et moderne. Je pense que la vie et l’expérience ont beaucoup aidé à comprendre que, plus tôt et plus fortement des éléments de conscience et de pratiques démocratiques, même minimes, investissent le champ politique, mieux cela vaut pour la société et le mouvement politique progressiste. Mais le vrai problème reste, à chaque moment, celui de la capacité des acteurs politiques et des composantes de la société civile à œuvrer de façon plus responsable vers cet objectif.

En sens contraire, des responsables politiques ou des commentateurs défenseurs ardents de la place de la berbérité dans la nation, se sont interrogés (d’autres ont avancé des certitudes tranchantes) quant au bien-fondé de la décision des démocrates contestataires au début des années 50, de mettre en veilleuse l’aspect politique de la revendication culturelle berbère (je ne parle pas des efforts de création culturelle qui sont et gagnent à être un chantier ininterrompu, je parle de la revendication politique correspondante). Ils ont tendance à assimiler cette pause voulue à un renoncement opportuniste. Ces critiques idéologisent à l’extrême une aspiration juste sans mesurer comme il se doit les contextes politiques et les risques d’interactions négatives autant sur le plan culturel que politique, à un moment où approchait l’épreuve décisive avec le colonialisme à laquelle il fallait se préparer. On ne peut de toute façon refaire l’Histoire, mais quelles conséquences aurait eu cette politique du pire, comparée à ce qui ne fut certes pas l’évolution la plus souhaitable, mais fut sans doute l’une des moins mauvaises?

Il appartenait aux démocrates dans ces conditions pénibles et quels qu’en soient les résultats immédiats, de montrer que dans les circonstances critiques que traversait le mouvement national, ils faisaient davantage preuve de sens des responsabilités nationales que les tenants des approches ethno-centriques chauvines. C’était un de leurs meilleurs apports à la gestation difficile d’une culture démocratique. Cette preuve ainsi administrée était de nature à laisser plus ouverte la voie à la relance pacifique de toutes les revendications démocratiques aussitôt après l’indépendance.

J’oserai même une hypothèse, en faveur de laquelle militent plusieurs indices, notamment les correctifs qu’ont apportés en 1953-54 aussi bien des dirigeants centralistes que messalistes par rapport à leurs appréciations tranchantes et à leurs décisions brutales (et même irresponsables) durant la crise de 49. Ces correctifs avaient certes en partie des motivations tactiques et n’allaient pas jusqu’au bout de ce qu’ils reconnaissaient à demi-mot, ils témoignaient néanmoins de la pression plus grande des idées démocratiques et sociales dans le pays. Pour mémoire, certaines des orientations démocratiques avancées en 49 ont été reprises parfois intégralement (mais sans en indiquer la source) dans la littérature du MTLD, alors que ces dirigeants avaient en 49 lancé leurs commandos pour tenter de saisir les brochures «L’ALGERIE LIBRE VIVRA» dont ils reprenaient trois ans plus tard des paragraphes entiers. Quelques uns de ces dirigeants semblaient avoir pris relativement conscience de l’importance des problèmes de fond soulevés, mais les enjeux de pouvoir internes les empêchaient d’aller plus loin, d’être plus conséquents pour extirper les pratiques d’hégémonismes qui s’alimentaient mutuellement.

Les orientations qui avaient été d’abord qualifiées à tort d’anti-arabes ou de scissionnistes, auraient en effet encore eu à ce moment une nouvelle chance d’être prises en considération ou tout au moins de faire leur chemin, si la grave crise de 53-54 (dans laquelle les «berbéristes» n’étaient en aucune façon impliqués) avait été abordée par ses protagonistes (messalistes et centralistes) avec un état d’esprit moins hégémoniste. Ces idées auraient beaucoup plus avancé si les dirigeants protagonistes de cette nouvelle crise avaient été davantage tournés vers des préoccupations constructives, vers la recherche sincère d’un compromis positif plutôt que vers le désir d’isoler à tout prix la tendance adverse pour lui imposer son leadership. L’insurrection de Novembre et le futur rassemblement autour du FLN en auraient été du coup mieux armés politiquement et plus solidement unis.

Justement, dira-t-on, était-ce pensable, à partir du moment où les protagonistes se maintenaient dans les mêmes dispositions d’esprit qui avaient déjà mené au gâchis de 1949? Parviendra-t-on un jour à éclairer la part de responsabilité qui revient dans cette période à une maturation historique objectivement insuffisante dans la société et le champ politique, et la part qui revient aux défaillances des acteurs placés aux postes de décision, en contradiction avec leur volonté proclamée d’unir les énergies et d’œuvrer pour un nationalisme démocratique et social.

Occasions manquées d’une plus grande cohésion nationale

La domination coloniale servait de prétexte à étouffer tout débat sur les projets de société. Cela, disait-on, risquait de diviser et faire le jeu du colonisateur, il faut d’abord faire face au danger le plus pressant, on discutera après. En 1947, on écrivait donc en grandes lettres sur les murs, en risquant la torture et les prisons: «Contre tout statut (français), la parole au peuple! vive l’indépendance!» Lorsque la domination coloniale a pris fin, à chacun de ceux qui croyaient enfin venu pour le peuple, les citoyens, les travailleurs, les femmes, les jeunes, les associations, le temps de reprendre la parole, on a dit: «anta t’hewes tefhem» (tu cherches trop à comprendre), sois raisonnable sinon ta place est en prison! Discuter, oui, mais, entre anciens de la guerre de libération, seulement le pistolet sur la table. Quant à la démocratie formelle, ce sera pour plus tard, «l’édification de l’Etat et de l’économie passent avant». Ainsi, en attendant de discuter sérieusement un jour de ce qu’était notre identité collective, chacun s’est mis à décider de lui-même, au nom et à la place des autres, de quoi était faite la personnalité nationale que nous venions de forger ensemble au feu des combats pour la liberté. Cet abus de pouvoir frisait parfois la caricature, à commencer par la célèbre sortie impulsive de Benbella. Ce dernier, sans doute par allégeance envers la stratégie du régime du Caire, qui rêvait d’une emprise sur le Maghreb de la même nature que celle qui avait échoué deux ans auparavant avec la Syrie et le Liban (RAU), jeta en guise de provocation à la face de Bourguiba trois exclamations pour crier sa conception exclusive de l’arabité. N’aurait-il pas été plus indépendant, plus digne et plus proche des réalités et des sentiments de notre peuple, de dire que comme Algériens, comme arabes, berbères et musulmans fiers de notre nation libérée, nous sommes reconnaissants envers les nations – sœurs du monde arabe, leurs peuples et leurs gouvernants qui nous ont aidés dans l’épreuve.

Les sacrifices de notre peuple auraient mérité qu’on inaugure dès la première année de l’indépendance des approches plus ouvertes, plus réfléchies et moins autoritaires, dans un climat plus favorable pour rattraper le temps perdu. Les choses ne se seraient-elles pas passées autrement si les courants, les forces ou groupes d’intérêts qui se tenaient derrière Benbella, Boumediène, Aît Ahmed, Boudiaf, les dirigeants de wilayas, etc., avaient su trouver ensemble les voies d’une édification nationale pacifique et démocratique. C’est ce à quoi aspirait dans toutes ses composantes un peuple au nom duquel chacun d’eux disait s’exprimer.

Mais en réaction à la façon dont s’est réglée par les armes la question du pouvoir dès le printemps et l’été 62, [[Algérie Eté 62, Une Indépendance Aux Deux Visages : http://www.socialgerie.net/spip.php?article1011]] une partie des tenants de la revendication démocratique est tombée dans le piège et la logique de ses adversaires. Quand ces derniers ont brutalement monopolisé le pouvoir en s’appuyant sur l’ALN des frontières, une partie des opposants ont emprunté eux aussi l’année suivante, pour réagir contre les conséquences de ce coup de force, les mêmes moyens de lutte armée que contre le régime colonial. Cette stratégie de protestation et d’opposition par la violence armée (1963-64) dans une Algérie devenue indépendante était malencontreusement inspirée de la logique d’une étape dépassée. Elle confirmera par son échec, par le traumatisme moral et par les dégâts politiques qu’elle a entraînés, une évidence qui éclatera davantage au cours des décennies suivantes. Cette stratégie sur fond de passions et de calculs de pouvoir faisait l’affaire du pouvoir en place, elle accentuera à chaque tentative (exemple: le putsch de Zbiri en 1967) l’emprise des tendances militaristes en son sein. De plus, cette stratégie a consacré pour quelque temps l’isolement de la revendication démocratique légitime des Algériens berbérophones par rapport aux autres revendications et secteurs potentiellement démocratiques du pays. Les séquelles en ont été durables. La revendication culturelle en faveur des langues parlées algériennes, amorcée en 48, c’est à dire quinze ans avant l’indépendance, a dû attendre à partir de l’indépendance une nouvelle quinzaine d’années de trop, pour être relancée dans des conditions plus favorables.

Méfaits des déficits répétés en culture démocratique

Cette relance tardive (entre 1975 et 1980) fut heureusement compensée et amplifiée par la dynamique, encore insuffisante mais réelle, du mouvement associatif et de contestation démocratique. Cette montée, notamment dans les domaines syndical et culturel, se faisait jour par des voies pacifiques dans le pays malgré les entraves de la répression. Le «printemps berbère» de 1980 en fut une des expressions les plus fortes. Bien que traînant encore les séquelles de la lourde erreur de parcours des affrontements armés de 63 en Kabylie, cette revendication fut heureusement soutenue largement dans la population la plus directement concernée et par un début de prise de conscience dans les milieux démocratiques arabophones. Malheureusement elle fut à nouveau obérée après 89 par l’enchaînement de cette revendication culturelle à des enjeux trop étroitement partisans. A l’heure du pluralisme officiel, elle apparut trop étroitement à la remorque des calculs tactiques des deux formations politiques les plus impliquées dans cette revendication. L’un des enseignements de 49 n’était-il pas précisément que la légitime revendication culturelle des berbérophones gagnait à ne pas être étroitement confondue avec les objectifs des seuls groupes ou courants politiques dominants dans une région du pays aussi importante soit-elle. C’est à cela que voulait déjà la réduire la direction hégémoniste du MTLD en 1949. C’est le cadeau qu’auraient fait à l’époque les contestataires démocrates à cette direction et au régime colonial s’ils avaient aiguisé davantage un conflit artificiellement polarisé par la direction du MTLD sur des aspects régionaux ou sur un particularisme linguistique.

En 1949, la cause nationale a beaucoup perdu du fait de l’entêtement sectaire de la direction nationaliste, tandis qu’un grand nombre de militants sincères dans le PPA-MTLD étaient victimes d’un manque de formation politique sérieuse. La direction se dérobait à cette tâche de formation et livrait ainsi les militants à un activisme dépolitisé, simpliste et appauvrissant. Néanmoins le pire, au moins au plan de la cohésion dans la lutte pour l’indépendance, avait été évité à ce moment. La cassure « entre Arabes et Kabyles » souhaitée par les stratèges coloniaux ne s’est pas produite, alors que plus tard, sans que le “berbérisme” soit en aucune façon impliqué, les intrigues, les luttes de pouvoir entre clans régionalistes ou autres, ont causé des ravages durant et après la guerre de libération. On avait en tout cas réussi à éviter que les dérives tragiques qui ont marqué la guerre de libération soient imputées à des clivages ethno-culturels prononcés du type arabe-kabyles, s’exprimant de façon massive, idéologiquement et politiquement manipulés.

Au total le groupe qui a tenté un effort d’édification démocratique du PPA avait pris date en 49 sur le problème de la conception de la nation et de la politique culturelle. Quant au domaine proprement politique, puisque le débat n’a pu avoir lieu, il n’était pas parvenu à faire prévaloir les conceptions démocratiques telles qu’il les avait exposées dans la brochure éditée, avec les mérites et les limites qui étaient celles de l’époque et celles aussi d’un groupe numériquement et sociologiquement restreint. Je pense que ce fut un manque à gagner regrettable pour l’ensemble du mouvement national. Du moins la quasi-totalité de ses membres, dans leur diversité idéologique, sont restés irréprochables et fidèles à leur engagement national. Ils ont poursuivi leur combat unitaire au sein des diverses formations combattantes et politiques du mouvement de libération, continuant à entretenir et mettre en oeuvre l’esprit démocratique et de progrès social qui les animait au cours de cette crise.

L’urgence de dépassionner et démystifier

En repensant durant ma vie militante à cette crise de 49, épisode précurseur dans les luttes de libération et de l’édification nationale, je me suis souvent demandé, parfois avec une pointe de découragement, jusqu’à quel point des enseignements utiles pourraient en être tirés, pas seulement par les militants mais plus largement au sein de notre peuple. Comme dans d’autres domaines, nos jeunes générations payent le fait que les échanges d’information et d’opinion, les recherches universitaires et les débats publics clarificateurs ont été rendus quasiment impossibles durant des décennies.

Tout effort dans ce sens était voué à des pressions et répressions multiformes. Ce fut un des prolongements tenaces de ce qu’il y a eu de moins glorieux dans notre passé. Les méfaits ont été d’autant plus pernicieux que la contagion a pu gagner insidieusement même parmi ceux qui ont de bonnes raisons de récuser et de dénoncer ce mal. J’en apporte ici une illustration.

J’ai assisté durant l’été 91 à la manifestation de réhabilitation de Bennaï Ouali, qui a été ré-inhumé à cette occasion au carré des martyrs de la guerre de libération à Djemaâ-Saharidj, son village natal près de Mekla. La municipalité RCD qui en avait pris l’initiative m’y avait invité, comme plusieurs de ceux qui avaient approché son combat. Une assistance énorme, chaleureuse, avait tenu à s’associer à cet hommage malgré la pluie battante interminable qui s’abattait tout autour de la halle immense du marché où se déroulait le rassemblement. Mais les enseignements qu’on pouvait tirer des bafouillements de notre histoire ne coulaient pas de source et j’en eus malheureusement un exemple.

L’attachement affectif à la revendication linguistique faisait vibrer les présents, il se sentait au moment des lectures de textes, de poèmes, de chants. L’émotion gagnait les présents à l’évocation de la personne et de l’action de Si Ouali par quelques uns des invités dont moi-même. Malgré cela, plusieurs faux-pas témoignaient du chemin qui restait encore à parcourir par notre peuple, dans ses diverses composantes culturelles et politiques, pour mieux adapter ses imaginaires aux besoins d’une édification nationale plus cohérente et plus vivable pour tous. Rares étaient les orateurs qui, comme Aït-Amrane ou le frère de Si Ouali, témoignèrent de ce souci.

J’avais l’impression pénible que le message de celui dont on célébrait le sacrifice était appauvri, déformé. Il était transformé presque en son contraire par certains de ceux qui voyaient avant tout dans ce rassemblement l’occasion de délivrer un discours étroit et chauvin au possible, épousant au plus près les clivages partisans dans lesquels ils s’étaient enfermés. Qu’elles étaient loin les marches populaires colorées, joyeuses, ouvertes, respirant un optimisme contagieux et un air de confiance envers l’ensemble des Algériens, lorsque le Mouvement Culturel berbère paraissant unanime s’était déployé quelques mois auparavant dans la capitale. Au total, l’hégémonisme politique reproché au parti et à la pensée uniques des années sombres, n’était pas forcément évité par ceux qui s’en déclaraient les victimes. En avaient-ils d’ailleurs conscience? Nombre d’entre eux pensaient sans doute être dans leur juste droit et combattre les diktats des courants autoritaires du pouvoir en endossant rageusement des attitudes de défi ou une mentalité revancharde symétrique. Pour certains autres enfermés dans les polémiques partisanes du présent, on parlait de la première action démocratique et culturelle de 49 comme s’il s’agissait de se partager et s’arracher un héritage à des fins de consommation politicienne immédiate alors que le vrai problème était de le faire fructifier ensemble à partir de ses points forts et de ses points faibles.

J’étais venu à ce rassemblement en espérant y retrouver Hocine Aït Ahmed, proche compagnon de Si Ouali aux heures les plus précoces de la résistance patriotique, à qui il a consacré des pages émues dans ses mémoires. Ne l’y trouvant pas, je m’étais interrogé sans oser poser la question: avait-il été invité? Si oui, l’égide du RCD l’avait-elle dissuadé de participer? Y avait-il eu ou non des tentatives de préparation commune d’un tel événement? Toujours est-il que cette absence contrastait avec la présence bien affichée de Yaha, un dissident du FFS qui faisait beaucoup parler de lui à cette époque. Avait-il été invité pour provoquer l’absence du FFS, ou cette absence avait-elle provoqué, en représailles, l’invitation du dissident? Je ne réussis pas à déchiffrer cette énigme à partir des confidences des uns et des autres. En cet imbroglio regrettable s’entremêlaient l’ancestrale et féroce acrimonie des çoffs (clans) kabyles, les labyrinthiques intrigues d’un Orient auquel nous prétendions être étrangers et probablement, ravis d’exploiter le tout, le moderne bravo ou coup de pouce de services se frottant les mains pour cette aubaine, surgie sans coup férir des terreaux berbère et démocratique, comme pour réactualiser le fameux constat d’Ibn-Khaldoun sur l’incapacité des Maghrébins de son siècle à construire un projet commun et une cohésion durable. Il était temps d’en rabattre sur notre vanité, car après le sursaut populaire inoubliable de la guerre d’indépendance, nous étions en train de renouer, en capacités de désagrégation, avec les cycles déprimants de la bédouinité de son temps.

Des chevaliers de l’anti-arabisme

Le contenu de la manifestation allait-il permettre de rattraper cet impair? L’allocution de présentation par les organisateurs, ainsi que de nombreuses autres interventions, s’inscrivirent dans la dignité et la largeur de vues que méritaient l’événement et la mémoire du militant qui était honoré. Il en fut autrement de la diatribe du « dissident » Yaha. Se détachant de l’hommage posthume au porteur d’une approche authentiquement nationale qui reconnaissait à la berbérité sa part légitime, le voilà qui enfourche progressivement le dada d’une Algérie berbère à 100 p. cent, pour déboucher en fanfare sur un anti-arabisme indécent et primaire. Il avait été en fait relayé et encouragé dans ce sens par diverses autres interventions du même type, quoique moins hargneuses (c’était de toute façon difficile d’atteindre les sommets de virulence du chevalier de l’anti-arabisme). De sorte que l’assistance, sans même peut-être s’en rendre compte, se trouva de plus en plus chauffée par cette connotation malsaine. Comme on le sait, les deux chauvinismes, anti-berbère et anti-arabe, se rejoignent à merveille pour alimenter une absurde et anti-nationale guerre des langues.

Je n’étais pas étonné de ce genre de dérives dans les deux sens. J’en fus directement témoin à plusieurs reprises, publiquement ou en aparté depuis ma sortie de clandestinité, y compris mais plus rarement parmi des communistes. Je l’attribuais en partie au bouillonnement des luttes d’idées longtemps comprimées, agitées par la passion et non encore décantées. J’étais néanmoins révolté que des affirmations si malveillantes, arrogantes ou maladroites se déploient en pareille occasion. Je ne pus m’empêcher de reprendre la parole pour dire en substance que certaines façons d’aborder la place de la berbérité dans le pays n’étaient pas un hommage mais une déformation et une insulte à la vie et à l’œuvre de Si Ouali. J’eus le réconfort de constater que la salle réagit favorablement à ce point de vue, que défendirent encore mieux, chacun à sa façon vivante, le frère de Ouali et Aït-Amrane. Le premier m’avait appris dans le détail les circonstances, les tenants et aboutissants de l’assassinat de son frère en 1957. Il se leva au beau milieu des anathèmes visant implicitement ou explicitement « l’arabité » : « Je ne comprends pas où veulent en venir certains,yak ennigh awen del qwbayel it yenghan!» (Je vous avais pourtant dit que ce sont des Kabyles qui l’ont tué!). Quant à Aït Amrane, toujours égal dans sa conviction sereine, il réussit à faire passer le souffle unitaire, mobilisateur et constructif tant souhaité en clôturant la soirée par un des chants qu’il avait composés près de cinquante ans auparavant et qui était tout à fait de circonstance. La salle entière reprit « Ghouri yiwen umedakul ( J’avais un camarade..) ».

Il nous restait à tous le plus difficile, faire passer dans la vie le souffle et la logique des orientations démocratiques, porteuses d’épanouissement culturel et de cohésion nationale, échapper aux sirènes du repli sectaire et de l’agressivité revancharde.

Gangrène politique au long cours

Ce devrait être l’affaire de tous. Là, nous rejoignons une dimension encore plus vaste de la tragédie qui ensanglante aujourd’hui notre pays. Surmonter les épreuves actuelles suppose que nous ayions mieux saisi les leçons des épisodes malheureux du passé, prémonitoires du calvaire que vit notre peuple depuis six ans. Je comptais initialement rappeler quelques uns de ces épisodes tels que l’assassinat de Si Ouali dans un autre chapitre, parmi les signes annonciateurs des malheurs actuels, qu’on pouvait déjà déceler durant la guerre de libération. Mais on peut aussi les aborder comme un des prolongements de la crise de 49 du PPA-MTLD, en raison de filiations réelles entre ces événements et surtout d’une identité de nature entre les motivations et les comportements observés.

A cinquante ans d’intervalle, on est frappé par plusieurs similitudes entre la façon dont on a voulu à deux reprises faire taire Maâtoub Lounès (quelque soit ce qu’on pense de ses opinions), la confusion et les risques incalculables de division que cela a entraîné, et la façon dont fut victime de faits similaires Ferhat Ali [[AOÛT 1949 : AU-DELÀ DE FERHAT ALI http://www.socialgerie.net/spip.php?article64
http://www.socialgerie.net/IMG/pdf/1949_2006_10_08_FERHAT_ALI_49_q-oran_2007_01.pdf ]] en 1949, comme si durant ce demi-siècle, toute l’expérience de notre peuple avait été inutile. En aout 1949, ce vétéran de l’Etoile Nord Africaine puis militant du PPA a échappé à une tentative d’assassinat perpétré contre lui en raison des opinions «algérianistes», qu’il défendait avec une véhémence peut-être excessive, peut-être aussi parce qu’il voyait d’un mauvais œil les nouveaux cadres désignés par la direction du MTLD pour la direction régionale de Kabylie, après les arrestations jugées suspectes des cadres précédents qui étaient en conflit avec cette même direction. Rétabli par miracle après avoir eu le poumon transpercé par une balle de gros calibre, Ferhat Ali dût lui même envoyer à la presse coloniale une mise au point qu’elle refusa de publier. Il y démentait l’existence d’un quelconque projet séparatiste et proclamait la volonté d’union des militants algériens pour l’indépendance. La direction du MTLD, qui aurait dû rapidement prendre l’initiative de réagir à la manœuvre d’intoxication de «L’Echo d’Alger», préféra garder le silence pour semer le doute, ce qui provoqua du désarroi dans l’opinion nationale, malgré la publication en fin de compte de la mise au point par «Alger républicain». Quelques années plus tard, les balles assassines de ses adversaires politiques ont rattrapé Ferhat Ali. Il fut parmi les premières victimes d’une «bleuïte» qui en deux ou trois ans en fera des centaines d’autres parmi d’authentiques patriotes et démocrates dévoués à leur peuple, au grand bonheur des forces françaises de répression. Cette sombre tâche sur une Histoire lumineuse de lutte pour la Liberté, les Algériens commencent à mieux la connaître.

Une fois mis de côté les préjugés idéologiques et partisans ou les procès d’intention qui avaient servi à l’époque à camoufler l’arbitraire, l’examen de ces cas met à nu, malgré la diversité des situations, le même phénomène hégémoniste dans ses expressions les plus condamnables et les plus destructrices des valeurs d’une nation et d’une société. Les manifestations meurtrières de l’hégémonisme politique ont eu et auront tendance à se répéter tant qu’elles ne suscitent pas une réprobation et une vigilance assez massives, suffisamment partagées même au sein de courants politiques éloignés les uns des autres. Le risque demeurera tant qu’on osera invoquer pour excuses des circonstances qui peuvent à la rigueur expliquer mais non justifier de tels crimes. On met en avant de façon assez honteuse le tempérament ou le comportement agressif ou provocateur des victimes comme on l’a dit pour Abbane, les situations exceptionnelles exigeant une discipline absolue. Comme s’il fallait admettre la suppression préventive de tous les individus coléreux et indisciplinés, comme si la suppression des individus faisait disparaître les problèmes et les causes multiples des divergences, alors que souvent elle ne fait que les exacerber ou en différer les retombées.

Quand on sème une graine…

La monstruosité de ces actes pose à ceux qui disent lutter pour des causes de justice et de libération la question suivante: cette cause leur donne-t-elle le droit d’attenter à la vie de leurs semblables quand ces derniers n’ont aucune intention d’utiliser contre eux la violence? Car enfin, comme écrivait Nazim Hikmet condamné à mort et attendant d’un jour à l’autre son exécution, on n’arrache pas la vie d’un être humain comme on arrache un navet!

Si des dépassements sont malheureusement quasi-inévitables dans toute lutte pour la liberté ou la démocratie contre ceux qui veulent instaurer ou perpétuer la tyrannie par les armes, aucune justification ne peut être trouvée à des acteurs politiques qui prétendraient substituer leur propre jugement à la justice des hommes pour les uns, à la justice divine pour les autres.

Si on veut remonter la filière de ces tragiques dérapages, on trouvera en amont de tous ces désastres un simple fait, mais lourd de signification, dont les conséquences n’ont pas été mesurées à temps: le fait pour des dirigeants nationalistes en 1949 de préférer la menace au débat, puis d’ordonner de tabasser ceux qui souhaitaient une confrontation d’idées et la construction d’un programme (c’est le même rôle que joueront dans les années 80 les sermons excommunicateurs ou les vitriolages de filles étudiantes par des extrémistes islamistes). Cet acte initiateur d’une escalade perverse trouvera son premier développement dans la tentative d’assassinat de Ferhat Ali le mois d’août de la même année. L’évolution en chaîne d’une implacable logique de dépolitisation et d’anti-culture démocratique sera alors amorcée. C’est la même qui donnera les fruits vénéneux de Melouza, des luttes fratricides entre militants FLN et MNA, les drames affreux des différentes «bleuïtes» dont la wilaya III et les forêts de l’Akfadou n’ont pas été le seul théâtre.

Le cas de Abbane Ramdane a été le plus emblématique pour la période de la guerre de libération. Mais la logique meurtrière, aggravée par les idéologisations volontairement forcenées, a fauché, après avoir commencé par l’étudiant Amzal en 1982 à Ben Aknoun, un lot interminable de citoyens à partir des années 90, dizaines de milliers desquels émergent les figures plus connues, appartenant à des horizons différents tels que Boukhobza, Alloula, Asselah, Cheikh Bouslimani et tant d’autres. Je ne pas parle pas de celui qui, en Novembre 54 comme en Janvier 92, avait certainement rêvé d’autre chose pour l’Algérie, Mohammed Boudiaf, sur qui s’est refermé le piège de tous les faux pas du mouvement national au milieu de ce siècle. Il y a plus grave que les mines placées par les auteurs des massacres collectifs pour isoler les villages martyrs ou pour freiner l’avance des blindés comme la presse l’a rapporté pour Oulad Allal ou Baïnem. Les mines qui ont fait le plus de dégâts à notre peuple sont celles à retardement semées dans la mémoire, les esprits et les cœurs algériens tout au long des décennies précédentes. Le long déminage ne pourra se faire que dans une prise de conscience suffisante des Algériens, faite de courage moral et d’efforts politiques.

Pièges identitaires, dynamique nationale et démocratie

Pour justifier le silence sur les points noirs de notre passé historique ou de notre guerre de libération, on a souvent invoqué un souci d’apaisement. On ne peut que comprendre et partager cette préoccupation. Précisément à partir de cette préoccupation, il n’y a rien de plus illusoire et dangereux que de rechercher cet apaisement en perpétuant les pratiques d’étouffement qui nous ont mené au drame. La chape de silence instaurée à l’indépendance – qui équivalait en fait à légitimer des actes arbitraires et antinationaux – n’a pas évité les drames actuels. On pourrait même prouver qu’elle les a favorisés et précipités.

Beaucoup dépend en réalité de la façon dont on aborde notre passé. Que vise-t-on lorsqu’on remonte dans le temps historique?

S’agit-il d’appeler à la vengeance, aux règlements de compte, au revanchisme stérile? Dénoncer et diaboliser des personnages historiques jusque là glorifiés sans mesure? Ou tout simplement, au delà du jugement porté sur des comportements personnels, contribuer à la réflexion et à la vigilance? Par dessus tout, il s’agit d’engager les efforts multiformes de prévention sociale et politique pour empêcher que ces horreurs se reproduisent.

Mon évocation des heures noires qui ont côtoyé les hauts faits de nos luttes passées s’inscrit dans cette préoccupation. La vigilance de mon peuple est le seul monument capable de rendre l’hommage qu’ils méritent à ceux qui ont rêvé pour lui d’un avenir démocratique et de fraternelle solidarité.

L’hommage dépassera les creuses paroles démagogiques s’il s’accompagne d’efforts pour déjouer les surenchères idéologiques, en particulier les pièges du type «identitaire», par lesquels on jette périodiquement de l’huile sur le feu en exploitant des aspirations légitimes ou non, et des sentiments élevés ou de bas étage. Les compétitions économiques, politiques et culturelles sont normales et inévitables. Mais elles sont bénéfiques seulement lorsqu’elles contribuent à éclairer les problèmes, à faire prendre conscience à l’ensemble des acteurs de leurs véritables intérêts concrets. Elles sont bénéfiques à la paix civile lorsque ces conflits font mieux mesurer aux acteurs la part de contradictions réelles qu’ils gagneraient à dépasser par des compromis raisonnables, dans un cadre de solidarité nationale susceptible d’assurer à tous un minimum de sécurité, de rendre leur vie commune possible.

Les problèmes identitaires, comme tous ceux liés à un soubassement civilisationnel, aboutissent selon le contexte géopolitique et selon la façon dont ils sont gérés, à renforcer ou affaiblir la cohésion nationale. Ils sont de ceux dont la solution ne dépend pas seulement de la nature du pouvoir dominant, qu’il soit autoritaire ou démocratique. Leur solution solide et durable ne peut en effet ni être imposée par la force ni se dénouer par la seule loi du nombre ou la décision d’une majorité démocratique. Une solution satisfaisante suppose dans tous les cas un consensus minimum au niveau des pouvoirs comme au niveau de la société, un consensus fondé sur l’émergence d’une volonté de convergence entre les intérêts individuels et particuliers d’une part, et un intérêt général, l’idée d’un bien commun ou d’un idéal, d’une aspiration commune définie ou forgée ensemble. C’est un consensus minimum à instaurer pour la survie de la collectivité nationale en tant que telle.

Les caractéristiques, les normes et les critères d’un tel minimum, dans les domaines qui touchent à «l’identitaire», ne sont pas donnés d’avance. Ils ne découlent pas en droite ligne des a priori idéologiques ou des programmes des uns et des autres. Ils sont modelés par la vie, les besoins sociaux, les rapports de force. Ils gagnent à être mis au point dans un effort créateur mutuel des partenaires concernés.

C’est pourquoi dans les conditions présentes de l’Algérie, il est souhaitable que les problèmes culturels et identitaires ne soient pas sacrifiés en devenant l’otage des conflits de pouvoir. Ils gagnent à échapper à la bipolarisation du champ politique que les protagonistes du conflit armé voudraient imposer aux acteurs socio-politiques en cherchant à les aligner inconditionnellement sur des intérêts matériels et de pouvoir plus étroits, au détriment du déploiement et de la jonction des forces démocratiques.

Lever l’hypothèque des faux clivages, de la confusion et des divisions engendrées par les conflits à forte connotation identitaire (et idéologiques en général) permet de mieux situer les contradictions ou solidarités réelles d’intérêts démocratiques et sociaux. Cela permet de rapprocher les citoyens autour des luttes contre les phénomènes d’exploitation, de spéculation, de corruption et de dégénérescence maffieuse, trop souvent occultés par les approches identitaires, même quand elles sont motivées par des aspirations légitimes.

Cette convergence serait plus forte si elle devenait l’affaire urgente et prioritaire de tous ceux, chacun à partir de son horizon, qui considèrent leur sort lié à celui d’une nation algérienne préservée du désastre de l’éclatement et des humiliations de la dépendance.

Notre peuple attend depuis trop longtemps une ère prolongée de paix et de prospérité.

Quelle responsabilité pour les politiques?

C’est aujourd’hui une constatation géopolitique à l’échelle mondiale, que les populations influencent de plus en plus massivement la scène politique, directement ou indirectement. D’un côté elles exercent une pression sur les états-majors civils et militaires habitués à calculer et décider en sphères restreintes ou en secret. D’un autre côté, cela incite ces derniers à manipuler en grand la vague des sentiments et des pulsions populaires. Des développements imprévus découlent souvent de ces deux tendances, jusqu’à échapper parfois aux attentes et au contrôle des décideurs habituels ou des candidats à leur succession. D’où la responsabilité plus grande des acteurs du champ politique.

On en mesure la gravité aujourd’hui lorsque d’un côté des jeunes emportés par la douleur clament spontanément à Tizi-Ouzou «l’guirra, l’guirra!», tandis qu’à l’autre extrême, les courants qui n’ont pas avalé la reconnaissance de l’amazighité par la Constitution de 96, cherchent de bonne ou de mauvaise foi, à affoler ou soulever l’opinion arabophone par leurs communiqués et commentaires de presse qui ressassent à nouveau le cliché du séparatisme anti-arabe et profrançais. On imagine ce qu’ils peuvent dire de bouche à oreille.

Dans ces conditions, il serait normal, et le contraire serait impardonnable, que les hommes politiques de tous bords , indépendamment de leur projet de société, et avec l’autorité qu’ils ont acquise auprès de leurs propres partisans, condamnent fermement comme suicidaires de tels comportements. Ils donneraient ainsi la preuve qu’ils sont plus attachés aux intérêts de leur peuple qu’à des enjeux partisans immédiats. Arabophones ou berbérophones, ils s’honoreraient beaucoup plus en s’éloignant des anathèmes et diatribes manichéennes et simplificatrices et s’ils mettaient tout leur talent politique à proposer les initiatives symboliques constructives qui inciteraient les composantes de notre peuple à réfléchir, mieux mesurer la complexité de la situation.

De telles réactions, empreintes de dignité, se sont manifestées dans la société civile, parmi les milieux artistiques ou politiques.

Les exigences dans ce domaine me paraissent plus grandes lorsqu’il s’agit d’acteurs qui se réclament d’un idéal et d’une culture démocratiques. En ce sens que, arabophones ou berbérophones, ils ont à prouver les capacités rassembleuses et constructives de cette approche. En d’autres termes, montrer qu’ils sont capables, sans renoncer à leur propre sensibilité culturelle, d’établir des passerelles en direction des autres sensibilités. Plutôt que d’en rester à la dévalorisation des autres sensibilités ou à discréditer de bonne ou mauvaise foi les approches adverses, plutôt que d’aggraver ainsi les compartimentages de notre peuple, il est plus efficace et plus rassembleur de valoriser et rendre attrayants pour tous ce que chaque langue et chaque ressource culturelle apporte à la collectivité nationale. Ces apports différenciés, niés par certains politiciens démagogues, sont au contraire mis à profit et appréciés par les utilisateurs dans leurs travaux et les loisirs de la vie courante et culturelle, comme étant les plus appropriés à leurs domaines d’activité complémentaires, que ce soit la grande majorité des simples citoyens, les fonctionnaires, les commerçants, les techniciens et scientifiques, les hommes de culture et artistes, les linguistes et sociologues.

Aussi est-il plus fructueux à terme de convaincre des raisons qui militent «Pour» des propositions et revendications données que de crisper un secteur hostile de l’opinion en se laissant enfermer dans les seules raisons qui militent «Contre» les propositions opposées.

Les faits d’expérience l’ont montré: il est souvent plus bénéfique et offensif de mettre l’accent sur la création culturelle effective et les usages consacrés par la société, que sur les mesures administratives d’officialisation ou d’interdiction et de limitation.

Tout le monde sait que Rachid Qsentini, Hadj Mhamed al Anqa, Mammeri, Alloula et Kateb Yacine, Dahmane al-Harrachi, Idir et Manguellat, n’ont pas eu besoin de lois ou d’autorisations administratives pour innover et créer des œuvres d’un grand rayonnement populaire. Leur audience nationale et internationale a été irrésistible sans qu’elle ait donné lieu à des affrontements dangereux pour la Nation.

Il s’agit en un mot, de privilégier l’adhésion volontaire et les stimulants matériels et moraux plutôt que la contrainte et les diabolisations.

Au-delà des slogans

Plus globalement, puisque la guerre d’indépendance a enfin donné à l’Algérie le droit de se reconnaître algérienne, évitons ou cessons de donner à cette qualité un sens d’exclusion ou d’opposition des sensibilités qui la composent. Il arrive que certains proclament «Vive l’Algérie algérienne» en donnant à cette formule un sens restrictif et défensif. Ils voudraient dire par là que, étant algérienne, l’Algérie n’est pas arabe, ou berbère ou musulmane ou ouverte sur le monde entier.

Admettons plutôt une réalité et faisons la progresser: cette Algérie, chacun ne peut l’aimer et la reconnaitre qu’à partir de ce qu’elle représente pour lui et de ce qu’elle lui apporte.

Or cela est possible parce que étant algérienne, la nation n’est pas seulement arabe, pas seulement berbère, pas seulement musulmane, pas seulement ouverte sur le monde (que ce soit celui de la francophonie ou plus largement le domaine de l’universel, qui nous appartient autant qu’à n’importe quel autre peuple). La nation algérienne en gestation permanente est tout cela à la fois . Elle peut apporter à chacun une grande part de ce qu’il attend d’elle, y compris la sécurité et la confiance réciproques, même si cela est plus complexe à gérer.

Elle est surtout bien plus qu’une juxtaposition ou une addition de «constantes» nationales alignées côte à côte comme des monuments inertes qu’on salue au garde à vous, sans nul besoin d’efforts créateurs.

La nation n’est pas composée de parcelles de terrain linguistiques et culturelles dont les «propriétaires», comme les paysans, surveillent jalousement si le voisin n’a pas déplacé les bornes de quelques centimètres. Pour qu’ils n’en arrivent pas à s’entretuer, faudrait-il nous épuiser à d’incessants arbitrages et jugements de valeur à partir d’a priori idéologiques irréductibles?

Est-on capable, dans un domaine que chacun par définition interprète à sa façon, de codifier des «constantes» (thawabit), comme des marchandises pour empêcher de tricher sur les poids et mesures, alors que la seule constante capable d’unir et de pacifier les comportements, la plus grande condition de cohésion nationale est l’esprit de mutuelle ouverture?

Cet esprit ne se décrète pas en ce qui concerne les représentations culturelles.

Si entité nationale il y a, c’est d’une nation vivante qu’il s’agit, et non pas une nation sur le papier et dans les discours.

Elle est faite des interactions bouillonnantes et aujourd’hui encore désordonnées, appelées schématiquement à évoluer dans deux directions possibles.

Ou bien les qualités porteuses de vie de ces composantes se féconderont et s’épanouiront dans les efforts de création, comme l’ont prouvé déjà de nombreux faits de culture que notre peuple a vécus et plébiscités malgré les cris ou grognements politiciens.

Ou bien les étroitesses et les prétentions au monopole de ces composantes se neutraliseront et sombreront dans un chaos manipulable et maléfique.

Quiconque croit pouvoir s’agripper à une seule des consciences identitaires ou des valeurs de notre peuple en les opposant entre elles, fait preuve du même passéisme intolérant qu’il reproche aux autres.

Ceux qui croient pouvoir mettre entre parenthèses un seul des fondements historiques d’un peuple qui a voulu et arraché massivement son indépendance, s’aveuglent en réalité sur les recompositions de la nation qui sont perpétuellement à l’œuvre.

Avec ou sans eux, ces recompositions se font et se feront à partir des matériaux déjà présents et en cours d’intégration à la fois consensuelle et conflictuelle. Il nous appartient seulement et surtout de contribuer à ce que ces recompositions se fassent avec le plus d’apports bénéfiques et le moins de douleurs et d’injustices.

La force, l’honneur et le développement de la nation algérienne résideront dans les capacités de son peuple à faire la synthèse heureuse des atouts issus de son évolution historique.

La diversité «raciale» tant décriée en France par les intégristes nationalistes de Le Pen, vient de donner à cette nation l’une de ses grandes raisons de fierté et de cohésion à l’occasion du Mondial de football. Le nouveau cours de la politique extérieure iranienne, encore incertain mais soutenu par des forces jeunes et tournées vers la vie, a fait de l’amicale rivalité sportive internationale un des symboles du rapprochement souhaitable entre les peuples et les civilisations.

L’Algérie quant à elle, donne l’image de fédérations et activités sportives livrées à de sordides luttes d’influence claniques ou régionalistes. Victimes d’une conception frileuse, primaire et chauvine de l’unité nationale, nous demeurons en retrait des avancées internationales, des spectateurs impuissants malgré les «sursauts», les «défis», les «ruptures» et les «redressements» en paroles.

Vivant sur des lauriers anciens, réfugiés dans l’arrogance face aux réalités, nous sommes champions d’arbitraire et de procédés infantiles. Nous battons des records comme destructeurs des rêves d’enfants déshérités, empêchés d’élargir pour quelques semaines de vacances au contact du monde leurs horizons et préoccupations d’enfants. Ils sont pourtant notre avenir. Ce mépris et ce manque de confiance envers des témoins et ambassadeurs véridiques de nos souffrances et de nos espoirs, quel aveu!

Notre richesse humaine et nos capacités de solidarité nationale avaient fait leurs preuves dans l’enfer de la guerre de libération, alors que l’Algérie n’avait pas encore connu les brassages de population de l’après-indépendance, à la fois chance et source de difficiles problèmes.

Nos potentialités fructifieront mieux quand nous enterrerons ensemble non plus les victimes de conflits révoltants mais l’esprit de parti unique dont chacun a été intoxiqué durant des décennies, jusqu’à se penser ou se comporter à un moment ou à un autre comme s’il en était l’héritier.

Nous aurons beau chercher des combinaisons et des issues. Elles déboucheront sur des impasses tant qu’elles naîtront de sur-idéologisations porteuses d’exclusion.

La vie ne nous laisse en réalité d’autre choix que le suivant: consacrer nos intérêts, notre amour-propre et nos efforts à faire vivre une nation algérienne librement reconnue et soutenue par tous les siens, ou bien nous enfoncer un peu plus dans la honte de ce que sera devenu notre peuple.

S.H.

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pdf-3.jpgIL Y A SOIXANTE ANS, LES PIÈGES « IDENTITAIRES » SE METTENT EN PLACE

Sadek Hadjerès

première publication en septembre 2000, dans « Deux mille ans d’Algérie », tome III, Carnets Seguier

socialgerie, article 9, le 5 juin 2009 [[IL Y A SOIXANTE ANS, LES PIÈGES « IDENTITAIRES » SE METTENT EN PLACE http://www.socialgerie.net/spip.php?article9
http://www.socialgerie.net/IMG/pdf/2009_06_02_Il_y_a_60_ans_le_piege_identitaire_2002_08_23.pdf ]]

1947.

En 1947, j’avais dix-neuf ans. Après ma première année étudiante, je venais d’obtenir (dans le groupe des trois premiers sur les 3OO candidats), mon certificat de Physique-Chimie-Biologie pour entrer à la Faculté de médecine d’Alger. Parallèlement je militais dans le mouvement associatif patriotique (comme membre du bureau de l’AEMAN) et surtout dans la section universitaire du PPA dont je deviendrai l’année suivante premier responsable, dans les conditions que je rapporterai, car ce fut par voie d’élection interne à l’organisation, ce qui était jusque-là tout à fait inhabituel.

Ce faisant, je continuais avec l’ardeur qui était celle de nombreux jeunes de mon âge, à partager mes activités militantes avec la section du PPA de Larbâa, dans la Mitidja. J’y avais animé depuis 1943 le mouvement de masse de la jeunesse (notamment Scouts Musulmans Algériens dont j’étais responsable pour le district de l’Est-Mitidja). Ayant adhéré au PPA en Octobre 1944, je contribuais dans cette localité à partir de 1947 à la sélection des volontaires issus de l’organisation clandestine du PPA pour les verser dans l’OS (organisation spéciale paramilitaire). Je maintenais en même temps des liens informels et amicaux avec les responsables du PPA d’El-Harrach (ex Maison- Carrée) et surtout ceux de Kabylie, dont plusieurs, comme Ali Laïmèche, Ammar Ould Hammouda, Hocine Aït Ahmed, Omar Oussedik avaient été mes condisciples au lycée de Ben Aknoun en 44-45 avant qu’ils ne rejoignent, en le créant, le premier maquis de la Résistance algérienne organisée dès l’été 1945. D’autres poursuivaient, comme Mohammed Aït Amrane en Oranie, une féconde activité militante et de création culturelle dans les localités arabophones où ils résidaient.

Dans l’année qui a suivi, chacun de nous, là où il se trouvait, comme de nombreux militants à travers le pays, ressentait à sa façon et selon son itinéraire et sa sensibilité propre, divers éléments d’un malaise qui s’accentuait après la grande vague d’enthousiasme et d’espoir des années précédentes. Les rapports de la base militante faisaient état d’interrogations et d’inquiétudes, mais le plus souvent de façon allusive et en ménageant la direction, en appelant à son intervention, tant était grande encore la confiance dans une direction fortement idéalisée. (Voir à ce sujet la grande surprise dont s’est souvenu Belaïd Abdesselam dans ses entretiens rapportés par Ali El Kenz et Mahfoud Bennoune, lorsque coopté au Comité central du MTLD, il découvre des personnages, une atmosphère et des méthodes qu’il imaginait tout autrement).

Ce capital de confiance commençait à être érodé chez ceux qui ne côtoyaient pas directement les membres d’une direction auréolée globalement du prestige de la cause nationale, comme l’était Messali, jusque là notre “Zaïm” (leader charismatique) incontesté. Plusieurs éléments de doute se conjuguaient pour entretenir un marasme qui ne s’était pas encore noué en crise et pouvait être surmonté à ce stade. Il y avait entre autres la lourde déception après les élections de 1948, pour lesquelles la nécessité de participer n’avait pas été expliquée suffisamment et correctement et qui furent massivement truquées dans la violence par le gouverneur socialiste Naegelen. Il y avait l’humiliation de la défaite arabe dans la “ drôle de guerre ” de 1948 en Palestine, alors que la propagande du parti avait chauffé à blanc l’opinion en misant tout sur une Ligue et des souverains arabes inféodés à l’Occident et qu’on n’avait cessé de nous présenter comme incarnant les espoirs de notre nationalisme. Il y avait le mécontentement et le désarroi de la base militante face à ce qui, faute d’explications convaincantes, lui apparaissait comme un immobilisme ou des revirements injustifiés de la direction sur ses orientations radicales précédentes. Le malheur est que celle-ci semblait investir son talent dans le verbiage et les faux-fuyants démagogiques, elle distillait aussi le poison des manœuvres de diversion et des luttes de clans, en guise de réponse aux inquiétudes montantes.

Le tout entretenait un lourd climat, propice aux accrochages et foyers de discordes, faute d’écoute et de dialogue ouvert sur les solutions à mettre en œuvre. Je ferai état ici d’une des étincelles provocatrices qui ont contribué à alourdir les incompréhensions. Par sa vivacité et sa forte charge émotionnelle, cet épisode s’est fortement inscrit dans ma mémoire, comme un moment de révolte où quelques irresponsables, sans mesurer la gravité de leur geste, ont stupidement miné à mes yeux la fraternité de combat et un minimum d’esprit d’ouverture qui étaient jusque-là, en milieu étudiant et dans tout le pays, notre acquis le plus précieux.

Alger, 1948.

L’AEMAN [[ Association des étudiants musulmans d’Afrique du Nord, fondée en 1918-19 à Alger sous le nom d’abord d’Amicale, tandis que l’AEMNA, association des étudiants nord-africains sera fondée à Paris en 1928]] dont j’ai été puis serai membre du bureau durant quatre années successives (j’en serai l’année suivante élu président), donne au centre du vieil Alger son gala annuel, au siège de l’Opéra, aujourd’hui Théâtre national algérien.
C’est la deuxième année, depuis la rentrée universitaire 46-47, que l’AEMAN, dirigée essentiellement par des militants du PPA-MTLD, a consacré une rupture avec les anciennes pratiques qui privilégiaient les activités de « salon » et les relations avec la « haute » société musulmane de notables et bourgeois de bonne famille algéroise. Ces relations demeurent mais les orientations patriotiques ouvertement affichées font jonction avec les couches populaires gagnées par le mouvement nationaliste.

L’‘association a quitté son local exigu du siège de l’AGEA (Association Générale des étudiants d’Algérie) qui regroupe en principe tous les étudiants mais où les européens sont dans la proportion écrasante de 10 pour un musulman) au boulevard Baudin, (aujourd’hui Amirouche). Avec l’aide de milieux nationalistes liés au PPA, nous avions ouvert le nouveau siège place de la Lyre, en plein quartier populaire jouxtant la Casbah. Nous y faisons fonctionner un restaurant dont je suis le gérant-trésorier et dont la salle nous donne toutes possibilités de nous retrouver à notre aise, d’organiser conférences, manifestations et invitations de notre choix. Une arrière salle exigüe abrite nos réunions du bureau de l’AEMAN et aussi les contacts plus confidentiels de la direction de la section PPA étudiante. Entourés du brouhaha du marché de la Lyre, des brocanteurs, vendeurs à la sauvette et des cafés qui déversent leurs flots de musique algérienne et orientale dans une rue Randon si encombrée qu’on a peine à y avancer, nous nous y sentons après nos cours déjà presque indépendants.

Le gala annuel nous permet justement d’alimenter un budget de fonctionnement substantiel.

Nos compatriotes venus en masse des quartiers les plus lointains de la capitale ou d’autres localités de la région algéroise, ont rempli à craquer la salle de l’Opéra, sous les yeux ébahis d’un personnel habitué à un autre public. Venus aider les « leurs », ils attendent fébrilement du programme artistique et culturel annoncé les messages d’espoir et de lutte solidaire, dont la censure coloniale et les préoccupations quotidiennes souvent lourdes les ont sevrés.

De notre côté, nous avions préparé soigneusement ce programme, alternant chants, prestations d’artistes, pièce théâtrale, allocutions. Le clou devait en être une adaptation de « Montserrat » en arabe, jouée par des étudiants et dirigée par Mohammed Ferrah. Ce publiciste bilingue avait déployé beaucoup d’entrain et de talent pour animer cette pièce du répertoire de Roblès, dont la ferveur patriotique correspondait bien aux attentes de l’époque.

Le rideau va se lever pour l’ouverture de la soirée et l’annonce du programme. Un coup d’oeil de routine sur la liste qui va être lue et il nous apparaît une chose bizarre: le chant « Ekker a mis en Mazigh » (en berbère), n’y figure plus. Sa programmation n’avait soulevé aucun problème, ce chant avait depuis longtemps dans le pays une renommée telle que dans nombre de manifestations sa présentation allait de soi autant que celle de « Min djibalina ». Par exemple, le public à 98 pour cent arabophone de Larbâa, à l’occasion des fêtes du Ramadhan, tout comme le public d’El Harrach originaire de toutes les régions de l’Algérie centrale, à l’occasion des mariages ou fêtes familiales de militants nationalistes, accueillaient sans problème et même avec chaleur cet hymne avec les autres chants en arabe classique ou parlé. Je me souviens en particulier que malgré d’autres thèmes de friction qui furent pour la plupart surmontés, il n’y eut jamais à ce sujet de controverse ni même de campagne de sourdes rumeurs de la part des dirigeants du Nadi l Islah de Larbâa comme Si Mestafa Belarbi ou de la médersa comme le Chikh Mohammed. La raison en était probablement, outre que nos activités communes avaient tissé entre nous des relations de confiance suffisantes, qu’ils avaient jugé sainement, hors de présupposés idéologiques, que ce chant patriotique en berbère ne portait en rien atteinte au programme arabe de ces soirées. Aussi était-il ressenti comme un signe supplémentaire et réconfortant des sentiments de solidarité qui avaient gagné le pays et aiguisaient les espoirs de ses habitants.

Peut-être, avons-nous d’abord pensé en cette soirée de l’AEMAN, l’omission du chant berbère sur la liste résultait-elle d’un oubli ou d’une erreur involontaire? Qui donc avait mis au propre la liste définitive? On n’arrive pas à le savoir dans le désordre qui règne et s’aggrave avec cet imprévu. L’organisateur du programme culturel, Ferrah, ou quelqu’un d’autre, je ne m’en souviens plus, suggère que tout compte fait, l’ensemble étant très chargé, un ou deux chants de moins nous mettra plus à l’aise.

Pourquoi précisément celui-ci, et pas un autre, s’exclame un présent. Un de ceux qui avait eu déjà l’occasion d’exprimer ses conceptions réductrices et chauvines du nationalisme panarabe, (il ne les exposait pas dans les assemblées et débats ouverts mais à la sauvette dans les coulisses) ne peut s’empêcher de vendre la mèche: il vaut mieux, dit-il, ne pas faire de « régionalisme » ! Le gros mot est lâché.

En un éclair, chacun saisit que s’appuyant sur deux ou trois comparses, « on » est passé par-dessus la tête de la direction politique aussi bien de la section PPA étudiante que du bureau de l’AEMAN, pour tenter à la sauvette ce coup mesquin, sans en mesurer la signification et les conséquences néfastes. Sans doute cela ne venait pas de Bellahrèche, le président de l’association en exercice. Avec son air bonhomme, cet étudiant âgé qui terminait sa Pharmacie, assumait son appartenance au MTLD de façon tout à fait détendue, mais sans équivoque (il en avait été candidat dans une circonscription du Sud contre son propre frère, tous deux issus d’une famille de “grande tente”. L’administrateur de “commune mixte”, n’eut même pas besoin d’appliquer les consignes de violence du gouverneur Naegelen, il se contenta d’établir le procès-verbal des élections en inversant les résultats des suffrages portés sur le même nom patronymique). Il était quelqu’un d’avenant, ouvert et loyal, incapable de coups tordus de cette espèce. Il en était de même de la plupart des étudiants arabophones. Aussi les soupçons se portent dans nos esprits sur un petit groupe lié à des “apparatchiks” de la direction centrale, de ceux à qui il fallait, avant n’importe quelle initiative courir prendre leurs directives au siège central de la rue Marengo. Ils ne se sentaient à l’aise que dans les intrigues, fuyant les francs débats de fond et la claire répartition des tâches et des prérogatives comme les chauves-souris fuient la lumière.

Devant l’embrouille devenue tellement transparente, le responsable de longue date de l’organisation politique universitaire, Hénine Yahia, souligne l’irrégularité du procédé:  » Celui qui avait des réserves à faire sur le programme n’avait qu’‘à les présenter avant et auprès des instances concernées. Maintenant, une seule chose compte, il faut réparer immédiatement ».

Le groupe en effervescence derrière le rideau a grossi et l’indignation a gagné la plupart de ceux qui étaient la cheville ouvrière de tout le spectacle. Pour eux, le coup est aussi dur qu’inattendu, quelque chose vient de se briser. Ils se disent que pour remettre les choses en place, il ne faut surtout pas admettre l’insoutenable. Sans se concerter, chacun annonce froidement sa résolution. « Ou ce chant patriotique algérien, qui fait quelques minutes sur trois heures de programme arabophone (il y avait aussi des intermèdes francophones), ou il est inutile de compter sur nous ». L’un de ceux qui s’était le plus dépensé dit son amertume: “ si je compte pour rien, qu’est-ce que je reste faire ici? ”. Un autre devient agressif: “ si on parle de régionalisme, je prends immédiatement le micro et je soumets la question à l’avis du public; il est d’accord ou non pour ce chant?”. La situation s’est à la fois envenimée et renversée, d’autant plus que les initiateurs du procédé, pas fiers du tout, craignaient maintenant d’être désavoués en haut lieu pour avoir déchaîné bêtement la tempête.

Dans la salle, le public patientait, ignorant l’enjeu qui le concernait pourtant au premier chef. La soirée débute. Lorsqu’à son tour « Ekker a mis en Mazigh » est annoncé, c’est un tonnerre d’applaudissements, puis de tous les coins, la salle accompagne le chœur et reprend le refrain, comme il le faisait habituellement pour Min djibalina. L’ensemble du spectacle est réussi, on en parlera plusieurs jours dans Alger. La vente aux enchères traditionnelle (un portrait de l’Emir Abdelqader) et les dons ont atteint des sommets, s’ajoutant aux recettes du spectacle.

Remontant avec mes compagnons l’escalier interminable vers le local de la Lyre où nous passerons le reste de la nuit, la grosse recette de la soirée dans ma vieille mallette cabossée me paraît lourde d’amertume. J’aurais souhaité que le succès fût autre, celui d’une cohésion nationale en vigoureuse progression. Une interrogation pénible colle à notre petit groupe comme la rosée humide aux pavés de la place familière du marché de la Lyre que nous contournons. Un étrange sentiment de gêne et d’inquiétude s’insinue dans nos esprits gagnés à l’indépendance. Nous n’accordions jusque-là qu’une attention mineure à la diversité de nos langues maternelles ou de nos régions d’origine, mais au grand jamais nous ne les opposions de façon si stupide.

Etait-ce une fausse alerte ou un SOS lugubre avant des désastres impensables? Le cœur se serre un peu plus à la vue des dizaines de dormeurs affalés sur leurs cartons sous les arcades, près des bouches de chaleur des boulangeries ou des bains maures. Les malheurs qui hantent leurs rêves tourmentés sont-ils seulement ceux de la misère matérielle? Dans quelle langue sera-t-il « licite » qu’ils expriment leur révolte et clament leurs espoirs? Dans quelle langue plus compréhensible et plus sensible pour eux faudra-t-il leur parler pour qu’ils s’éveillent à la liberté et s’organisent pour l’arracher? Comment qualifier l’absurde prétention à dresser des barrières et des interdits linguistiques devant la puissante et rassembleuse revendication d’indépendance, comment et pourquoi se priver des instruments les plus directs et les plus éloquents pour en clarifier les voies et le contenu?

Ce soir-là, je fus davantage convaincu que le courage patriotique ne consistait pas seulement à affronter l’ennemi colonialiste. Il consistait aussi à défendre les valeurs simples, endogènes et exogènes, qui avaient permis à notre peuple de survivre et de s’ouvrir à une vocation nationale. Le mouvement national avait besoin de rationalité et d’esprit de principe pour faire reculer les gesticulations démagogiques. Il fallait le préserver des dégâts occasionnés par les agissements qui dépréciaient l’héritage de civilisation arabe et islamique, alors qu’ils trahissaient ce que ce passé avait eu de meilleur. L’histoire dont nous nous glorifions les uns et les autres méritait mille fois mieux que d’être prise en otage par les hégémonismes, les carences et la myopie politique.

Je fus heureux de constater que cette conviction était partagée par d’autres compagnons de lutte que j’estimais le plus pour leur abnégation et leur apport sur le terrain. Ils étaient venus, par des voies et à partir d’expériences diverses à la même conclusion, il fallait engager des initiatives positives pour corriger les dérives néfastes qui menaçaient…

août 2000

Le récit qui précède est extrait d’un ouvrage à paraître bientôt, consacré à la crise du PPA de 1949. J’avais durant l’été 1998, à l’occasion des troubles sérieux et du climat malsain qui avaient affecté le pays après l’assassinat de Maâtoub Lounas, publié dans EL-WATAN (4 articles du 29 Août au 1er Septembre 99) la relation de quelques épisodes d’une crise dont je fus l’un des témoins et acteurs, ou de quelques-uns de ses prolongements au cours du demi-siècle écoulé.
Mon objectif était et demeure, en même temps que l’information des générations actuelles sur des faits quasi totalement occultés par les historiographies officielles, de pousser à la réflexion et au débat. Il me paraissait important de mettre en lumière certains mécanismes pervers, qui ont fait leur apparition avec une particulière netteté au cours de cette crise de 1949, mais qui sont restés toujours à l’œuvre jusqu’à aujourd’hui. Ils ne cessent de faire obstacle autant à la cohésion nationale algérienne qu’à la réalisation des aspirations démocratiques de notre peuple et à l’émergence d’une citoyenneté digne des sacrifices consentis pour l’indépendance.
Dans les articles d’EL-WATAN comme dans l’ouvrage en instance, mon souhait était que les faits exposés permettent au lecteur d’évaluer s’il est valable ou non de parler comme je l’ai fait, à propos des événements et de la crise prémonitoire de 1949, de prototype et de matrice de toutes les autres crises futures.

Au-delà des enchaînements factuels et de filiations concrètes indéniables, on retrouvera en effet dès les lendemains de cette crise précoce, comme en 1952-53 au sein du PPA-MTLD et jusqu’aux heurts sanglants de nos jours, en passant par les conflits de la guerre d’indépendance et des décennies de parti unique, l’affrontement des mêmes types d’orientations politico-idéologiques, des mêmes types de représentations dites “identitaires”, les mêmes méthodes et comportements dans la gestion du politique et de l’organique, les mêmes caractéristiques et problèmes dans les rapports des directions avec les bases militante ou populaire. Bref, une même philosophie politique a prédominé, si on peut parler de philosophie, s’agissant, malgré quelques réelles et méritoires tentatives de redressement, de pratiques de bricolage en décalage avec le faux sérieux des proclamations programmatiques, dont une des fonctions aux yeux de certains, était de servir de rideau de fumée.

Pour ce débat qui me paraît possible, nécessaire et salutaire, parce que lié à des préoccupations et des enjeux actuels, je me suis efforcé de mettre en évidence des faits ou des représentations qui illustrent un des traits significatifs des conflits internes algériens du demi-siècle écoulé, voués comme par fatalité à des impasses de plus en plus aigües. Il s’agit des approches manichéennes dont ne parviennent pas encore à se défaire les différents protagonistes. Elles s’entretiennent et s’exacerbent les unes les autres. Elles ont pour effet de stériliser les efforts vers des synthèses librement et fortement assumées, quand ces dernières ne sont pas simplement décriées comme étant des compromis honteux, des signes de faiblesse, de manque de “nif” ou de “redjla ” (courage viril). Le courage consiste pourtant à imposer et favoriser la conjonction difficile entre le long travail des sociétés sur elles-mêmes à force d’expérience et les initiatives judicieuses des acteurs politiques et des gens de pouvoir. Pareilles synthèses sont seules capables de garantir l’existence viable et durable d’une entité nationale algérienne, dont les uns et les autres se réclament mais qu’ils fragilisent quand ils s’en prétendent les seuls représentants authentiques.

L’absence ou l’insuffisance d’efforts dans ce sens, de la part des parties concernées dans la société, dans le champ politique ou les instances étatiques, explique en partie pourquoi les dérives dont la crise de 1949 a donné le coup d’envoi, ont continué à s’aggraver jusqu’ici.

Dans mon témoignage, j’illustre quelques-uns des enchaînements directs ou indirects qui, dans au moins deux domaines, ont engendré des dégâts incalculables, dont les effets, sinon les causes, sont perçus par les moins avertis des observateurs. D’une part, c’est l’instauration d’un cycle fatal de violences inter-algériennes dont le nombre, la gravité et le cynisme mis à les légitimer sont allés croissants au cours du demi-siècle écoulé[[DÉFICIT AU LONG COURS DE CULTURE DÉMOCRATIQUE – LES VIOLENCES INTERALGÉRIENNES -FATALITE OU MALADIE GUÉRISSABLE ? 1994, par Sadek Hadjerès – socialgerie article 62 : http://www.socialgerie.net/spip.php?article62 http://www.socialgerie.net/IMG/pdf/62_Violences_4_interalgeriennes_nvelle_version_10_Oct_10.pdf]]. D’autre part, c’est l’escalade d’une absurde “guerre des langues”[[Nombreux articles sur socialgerie, dont revue de presse été 2010 TAMAZIGHT, DÉBAT SUR LA LANGUE (RÉCAPITULATION) http://www.socialgerie.net/spip.php?article273 http://www.socialgerie.net/IMG/pdf/debat_en_ligne_tamazight_et_langues_ete_2010.pdf]], là où chacune des langues écrites ou parlées, “savantes” ou “populaires” et toutes prises ensemble, ont largement de champs diversifiés et de fonctions possibles, largement de quoi s’épanouir pour le bien commun, en rivalisant de performances dans les différents créneaux socio-économiques et culturels où elles sont chacune assurées de leur utilité et de leur compétitivité.

Le simple constat d’évolutions aberrantes ne suffisant pas, il est bon de mettre en regard les différentes représentations qui s’épuisent en affrontements improductifs et dangereux, pour montrer ce qu’elles ont en commun de sous-jacent, une égale pulsion d’intolérance et de rejet envers ceux qui ne se soumettent pas inconditionnellement à leurs visées ou leurs visions. Montrer en quelque sorte comment dans l’Histoire algérienne contemporaine, des visions qui disent s’exclure l’une l’autre, se rejoignent en fait pour mettre le pays sur la voie de ce qu’Amine Malouf ou Jean François Bayart, à partir d’exemples qu’ils n’ont eu aucune peine à puiser à travers le monde, ont appelé les identités meurtrières ou l’illusion identitaire.

Dans les articles d’EL WATAN de l’été 1998, j’avais illustré deux facettes, parmi d’autres, d’imaginaires algériens contradictoires que leur intensité a transformés en facteurs opérants de nos dérives historiques.

La première, celle d’un imaginaire arabe globalisant au service d’objectifs et de moyens autoritaires, est illustrée par la façon dont la direction du MTLD en 1949 a fallacieusement gonflé l’imaginaire amazigh. Elle s’en est servie comme épouvantail suggéré par un organe de presse de la grosse colonisation (l’Echo d’Alger, Août 1949), pour se dérober aux réels problèmes de stratégie et de gestion politique que lui posaient de larges cercles de contestataires et de citoyens, pas seulement ceux qui ont eu l’audace à ce moment crucial de poser ouvertement et franchement ces problèmes de fond. En croyant régler ces problèmes par la répression systématique et les manœuvres d’appareil, la direction du MTLD inaugurait, sans le savoir peut-être, le cycle infernal des violences internes au long cours. Une bifurcation et une époque nouvelle qu’un de mes compagnons de lutte arabophone de Larbäa, maquisard depuis 1945, frustré des explications qu’il souhaitait, a bien qualifiées en me confiant: “Wellat drâa!”, c’est devenu une question de force, (ou littéralement de “gros bras” ou bras de fer). L’arbitraire pur se substituait à l’évaluation politique et passait commande, pour ainsi dire, de la liste sinistre des assassinats politiques des décennies suivantes. [[Je n’ai pas dit, dans l’article d’EL WATAN, que l’un des inquisiteurs et des plus virulents antidémocrates de 1949 a failli tomber six ans plus tard victime de sa logique d’apprenti sorcier et de ses pratiques obliques et d’intrigue. Il ne dut la vie sauve dans la première année de l’insurrection qu’à l’intervention de Abbane Ramdane, guidé par une vision politique de large rassemblement national, qui intercéda en sa faveur auprès des chefs de guerre.]]

Mais j’ai pu constater aussi que l’opposition aux comportements agressifs d’un hégémonisme qui persiste à se trouver des justifications identitaires, peut déboucher elle-même sur des représentations identitaires symétriques, tout aussi agressives et unilatérales.

J’ai ainsi illustré comment des partisans du respect du pluralisme politique et de la diversité linguistique peuvent tomber dans la logique et les modes de pensée qu’ils reprochent à leurs adversaires. Au cours de l’été 1990, la cérémonie de réhabilitation de Bennai¨Ouali, odieusement assassiné en 1956 (sur ordre de Mohammedi Saïd commandant de la wilaya III ) pour ses opinions au cours de la crise de 1949, s’était déroulée dans une grande dignité à Mekla-Djemâa Sahridj, son village natal. Cela n’empêcha pas un chevalier de l’anti-arabisme, invité à la cérémonie à la faveur du différend regrettable qui opposait les deux formations politiques les plus représentatives de la région de Kabylie, de saisir l’occasion pour distiller de haineuses diatribes et tenter de chauffer l’assistance contre tout ce qui était arabe. Des comportements inspirés d’une telle mentalité, même s’ils restent minoritaires, jettent un peu plus les citoyens arabophones dans les bras des antidémocrates. Car ces ultra-berbéristes développent des thèmes inspirés quant au fond de la même logique intolérante des relations au sein de la nation et aussi peu démocratique que celle de l’arabisme sectaire. Ils portent un grand tort dans la large opinion algérienne aux porteurs de la revendication culturelle démocratique berbère, surtout si les porteurs de cette revendication ne se démarquent pas assez nettement et énergiquement de mentalités et discours aussi rétrogrades.

J’ai été moi-même dans les domaines culturel et linguistique parmi les premiers à défendre il y a cinquante ans, à contre-courant d’une direction nationaliste bureaucratique hostile, la promotion des langues maternelles aux côtés de la langue arabe littéraire. Je n’en suis que plus à l’aise pour mettre en garde mes compatriotes contre l’absurdité et les dangers de positions qui confondraient la dénonciation des méthodes et du contenu des multiples campagnes de soi-disant arabisation, avec des attaques en règle contre les capacités de la langue arabe à mieux jouer progressivement et de façon progressiste son rôle de langue nationale, faisant jonction entre un socle de civilisation profondément enraciné et les exigences positives de la modernité.

On ne saurait insister assez sur le fait qu’aucune décision politique, aucune mesure administrative ne sera en mesure d’assurer la promotion d’une langue quelle qu’elle soit, si celle-ci n’est pas adossée à un profond effort de création culturelle allant au-devant des besoins, des aspirations et de la sensibilité de ses utilisateurs. La vie en a fait l’ample démonstration à travers l’accueil que notre peuple dans ses différentes couches a fait aux créateurs des différents genres artistiques, culturels et musicaux qui ont su trouver en arabe, en berbère et en français le chemin des cœurs et de la raison de nos compatriotes. Les basses polémiques, les dénigrements, tout autant que les mesures répressives peuvent retarder et affaiblir les évolutions culturelles qui trouvent leur légitimité dans les réalités nationales. Elles ne pourront jamais empêcher leur aboutissement tôt ou tard, avec des manques à gagner et des dommages regrettables.

Autant donc prendre le meilleur parti de ces évolutions pour mieux les orienter et faire bénéficier au plus tôt la communauté nationale de leur richesse. Et autant, pour tous ceux qui estiment que la construction nationale reste le passage obligé pour la réalisation de tout projet socio-politique, convenir une fois pour toutes que ce n’est pas à la nation algérienne, comme ensemble, de se plier aux exigences de la seule arabité, de la seule berbérité, de la seule ouverture sur l’universel, mais c’est à toutes ces composantes d’apprendre à coexister et coopérer pour enrichir et renforcer le cadre national.

En définitive, le problème de fond posé dès les premiers temps de l’essor du mouvement national, et doctrinalement (sous forme d’un consensus national assez large) non résolu depuis un demi-siècle, est celui de la viabilité de la nation algérienne, des conditions de sa cohésion.

Il est incontestable que les questions dites “identitaires” (liées à des données ethnolinguistiques, psychoculturelles, aux perceptions différentes du passé historique, etc.) jouent un rôle important, hypertrophié par les uns qui prétendent en faire la question centrale, sous-estimé par d’autres qui croient pouvoir réduire la question nationale aux seuls rapports de force et enjeux de pouvoir. Les solutions passent assurément par une appréciation suffisamment réaliste des imbrications et des interactions (internes et externes) qui sont à l’œuvre dans l’écheveau géopolitique national et qui font que les crises aussi bien que les solutions envisageables sont multidimensionnelles.

Les “élites”, dans les différents domaines d’activité du pays, exercent dans la perception de ces problèmes une grande influence, parvenant, par divers canaux, à créer de toutes pièces nombre de représentations ou à réorienter et influencer nombre de celles qui existent déjà, spontanées ou non, dans diverses couches de la population. C’est dire leur responsabilité dans la question de l’avance ou du recul d’une notion qui me parait capitale à l’étape que traverse l’Algérie: la question nationale et la question démocratique et sociale sont intimement liées et le meilleur ciment de la nation réside dans l’instauration d’une citoyenneté démocratique qui assure aux nationaux, quel que soit leur parler, leurs opinions, leur sexe, leur statut social, d’égales chances d’accès, selon leurs mérites et leurs efforts, aux bienfaits et aux responsabilités potentiellement ouverts par l’indépendance et la souveraineté du pays.

Le mérite des contestataires démocrates dans le PPA en 1949 est d’avoir posé ces problèmes, notamment dans la brochure “L’Algérie libre vivra”[[L’ALGÉRIE LIBRE VIVRA – 1949 : VIVE L’ALGÉRIE – par IDIR EL-WATTANI, socialgerie article 74, mis en ligne le 20 novembre 2009
http://www.socialgerie.net/spip.php?article74 http://www.socialgerie.net/IMG/pdf/74_doc_pp_1949_ALGERIE_LIBRE_VIVRA_IDIR_EL_WATANI.pdf]], avec les faiblesses et les limites qui étaient celles de l’époque et celles, sociales, intellectuelles et idéologiques du groupe restreint de ses initiateurs et de ses trois co-rédacteurs, dont moi-même (sous le pseudonyme collectif de Idir El Watani). La brochure fut en son temps persécutée autant du côté colonial que de la direction du MTLD. Elle sera reproduite en annexe de ma publication, non pas tellement pour rouvrir un débat escamoté en 1949 sous forme de procès en sorcellerie, mais comme contribution à la réflexion et l’action de tous ceux qui pensent qu’il était et reste possible à l’Algérie, nation et société aux immenses ressources humaines, d’éviter et surmonter le monstrueux gâchis du demi-siècle écoulé.

Sadek Hadjerès le 23 août 2000

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pdf-3.jpg LA CONTRIBUTION TOUJOURS ACTUELLE DE « IDIR EL-WATANI » (1949)

AU DÉBAT NATIONAL [[http://www.socialgerie.net/spip.php?article63 – socialgerie le 27 septembre 2009 ]]
Alger. 24-25 décembre 2001 – Colloque sur “LE MOUVEMENT NATIONAL ET LA REVENDICATION AMAZIGH »

Communication de Sadek HADJERÈS

Chers amis,
Vous comprendrez les causes multiples de l’émotion que j’éprouve en contribuant à ce colloque. Le thème se rattache à un épisode du mouvement national qui, à mes vingt ans, a marqué profondément mon engagement politique ultérieur et ma philosophie de la vie.
Mais l’émotion n’empêche pas l’effort de sérénité et de rigueur auquel nous convie le problème qui nous réunit.
Permettez-moi de dire seulement que si ceux qui ont vécu l’épreuve pénible de 1949 puis assisté à tant de gâchis et de temps perdu, se laissaient aller à des sentiments faciles, qui évidemment n’ont pas lieu d’être, ils suggèreraient des poursuites rétroactives pour atteinte à la Constitution de 1996 envers tous ceux qui depuis des décennies n’avaient cessé de nier que l’amazighité puisse devenir une des valeurs reconnues et dynamiques de l’entité nationale.

Il est évidemment préférable pour tous et pour notre avenir national, de dépasser les rancoeurs et poursuivre l’effort collectif de lucidité et d’union. Il vaut mieux, en ces temps de pessimisme justifié, constater avec réconfort que les sociétés poursuivent, malgré les haut et bas tragiques, leur lent et sinueux travail sur elles-mêmes, et que finissent souvent par reculer les tabous les plus enracinés. Te souviens-tu, Aït Amrane, il y a cinquante-cinq ans, pour faire écho à la belle certitude du poète tunisien Aboul Qassem Ach-Chabbi « idha chaâbou yaouman arada l hayat… » nous chantions avec toi le chant d’espoir que tu avais composé : « ik yehwan tighwzifedh a yidh, azeka d yawi tafat” « nuit, tu auras beau être longue, demain apportera la lumière »?
Mais l’Histoire nous a appris aussi que quand les humains, obéissant à des intérêts étroits ou des préjugés, se mettent à violer et forcer artificiellement les données naturelles ou souhaitables des évolutions sociales, les sociétés et leurs institutions en sont gravement punies. Elles n’en guérissent pas tant qu’elles n’ont pas remédié aux racines de leurs déboires. Nous en sommes là. Quelles orientations favoriseront le mieux le travail de nos sociétés sur elles-mêmes, pour que le rythme et la qualité des transformations correspondent aux aspirations légitimes?

Compte tenu d’e l’actualité dramatique qui s’est acharnée sur notre pays depuis trop d’années, le thème proposé pour ce colloque pourrait tout aussi bien se ramener à la question cruciale suivante : quelles sont les convergences à réaliser pour sauver l’Algérie, en tant que Nation, du mal qui a commencé à la ronger il y a quelques décennies ?

Poser la question ainsi n’a rien d’une négation de la vigueur avec laquelle cette jeune nation s’est affirmée il y a un demi-siècle à travers des épreuves inouïes. Mais malgré des atouts humains et matériels énormes, le processus de développement national a montré une vulnérabilité que les plus pessimistes d’entre nous n’auraient pas imaginé, même après les premières crises qui ont suivi l’indépendance. L’Algérie continue à chercher ses repères. Certains courants ont cru les trouver dans l’aiguisement de références identitaires exclusives les unes des autres. Cette pratique a conduit à des résultats pour le moins discutables, à des impasses tragiques ou des tendances centrifuges pour le destin national.

Comment rendre viable et vivable pour tous une Nation en laquelle l’ensemble des nationaux, dans leur diversité, se reconnaîtraient et trouveraient leur intérêt ? Le temps des vraies solutions presse. La mondialisation en cours, fondée sur la triple hégémonie de la finance, des armes et des grands media, sera de plus en plus impitoyable pour les peuples affaiblis et divisés.

Parmi les multiples éclairages possibles, j’ai choisi celui de la crise du PPA-MTLD de 1949. Je n’aborderai pas ici les enchaînements factuels de cette crise. Je ne sous-estime pas leur éclairage, ils font l’objet de plusieurs de mes publications précédentes et d’un ouvrage à paraître. La genèse et le déroulement des événements de 1949 m’ont paru être la matrice et le prototype des crises qui ont continué à frapper le mouvement national, y compris dans ses moments ascendants. Mais ce champ est trop vaste pour être survolé dans cette intervention.

J’ai préféré centrer l’attention sur un document capital de cette crise, que vous pouvez aujourd’hui consulter dans son intégralité, grâce à une chaîne de hasards et surtout d’initiatives et d’efforts tenaces et désintéressés qui l’ont sauvée de la disparition au cours du demi-siècle écoulé. Il s’agit de la brochure “ l’Algérie libre vivra ” [[L’ALGÉRIE LIBRE VIVRA – 1949 : VIVE L’ALGÉRIE – par IDIR EL-WATTANI, socialgerie article 74, mis en ligne le 20 novembre 2009
http://www.socialgerie.net/spip.php?article74
http://www.socialgerie.net/IMG/pdf/74_doc_pp_1949_ALGERIE_LIBRE_VIVRA_IDIR_EL_WATANI.pdf ]], signée de Yidir el Watani, pseudonyme collectif des trois rédacteurs : Mabrouk Belhocine, Yahia Henine et moi-même. Le document se voulait au départ non une profession de foi mais une plate-forme pour la discussion avec la direction et tous les milieux nationaux en mesure de contribuer à une réflexion plus large Je viens d’apprendre sa réédition dans cette même capitale où l’édition originale semi-clandestine il y a cinquante ans fut la cible aussi bien des colonialistes que de certains cercles nationalistes, dans le but de la faire disparaître sans laisser de trace.

Ceux qui ont permis la préservation de ce document historique

Je voudrais à ce propos rendre hommage à trois maillons de cette chaîne de solidarité patriotique et démocratique particulièrement réconfortante, dans cette question où les esprits malveillants s’efforcent d’introduire le venin de la méfiance ethno-linguistique. Ceux qui ont permis la préservation de ce document historique sont tous des arabophones, ils aiment la langue et la culture arabe, ils ne connaissent pas un mot de kabyle, à part peut-être tamazight et a vava inouva. Ils ont agi en connaissance de cause, par esprit civique et conviction patriotique.

  • Le premier maillon , en Juillet 49 si je me souviens bien, en tout cas par une chaleur étouffante, c’est trois membres de l’OS, mes compagnons de lutte de Larbâa, tous trois “ chaâbiyin ”, deux du niveau de l’école primaire française et le troisième, le plus responsable, seulement de l’école coranique. Nous avions ensemble depuis des années des discussions franches et confiantes dans lesquelles j’apprenais autant qu’ils apprenaient, ils étaient eux aussi insatisfaits des ambiguïtés, flottements et méthodes de la direction. De longue date, nous partagions la même conception de la nation, de la lutte révolutionnaire et des méthodes de débat ouvert au sein du parti. Ils m’ont laissé le souvenir inoubliable de cette fraternité de lutte qu’ont connue d’innombrables militants de ma génération.

    Ils ont emmené les sacs de brochures en un lieu sûr dans la Mitidja après que nous en ayons pris livraison quelques heures plus tôt que prévu. Fort heureusement, car des commandos dépêchés contre nous se sont présentés à l’heure dite devant l’imprimerie, trop tard pour eux, et se sont rabattus ensuite à sa recherche au Foyer des Etudiants qu’ils ont dévasté, puis à l’atelier de tailleur du malheureux Si Djilani, ancien de l’Etoile Nord-Africaine, dont ils ont éventré les matelas. Si l’heure de la livraison n’avait pas été changée, j’aurais subi le même sort que subira cinq ans plus tard devant la même imprimerie en Octobre 1954 le chauffeur de la fourgonnette du MTLD, qui eut un bras brisé et la camionnette détruite. Il était venu prendre livraison du numéro de La Nation Algérienne , organe des centralistes (dont plusieurs des dirigeants étaient alors ceux qui avaient lancé les commandos contre nous en 49). Ironie de l’Histoire : ce numéro de la Nation auquel un commando messaliste s’était attaqué, reproduisait pour son propre compte, et sans citer la source, des passages entiers de notre brochure, concernant le Nationalisme et la Démocratie, sans mentionner le troisième axe, l’orientation révolutionnaire.

    Fort heureusement, l’Algérie n’a pas manqué de citoyens sages, généreux et non déformés par l’étroitesse partisane.
  • Le deuxième maillon du sauvetage de ce document historique a été l’ancien député MTLD Djilani Embarek, arabophone nationaliste, qui retrouvant un exemplaire l’a remis à Mabrouk Belhocine dans les années 80. Et, après que ce dernier ait, semble-t-il, espéré sa reproduction dans une revue berbère de l’époque, c’est encore un autre arabophone, internationaliste cette fois, Mohammed Harbi, qui l’a sauvée de l’oubli en la publiant dans la revue Soual N° 6 en 1987.

En survivant et permettant aujourd’hui des échanges plus sereins, la brochure a eu plus de chance que ses deux initiateurs, Ouali Bennai et Ammar Ould Hammouda. Ces pionniers reconnus et respectés de la lutte nationale, ne pourront pas témoigner ni s’expliquer devant vous. Ils ont été odieusement assassinés sept ans après la crise, uniquement en raison de leurs convictions et à ce jour non encore officiellement réhabilités. Il est en tout cas regrettable que les pourfendeurs de “ séparatistes ”, à défaut de les avoir entendus quand il était temps, ne serait-ce que pour leur demander des comptes, n’aient pas songé à se référer à ce document capital, dès sa naissance ou après qu’il ait été opportunément exhumé par la revue Soual. N’auraient-ils pas dû, en bonne logique, faire figurer cette “pièce à conviction” en première place dans le dossier du procès en sorcellerie intenté aux “berbéro-matérialistes” ?

Brochure à l’appui, ma communication sera donc centrée sur le point suivant :
Quelles orientations défendait en 1949 au sein du PPA-MTLD, le courant qui se définissait triplement, comme algérianiste, révolutionnaire et démocratique?

Pour gagner du temps, je vous éviterai un résumé commenté des préoccupations de principe qui nous ont guidés dans sa rédaction et de plusieurs citations clefs qui expriment avec une grande précision ces orientations. Elles font justice de façon circonstanciée, des calomnies qui ont été déversées sur nos positions, au point que ‘en avais été impressionné en relisant ce texte il y a vingt ans. Ces rappels importants figurent dans le texte imprimé de mon intervention qui vous a été ou vous sera distribué, sous les intertitres suivants:
“ La nation algérienne dans l’Histoire moderne ”.
“ Pourquoi l’Algérie algérienne ?”
“Qu’en est il de nos valeurs identitaires ? ”
Je consacre donc la suite de mon intervention à d’autres commentaires, liés à la problématique de ce colloque sous l’éclairage de la crise de 49.

Dissiper les malentendus, les confusions et la désinformation

Je vous ai parlé de courant algérianiste, nationaliste algérien et non pas berbériste ou berbéro-nationaliste, comme cela est dit parfois avec de bonnes intentions. Ces dernières formulations sont des approximations faciles mais déphasées de l’histoire réelle, qui favorisent les interprétations inexactes et partiales. Aucun militant, je le souligne, même parmi les plus férus de culture berbère, n’a revendiqué à cette époque un projet ou un concept politique fondé ou centré sur la défense et la promotion de la SEULE amazighité. Qui a utilisé en 1949 le terme de berbérisme ? Uniquement des membres de l’appareil de direction du MTLD à des fins polémiques. Ils l’ont utilisé dans un sens qu’ils voulaient péjoratif, quand ils ont préféré, au lieu des explications et du débat général souhaités par de larges secteurs du parti à travers toute l’Algérie, procéder à une diversion envers les cadres contestataires, ceux qui les avaient le plus dérangés par leur franchise, dont la plupart militaient en Kabylie ou en étaient originaires.

Historiquement, pour 1949 et jusqu’à 1963, c’est un anachronisme de parler de berbérisme dans les multiples acceptions et formes qu’a pris de terme plus tard, quand des courants politiques et idéologiques se sont cristallisés, revendiqués et recentrés comme tels dans les nouvelles conditions politiques, idéologiques et culturelles de l’indépendance. Quant à qualifier de berbéristes des activités ou des aspirations culturelles berbérisantes normales et légitimes, en leur prêtant une signification politique qu’elles n’avaient pas et ne pouvaient pas avoir, c’est tout simplement ne pas connaître le contexte et les militants des années quarante, ou les croire capables de comportements fous ou suicidaires. Que s’est-il donc passé pour ceux des dirigeants du parti qui se sont affolés devant une contestation que, dans leur mentalité habituelle et le climat de luttes entre factions, ils ont attribuée à un complot visant à les déboulonner (n’oublions pas les luttes sourdes comme celle qui opposait Lamine Debbaghine à Messali et auxquelles nous étions étrangers). Ils ont saisi la perche tendue par les intoxications de la presse colonialiste pour se débarrasser d’adversaires politiques emprisonnés (comme par hasard) et dans l’impossibilité de se défendre.

À l’époque, nous avions été sidérés du fait que pour des raisons politiciennes, l’appareil du parti ait eu recours de façon aussi grossière à un argument qui ne collait en aucune façon avec le climat du pays et qui surtout était lourd de graves retombées psychologiques et politiques. Quel était ce climat, qui brusquement s’est trouvé pollué par des insinuations aussi perfides et la mise en branle de méfiances et conflits sans principe?

Comme me le rappelait à juste titre Mahfoud Kaddache, dans le mouvement scout, chacun chantait et s’exprimait dans la langue qu’il voulait et qu’il pouvait, tandis qu’à Larbâa ou El Harrach, Ekker a miss en Mazigh et Min dijibalina soulevaient ensemble le même enthousiasme dans tous les publics confondus. Les langues étaient différentes mais elles véhiculaient un langage national commun d’une grande force, l’espoir de l’indépendance.

À l’AEMAN d’Alger entre 1946 et 1948, chacun venait avec le bagage de son milieu, de sa formation et de son itinéraire antérieurs pour en enrichir la cause nationale à travers des débats animés mais fraternels pour lesquels, je m’en souviens, M’hammed Yazid [voir en document joint [ “M’HAMED YAZID, LE COURAGE ET L’HONNÊTETÉ” hommage rendu par Sadek HADJERES, à M’Hamed Yazid, au moment de son décès en 2003.]] au boulevard Baudin (aujourd’hui Amirouche) et Ben Bella au Foyer de la Place de la Lyre qui y assistaient, avaient tenu à nous en féliciter. Pourquoi un autre responsable, Me Kiouane, qui dans un ouvrage a parlé positivement de ces débats, y compris en me citant comme en ayant été un organisateur, a-t-il plus tard fait l’éloge des méthodes de caporalisation, à partir du moment où la section étudiante du PPA, à la quasi unanimité, a refusé son parachutage et celui de ses méthodes ? Pourquoi en est-il venu par gloriole populiste à faire l’éloge des commandos punitifs, auxquels il s’honore d’avoir participé contre les malheureux clochards et alcooliques invétérés, ces mêmes commandos qui viendront dévaster le Foyer de La Lyre dont nous interdisions l’accès même à la police colonialiste.

Ce sont les mêmes commandos qui dresseront à Bab el Oued un guet-apens au jeune avocat Mabrouk Belhocine qui, de ce fait, le visage défiguré, n’a pu pendant plusieurs jours aller défendre au Tribunal les nationalistes emprisonnés, pour lesquels il dénonçait vigoureusement les sévices et les intimidations que leur avaient infligés les autorités coloniales.

Les méthodes antidémocratiques ont commencé à creuser un fossé profond entre la section étudiante et la direction qui s’est mise à utiliser des méthodes obliques au lieu des orientations nationales fermes, véritablement unitaires et soustraites aux aléas des rivalités de clans et de chapelles bureaucratiques. Ils ont encouragé les dérives malheureuses de quelques étudiants de leur clientèle, qui, abandonnés à leurs impulsions et aux sollicitations démagogiques, ne mesuraient pas les conséquences lointaines de leurs actes. En 1948, un fait nous a surpris et littéralement glacés, lorsqu’à un gala de l’AEMAN, quelques irresponsables se croyant couverts “plus haut” ont voulu à la sauvette et à l’insu de la section PPA étudiante, enlever du programme le chant “Ekker a miss en Mazigh” qui faisait trois minutes, sur une soirée arabophone et francophone qui durait trois heures.

Les années suivantes en milieu étudiant m’ont convaincu de l’inconsistance des procédés qui visaient à opposer l’arabité et l’islam à une conception ouverte des problèmes culturels, dans le seul but de couvrir des méthodes autoritaires. Alors que les frictions identitaires s’aplanissent plus facilement dans un climat de réelle démocratie.
En 1950, l’année qui a suivi la crise, j’ai été élu à la quasi-unanimité comme président de l’AEMAN alors que les étudiants étaient informés de mes positions. J’ai gardé à ce jour des souvenirs et des relations cordiales avec les étudiants de l’institut d’Etudes islamiques dont nombreux avaient une conception ouverte de l’islam et de l’arabité. Ce qui a unis alors les étudiants, au grand mécontentement des quelques bureaucrates de la direction du parti, c’est, sur le terrain de l’élan patriotique qui s’amplifiait, un climat démocratique et de réalisations sociales dans le fonctionnement de l’association, en rupture avec les méthodes hégémonistes précédentes. Désormais, la direction de l’association était assumée de façon unitaire entre les représentants des différents courants nationaux, la présidence devenait tournante et les décisions importantes étaient soumises aux assemblées générales de la base, qui bénéficiaient aussi d’une pratique de comptes rendus systématiques. L’association prospérait grâce à l’union dans la diversité et malgré les problèmes, tandis que le MTLD s’enfonçait dans des crises à répétition dont on connait la suite.

Par le procédé de l’amalgame, pour ne pas employer un terme plus fort, on avait donc voulu accabler le groupe informel des contestataires. Ils étaient effectivement en majorité berbérophones, mais deux choses sont vérifiables et significatives. On n’a pas assez prêté attention au fait que plusieurs des jeunes étudiants du groupe qu’on a appelé de Ben Aknoun étaient des arabisants de haut niveau pour l’époque (l’un d’eux sera plus tard un ministre du culte musulman). Et surtout leur vision nationale algérienne et leurs positions ouvertement exprimées ne se sont jamais réduites à un repli culturaliste. C’est même le contraire, leur vision nationale soulignait l’ouverture sur toutes les valeurs, toutes les cultures d’Algérie sans exception. Je ne vous étonnerai pas en rappelant que le renouveau culturel amazigh ne s’est pas nourri seulement aux sources des historiens latins qui nous ont fait connaître leurs propres ennemis, nos compatriotes Massinissa et Jughurta, (la propagande française se gardait bien de les mentionner). Il s’est alimenté aux sources de Ibn Khadoun et Tewfiq El Madani qui nous ont fait connaître en arabe le socle berbère de l’histoire et de la civilisation islamo-maghrébine et méditerranéenne. C’est cette ouverture culturelle de notre nationalisme qui dérangeait les partisans d’une conception étroite et chauvine de la Nation, qui cherchait à fonctionner à l’exclusion de tout ce qui n’entrait pas dans leur modèle idéologique unilatéral. Le levier d’expression principal de cette conception était l’excommunication, une sorte de “takfir” à connotation à la fois politique, culturelle et religieuse. L’erreur fatale de la direction du MTLD à l’époque, a été de diaboliser un courant national unitaire qui cherchait à revaloriser une des dimensions historiques légitimes. Cette dimension culturelle amazigh était jusque-là négligée. Cette lacune laissait justement le champ libre à toutes les tentatives de récupération, qu’elle soit coloniale ou locale réactionnaire et étroitement régionaliste. Il appartenait à la Nation de protéger et récupérer son bien, tous ses biens sans exclusive, en assumant une algérianité féconde et créatrice. C’était la meilleure façon de prévenir les dérives identitaires exacerbées, d’où qu’elles viennent.

Les berbérismes (au pluriel car il y en a toute une gamme), tout comme les autres expressions en “ismes”, arabismes, islamismes, etc, se veulent une façon de concevoir et promouvoir un héritage et des valeurs culturelles ou spirituelles. L’entreprise est positive ou négative selon le rapport tolérant ou non de ces conceptions envers les autres valeurs constitutives de la nation, et parmi elles la plus importante à mes yeux, la dynamique démocratique et sociale et l’ouverture aux valeurs universelles.

Dans tous les cas, à l’échelle du pays entier, “l’identitarisme” reste une approche partielle et vulnérable aux penchants hégémonistes. Cela ne veut pas dire que le nationalisme, qui se veut plus global, en est exempt. C’est le cas quand il croit, en se réclamant des meilleures intentions (unité, modernité ou respect des traditions etc.), pouvoir effacer l’un des socles culturels ou de civilisation de la nation, à la façon par exemple de la tentative kémaliste en Turquie.

Et chez nous en 1949, qui a cru pouvoir effacer quoi ? « L’algérianisme ” des contestataires de 1949 était-il national ou antinational ? Etait-il régionaliste, séparatiste, culturaliste ou pas ? Cela mérite un inventaire objectif. C’est le but des références commentées qui suivent et que je vous livre en plusieurs chapitres dans l’intégralité du texte imprimé qui vous est distribué.

La Nation Algérienne dans l’histoire moderne :

Que disait à ce propos la brochure sur sa cinquantaine de pages ?

Le préambule de trois pages insistait sur l’inscription de notre lutte dans l’évolution universelle. Il soulignait qu’il était temps de passer d’une phase d’agitation et de mobilisation des sentiments à une phase de réalisation. La volonté d’agir était devenue exigeante. Elle cherchait ses voies dans un climat qui prêtait parfois au désarroi des militants face à des positions de la direction qui étaient ressenties comme ambiguës, notamment après les élections à la Naegelen, la grave défaite arabe en Palestine, les déclarations floues et contradictoires ou les silences de la direction sur les problèmes de l’union, les revendications sociales, la démocratie, la culture. Il devenait nécessaire d’appuyer la volonté de lutte massive sur une démarche élaborée et unifiée de libération totale, en priorité politique (liberté et démocratie), mais porteuse aussi d’un contenu social et culturel.

Pourquoi avoir consacré la première moitié (23 pages) à exposer théoriquement les fondements objectifs de notre combat ?

Il nous semblait nécessaire de surmonter la multitude de représentations, de sentiments, de penchants idéologiques et d’inégalités dans les prises de conscience, qui parcouraient les rangs des patriotes. Cette diversité était normale. Mais pour qu’elle ne porte pas de risques de dispersion et de divisions, le mouvement national gagnait à en maîtriser et harmoniser les composantes autour d’un dénominateur commun.

L’opposition entre la nation algérienne et le fait colonial nous paraissait ce dénominateur commun objectif et sensible, présent dans la chair et dans l’âme de chaque Algérien. La brochure analysait les deux termes de cette contradiction.

Du coté nation, pour établir les critères de sa faisabilité et de sa cohésion à l’époque moderne, nous sommes partis de constats puisés dans l’expérience internationale, incluant le monde arabe et musulman. Le plus grand nombre de ces nations s’étaient formées et différenciées à partir d’ensembles ou d’empires, dont les habitants partageaient pourtant la même langue, la même religion et nombre de valeurs communes de civilisation et de culture.

On pouvait en conclure que l’appartenance ethnique, la communauté de langue et de religion, favorisaient souvent une protestation qui évolue vers les contours d’une revendication nationale. Mais ce facteur n’était pas exhaustif et seul en cause. La nation n’émergeait pas par simple reconduction ou juxtaposition des facteurs identitaires accumulés dans le passé. Il fallait à la fois souligner l’importance de ces facteurs et éviter dans le même temps de les hypertrophier sur un mode essentialiste. Ce dernier penchant commençait déjà à faire ses dégâts dans nos rangs nationalistes, allant jusqu’à substituer des visions purement identitaires à la globalité et à la nouveauté du phénomène national.

L’important était donc, comme l’ont souligné bien des théoriciens de la question nationale, une volonté politique de vivre et de réaliser ensemble, capable de faire de la diversité une richesse et une force, sur le socle des valeurs communes léguées par l’histoire.

Evaluant plus concrètement les données algériennes dans ce qu’elles avaient de favorable et de défavorable, le texte en déduisait que notre peuple constituait, malgré les entraves qu’il ne fallait pas se cacher, un candidat valable pour une existence nationale indépendante. La domination coloniale lui barrait la route.

Le fait colonial constituait en effet l’autre terme de la contradiction historique.

Il était analysé dans sa réalité d’entreprise d’oppression et d’exploitation. Les atteintes brutales ou sournoises à la langue, à la religion et à la culture des nationaux algériens, n’étaient pas seulement une expression de racisme idéologique. Elles étaient quant au fond, sous le paravent d’une prétendue mission de civilisation, les leviers d’une stratégie délibérée et dictée par les intérêts tout à fait matériels, visant à briser le facteur de résistance constitué par la personnalité culturelle et spirituelle des opprimés. L’entreprise coloniale souleva en effet des modes de résistance nouveaux. Dans certains secteurs, urbains notamment, ils ont commencé à transformer la personnalité de type communautaire en une conscience d’appartenance nationale plus adaptée aux temps modernes.

Pour Yidir el Watani et le courant dont il était le porte-parole, la lutte du peuple algérien pour la liberté et la souveraineté nationale se justifiait non par les antagonismes de religion, de culture et de civilisation invoqués et exacerbés par les colonialistes, mais par le droit naturel et par le droit international, au vu de l’antagonisme objectif entre les intérêts légitimes de la nation algérienne opprimée et la nature oppressive et exploiteuse du colonialisme français.

C’est ce qui nous autorisait à conclure la première grande partie de la brochure par l’affirmation haute et claire: “Non, l’Algérie n’est pas française, elle ne peut et ne veut être française. L’Algérie n’est et ne veut être qu’Algérienne » .

Pourquoi: “ Algérie algérienne ” ?

La formulation exprimait avant tout notre volonté de promouvoir la Nation, face à une colonisation qui, tout en reconnaissant l’existence de Musulmans, d’Arabes et de Berbères, leur refusait le droit à une appartenance nationale.

Confrontons cette conception de l’algérianité à celle que quelques dirigeants nationalistes ont continué à nous prêter, en la dénaturant.

J’extrais néanmoins de cette partie les remarques suivantes, à propos d’une critique globale qui a été adressée à la conception d’Algérie algérienne.

Selon Benyoucef Benkhedda dans son ouvrage de la fin des années 80, la formulation d’Algérie algérienne “ne veut rien dire au fond”, et “ne peut se comprendre que comme une tentative d’escamoter la personnalité arabo-musulmane de la nation algérienne” [[« LES ORIGINES DU 1er NOVEMBRE 1954 » ; Editions DAHLAB ; page 175.]]
Car, ajoute-t-il, vient-il à des Français l’idée d’invoquer “la France française” ou à des Allemands d’invoquer “l’Allemagne allemande”?

Je voudrais rappeler à Si Ben Youcef, mon compatriote et ancien compagnon de lutte, une chose qu’il connaît pour l’avoir lui-même vécue. Je lui garde précisément pour cela ma fraternelle considération, en dépit de nos divergences idéologiques et politiques sérieuses. Des divergences normales, puisque nous sommes une Nation aux racines plurielles, qui cherche en tâtonnant sa voie vers la justice et la démocratie. Quelle était donc cette volonté commune qui nous guidait malgré nos contentieux passés ? Quelle était cette passion partagée qui nous animait quand nous affrontions côte à côte en 1957 les officiers colonialistes qui, revenus furieux de Dien Bien Phu et de Suez, rêvaient dans Alger assiégée de nous jeter dans le même trou, lui “l’Arabe” et moi “le Kabyle” ? Deux étiquettes que nous n’utilisions plus depuis longtemps, sauf avec de gros guillemets, tandis que l’Echo d’Alger et les colons français n’en mettaient pas, pour nous diviser comme en 49, jusqu’au jour où, ne s’y trompant pas, ils nous ont englobés sous le terme pour eux péjoratif, mais qui nous honorait, de fellagas.

Il existe des moments historiques où la nation niée et en danger a besoin d’être confirmée et revendiquée dans ce qu’elle a d’essentiel. Cette chose la plus précieuse, parce que nous en étions privés, c’était notre algérianité. C’était l’oxygène auquel nous aspirions pour construire ensemble une vie nouvelle, alors que nous n’avions probablement pas la même conception ou la même sensibilité sur la façon de vivre nos langues maternelles et notre islam.

De Gaulle ne faisait rien d’autre lorsqu’aux heures les plus noires de la deuxième guerre mondiale, depuis Radio Londres il éprouvait le besoin de rappeler aux Français que la France devait rester française, et que les micros de la BBC répétaient inlassablement au nom de la France libre “Radio-Paris ment, Radio-Paris est allemand”.

De plus, en quoi le fait de proclamer notre qualité d’Algériens, équivaudrait-il à renier telle ou telle des valeurs identitaires constitutives de notre algérianité ? Est-ce que l’appellation de PPA, parti du Peuple Algérien ou le titre de son organe La Nation Algérienne (au lieu de Nation Maghrébine ou Arabe ou Islamique), signifiait un renoncement à des valeurs arabes, islamiques ou berbères ?

Mieux encore, quand Benkhedda, président du GPRA, répétait à juste titre depuis Tunis en direction de l’opinion internationale, que notre combat d’Algériens était national et n’avait rien d’une croisade religieuse, cela voulait-il dire que nous n’étions plus musulmans ?

Sans s’en rendre compte, Benkhedda en arrive à créer une opposition entre algérianité et islam, ce qui est préjudiciable aux deux. Dire que l’Algérie est algérienne, et pas seulement arabe, berbère ou musulmane, cela veut dire d’une part qu’elle est tout cela à la fois et d’autre part qu’elle est quelque chose de plus. Ce nouveau, c’est la nationalité. Ce qu’elle apporte de plus, sous certaines conditions à réaliser, c’est l’espoir d’un avenir commun et créatif, qui n’est pas la simple reconduction du passé, mais le résultat d’interactions positives et fécondes. Un cadre national libéré donne à nos valeurs traditionnelles maltraitées et piétinées par les siècles de communautarisme et de colonisation, la possibilité d’émerger enfin avec un visage, une qualité et une vigueur nouvelles.

Pourquoi donc un Algérien attaché par toutes ses fibres au socle musulman indéniable de notre peuple, serait-il obligé d’amputer l’idée de Nation de toutes ses autres dimensions ? Par autres dimensions, j’ai en vue notamment la dimension culturelle berbère, l’ouverture sur la modernité et l’universel, ainsi que la dynamique majeure et vitale que j’évoquerai plus loin et qui donne son plein sens à la cohésion nationale. Cette dynamique bénéfique, c’est le contenu démocratique et social, le plus rassembleur de tous parce qu’il traverse et concerne toutes les catégories de notre peuple dans sa diversité identitaire ou idéologique.

Mais en déformant le contenu de l’algérianité telle que nous la comprenions, Benkhedda ne semble pas avoir été attentif aux caractéristiques que nous lui avons données et que j’expose point par point maintenant.

Qu’en est-il de nos valeurs identitaires ?

Pour en avoir le cœur net, revenons à la brochure pour savoir qui a amputé, qui a dénigré et qui a escamoté quoi ? Que valent les allégations de division anti-parti, de régionalisme anti-arabe et anti-islamique ?

Anti-parti ? On chercherait en vain, dans cette plate-forme doctrinale au ton serein, un seul mot, une virgule qui fasse allusion aux problèmes internes du parti. Dieu sait pourtant qu’il y aurait eu matière à cela, comme l’apprennent les travaux historiques sérieux à nos jeunes générations. Mais ce n’était pas notre démarche. Nous estimions que les clarifications sur le fond étaient la meilleure voie pour dépasser les affrontements de personnes et de clans et les méthodes détestables.

Qu’en est-il également des allégations d’ostracisme berbériste ou d’anti-religiosité?

Que disions-nous du “caractère national” ? Nous appelions ainsi le facteur d’ordre psycho-culturel, présenté comme l’un des quatre indices favorables à l’existence d’une nation, à côté du territoire, de l’économie, du culte d’un même passé joint au souci d’un avenir commun.

Le texte indiquait, après avoir évoqué les modes de vie, les mentalités et la culture:

“ La religion n’est pas un des moindres facteurs qui ont contribué à forger notre caractère national. C’est d’ailleurs grâce au sentiment religieux que les Algériens ont commencé par avoir conscience de leur unité bien avant de se hausser au véritable sentiment patriotique. … Le facteur linguistique a aussi contribué énormément à forger notre caractère national, qu’il s’agisse des langues parlées, qu’il s’agisse de la langue classique…. L’Algérien, arabophone ou berbérophone, parle aujourd’hui sa langue maternelle avec fierté et éprouve beaucoup moins le désir de s’exprimer autrement, en français par exemple. Il cherche au contraire à étudier la langue arabe classique pour connaître l’Islam et la culture islamique à laquelle les nôtres ont largement contribué.”

Plus loin encore, à propos de l’Histoire, le texte précise: “Que ce soit les pages glorieuses antérieures à l’islam, que ce soit l’époque de civilisation islamique que notre peuple a su marquer de sa personnalité, tout revient maintenant à la mémoire des Algériens qui sont fiers de savoir qu’ils ont joué leur rôle dans l’histoire”.

En fonction de ces données, nous proposions les objectifs suivants qui concrétisent le principe directeur révolutionnaire dans le domaine culturel: “Extension de la langue classique, développement des langues et des cultures populaires, production littéraire et artistique, lutte contre l’obscurantisme”. La suite du texte précisait que certaines de ces tâches culturelles pouvaient être engagées quotidiennement dans l’immédiat et imposées à la domination coloniale sans être repoussées jusqu’à l’indépendance. Cela résultait de notre conception du rapport entre lutte révolutionnaire et lutte pour des réformes, que nous nous gardions bien d’opposer entre elles, contrairement à ceux qui dans la confusion s’épuisaient à le faire par des anathèmes réciproques et des polémiques improductives. Car, ajoutait le texte: notre lutte pour la libération est un tout…toute victoire partielle est un pas en avant… Le relèvement social et culturel et le développement culturel ne peuvent que faciliter et aider la lutte politique.

Et, comme pour mettre les points sur les “i” à l’intention de ceux qui les accuseront ensuite de “régionalisme séparatiste”, la brochure se fait résolument l’écho de la forte aspiration à l’unité qui tenaillait alors les Algériens.: “… Dressés dans leur ensemble dans une lutte sans merci contre l’impérialisme français et décidés à mener à bien en commun leur libération nationale, sociale et culturelle dans le cadre de l’indépendance de leur pays, ils ont la ferme volonté d’édifier un Etat Algérien UN et INDIVISIBLE où chacun aura sa place au soleil. Aucun des éléments de notre Nation Algérienne ne tient à vivre séparé des autres …”. (Pour souligner l’importance de cette affirmation, la phrase entière avait été détachée en italique et les deux mots essentiels (UN et INDIVISIBLE) avaient été mis en majuscules dans le texte original).

Je complèterai enfin cette série de mises au point par un passage qui met en relief l’avancée conceptuelle qu’il fallait selon nous réaliser. Elle était nécessaire pour dégager le mouvement national d’une vision statique qui risquait de le ramener en arrière et d’engloutir tôt ou tard ses premiers acquis.
La phrase-clef était la suivante:
“… le nationalisme algérien, c’est le rejet de l’absurde thèse colonialiste, …( c’est le rejet) des multiples tentatives colonialistes de dénationalisation, (de) la désignation des Algériens uniquement par le terme péjoratif “ d’indigènes ” ou le terme confessionnel, donc sans nationalité, de “ musulman ”, …(c’est l’affirmation) de l’existence de la Nation algérienne et donc d’une Nationalité algérienne, du droit du peuple algérien d’être souverain et de vivre libre et heureux

Citoyenneté algérienne

Toute la partie qui précède a évoqué l’idée centrale de nationalité algérienne. Il est significatif que nous ayons lié cette idée au droit de notre peuple de vivre libre et heureux, autrement dit en introduisant la dimension démocratique et sociale. C’est pourquoi nous avions associé explicitement à la nationalité l’idée de CITOYENNETE ALGERIENNE. Sa mise en avant me paraît le point le plus fort du contenu de la brochure, tel qu’il fut longuement exposé dans la deuxième moitié, celle des trois principes directeurs. Pour nous, le caractère libérateur de notre lutte n’était pleinement assumé que s’il s’assignait la finalité de déboucher sur des droits citoyens créant aux nationaux les conditions pour jouir des avantages apportés par la situation d’indépendance. La citoyenneté n’est pas contradictoire de la nationalité, elle vient la compléter et va plus loin qu’elle, afin que cette nationalité ne soit pas une coquille vide ou étouffante. Elle lui donne le contenu démocratique et social qui justifie les sacrifices consentis pour arracher la souveraineté nationale.

Il ne me reste malheureusement pas assez de temps pour exposer valablement les principes directeurs de la deuxième partie, bien que je crois en avoir déjà anticipé l’esprit. Ces principes pour l’action étaient le thème qui aurait le plus mérité d’être débattus en 1949 si l’engrenage des anathèmes et de l’autoritarisme bureaucratique n’avait dévié l’attention (et ce n’est pas un hasard) vers les procès d’intention identitaires.

L’importance des principes directeurs que nous avions avancés tient au fait que c’est leur mise en œuvre qui peut donner vie au cadre formel national et donner au nationalisme un contenu réellement libérateur.
La première partie de la brochure avait en quelque sorte planté le décor en soulignant de façon relativement statique les éléments constitutifs, identitaires notamment, d’un cadre national resitué dans son socle historique passé.

Or à partir de ces mêmes données de base, les dynamiques politiques mises en œuvre pouvaient imprimer à la nation des évolutions tout à fait différentes, voire opposées.

Les orientations démocratiques et sociales de progrès, si elles passent sur le terrain, sont les meilleurs facteurs de stabilité, de cohésion et de régulation des évolutions nationales, pouvant atténuer sinon résorber les tensions générées par des clivages identitaires incontrôlés.

En l’absence d’orientations suffisamment démocratiques et de justice sociale, même la lutte de libération nationale la plus héroïque risque, toutes conditions internationales égales par ailleurs, de mener à plus ou moins long terme à la stérilisation des efforts et des sacrifices engagés. Pire encore, elle peut tomber dans les dérives tragiques de ce que Amine Maalouf a appelé “les identités meurtrières” ou Jean François Bayart “l’illusion identitaire ”.

Idée nationale ou commandos “ identitaires” ?

À qui le dernier mot ?

Les pièges subjectifs

A partir des déboires qu’a connus mon pays après tant d’espoirs, une question m’a souvent tourmenté.
Comment expliquer, en restant au plan des idées et des mécanismes intellectuels, en faisant donc abstraction des comportements explicables par des enjeux d’intérêt et de pouvoir, comment expliquer que tant de secteurs honnêtes de la direction soient tombés dans le piège des anathèmes, jetés sans échanges ni débat sur des frères de combat ?
Comment a-t-on pu passer d’une période faste de débats patriotiques ouverts de 1945-46, aux tentatives de caporalisations et de pratiques bêtes et méchantes de 1949?
Ce sont des commandos dopés au mépris de l’intellectuel (que leurs commanditaires en manque d’intellect appelaient intellectomanes) qui ont prétendu à partir de ce moment faire la loi et s’instaurer en instruments de régulation politique et idéologique.

Vaste problème que celui des pièges subjectifs qui guettent les protagonistes d’une même cause que leurs intérêts objectifs communs devraient unir. Je n’aborderai pas ces pièges dans leur genèse concrète, saut à dire qu’il ne s’agit pas quant au fond d’une question de personnes, même si des tempéraments individuels sont plus enclins que d’autres à remplacer les neurones de leurs cerveaux par des gourdins.

La cause profonde des dérives réside dans des facteurs sociologiques et géopolitiques que les acteurs parviennent d’autant moins à maîtriser qu’ils sont doublement piégés par deux logiques qui s’entremêlent au détriment d’une saine approche politique : la logique de l’autoritarisme et celle des a priori et des idéologisations abusives.

L’entretien de Ali Mahsas en 1992, rapporté par Ali Guenoun dans son ouvrage, met en lumière ces deux facteurs, même si Mahsas, à mon sens, n’est pas allé jusqu’au bout du réexamen critique des événements, en ne mesurant pas les contradictions de la démarche qu’il appelle globaliste, qu’il confond avec le souci et les exigences justifiées de l’unité dans l’action, qui admet au contraire la diversité des points de vue.

Nombre d’autres responsables qui nous avaient combattu ou qui ont accepté plus ou moins le dénouement regrettable de ce non-débat, par présupposés, désinformation ou d’autres raisons, ont révisé plus tard leur jugement, à la lumière de leur propre expérience. Ils l’ont fait notamment après que les mêmes pièges se soient refermés sur eux successivement, qu’ils aient été centralistes, messalistes ou activistes. Les prises de conscience tardives n’ont pu malheureusement avoir d’effets assez bénéfiques dans un mouvement entré en crise profonde, victime des mêmes mécanismes, une fois que les militants et les cadres se déterminaient surtout dans un climat passionnel et pour des enjeux faussés et dominés par les luttes d’appareils. Ainsi on verra en 1955 à l’occasion de la création de l’UGEMA à Paris, comment de justes orientations nationales et démocratiques ont été sabordées par certains de ceux qui avaient fini par les adopter du bout des lèvres.

L’évolution n’a pas été seulement fatale à nombre d’individus et de courants patriotiques qui ont cherché à se dégager de l’engrenage antidémocratique. Elle a pénalisé cruellement, à moyen et long terme l’ensemble du mouvement national, ainsi que chacun des courants idéologiques qui s’efforçait de penser de façon saine et progressiste l’arabité, l’islamité, l’amazighité, la modernité et la solidarité internationaliste.

Si l’environnement sociologique et les données de géopolitique interne et internationale rendent compte des tendances lourdes qui pèsent sur les comportements politiques, cela veut-il dire que les acteurs sont condamnés à une dégradation fatale des idéaux et des engagements généreux au service d’intérêts légitimes ? Non, ce n’est pas fatal s’ils prennent conscience des mécanismes qui les rendent vulnérables aux enchaînements maléfiques.

De ce point de vue, le bilan algérien est préoccupant, parce que ce sont justement les processus de régulation politique nationale, de prévention et de réparation des dégâts qui, de chute en chute, ont été atteints chaque fois plus profondément. Il s’agit, tant aux niveaux de la nation que de la société, des mécanismes qui auraient pour effet de favoriser dans la bonne voie le long et difficile travail de la société sur elle-même, ainsi que les interactions positives entre la société et la sphère politique, englobant les partis et les institutions. Du fait de toutes les dérives accumulées par la mise en opposition des identités au détriment de leurs potentialités de synergie nationale, nous n’avons pas encore de vrai Etat-Nation ni de vraie société civile.

Nous avons plutôt un Etat-Parti (avec devanture multipartie), une nation écartelée dont les pôles multiples se repoussent alors qu’ils auraient de quoi s’harmoniser, un champ socio-politique marqué par un fossé entre les partis à vocation démocratique et les couches sociales dont ils sont censés représenter les intérêts. Les alliances passent beaucoup plus par des affinités identitaires ou claniques verticales que par des solidarités transversales liées à des intérêts sociaux et démocratiques légitimes. Le tout évidemment sous la houlette et la supervision d’oligarchies économiques et de pouvoir en voie de remodelages permanents, mais dont la constante a toujours été de chercher à prévenir, dévoyer ou briser tout mouvement social responsable en cours d’émergence, préférant de tout temps affronter ou même provoquer des explosions spontanées ou des conspirations aventuristes.

Nous pouvons certes nous dire qu’il a fallu beaucoup de temps aux vieilles nations comme celles de l’Occident pour accumuler expérience et culture démocratiques favorables à leur cohésion et à la solution des problèmes posés en permanence par les évolutions contemporaines. Ce qui a permis à un Giscard d’Estaing, président d’un pays marqué par le jacobinisme centralisateur, de concéder en 1970 à une Bretagne travaillée par la revendication linguistique : “Acceptons qu’un même arbre ait des racines multiples. » Et il ajoutait : « la culture n’appartient à aucun parti ”.

Mais les rythmes d’émergence démocratique peuvent s’accélérer même dans des pays d’islam dont le développement a été retardé ou dévoyé. Dans l’Iran qui a vécu durant près de deux décennies une meurtrière tempête de despotisme obscurantiste, des millions de jeunes soutiennent aujourd’hui avec esprit de responsabilité et au milieu d’obstacles considérables une vigoureuse campagne de réformes démocratiques et d’ouverture idéologique, incluant une rénovation de la pensée islamique.

Dans tous les cas, et ce sera ma conclusion, ce genre d’évolution, dans la perspective non pas d’une guérison miraculeuse mais d’une longue convalescence, implique que les intellectuel(le)s, les hommes et femmes de culture, les journalistes et publicistes, l’ensemble des acteurs politiques et sociaux épris de démocratie, joignent leurs efforts pour l’émergence d’une culture politique et d’une culture du débat qui se dégage des pratiques autoritaires primitives sans avoir à mimer les mœurs politiciennes pseudo-démocratiques. Cela veut dire que nous n’acceptions en aucune façon d’abdiquer notre responsabilité d’êtres pensants face aux hégémonismes croisés qui cherchent à nous maintenir dans la situation bien décrite par Aït Manguellat : “les fusils de part et d’autre, et nous au beau milieu les mains nues”.

Merci de votre attention

S.H. le 18 décembre 2001

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pdf-3.jpg PREMIER ATTENTAT CONTRE L’AVENIR D’UNE ALGÉRIE DÉMOCRATIQUE

AOÛT 1949 : AU-DELÀ DE FERHAT ALI

POUR DES DÉCENNIES, PRIMAUTÉ DE LA VIOLENCE SUR LE DÉBAT

Socialgérie, le 20 août 2009 [[PREMIER ATTENTAT CONTRE L’AVENIR D’UNE ALGÉRIE DÉMOCRATIQUE – AOÛT 1949 : AU-DELÀ DE FERHAT ALI POUR DES DÉCENNIES, PRIMAUTÉ DE LA VIOLENCE SUR LE DÉBAT in « socialgerie http://www.socialgerie.net/spip.php?article64
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LE 18 AOUT 1949, à LA SORTIE DE LARBAA NATH IRATHEN, REVENANT LE JOUR DE MARCHE vers taddart-is (son village), Ferhat Ali, vétéran et cadre du mouvement nationaliste depuis l’Etoile Nord Africaine, est victime d’un attentat. Il restera miraculeusement en vie après presque un mois d’hospitalisation à Tizi Ouzou.

Je l’ai revu après cette période à l’hôpital de Mustapha d’Alger où je lui ai donné les soins liés à sa convalescence. Sa poitrine avait été traversée de part en part par un projectile provenant d’un gros calibre. Ses agresseurs n’étaient ni des bandits ni des hommes de main à la solde des officines colonialistes, même si un tel acte faisait l’affaire des officiers du Deuxième Bureau français qui, à l’affût depuis longtemps, se sont frotté les mains de satisfaction.

Il ne s’agissait ni d’un fait divers ni d’un méfait politique regrettable et vite corrigé par ses auteurs. On venait d’assister au premier acte d’une dérive infernale. Pour la première fois dans l’itinéraire du mouvement nationaliste, l’arme d’un militant n’avait pas été tournée contre les forces de l’occupant colonial ou ses valets, mais délibérément contre un compagnon de lutte, un militant intègre, ardemment acquis à la cause patriotique.

Cet événement, précédé les mois précédents par quelques autres faits tout aussi condamnables mais d’une moindre gravité, a constitué un tournant néfaste. D’une part pour l’immédiat dans la crise appelée faussement berbériste (en fait crise de déficit démocratique dans le parti nationaliste). D’autre part, pour le futur, avec des dégâts incommensurables dans la trajectoire ultérieure de l’ensemble du mouvement national, avant comme après l’indépendance.

Je ne reviendrai pas dans cet article sur les racines et les développements bien antérieurs à l’évènement, qui ont débouché sur cette situation dangereuse. Les faits qui se situent en amont et longtemps occultés, commencent à être mieux connus depuis la dernière décennie. Si besoin était, je pourrais, dans les limites de mon information, répondre à quelques demandes de précisions ou renvoyer à plusieurs de mes interventions passées. Par exemple les entretiens donnés à Ali Guenoun pour son ouvrage « Chronologie du mouvement berbère » ou une série de quatre articles parus dans El Watan en juillet 1998, peu après l’assassinat de Maâtoub Lounès.

Je ne m’attarderai pas trop non plus aux conséquences sur le long terme, bien que ce soit une problématique majeure. Car l’attentat contre Ferhat Ali fut l’acte inaugural et le prototype d’une série de comportements et d’enchaînements similaires qui iront en s’amplifiant. Ils vont miner même les étapes historiques les plus fastes des six décennies suivantes, tout en laissant planer de nos jours un point d’interrogation sur les temps à venir. Là aussi, la liste de ces dégâts est longue et massive, elle est largement connue, même si leurs mécanismes demandent à être encore plus explorés et analysés.

Par contre, dans les limites de cet article, je me limiterai aux répercussions immédiates de l’évènement, d’autant qu’elles sont elles-mêmes très éclairantes.

Curieuses convergences

Dès le lendemain matin, 19 août, « L’Echo d’Alger » , le journal porte parole des colons apparemment mobilisé presque instantanément par les services du Gouvernement Général français, titrait sur la constitution d’un nouveau parti, il lui donnait même un sigle, le « PPK », autrement dit un fantomatique Parti du Peuple Kabyle, dissident du P.P.Algérien.

Le quotidien raciste ne se faisait pas seulement plaisir en prenant son rêve pour des réalités. Il brandissait surtout une arme redoutable dont les autorités françaises escomptaient un double impact : diviser les rangs de sa bête noire le PPA- MTLD par cette rumeur alarmiste, et qui plus est, isoler sa fraction la plus dangereuse selon lui, c’est-à-dire le courant qui n’avait cessé non seulement de préconiser mais aussi de mettre en œuvre une orientation radicalement anticolonialiste.

Les cadres de Grande-Kabylie et en particulier BennaÏ Ouali, avec la nouvelle génération de ce qu’on a appelé le « groupe de Ben Aknoun », n’avaient-ils pas joué un rôle prépondérant pour l’adoption en 1947 de la décision créant l’Organisation Spéciale, l’OS ? Ne continuaient-ils pas à mettre en garde contre maintes défaillances et incohérences qui nourrissaient le désarroi des militants et creusaient un fossé d’incompréhensions entre « légalistes » et « révolutionnaires », au lieu de forger une cohérence et une complémentarité politique entre ces deux volets ? L’occasion était propice pour les stratèges du « GG » (Gouvernement Général) de favoriser les groupes d’influence dans la direction du MTLD qui amorçaient la ligne de « coopération », celle concrétisée plus tard avec le courant colonialiste « rénové » du groupe de Jacques Chevallier à la mairie d’Alger.

Déjà au mois de Septembre de l’année précédente, les services français avaient, comme par hasard, procédé aux arrestations successives de Bennaï Ouali et plusieurs responsables de la tendance radicale, dont Ammar Ould-Hammouda et Omar Oussedik, recherchés jusque-là sans succès depuis Mai 1945. Je pense que Hocine Aït Ahmed ne doit d’avoir échappé à ce coup de filet qu’en raison des précautions exceptionnelles qu’exigeaient ses fonctions de premier responsable de l’OS, fonctions très cloisonnées par rapport à l’appareil organique et de direction du MTLD. Peut -être un jour les archives de la police coloniale, si elles ne sont pas escamotées, nous renseigneront sur le secret de ces arrestations, opérées étrangement à un pareil « bon moment ».

Dans tous les cas, objectivement, les services français n’ignoraient pas ce qui bouillonnait dans les milieux militants d’Alger, de Kabylie et d’autres régions du pays ainsi que dans la Fédération MTLD de Paris. Ces services avaient déjà mené leur opération de dévoiement d’« Al Maghreb Al Arabi » qui fut un moment l’organe de presse officieux du MTLD, dirigé par leur agent le Cheikh Zahiri. La mission de ce dernier était de propager nombre de confusions très nocives pour la vocation d’un nationalisme libérateur.

Nul doute que parallèlement, ces services étaient décidés à donner un coup d’arrêt à la volonté affichée du courant démocratique et radical du PPA de proposer la discussion et l’adoption d’un document doctrinal consensuel. Un document dont le manque se faisait cruellement sentir au parti et qui viendrait mettre fin au désarroi et aux flottements dangereux pour la cohésion dans les rangs militants.

Ce document « L’Algérie libre vivra », signé Idir El Watani, paraîtra d’ailleurs en juillet 49, plusieurs mois après l’arrestation de ses initiateurs qui nous avaient encouragé à sa rédaction. Cette parution se fit dans des conditions mouvementées (tentative ratée de s’emparer de la brochure à sa sortie de l’imprimerie, perquisitions brutales aux domiciles ou sièges d’associations, etc.).

Des réactions douteuses et contre- productives

Au lieu d’être saisie par les dirigeants en place du MTLD comme une opportunité pour ouvrir des débats qui auraient été bénéfiques pour tous, le document leur donna le prétexte d’une répression multiforme et d’une campagne de calomnies qui inquiéta fortement les milieux militants.

En même temps, ils mirent à profit les arrestations des cadres en Septembre de l’année précédente pour parachuter en Grande Kabylie une direction plus acquise à leurs visions et pratiques d’appareils. La décision fut prise, en dépit des délégations de cadres et militants de base venus exposer son inopportunité et ses dangers. Ils estimaient que dans des conditions aussi confuses, il fallait différer les remaniements et les subordonner à des explications émanant de tous les acteurs en cause. Devant l’intransigeance de la direction, la protestation s’est durcie ; elle a pris la forme d’un refus d’acheminer les cotisations tant que la direction ne fournirait pas des explications et tant qu’elle ne se tournerait pas vers des discussions et mesures constructives, impliquant notamment la participation des dirigeants arrêtés. C’est sur ce fond de tension, arguments d’autorité menaçante contre demande d’explications, qu’est survenue la vive altercation qui a précédé de quelques heures l’attentat contre Ferhat Ali, celui-ci étant, si je me souviens bien, responsable des fonds du district.

La dérobade fatidique

On s’attendait, après le communiqué provocateur de l’Echo d’Alger, à ce que la direction du MTLD, dans un sursaut de sauvegarde nationale, publie immédiatement un démenti catégorique. Si c’était trop lui demander que de dénoncer un acte dans tous les cas condamnable, il lui suffisait seulement de dire que le fait relevait d’incidents ou de conflits locaux internes regrettables et n’avait rien à voir avec un quelconque « séparatisme » kabyle.

Pareille démarche aurait été d’autant plus facile que le démenti aurait été aussitôt appuyé et accompagné du soutien des militants et cadres mis en cause pour soi-disant « séparatisme ». Car qui aurait été assez fou pour imaginer dans le contexte de cette époque une position suicidaire de « sécession » kabyle, que même les valets locaux de l’administration française ne soutenaient pas. Au point qu’il y avait déjà belle lurette que la ségrégation arabes/kabyles dans les Assemblées des ex « Délégations financières » avait été supprimée par les autorités françaises. À plus forte raison apparaissaient ridicules et tendancieuses les insinuations selon lesquelles les cadres de Kabylie dont on connaissait le nationalisme algérien ombrageux étaient influencés par les idées du colonialisme. La seule chose réellement positive que ce dernier avait réalisée malgré lui, comme résultat d’un siècle d’occupation, est d’avoir fait lever une génération d’Algériens décidés à enterrer le colonialisme et ses pratiques de division. La preuve n’en avait-elle pas été fournie lorsque ces mêmes cadres que la direction fustigeait aujourd’hui avaient organisé à Messali l’accueil le plus extraordinaire de ferveur patriotique qu’il ait jamais reçu à travers ses tournées dans toutes les autres régions du pays ? L’un des couplets originaux de « Ekker a mis Oumazigh » ne glorifiaient-ils pas l’alliance de Allal (al Fassi), Messali, Bourguiba ?

Aussi l’étonnement fut grand, suivi d’inquiétude dans de larges milieux nationaux, de constater que la direction du MTLD ne réagissait pas à la provocation de l’Écho d’Alger. Face à l’attente générale, elle gardait un silence qui nous apparut très vite comme une dérobade empreinte de calculs et d’étroitesse politicienne, alors que se jouait un problème national d’une gravité exceptionnelle. La direction perdit à ce moment le reste de confiance que gardaient encore sur ce point les militants les mieux informés de la crise, qui espéraient malgré tout la voir intervenir avec une hauteur de vue conforme à l’intérêt général.

Heureusement que sans attendre, une délégation des militants contestataires est allée rendre visite à Ali Ferhat hospitalisé. Elle revint avec une déclaration hautement responsable qui soulignait notamment : «  » … Il n’a jamais existé et il n’existera jamais de « P.P.Kabyle », pour la bonne raison qu’il n’y a qu’un peuple algérien dont les éléments, quoique d’origine ou de langues différentes, vivent fraternellement unis dans une même volonté de libération nationale… Pour ma part, j’ai toujours pensé que l’Algérie ne peut être qu’algérienne et que dans notre patrie, toutes les cultures et tous les éléments de notre patrimoine commun méritent le respect et le libre développement… »

Adressé à toute la presse, le démenti ne fut évidemment pas publié par l’Echo d’Alger. Le plus étonnant est que l’organe du MTLD perdit une dernière chance de servir à un moment si crucial l’aspiration des patriotes algériens à l’unité nationale. Seul le quotidien « Alger républicain » publia le 21 août le communiqué intégralement. Fidèle à sa devise, il disait la vérité, rien que la vérité, mais il ne pouvait pas dire TOUTE la vérité. J’ai su à cette période que ses rédacteurs auraient souhaité interviewer les uns et les autres, publier des commentaires qui contribuent à maintenir un climat de confiance entre toutes les composantes du mouvement national et de la société algérienne. ll ne le fit pas, car devant le silence public de la principale formation concernée, son intervention aurait pu être interprété comme une ingérence et une volonté de jeter de l’huile sur le feu.

La démagogie autoritaire contre le mûrissement politique

Pourquoi ce silence public des dirigeants MTLD autour du grave incident et des données réelles du contentieux, alors qu’en sous-main et dans les appareils internes, les calomnies se déchaînaient, multipliant les invectives, les accusations virulentes de complot séparatiste anti-arabe, anti-islamique etc. ? Quelles étaient les motivations inavouées de certaines composantes de la direction et les raisons pour lesquelles d’autres composantes dans le parti et la société se sont montrées passives ou vulnérables à l’escamotage d’un problème national et démocratique de premier plan ?

Pour mieux le comprendre, il faudrait remonter à longtemps avant l’évènement malheureux du 18 août, aux raisons plus générales qui ont alimenté la dégradation politique interne et qui remontent à plusieurs années Je les évoquerai dans leurs manifestations des mois précédents. Elles déboucheront sur des implications plus concrètes dans les semaines qui ont précédé l’évènement.

Les raisons générales, c’est le pourrissement des pratiques politiques illustré au niveau de la direction par le choix des solutions autoritaires, en lieu et place d’un travail sérieux d’élaboration et de formation politique. Vaste question, qui aurait mérité une étude à part. Je précise que quand je parle de direction, j’entends par là ceux qui étaient en situation de prendre à ce moment-là des décisions opérationnelles. Car au sein des acteurs qui se coalisaient ou s’opposaient au sein de la direction, il y avait une grande hétérogénéité et même une conflictualité aussi bien dans leurs inclinations politiques et idéologiques, que dans leurs motivations conjoncturelles. [[voir à ce propos la description de Belaid Abdesselam, témoignage recueilli dans son entretien des années 1980 avec Ali El Kenz.]]

Autour du même mot d’ordre d’indépendance, les convictions (ou préjugés) sincères et les calculs de pouvoirs et de prérogatives s’entrecroisaient chez les uns et les autres dans la confusion, y compris parfois dans la tête du même militant ou responsable. Seul un débat tenant compte des aspirations et des inquiétudes saines dans la base militante et la population, aurait pu éclaircir cette complexité, Car quant au fond, la confusion et l’hétérogénéité étaient inhérentes à un mouvement national et à des militants encore en train de chercher leurs repères. Il était encore possible, et c’était le bon moment, de répondre de façon constructive aux attentes des uns et des autres, au lieu de favoriser un climat passionnel en nourrissant ces attentes de slogans démagogiques et de rejets réciproques qui aggravaient les confusions.

La brochure de Idir El Watani, ou une autre plate forme présentée par la direction, auraient pu quelles que soient leurs insuffisances, jouer ce rôle d’effort doctrinal consensuel. Il est significatif que certains dans la direction, à défaut de fournir les aliments attendus, aient préféré briser cette possibilité, pour reprendre quelques années plus tard à leur compte, une fois l’irrémédiable accompli, des pans entiers de «L’Algérie libre vivra ». Trop tard, ce mea culpa à retardement inaugurait une nouvelle pratique qui aura hélas de beaux jours devant elle : produire des documents mirobolants contredits par des pratiques toujours marquées par leur péché originel de 1949 : parlez toujours, je détiens les rênes de l’appareil.

Précisément, le refus du débat, reflet de la maturité générale insuffisante, a débouché sur une situation qui accentuait l’arbitraire des dirigeants nantis des leviers de décision et des moyens de l’appareil exécutif. Ils légitimaient ce privilège auto octroyé par la situation de clandestinité. Jouer sur l’alarmisme était pour eux une façon d’éviter de rendre des comptes sur nombre de problèmes d’orientation et de gestion. Ils ont tranché de manière brutale là où il fallait s’efforcer de dénouer et de déminer le terrain en écoutant tout le monde. D’autres, nombreux, plus hésitants et circonspects, ont subi plus ou moins passivement le climat et les préjugés ambiants et surtout le fait accompli. Plusieurs d’entre eux s’expliqueront plus tard, trop tard, jusqu’à de longues années après avoir constaté les dégâts ou subi eux-mêmes des pratiques similaires. Ils se contenteront, chose déjà positive, d’émettre des doutes et d’affirmer que les torts étaient partagés, que la crise de 1949 aurait pu être dénouée autrement. Seuls deux ou trois resteront irréductibles sur leur point de vue d’alors, déformant les faits et surtout demeurant aveugles aux leçons qu’ont données les décennies suivantes.

Mentalités et batailles de « koursis»

Le climat et le mode de fonctionnement de la direction favorisaient donc le recours aux ficelles politiciennes, au détriment de la recherche des solutions de fond. Procédé de plus en plus dominant, il fut l’une des raisons de la crise.

Avant de décrire comment ce « mode d’emploi » s’est traduit dans les semaines précédant le mois d’août, je rappellerai en passant que le rôle de « bouc émissaire » du « complot séparatiste » kabyle aura eu aussi pour effet de faire passer à l’arrière-plan une autre contestation, celle du Dr Lamine Debbaghine. Sur certains aspects de fond, les points de vue de ce nationaliste de la première heure, intègre et attaché à une conception plus saine et moderne de l’arabité et de l’islamité de l’Algérie, rejoignaient les nôtres. A sa façon et indépendamment de nous, il dérangeait beaucoup les deux pôles qui bien avant les crises du MTLD des années cinquante, étaient en concurrence pour le leadership. D’un côté les bureaux de direction de la rue Marengo, et de l’autre côté Messali, ses fidèles et ses réseaux à partir de sa résidence de Bouzaréah. Beaucoup plus tard, au début des années cinquante, le Dr Lamine sera lui aussi éloigné, victime des pratiques de sérail et des méthodes de règlement en circuit fermé, qui avaient fonctionné si bien contre les amis politiques de Bennaï Ouali.

Abordons maintenant comment, dans ce contexte de dégradation, les particularités de la situation en Kabylie ont été utilisées au cours des semaines qui ont précédé le 18 août par les dirigeants en question, en suscitant et allumant des conflits organiques et d’appareils. De sorte que, sans qu’ils l’aient forcément voulu directement, cela aboutit à un incident tragique et lourd de conséquences. Leur responsabilité politique tient au fait qu’ils souhaitaient la cassure avec les courants démocratiques et partisans de la discussion dans les instances régulières. Passant à côté de l’essentiel, ils ont mis à profit les arrestations des responsables de Kabylie pour des changements organiques qui leur permettent d’asseoir leur autorité en faisant d’une pierre deux coups. Leur calcul était d’opposer les uns aux autres deux courants issus de la région de Kabylie et qui les inquiétaient l’un et l’autre. Les dirigeants d’Alger tournaient ainsi le dos à leur vocation et fonction de dirigeants nationaux qui auraient dû les inciter à tout faire pour rapprocher et unir ces deux courants dans le cadre d’une solution plus globale de sauvegarde nationale.

Leur première bête noire était ceux qu’on a traités de « séparatistes berbéristes » qui en réalité voulaient ouvertement, sans intrigues ni jeux de coulisses, faire avancer le parti vers une base doctrinale sérieuse et des règles de fonctionnement transparentes. Ils voulaient fonder cette base doctrinale et organique sur le triptyque « Nation cohérente, Révolution active et Démocratie dans le contenu et les méthodes ». Cela supposait entre autres, crime de lèse-majesté, qu’on mette fin à des situations de bricolage dans lequel s’affrontaient sournoisement différents groupes pour privatiser un temple dont ils se considéraient les seuls défenseurs. Les contours de ces groupes d’influence étaient flous et mobiles car les principes invoqués étaient faussés et pollués par les rivalités de pouvoir. D’un côté les surenchères radicales et populistes des uns, plus ou moins illustrées par le groupe Messali et de l’autre côté les signes d’un opportunisme rampant des autres, véhiculé par quelques-uns des animateurs pro Chevallier dans le futur groupe des « centralistes ».

La deuxième bête noire de la direction, était constituée par le gros des «maquisards» recherchés, notamment les militants issus de Kabylie ou s’y réfugiant. Considérés avec méfiance par la direction qui les considérait acquis à Bennaï Ouali et ses compagnons, ils étaient en quête de repères politiques depuis que leurs responsables emblématiques et organiques avaient été arrêtés.

Des activistes faiblement politisés

D’une façon générale, l’activisme de ces partisans de la lutte « directe » (ils entendaient par là le volet exclusif de la lutte armée), que ce soit en Kabylie ou dans les autres zones géographiques, embarrassait depuis longtemps les courants de la direction qui craignaient des débordements préjudiciables à leurs propres orientations. Il est bien établi que des membres de la direction du MTLD, sans en arriver à remettre en cause ouvertement la décision de création de l’OS, considéraient ces activistes comme un boulet, gênant ou dangereux pour leur démarche penchant davantage vers le légalisme.

Il est vrai qu’à cette époque déjà, la montée au djebel n’était pas dans tous les cas le résultat d’un volontariat et d’une sélection sur la base de critères politiques et de trempe morale, Pour certains, leur montée résultait de motifs pressants de sécurité pour se soustraire à la répression colonialiste. Il est arrivé que Bennaï Ouali et ses compagnons prennent des mesures de vigilance pour brider chez certains de leurs subordonnés des initiatives individuelles mal inspirées ou suggérées par d’autres cercles de la direction de façon irresponsable ou manœuvrières, qui risquaient de porter tort aux objectifs politiques locaux ou nationaux du mouvement.

C’est justement en mettant à profit ce genre de faiblesses politiques que la direction qui boudait jusque-là les maquisards, s’est adressée à certains d’entre eux. Elle les invita à prendre bureaucratiquement la succession des responsables de Grande Kabylie, tout en les mettant en garde contre les cadres et militants étudiants et syndicalistes qui continuaient, notamment à travers la diffusion de la brochure « L’Algérie libre vivra » à revendiquer une rénovation démocratique des orientations du parti. Ces activités, selon les dirigeants en place, étaient la cause du climat perturbé dans les rangs des militants de Grande Kabylie et en France. Sans crainte de se contredire, ils en attribuaient la source à l’influence pernicieuse tantôt de courants colonialistes, tantôt de courants communistes, inventant même pour l’occasion la formule de « berbéro-marxistes » accolée à celle de séparatistes.

J’ai eu à cette même époque la confirmation de cette démarche des dirigeants et des arguments qu’ils avaient utilisés auprès de certains maquisards de Kabylie. C’était à l’occasion de la rencontre que j’eus avec l’un d’entre eux, Fernane Hanafi, venu aux nouvelles et s’informer sur nos intentions. Je ne me souviens plus si c’était Yahia Henine ou Said Oubouzar qui m’accompagnait à cette rencontre. Nous avons discuté toute une après-midi dans le minuscule atelier de tailleur du vieux Si Djilani, ancien cadre de l’Etoile Nord Africaine, au quartier la Marine, détruit quelques années plus tard sur l’emplacement actuel de l’avenue du 1er Novembre. Fernane voulait connaître nos points de vue et nos intentions. Nous l’avons rassuré en lui précisant que nous n’avions pas d’objectif organique, Nos activités visaient à informer les militants sur les problèmes qui avaient surgi. Notre souhait était qu’un large débat se déroule sur les questions essentielles, l’idéal étant la réunion d’un Congrès. Nous souhaitions que la direction s’engage sur la voie de solutions démocratiques et de sagesse.

Fernane Hanafi m’a paru attentif et de bonne foi. Sa mort dans les premiers mois de l’insurrection m’a attristé, lorsque mon ami le restaurateur Saïd Akli me l’a annoncée. Accueillant fréquemment les responsables de maquis après le 1er novembre, il s’était occupé de le faire soigner après les blessures mortelles qu’il avait reçues lors d’un échange de coups de feu avec une patrouille de police sur le chemin ex-Vauban qui porte aujourd’hui son nom à Hussein Dey.

La descente vers le pire

Malgré le climat ouvert de cette rencontre, plusieurs raisons nous incitaient à penser que notre entrevue aurait beaucoup de difficulté à contrecarrer les pressions de la direction. Celle-ci préférerait la voie des manipulations organiques et de la division, laissant intactes les causes politiques du malaise. Nous en avions déjà eu une illustration quand ces dirigeants, croyant désamorcer la crise par une distribution de « koursis », proposa de faire accéder deux d’entre nous au Comité central du MTLD, dont moi-même. Nous avions pensé alors que ces dirigeants n’avaient rien compris à ce qui se passait, ou au contraire, ils le comprenaient très bien mais redoutaient d’affronter les vrais problèmes à l’origine du mécontentement. Ils persistaient à naviguer entre la carotte et le bâton. Or nous avions quelques raisons de penser que certains de nos frères maquisards seraient vulnérables à ce genre de sollicitations et de pressions.

La première de ces raisons était que les maquisards dépendaient entièrement de la direction pour leur soutien logistique. Ils comprenaient bien la portée du chantage de la direction mais n’avaient pas d’autre moyen de s’y soustraire. De plus, la vie qu’ils menaient et le type de préoccupations au jour le jour qu’elle impliquait n’aidait pas certains d’entre eux à mieux saisir la portée politique et de long terme des problèmes en litige. Par un sentiment humain normal mais non maîtrisé, l’esprit activiste se détachait du contenu politique parce qu’il se résumait en un seul point, engager dès que possible le combat armé pour en finir avec les atermoiements et l’attente fastidieuse qui les rongeait. Ils étaient plus enclins à considérer les préoccupations politiques comme des spéculations fumeuses et sans intérêt ou des diversions propres à semer la division. Avec le recul, je me suis souvenu à ce propos comment Ho Chi Minh avait convaincu ses premiers volontaires, prêts techniquement et impatients d’agir, de patienter pour tenir compte à la fois des évolutions politiques et des besoins d’une formation politique plus poussée des combattants.

La sous-estimation du politique n’existait pas chez Bennaï Ouali, pourtant l’un des pionniers de la lutte armée (voir témoignage de Yousfi dans un de ses ouvrages). Cet homme du peuple, lié au terroir et soucieux de protéger les siens des impulsions qui pouvaient se retourner contre eux, était servi par un solide bon sens et en même temps, ouvert à conjuguer l’expérience de terrain avec la réflexion. Il était attentif aux mouvements d’idées qu’il débattait avec ses compagnons d’armes issus des lycées et de l’université. Ensemble, ils avaient beaucoup fait pour transformer la région de Kabylie en un des bastions les plus dynamiques du mouvement national. L’interaction entre le terrain et la vie intellectuelle, entre les racines identitaires et l’ouverture sur l’universel devenaient une force.
C’est ce que ne comprenaient pas nombre de dirigeants d’Alger, qui croyaient faire preuve de patriotisme en cultivant chez les militants l’état d’esprit anti-intellectuel. En vérité, ils souhaitaient s’entourer de gens ayant des capacités intellectuelles, mais les appréciaient avant tout dans les fonctions de scribes ou de producteurs d’arguments pour légitimer leurs positions du moment. Sinon ils n’étaient que des « intellectomanes » voués à leur mépris. Quelle différence avec un Laïmèche Ali que j’entendais dire un jour à Ben Aknoun en 1945 à un de nos camarades : « Tu as un cerveau, c’est pour t’en servir, ce n’est pas pour le mettre en location ! »

Les dangers de l’arrivisme

Une dernière raison était venue s’ajouter chez certains activistes à la méfiance entretenue envers les « intellectuels ». Accepter la « montée en grade » pour succéder aux dirigeants arrêtés n’était pas seulement pour eux une perspective plus sécurisante qu’un combat politique et idéologique incertain pour des solutions démocratiques et de consensus national. Cela flattait aussi en eux l’ambition normale de l’individu, surtout quand l’idée de l’émancipation nationale se fond totalement avec l’objectif de promotion individuelle ou se réduit à elle, alors que cette aspiration individuelle légitime en est seulement une des dimensions, elle ne devient viable et morale qu’en s’harmonisant avec les intérêts collectifs de tous les nationaux.

En l’occurrence, succéder à son supérieur hiérarchique est apparu à d’aucuns plus important et valorisant que le contenu à donner à cette succession et à ses suites. Quitte, pour mériter cette promotion aux yeux de ceux qui l’ont promu, à briser si nécessaire les réticences des compagnons d’armes et militants non consultés, considérés comme des subordonnés et des « sujets » n’ayant aucun droit, sinon celui d’obéir aveuglément. La tentation pour le nouveau « mas’oul » est de le faire par tous les moyens, y compris ceux qui ne lui ont pas été prescrits expressément par les dirigeants qui l’ont promu.

Ce n’est pas un hasard si le successeur sur lequel le choix s’est porté durant l’été 49 est le même qui, avant Novembre 54, ne se ralliera au plan insurrectionnel du FLN qu’à la condition qu’on lui reconnaisse la direction de la région qu’il assumait jusque là en tant que messaliste. Pas un hasard non plus si pour mieux asseoir cette promotion individuelle, il lui a été indifférent d’informer toute une région importante du changement d’allégeance organique, qu’il aurait dû et pu par de hautes raisons patriotiques et en oeuvrant à faire de cette mutation organique délicate une transition politique unitaire. Pas un hasard enfin si malheureusement la « transition » s’est soldée par des centaines de « cas Ferhat Ali » dont l’affaire de Melouza a été une illustration et la préfiguration de bien d’autres tragédies qui ont ensanglanté la région et le pays.

L’enterrement de la culture politique

Ainsi, en août 1949, un mal irrémédiable venait de commencer son chemin vers toute l’Algérie, depuis ce coin de l’embuscade contre Ferhat Ali à Larbâa Nath Irathen et les bureaux centraux du MTLD de la rue Marengo. On a trop tendance à oublier aujourd’hui ces responsabilités politiques quand on parle de façon trop absolue de la montée des dérives militaristes. On serait tenté de rappeler que « messieurs les civils, vous avez politiquement tiré les premiers ou encouragé à tirer sur les vôtres! » Sur le champ, la portée immédiate et surtout à long terme d’un tel acte n’a été perçue, et encore partiellement, que par des militants sans préjugés, pourvu qu’ils soient suffisamment informés de ce qui s’était passé. En réalité un tournant venait de se produire.

C’est ce que m’a dit à sa façon deux mois plus tard, à Larbâa (Beni Moussa, Mitidja) où je militais en même temps que dans le secteur étudiant d’Alger, un de mes compagnons de lutte du PPA, mon ami H’midat. Ancien de la branche « Routiers » du groupe local des SMA que je dirigeais, il était « maquisard » depuis mai 1945, circulant armé dans les monts entre Larbâa et Tablat pour échapper aux recherches de la gendarmerie française. Arabophone et attaché aux valeurs de l’arabisme qu’il assumait de façon critique et progressiste, mécontent comme de nombreux militants de base des directives incohérentes et parfois contradictoires que le MTLD donnait en cette période, il était intervenu de façon très vive à une réunion nocturne tenue dans la forêt communale. Des responsables du MTLD (Lahouel Hocine et je crois Said Lamrani) étaient venus, en présence de Si Mustapha Sahraoui, membre du CC et responsable local, donner leur version de la crise qui secouait le parti. Outré par les calomnies qu’il entendait dont celles me visant en mon absence, H’midat surgit de l’ombre où il s’était abrité et répliqua durement (épisode relaté dans un article d’El Watan de juillet 1998) ce qui eut pour effet de troubler et disperser la réunion. Quand je le rencontrai deux semaines plus tard, je lui reprochai de ne pas avoir plutôt laissé s’engager un débat et argumenté malgré son indignation, Il me dit : « mais tu ne les connais pas ? Maintenant « wellat drâa » (c’est devenu une question du «plus fort»).

Il ne croyait pas si bien dire. Mais sans mesurer la gravité de ce constat bien réel, il venait de basculer dans la logique contre laquelle il s’était indigné. Et comme beaucoup d’autres, envers ses compatriotes qui se trouvaient dans le même camp que lui pour l’indépendance, il aurait sans doute préféré discuter, mais il faisait désormais davantage confiance au pistolet qu’il dissimulait sous sa kachabia. pour emporter la conviction des autres.

Conséquences au long cours et conditions pour l’espoir

En fait, la balle de colt qui avait atteint Ferhat Ali venait de toucher l’Algérie en ce qu’elle avait de plus précieux, l’espoir démocratique, avant même que ne s’ouvre l’étape la plus décisive de la lutte qui débutera en Novembre 54. Le coup avait atteint en même temps l’accompagnement obligé de toute démarche démocratique qui ne veut pas basculer dans l’hégémonisme et la mentalité de parti unique : l’esprit et la pratique de l’unité d’action, seule capable de féconder la diversité politique et culturelle au bénéfice des objectifs nationaux et sociaux communs.

Le handicap sera lourd et chèrement payé pour les luttes et les réalisations futures. Cette journée fatale d’août 1949 avait glacé notre image idéalisée de l’élan national. Elle fut un sinistre présage, le premier signal d’une longue série d’enchaînements. Faute de régulation politique appropriée, le mal ira en s’amplifiant avant comme après l’indépendance, rebondissant chaque fois vers des situations impensables auparavant.

Même après l’aboutissement monstrueux des années 90 et ses 150 000 victimes, même après l’impact du sinistre printemps noir qui pèse lourdement sur la Kabylie, nous gagnerons à considérer les ressorts qui ont rendu possibles ces aberrations comme des enseignements, en refrénant les passions et l’esprit de vengeance. Ces sentiments, même s’ils sont compréhensibles, aveuglent le discernement et nous poussent vers des gouffres plus profonds.

Laissons donc à leurs seuls actes méritoires de guerriers anticoloniaux les acteurs qui ont failli gravement par des manques de discernement politique. Leurs défaillances individuelles sont celles de toute une époque et la logique de l’Histoire a voulu que la plupart d’entre eux aient connu les retournements de situation inévitables des calculs de court terme. Je n’en fais pas ici la liste, elle est impressionnante. Comme dirait Lounes Aït Manguellat, ils avaient fabriqué eux-mêmes le bâton qui les a frappés. Mais ils ne furent pas les seuls à en souffrir. Le peuple et la nation en ont été massivement les victimes.

C’est volontairement que je n’ai pas voulu mettre de nom sur chaque personnage alors que chacun peut les reconnaître. J’ai voulu fortement indiquer par là que l’important ce n’est pas tel ou tel, car si ce n’avait été lui, cela aurait été un autre placé dans le contexte qui fabrique ou favorise ce type de comportement.

Je voulais ainsi souligner que la maîtrise salutaire et collective ne consiste pas à s’enliser dans les procès rétrospectifs contre des acteurs disparus, en les réinstallant artificiellement sur une scène politique qui n’est plus la même.

Il n’est nullement question d’oublier comme si rien ne s’était passé. Mais, ce faisant, il est mille fois plus important de tirer de ces faits douloureux des enseignements utiles et d’examiner à leur lumière les faits similaires qui nous menacent aujourd’hui. Faisons-le avec l’esprit et le sang-froid attendus d’un médecin ou d’un proche qui tiennent à la survie de leur patient. Voyons-y essentiellement une maladie politique terrible dont personne n’est à l’abri, un monstre caché et toujours à l’affût en chacun de nous et dans la société, un empoisonnement que ne pourra guérir aucun remède de cheval ni exorcisme de charlatan, aucun changement du rapport des forces militaire ou policier. Seul moyen radical de guérison, l’antidote démocratique adapté à la nature même du poison. Il coûte cher et il faut apprendre à le manier. Mais là réside le seul et vrai espoir.

Aux sceptiques qui mettent en doute l’opportunité ou l’efficacité de la lutte pour la liberté, la vraie démocratie et la justice sociale, je dirai seulement que malgré les grandes insuffisances passées que nous gagnerons à corriger, les sacrifices et la résistance de tous ceux qui ont mené cette lutte à l’instar de Ferhat Ali n’ont pas été et ne resteront pas vains. Le problème est, à la lumière de l’expérience, de donner à cette lutte l’efficacité qu’elle mérite.

Le tribunal de l’Histoire a tranché. Si les atteintes à la Constitution et aux lois algériennes devaient être jugées à titre rétrospectif, ceux qui seraient condamnés seraient ceux qui durant des décennies, se sont opposés à la reconnaissance de l’amazighité comme valeur composante de la Nation, tout en portant un tort considérable aussi bien à l’arabité qu’à la démocratie sociale, à l’unité nationale et à la coopération fructueuse entre peuples et civilisations comme autres valeurs précieuses de notre peuple.

Soyons donc fiers, optimistes, vigilants et critiques en pensant aux luttes passées et à venir.

Sadek Hadjerès, le 08 octobre 2006

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pdf-3.jpg ALI LAÏMECHE, UN MILITANT MORT À LA FLEUR DE L’ÂGE –

Sadek Hadkerès – socialgerie, le 5 février 2014[[http://www.socialgerie.net/spip.php?article1359 – http://www.socialgerie.net/IMG/pdf/20140204174923305.pdf]], Revue de l’ACB N°58/59 [[http://www.acbparis.org/index.php?option=com_content&view=article&id=144:revue58- 59&catid=91&Itemid=479 ]] Les photos, sauf la première, sont tirées du livre « Chronologie du mouvement berbère » de Ali Guenoun.

Ali Ichar’iwen, Laimèche selon l’état civil donné par la France, m’a laissé un des souvenirs parmi les plus lumineux et les plus douloureux à la fois que j’ai gardés de ma période de militantisme au PPA, de 1944 à 1949.

Je l’ai connu et côtoyé au lycée de Ben Aknoun d’Octobre 1944 à juin 1945. Il n’est pas revenu au lycée en Octobre 45 puisque, recherché pour ses activités patriotiques en Grande kabylie,’il avait opté pour la clandestinité dans les monts et «thouddar» de sa région natale, avec d’autres compagnons du « groupe de Ben Aknoun ».

Je suis néanmoins resté en relations orales avec lui au cours de l’année scolaire 1945-46 par l’intermédiaire de militants du lycée qui le voyaient à l’occasion des vacances scolaires. Nous avions convenu de nous revoir au cours de l’été 46, à la fois parce que notre amitié nous en donnait fortement envie et que nous espérions discuter de certains thèmes politico-culturels (notamment notre position à l’égard des médersas libres) restés en suspens au printemps de la même année.

Dans la deuxième semaine d’août 1946, me parvenait à Larbâa beni Moussa (dans la Mitidja) une lettre envoyée de Tizi Ouzou par Amhis Belkhir, un autre ami proche qui s’occupait du mouvement lycéen à Alger. Je croyais qu’elle allait m’annoncer le rendez-vous convenu et tant attendu. Comme si la foudre s’était abattue sur moi en ce mois d’août étouffant, il m’annonçait la mort au maquis de notre cher Ali. Il me parlait aussi de ses obsèques, qui avaient été grandioses, de sorte que je ne pus même pas aller atténuer cette douleur en lui rendant de près un dernier hommage en compagnie de ses proches frères de combat.

Je mis longtemps à me remettre de cette peine car c’était pour moi le premier compagnon tombé dans la lutte, le premier d’une liste interminable qui ne fera que s’allonger au fil des années. En définitive, je ne l’ai donc connu directement que très peu, l’espace d’une année scolaire et un peu plus. Mais c’était une période tellement exaltante, tellement ouverte à tous les espoirs et notre fraternité de lutte était si intense, que jamais son souvenir ne m’a quitté. Il sera au cours des moments noirs des décennies suivantes comme une des flammes qui me donneront courage et réconfort dans les épreuves difficiles, comme s’il continuait toujours la lutte à nos côtés.

Et pourtant, de 1946 à 2006, ce fut soixante années de contextes et de conditions socio-politiques très différentes les unes des autres et les comportements des combattants de 1945-46 se sont naturellement diversifiés. Si le souvenir en est resté aussi lumineux aujourd’hui dans la tête et le cœur de ses compagnons et de ses concitoyens, c’est qu’à nos yeux il a incarné à ce moment-là des valeurs de base, des repères et des qualités reconnues par nous comme nécessaires pour mener à bien la mise en œuvre d’idéaux désintéressés.

En premier lieu un esprit de sacrifice, de dévouement et d’altruisme. Ces sentiments étaient massivement présents à l’époque dans notre société, mais ils nous sont apparus plus tard d’autant plus précieux que les décennies suivantes les ont vu se raréfier au fur et à mesure que les situations devenaient plus complexes et décevaient nombre d’espoirs initiaux.

Une de ces premières déceptions fut la crise de 1949, dont Laïmèche a eu la chance de ne pas en ressentir l’immense amertume. Mais je suis certain qu’il aurait, au cours de ces circonstances, fait preuve de l’énergie et de l’intelligence que nous lui avions connues. Nul ne peut savoir comment exactement et concrètement ces qualités se seraient manifestées. Qu’on nous laisse cependant la pensée réconfortante qu’elles l’auraient honoré telles que l’avaient honoré certaines de celles qui nous avaient impressionnés à Ben Aknoun.

Au physique, Laïmèche donnait à ceux qui l’approchaient une forte impression d’énergie et de vivacité qui cherchaient à tout moment à s’exercer. Non comme une boule de nerfs mais comme l’expression d’une solide et infatigable résolution, je dirais aussi de volontarisme.

Bien plus tard, j’ai eu la surprise de découvrir la même expression dans un profil de Jugurtha, un des rares qui nous soient parvenus, sur la face d’une monnaie de l’époque romaine. Cela correspondait bien à son tempérament, à la fougue qu’il montrait dans ce qu’il faisait ou disait. Correspondait aussi à l’attachement viscéral envers la cause de son peuple, comme si ce dernier s’exprimait à travers lui de façon crue et sans fioritures.

Je ne me souviens plus à qui était attribuée la paternité du chant «Nekwni s’ilemezyen el Dzayer», mais les paroles directes et concrètes m’en paraissaient tout à fait adaptées à son profil, qui le différenciait de la poésie tout aussi vigoureuse mais élaborée de Ait Amarane, influencé lui, par le romantisme historique de la culture allemande. Chez Laïmèche, la sensibilité et la colère patriotiques étaient à vif, comme chez les jeunes qui s’écriaient «…D’atrouzi nougi at neqbel, axiragh l’mouth wala edhel» ou encore «a lejdoud a widh yemouthen, âf ennif t’mourth âzizen, agh eqaren atsetrouzim»!

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Il y avait même des moments où son indignation bouillonnante m’avait paru atteindre un seuil insoutenable. Un jour, il parlait des mendiants qu’on voyait affalés d’épuisement et de faim sur les trottoirs et sous les arcades de la rue de la Lyre: «Qu’est-ce qu’ils ont à être ainsi; mourir pour mourir, qu’ils se dressent au lieu de se laisser aller à la fatalité et à l’humiliation». J’ai été plutôt atterré de l’appréciation injuste et irréaliste, qui dépassait certainement sa pensée.

Un autre aspect de sa personnalité relativisait heureusement à mes yeux l’excès de ce moment d’exaltation.

Il était imprégné d’un esprit rationaliste poussé au possible, ne concevait pas de démarche fondée sur autre chose que la science et la raison, les considérant comme l’instrument incontournable et nécessaire de l’émancipation et de la libération de la société et de la nation. «Vous ne croyez donc pas à la science et à ce qu’en disent vos livres?» nous dit-il un jour durant une récréation dans le parc du lycée, pour répondre à l’inquiétude qu’occasionnait à notre groupe l’expérience «scientifique» bizarre qu’il était en train de mener! Il avait relié une ligne électrique du parc à la toiture en tôle ondulée d’un des baraquements laissés là par les troupes anglaises qui occupaient le lycée les années précédentes. Et la toiture tressautait dans un vacarme épouvantable qui ne le décourageait pas. C’était bien Laïmèche, sa confiance inébranlable dans la science, qu’il opposait à l’obscurantisme ou au confusionnisme dont nous observions déjà des signes inquiétants dans certains milieux du mouvement national.

Je serais tenté aujourd’hui de qualifier cet engouement de «scientisme», avec les excès et dérives de ce genre d’approche quand il est poussé à l’absolu. Mais nous en étions tous plus ou moins imprégnés à l’époque, du moins ceux qui s’exprimeront plus tard dans le mouvement de contestation en 1948-49. C’était naturel avec l’itinéraire qui était le plus souvent le nôtre, nous étions assoiffés d’arracher aux colonialistes les instruments culturels et techniques qui leur avaient permis de nous asservir. L’expérience se chargerait plus tard d’arrondir les angles des rigidités dogmatiques.

Avec le recul, je perçois aujourd’hui chez Laïmèche ce qui lui aurait probablement évité plus tard ce genre de dérives. Il était aussi mobile et souple dans ses comportements, capable d’humour et comédien à ses heures. Ses amis me racontaient avec force rires comment il animait les représentations du groupe scout de Miliana. Au cours de l’une d’elles, alors qu’il figurait un chef Sioux de tribu indienne et qu’un des acteurs tardait à faire son entrée, Laïmèche tout en continuant sa danse rituelle s’adressait avec insistance à son protagoniste sur scène «Rouh awithid, rouh awithid!» (va le chercher, va le chercher» phrase kabyle qui pour les arabophones de Miliana passait pour un pur accent indien.

C’est avec talent qu’il nous lisait aussi, en ironisant, les articles et éditoriaux dans «Liberté» du communiste Amar Ouzegane, dont on sait qu’à l’époque il poussait la différenciation envers le courant nationaliste du PPA jusqu’à l’hostilité. De même maniait-il la dérision en lisant de façon qui se voulait élogieuse un éditorial de «Fraternité» organe socialiste français qui vantait les avantages de la récente ordonnance gaulliste du 7 mars 44, offerte aux «indigènes» les plus «évolués», en attendant bientôt les offrandes sinistres du 8 Mai 45. Rappelons que l’organe des «Amis du Manifeste» s’appelait quant à lui «Egalité». Tout le triptyque de la République française nous était ainsi servi. Bien entendu, «l’Action» (organe clandestin du PPA) pesait dans nos esprits d’un poids infiniment plus sérieux, inversement proportionnel à l’aspect fragile de sa feuille recto-verso mal ronéotypée.

Lectures marxistes et fond politique de Laïmèche?

Je ne suis pas en mesure de dire concrètement quelles étaient ses lectures préférées. En 1944-45, il m’avait parlé de Saïd Boulifa (« Le Djudjura à travers les siècles »). En 1945-46, il n’est pas exclu qu’il ait eu la possibilité de lire des œuvres marxistes car elle commençaient à être présentes sur le marché, alors que plutôt rares auparavant. Son esprit rationnel et scientifique devait certainement l’appeler à rechercher et étudier ces œuvres. Moi-même, c’est à partir de 1946 que j’ai pu lire ce qu’il y avait: ainsi Mabrouk Belhocine, bibliothécaire du bureau de l’AEMAN a fait des achats sur ma proposition, car j’étais, avec lui, animateur de débats et conférences à partir de ma première année d’études à la Fac d’Alger (oct. 1946).

C’était une période faste pour les débats où chacun essayait d’apporter tout ce que lui permettait son itinéraire social et culturel pour contribuer à une conscience nationale et politique alors en cours de gestation. Même Benbella et M’hammed Yazid étaient venus nous féliciter au boulevard Amirouche puis à la Place de la Lyre pour ces efforts.

la bureaucratie MTLD a donné plus tard un coup de frein à ces efforts; avec un anti-intellectualisme maladif, ils y voyaient évidemment un risque pour leur hégémonisme petit bourgeois, qui prendra de plus en plus une tonalité arabiste primaire, à ne pas comparer avec ce que sera plus tard l’arabisme des années 1950.

Pour l’anecdote, nous espérions tirer de ces lectures des arguments contre certaines positions du PCA à ce moment là (entre 1943 et début 1946). Mais nous étions effectivement intéressés et séduits pas les aspects rationnels, sociaux et démocratiques, notamment en matière de politique linguistique. Bennaï Ouali, en particulier, appréciait ce dernier aspect en URSS et il lisait ce que publiait à ce propos la revue mensuelle « Etudes soviétiques ». Je signalerai encore qu’au début des années 1950, j’avais donné à Ouamrane au cours d’une rencontre organisée par Akli Saïd sur les hauteurs de Telemly, l’ouvrage: « L’Obkom clandestin à l’oeuvre » qui relatait comment la résistance s’était organisée en Biélorussie contre l’occupation allemande.

« Associations » estudiantines successives reliées au PPA

Je ne peux rien dire d’assez précis sur une « association » à Bouzarèa et à Miliana pour 1943 et 1944. Par contre, je peux parler seulement de la cellule étudiante PPA constituée à Ben Aknoun à partir de la rentrée d’octobre 1944. Elle comprenait des éléments venus de Miliana mais aussi d’autres comme moi-même qui ai adhéré au PPA à partir de mes contacts à Larbaa et Alger-Casbah. Il s’agissait bien de cellule PPA et non d’associations sur la base de sensibilités culturelles; certes il y avait une majorité de Kabyles étant donné la vocation géographique de ce lycée (à la différence du collège de Blida où j’étais moi-même en 1941-42 dans les petites classes et où se trouvaient les Benkhedda, Dahlab, Yazid, Abbane, Boumendjel, Ali, etc. dans les classes préparatoires au bac). Mais le contenu de nos activités étaient nationaliste, algérianiste, et non « berbéro-nationaliste ». Cette connotation fortement « berbériste » a été insidieusement introduite après coup par les dirigeants MTLD qui voulaient faire croire à un courant régionaliste. Il suffit de lire les paroles de «Ekker a miss en Mazigh» créé en janvier ou février 1945 à ce lycée pour s’en rendre compte.

Nous ne percevions pas du tout ce chant en opposition à «Min djibalina» ou «Fidaou l djazair», au contraire.

Le premier choc en 1947 à ce sujet fut le fait des chauvins «arabistes» qui, au gala de l’AEMAN, s’avisèrent de faire sauter le chant «Ekker a miss en Mazigh» du programme, alors que jusque là il n’avait jamais suscité de heurts, y compris quand il était chanté dans les régions arabophones. les couches populaires étaient à ce sujet autrement plus ouvertes que les pseudo-instruits petits bourgeois qui attisaient ce genre de défiance comme fonds de commerce démagogique.

Quant à l’appellation «groupe de Ben Aknoun», nous ne nous ressentions pas comme tels, l’appellation est venue après coup, notamment chez les historiens qui ont constaté de façon rétrospective le rôle joué par les militants de ce lycée, en particulier dans l’implantation, l’organisation et le niveau de formation politique exemplaire du PPA en Kabylie, ainsi que leur influence décisive dans l’initiation de la création de l’OS en 1947, malgré les réticences de cercles dirigeants tièdes sur cette question y compris autour de Messali.

J’ajoute enfin que le lancement de la cellule de Ben Aknoun n’était nullement un projet berbériste, elle a été lancée par Abdallah Filali, un permanent de longue date du PPA (il sera plus tard assassiné comme messaliste en France durant la guerre de libération).

Autour du Congrès des AML

Je n’ai pas de souvenir précis concernant la participation de Ait Ahmed et Laïmèche à ce Congrès mais elle était vraisemblable car nous avons eu des compte-rendus et des commentaires dans une certaine fébrilité tenant à l’importance de cet événement. Par rapport à cette importance, la nature de ceux qui y ont assisté n’était pas notre préoccupation. En ce qui concerne la participation de Ali Yahia Rachid, je ne peux dire ni oui, ni non: à quel titre: délégué? observateur? Je ne peux avoir d’avis à ce sujet, ne sachant pas dans quelles conditions cela se déroulait.

J’ajoute que je ne m’intéressais pas beaucoup aux détails organiques de ce genre car, quoique participant à la vie politique de la cellule de Ben Aknoun, mes activités organiques étaient surtout tournées vers la section PPA de Larbâa où je me rendais la plupart des week-ends. Accessoirement, à Ben Aknoun, je suivais la formation des plus jeunes, les initiant et les sensibilisant au mouvement SMA pour qu’ils puissent répercuter cela dans leurs localités d’origine.

Épisode de l’interpellation de Khellil en mars 1946

ouali_bennai.png Je sais à ce propos ce que j’ai entendu par ouï-dire, il est fort possible que ces tiraillements aient eu lieu à propos des questions identitaires. mais il me semble, d’après ce que j’ai entendu par Bennai Ouali, Amar Ould Hammouda et Henine Yahia, que les griefs les plus sérieux du district de Kabylie envers la direction du MTLD étaient liés à des questions de prérogatives organiques, en ce sens que certains dirigeants algérois empiétaient sur l’organisation du district en tentant de court-circuiter certains secteurs et y faire passer des orientations aventuristes ou irresponsables qui risquaient d’exposer inutilement à la répression colonialiste et de porter tort aussi bien à l’organisation qu’aux populations. Tout cela en plus de l’ordre irréfléchi d’insurrection pour le 23 mai 1945, heureusement annulé in extremis.

Ordre d’insurrection du 23 mai et militants de Ben Aknoun

Je crois que Ait Amrane a bien raconté dans sa brochure sur Ben Aknoun comment quelques militants originaires ou résidants de Kabylie ont été sollicités pour ces préparatifs d’insurrection. Personnellement, j’étais à Larbâa durant les quelques jours de congé qu’on nous avait donné à l’occasion de l’armistice de la guerre mondiale.

Quand je suis revenu au lycée, j’ai constaté effectivement l’absence de quelques-uns d’entre nous, sans en avoir l’explication et je m’inquiétais qu’ils aient pu être arrêtés durant les vacances en Kabylie dans le climat général répressif. Je les ai vus ensuite reparaître peu avant les épreuves du bac et là, nous avons eu les explications à demi-mot seulement, étant donné que ce n’était pas le genre de choses à claironner. Quant à la «défection» de Chibane, ce que j’ai eu plus tard comme information était qu’il était revenu en expliquant qu’il n’avait pu convaincre personne dans sa région de l’opportunité d’un soulèvement armé à ce moment-là. Ce n’est pas impossible. Est-ce dû à un manque de conviction de sa part sur la pertinence de l’ordre ou à des réticences locales, peut-être faut-il lui poser la question? À l’époque, il a toujours continué à militer, et nous étions ensemble en 1945-1946 en Math-Elem à Ben Aknoun puis en 1946-1947 en année de PCB (propédeutique médicale) avant qu’il n’aille en octobre poursuivre ses études en France.

Participation à la manifestation du 1er mai à Alger

je ne sais pas si Laïmèche a participé ou non à la manifestation, auquel cas en infraction à la consigne qu’aurait été donnée par Bennaï Ouali que les lycéens
n’y participent pas. En tout cas les responsables ne nous en ont pas parlé et si Laïmèche y a été, il a dû trouver une raison de s’absenter si c’était un jour de scolarité, ce dont je ne me souviens pas.

Je me rappelle seulement que c’est Amar Bentoumi, maître d’internat, qui nous en a parlé le soir même, cependant que Bennai Ouali est venu lui aussi mais peut-être le lendemain nous en informer également: il avait un pansement sur le front car il était aux premiers rangs et une balle l’avait éraflé.

j’en viens maintenant à un point qui se situe en dehors des questions posées et que j’ai évoqué à propos d’un thème resté non discuté entre Laïmèche et moi en 1946; le fait que sa disparition prématurée à l’âge de 19 ans ne nous ait pas permis d’en discuter comme nous en étions convenus pour l’été 1946 m’a laissé un sentiment de frustration qui a pris encore plus de sens quelques années plus tard à l’occasion de la crise de 1949.

Je suis sûr que Laïmèche aurait été sensible à mes arguments, à en juger par les positions prises, à ce moment de crise, par ses compagnons de lutte les plus proches qui nous avaient demandé en 1948 de rédiger la plateforme doctrinale qu’ils voulaient soumettre au CC du PPA. Ils en avaient approuvé les orientations telles qu’exprimées dans la brochure «l’Algérie libre vivra» éditée vers juin 1949 alors qu’ils étaient emprisonnés.

La question des rapports entre berbérité, arabité et nation y étaient clairement précisés. En 1946, les choses n’étaient pas encore formellement clarifiées chez la plupart d’entre nous et nos aspirations démocratiques n’avaient pas encore trouvé leur expression en termes de doctrine, le point d’accord fondamental étant essentiellement «L’indépendance» à conquérir par la mise en mouvement du peuple, y compris par les armes.

Au retour des vacances scolaires (d’hiver ou de Pâques, je ne m’en souviens plus), un condisciple revenu au lycée après avoir rencontré Laïmèche m’a dit de sa part, entre autres salutations et recommandations, qu’il valait mieux ne pas poursuivre une collecte de fonds (très modeste pour nos bourses de lycéens) en faveur d’une médersa libre.

J’avais en l’occurrence, activité très marginale de ma part par rapport à tout ce que je faisais d’autre, fait circuler des tickets d’un carnet de souscription pour la fête annuelle de la medersa libre de Larbâa, qui travaillait en étroite collaboration avec notre groupe scout local; comme militants du PPA sur place, nous la soutenions, comme c’était le cas à travers toute l’Algérie où une rivalité un peu sourde, quelquefois vive, opposait PPA et Ouléma pour l’orientation de ces médersas.

À Larbâa, le rapport des forces sur ce point était moitié moitié, j’avais énormément bataillé pour que le groupe scout ne tombe pas sous la tutelle traditionaliste et quelque peu obscurantiste, et le conseil d’administration du complexe «Scouts, Médersa et Nadi-i-islah avec sa salle de prières» me soutenait, grâce à la compréhension du duo Boumendjel Père (UDMA) et Sahraoui Mustapha (MTLD).

de plus, l’enseignant principal de la médersa, Cheikh Mohammed, était moderne et ouvert, j’entretenais des relations non seulement correctes mais cordiales avec lui: les scouts de mon groupe avaient chanté (une année plus tard) des hymnes en kabyle à la fête annuelle publique du groupe sans qu’il ne se soit élevé un signe de désapprobation, alors qu’à Alger les protagonistes d’un nationalisme arabiste chauvin sabordaient en catimini ce genre de travail culturel.

La remarque de Laïmèche ne m’ayant été rapportée que de façon vague et n’en comprenant pas les raisons, j’ai fait répondre à Ali que nous en discuterions à l’été. Je me perdais en conjectures sur le sens de la remarque. N’ayant pas remarqué chez mes compagnons, en dehors de boutades et plaisanteries sans grande portée, d’hostilité dans le passé aux manifestations de culture arabe ou islamique, j’écartais cette hypothèse, c’est dans des médersas des hauts de Bab El Oued, par exemple, qu’il m’est arrivé de rencontrer Aït Ahmed plus tard.

Je me suis donc dit qu’il y avait deux explications possibles à cette recommandation. l’une était d’ordre activiste, il craignait peut-être que ces collectes ne fassent diversion «réformiste» à notre travail d’agitation.

L’autre était qu’il sous estimait peut-être l’utilité de ce travail comme appui aux efforts que nous faisions pour gagner à une perception révolutionnaire de la cause nationale des éléments arabophones ou islamiques sensibles à ces aspects culturels.

La préoccupation en était sans doute moins présente dans les monts de Kabylie où l’enracinement du PPA dans la société avait un caractère plus séculier, mais il n’en exigeait pas moins le respect de nombre de valeurs traditionnelles dont je sais, l’ayant vécu avec eux notamment en 1948 à l’occasion de notre rencontre de Arous, que mes camarades sur place en tenaient le plus grand compte.

Si notre rencontre de l’été 1946 avait eu lieu, c’est ce que je lui aurais dit, bien que mon expérience à ce sujet n’avait pas encore atteint la maturité et l’expérience acquise les années suivantes.

Une des confirmations m’en est venue à l’occasion de la crise de 1949: ce sont des militants arabophones, membres de l’OS et sympathisants de la médersa de Larbâa qui ont protégé en connaissance de cause le transport et le stockage de brochures «L’Algérie libre» que la direction du MTLD voulait saisir et détruire. Ce sont eux également qui ont fait échouer piteusement la condamnation que Lahouel lui-même et Saïd Lamrani étaient venus prononcer contre les «berbéristes».

Le même scénario s’est déroulé à Tiaret où ils se sont cassés les dents dans leur tentative de condamner Aït Amrane: là aussi, les militants avaient eu la démonstration que nos positions étaient vraiment nationales, démocratiques. Ils n’ont pas cru un seul mot des calomnies répandues sur nous.

Ce sont les positions que nous avons défendues dans notre plateforme doctrinale de 1948-49. Si elles avaient pu être débattues largement dans le MTLD, beaucoup de choses auraient été autres dans la suite du mouvement national…

Sadek Hadjerès, octobre 2007

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pdf-3.jpg À L’ANNONCE DU DÉCÈS DE YIDIR AÏT AMRANE Sadek Hadjerès, novembre 2004- extrait [[DES IDENTITÉS LINGUISTIQUES À LA CONSTRUCTION NATIONALE – L’APPORT DE IDIR AIT AMRANE À LA CAUSE NATIONALE – L’œuvre créatrice et pédagogique de Yidir Aït Amrane http://www.socialgerie.net/spip.php?article1180#1 ]]

Ait_Amrane_et_Sadek_1948_rue_d_Isly_p.jpg Alger 1948, ex-rue d’Isly (Ben Mehidi), au niveau de la place ex- Bugeaud (aujourd’hui Emir:Abdelkader):

MOHAND U YIDIR AIT AMRANE et SADEK HADJERES, venant du foyer de l’AEMAN (place de la Lyre), se dirigeant vers la Bibliothèque universitaire (ex rue Michelet, aujourd’hui Didouche) à la recherche de documentation sur l’Histoire de l’Afrique du Nord
.

…/…

Je viens d’apprendre la disparition de Idir Aït-Amrane. Depuis près de soixante ans d’une amitié ininterrompue, rehaussée par son affable simplicité, nous avons continué, après les épisodes intenses de la fin des années quarante et dans les rares intervalles légaux de ma vie militante, à échanger nos opinions sur les questions linguistiques. Invariablement, il terminait ses lettres par la formule: «Seg oul zeddigen am aman» (D’un cœur aussi clair et pur que de l’eau).

Ses qualités de cœur n’avaient effectivement d’égale que son ouverture d’esprit, son abnégation patriotique et ses compétences linguistiques. Je voudrais illustrer pourquoi c’est pour moi aujourd’hui comme si une étoile venait de s’éteindre dans le ciel de l’amazighité culturelle. Comme les étoiles lointaines qui ont cessé d’exister mais dont la lumière nous parvient encore, son œuvre et son apport à la fondation d’un édifice national viable continueront d’éclairer notre route vers l’épanouissement culturel dans son enracinement de civilisation et de culture pluriel.

Notre amitié et notre engagement commun remontent à Octobre 1944, quand, jeunes lycéens des deux années terminales, nous étions venus au lycée de Ben Aknoun réouvert, lui de Tiaret, moi de Larbâa (Mitidja) avec d’autres originaires de tous les coins de l’Algérie centrale, surtout de Kabylie, chacun porteur de représentations culturelles et identitaires liées à son itinéraire familial et social, que nous mettions en commun de façon assez heureuse dans le creuset chaleureux du bouillonnement patriotique qui avait suivi le débarquement anglo-américain de 1942. Après le tournant de Stalingrad, la deuxième guerre mondiale entrait dans sa phase finale, elle portait pour nous des effluves d’espoir et de liberté des peuples.

Je me souviens alors comment, à la pause d’après-midi d’ une grise journée hivernale de début 1945, dans un préau du lycée balayé par un vent glacial, il nous chanta le refrain et l’ébauche des premiers couplets de ce qui allait devenir l’hymne «Ekker a miss en Mazigh», [[« Ekker a mmis oumazigh » – janvier 1945 – http://www.socialgerie.net/spip.php?article1180#2 ]] qui allait désormais accompagner pour nous le fulgurant «Min Djibalina» en arabe, son frère jumeau complémentaire et inséparable.

Il venait de le composer, après une longue maturation, en griffonnant le texte (qu’il a conservé avec toutes ses ratures) pendant un cours de maths, matière dans laquelle il excellait.

Les paroles aussi bien que l’air nous ont aussitôt électrisés, tant elles répondaient dans la ferveur de l’époque à la fois à une culture orale venue du fond des âges, exprimée en une langue simple qui nous était charnelle, et aux sentiments patriotiques algériens qui nous habitaient.

Il y avait notamment là autour de lui Laïmèche Ali, qui allait à 19 ans trouver la mort dix-huit mois plus tard au début d’août 1946 en ayant contracté une typhoïde dans le maquis qu’il avait gagné dès ce moment.

Il y avait Ammar Ould Hammouda, un des futurs et premiers responsables de l’OS qui trouvera la mort (en fin 1956 ou début 1957?) victime des odieuses «épurations» qui ont assombri l’histoire de la wilaya III.

Il y avait aussi Omar Oussedik, un des futurs officiers de la wilaya IV qui sera aussi un membre du GPRA pendant la guerre puis un des responsables de la zone autonome d’Alger après le cessez le feu, Yahia Henine alors maître d’internat et un des futurs rédacteurs de la brochure «l’Algérie libre vivra» et enfin, encore vivant, Hocine Aït Ahmed dont il n’est nul besoin de rappeler l’itinéraire.

C’était là le noyau de la cellule du PPA du lycée, qui comprenait environ une vingtaine à une trentaine de membres, une cellule au dynamisme certain sur le plan des activités et des débats, sous l’impulsion et le suivi de Abdallah Filali d’abord puis du regretté Bennaï Ouali à qui la direction du PPA avait confié cette tâche en même temps que la direction du district de Haute Kabylie.

L’un et l’autre de ces deux derniers périront eux aussi au cours de la guerre d’indépendance, victimes du gâchis et des aberrations inspirées, comme l’a admirablement dépeint une chanson de Lounis Aït Manguellat, par le monstre que portent en eux autant les révolutions que les individus quand ils ne sont pas capables de maîtriser ces dérives.

L’hymne s’est aussitôt répandu comme une traînée de poudre, non seulement dans les monts de Kabylie, mais aussi dans la capitale et les villes principales du pays, porté en particulier par le véhicule et l’instrument performant de l’éveil national que fut le mouvement de jeunesse des SMA (Scouts Musulmans Algériens). Rares étaient les circoncisions, les mariages, les fêtes annuelles d’associations ou les «sahrat» en des occasions diverses où cet hymne ne côtoyait pas son équivalent arabophone «min djibalina» qui lui aussi se distinguait par une langue dépouillée qui allait droit au cœur.

Une chose m’a frappé par sa signification de convergence profonde dans cette première moitié des années quarante. Je me souviens qu’à Larbâa des Beni Ouacif ou encore à Larbâa nath Irathen , les jeunes nationalistes de Kabylie chantaient avec grande ferveur des chants patriotiques en arabe, y compris classique dont ils ne comprenaient pas la plupart des paroles. Cependant qu’à Larbâa Beni Moussa, localité arabophone à 95 pour cent, les gosiers arabophones des jeunes scouts faisaient découvrir en kabyle à la population, sinon le sens des paroles (appréhendé seulement globalement, à partir de mots clefs comme Ifriqiya, Messali etc), du moins l’existence d’une langue et de compatriotes qui brûlaient du même amour de l’indépendance et de la même haine contre l’oppression coloniale.

Je fus frappé comment les deux cheikhs (de la medersa et du lieu de prières) de Nadi-l-Islah ne virent aucun « péché » dans cette démonstration de la diversité culturelle nationale, qui se renouvela d’ailleurs sans problème pour d’autres chants dont «Dhi Jerjer», encore plus difficiles et pour lesquels les gosiers inhabitués avaient commencé à prendre goût.

Que dire alors de la population, des gens simples et honnêtes pour qui tout cela allait de soi dans ce tourbillon nouveau d’idées et de représentations, dont la mutation des modes vestimentaires venait d’être un élément spectaculaire après le débarquement américain et l’inondation des souks par les tenues bradées au marché noir par les GI à une jeunesse dont les frusques tombaient de plus en plus en haillons?

La majorité des patriotes sincères voyaient du bien dans une forme d’expression, une arme de plus (s’ajoutant au «butin de guerre» francophone largement utilisé dans maintes activités) qui permettait de faire connaître en tamazight, jusqu’aux grand mères et aux fellahs et leurs enfants jamais sortis de leur terroir, les mots magiques de l’indépendance, la fierté du projet de liberté pour l’Ifriqiya (appellation fréquente à l’époque des trois pays d’Afrique du Nord aujourd’hui désignés comme Maghreb) et les défis lancés par les leaders charismatiques Allal El Fassi, Messali et Bourguiba.

Quant aux couches de lettrés honnêtes, que pouvaient ils reprocher, bien au contraire, à la façon dont l’hymne glorifiait la patrie à travers Mazigh, l’ancêtre mythique, en faisant de la Kahina le trait d’union positif entre deux époques de notre histoire?

Deux époques que les colonisateurs faisaient tout pour opposer entre elles afin de justifier «l’arbitrage civilisateur» d’une « latinité » portée par les armes et la domination économique. Un couplet de l’hymne de Aït Amrane soulignait:

«Il Kahina Ichaouihen, Thin isseddan irgazen, Inas eddin idh agh dedjidh, Nennough fellas akken dennidh».

Il n’y avait pas meilleure façon d’exprimer, d’unir et de valoriser ce double héritage qu’a été pour nous l’amour de la liberté et l’attachement à ce que nos ancêtres et notre peuple ont créé de meilleur dans le champ de la civilisation islamique. Il n’y avait pas de façon plus saisissante d’exprimer cette exigence de synthèse dont notre histoire et notre société contemporaines ont le plus grand besoin, que de s’adresser avec Aït-Amrane, à chaque jeune de notre pays:

«Va dire à la Kahina des Aurès, Celle qui a dirigé et conduit des hommes, La religion (ou aussi la dette) que tu nous as laissée, Nous avons combattu pour elle comme tu nous l’as recommandé».

Qu’est devenu ce message à partir des années 40? Comment Aït Amrane, ses frères ou camarades de lutte et d’espoir ont-ils affronté les tempêtes qui ont cherché à brouiller ce message? C’est ce que je m’efforcerai d’illustrer ultérieurement. …/…

Sadek Hadjerès novembre 2004

« Ekker a mmis oumazigh » – Lycée de Ben Aknoun – janvier 1945

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Correspondance de YidirAit Amrane avec Sadek Hadjerès

Le 15 Février 1995 – extraits

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pdf-3.jpg1961 : un article depuis l’Algérie en guerre
QUI SONT NOS FRÈRES ET AMIS ?
… Ou comment des Arabes détruisent l’arabité !

Sadek Hadjerès, Alger, 1961 [[texte publié dans France nouvelle en 1961 après les tortures et l’assassinat de Farajallah Helou par la police politique nassero-baâthiste. ]] repris par Socialgerie le 9 décembre 2009 article 123 [[http://www.socialgerie.net/spip.php?article123
http://www.socialgerie.net/IMG/pdf/notre_frere.pdf ]]

Le texte de cet article, intitulé « Notre Frère », est paru en 1961. Je l’avais écrit puis envoyé à « France Nouvelle » (hebdomadaire du PCF).alors que j’étais depuis six ans clandestin et activement rercherché dans la capitale de l’Algérie en guerre, quadrillée et soumise quotidiennement aux crimes des colonialistes français.
J’y exprimais notre douleur et notre indignation à l’annonce d’un nouveau et grave méfait du régime du Caire, perpétré contre les forces progressistes du monde arabe dans l’éphémère R.A.U  » (République Arabe Unie) englobant de façon hégémonique la Syrie et le Liban. Cet épisode fut d’autant plus douloureux à nos cœurs de patriotes et communistes algériens, qu’avec l’ensemble de notre peuple, nous continuions à vibrer de sympathie et de solidarité envers les conquêtes anti-coloniales, économiques et sociales du peuple égyptien. Elles étaient malheureusement stérilisées, comme le confirmeront les décennies suivantes, par l’hégémonisme anti-démocratique et antisocial, qui portera progressivement un coup fatal au rêve légitime d’unité d’action des peuples et des Etats dans le monde dit « arabe ».
J’aurai l’occasion de revenir sur nombre de manifestations de cet hégémonisme aux visages multiples. Il a ravagé les espoirs de plusieurs peuples, et particulièrement chez nous où furent diabolisés tous ceux qui militaient pour une algérianité rassembleuse, révolutionnaire, démocratique, sociale, ouverte à toutes ses richesses culturelles et aux autres peuples de la région et du monde.
C’est pourquoi, à l’occasion de la flambée des passions chauvines actuelles, il convient non pas d’abolir le mot de « Frères » (tout comme ceux de camarades ou d’amis, porteurs de valeurs positives), ni de l’appliquer abusivement à ceux qui consciemment ou inconsciemment détruisent la fraternité des peuples, à ceux qui ont dévasté la cause de la libération arabe par les pratiques de la répression ou des complots prétendument scientifiques.
La vraie fraternité de lutte n’était pas un mirage, un faux semblant. Elle était vécue et intensément ressentie au niveau des peuples, elle avait accompli des miracles en de nombreux moments historiques. Mais elle ne se mesure pas aux slogans et formules hypocrites. Tout comme au sein des familles biologiques, elle se mesure dans les comportements, dans le vécu,à la façon dont sont réglés les litiges d’intérêt, les incompréhensions, à la façon dont sont affrontés ensemble et dans l’écoute mutuelle les dangers et les moments difficiles.

NOTRE FRÈRE

Il était intellectuel brillant, un homme dont la simplicité égalait la culture, un patriote ardent plongé depuis toujours dans la lutte nationale de libération, un partisan de la paix infatigable. «Comme il refusait, ils le soumirent au courant électrique des dizaines de fois… l’arrosèrent plusieurs fois d’eau froide pour lui faire reprendre connaissance. Ils ne le laissèrent que lorsqu’ils fut devenu un amas de chair humaine sans mouvement … ». Ses bourreaux nièrent qu’il se trouvait entre leurs mains.
Frères Algériens dont la chair et l’âme crient depuis sept ans, et vous amis français à nos côtés dans les épreuves, vous avez cru reconnaître le calvaire d’Ali Boumenjel, dont l’absence est à nos cœurs une plaie qui n’en finit plus de se cicatriser. Ce n’était pas lui, mais l’un de ses frères dans le martyrologe de l’humanité : l’écrivain Faradjallah Hellou, représentant éminent des Lettres Arabes, et secrétaire du Parti Communiste Libanais, assassiné dans une prison de la R.A.U.
===== ===== =====
Comment, nous Algériens, nous taire ? Il fut une longue période où le prestige inégalé du président égyptien emplissait en Algérie les pages des registres d’état civil de longues files de « Nasser » et « Nasséra », prénoms donnés aux nouveau-nés algériens autant en hommage à l’allié du Caire, qu’en heureux présage de victoire (« Nasser », en arabe, « victorieux »). Pour le combattant algérien, le nom de Nasser évoque le plus souvent un peuple frère, un pays d’où vient ou par où est passée la mitraillette qu’il serre dans ses mains, la couverture sur laquelle il s’étend à la fin d’une nuit de marche harassante. Il évoque une aide matérielle et morale qui, si elle n’est plus aujourd’hui la plus importante, fut l’une des premières sollicitées et des plus précieuses avant comme aux premiers jours de l’insurrection.
Mais c’est précisément au nom de l’Algérie, de ses intérêts sacrés et de son peuple crucifié, que notre protestation s’élève bien haut. Chaque jour nous prenons à témoin le monde entier des crimes perpétrés sur le sol algérien. Nous taire serait renier la malédiction jaillie en permanence de notre terre contre les tortionnaires. Nous taire serait accepter de voir réduite la portée des condamnations jetées du haut des tribunes internationales contre le colonialisme français par les délégués égyptiens. Il est hélas des avocats qui desservent la cause qu’ils défendent. Combien leur soutien serait plus efficace si dans le temps même où leur voix s’élevait contre la torture, ils bannissaient ces méthodes d’Egypte et de Syrie. Combien l’exemple de Djamila Bouhired torturée, porté à l’écran par des cinéastes égyptiens pleins de mérites gagnerait en force de conviction auprès des spectateurs du monde entier, s’il n’éveillait dans leurs esprits l’idée que le film prêche pour d’autres pays un respect humain ignoré en RAU !
On nous dira : mais les dirigeants égyptiens ne sont pas des colonialistes d’Europe ! Certes, et cela les condamne doublement. Au nom de quoi tolérerions-nous dans les rangs anti-impérialistes la barbarie que nous reprochons aux impérialistes ?
Comment nous taire ? Si les Algériens haïssent Godard et Massu, ce n’est pas pour leurs seules « méthodes ». Nous les haïssons à cause de ce qu’ils étaient chargés de tuer en nous, l’aspiration à la liberté et à l’indépendance. Dans les tortionnaires de Hellou, nous haïssons ceux qui voudraient tuer dans le monde arabe l’esprit de démocratie et dénaturer l’aspiration à l’unité arabe, si chère à notre peuple.
L’expression de « frères arabes » a lui au cœur de nos compatriotes au plus noir du cauchemar de ces sept années de guerre, elle a gardé pour nos grandes masses une précieuse signification culturelle et anti-impérialiste. Mais QUI sont nos frères ? Le bach-agha Boualem n’est pas notre frère. Ni Hussein de Jordanie. Ils ne le sont pas plus ceux qui déploient contre NOS VERITABLES FRÈRES l’acharnement qu’on aimerait leur voir déployer contre les ennemis jurés des peuples arabes.
Qui était Faradjallah Hellou, pour justifier cet acharnement contre lui ? Etait-ce un de ces agents qui avaient aidé l’Occident impérialiste à sucer pendant des générations le sang et les richesses arabes ? Non, ceux-là, anciens bonzes du Wafd et autres larbins ou patrons de Farouk, ont été amnistiés et ont regagné leurs riches demeures. C’est aux communistes, vrais fils et avant-garde du peuple, que Nasser s’attaque maintenant, ainsi qu’aux patriotes avancés, aux hommes de progrès, et même aujourd’hui à ceux des membres de son propre Parti (« Union Nationale ») en désaccord avec lui. Il s’attaque à des patriotes arabes qui soutiennent la cause algérienne jusqu’au bout, sans aucune restriction ni arrière-pensée. Il s’attaque à ceux qui pendant les années 50 notamment ont été les plus ardents et les plus lucides dans les batailles de l’évacuation contre l’occupant britannique, à ceux qui en mobilisant les forces populaires pendant l’attaque de Suez, ont contribué à faire de Port-Saïd un petit « Stalingrad » alors que l’armée de métier, soutien du régime, n’avait, pour le moins pas eu encore le temps de démontrer ses capacités face à l’écrasante collusion israélo-franco-britannique. Nasser s’attaque à ceux qui de notoriété mondiale comptent parmi les plus éminents et les plus avancés des représentants de la culture arabe, à tout ce qu’enfin des siècles d’histoire différenciée ont crée en Syrie de plus original et de plus digne d’enrichir, par son originalité même le fonds commun de la civilisation arabe.
Non, la fraternité et l’unité arabes ne sauraient pour nous emprunter ces chemins déshonorants.
===== ===== =====
Comment nous taire ? Nous taire, ce serait ne pas contribuer à ouvrir les yeux de beaucoup de nos compatriotes sur certains aspects négatifs de la politique nassérienne. Ce serait ne pas montrer pourquoi celui qui continue d’être NOTRE ALLIE AU SEIN DU MOUVEMENT ARABE DE LIBERATION, cet homme qui a raconté dans un opuscule « La Philosophie de la Révolution », comment sa main avait tremblé et comment il s’était enfui une nuit plein d’horreur pour son geste alors qu’avec d’autres officiers il s’était proposé d’abattre des collaborateurs de l’occupant britannique, cet homme est en même temps le dictateur qui envoie froidement au bagne, à la torture et à la mort des milliers de ses compatriotes soucieux de mener la libération nationale et démocratique jusqu’à son terme.
Il n’y a aucun mystère. Il y a simplement le rôle décisif de la banque Misr et du grand capital égyptien, qui ne pouvant plus s’appuyer sur la vieille bureaucratie vermoulue et détruite, ont rapidement compris qu’il était mille fois plus rentable de poursuivre l’exploitation des ouvriers et fellahs du Nil en mettant à profit le dynamisme et l’avidité de certains milieux petits bourgeois et de la nouvelle bureaucratie militaire parvenue au pouvoir.
Les Algériens attentifs à toutes les expériences du monde arabe puiseront dans l’exemple égyptien une ample moisson d’enseignements : une réforme agraire limitée puis arrêtée dans le pays où la misère du fellah est proverbiale, le droit de grève inexistant, les syndicats domestiqués, des couches parasitaires en développement, le pillage en règle de l’économie syrienne, une révolution nationale qui s’essouffle et ne trouve d’issue que dans les visées expansionnistes (créant ainsi de nouveaux obstacles à l’unité arabe dont elle se réclame), ainsi que dans le double jeu qui permet la pénétration insidieuse en Egypte des monopoles impérialistes occidentaux, dans la phraséologie socialiste démentie par la politique anti-ouvrière et anticommuniste à l’intérieur et même à l’extérieur.
===== ===== =====
Que Nasser, en signe de force, ne lance-t-il aux communistes arabes, au lieu de les réprimer, un défi pacifique par lequel il s’engagerait à réaliser au plus vite les objectifs qu’il proclamait il y a déjà bien des années !
Le flambeau de la démocratie et du vrai réveil arabe n’éclaire plus, hélas, pour un temps, la vallée du Nil. Mais de grands foyers libérateurs ont été allumés et sont attisés partout dans le monde arabe, non par une poignée de patriotes « pronunciamientistes », mais PAR LES MASSES POPULAIRES EN MOUVEMENT. L’un d’eux, jailli d’une étincelle des Aurès, éclaire en Algérie une paysannerie ardente, une classe ouvrière de plus en plus consciente de son rôle, un peuple aux riches traditions démocratiques. Tous ces foyers se rejoindront un jour de Casablanca à Bagdad, d’Alger au Cap. Ils rendront justice à Faradjallah Hellou, chaînon dans la pure lignée des martyrs communistes, annonciateur des temps nouveaux, parent par sa culture, son amour du progrès et du peuple de notre Cheikh Bendbadis qui disait « Le communisme est le levain du peuple » et du Cheikh Reda Houhou, fusillé par les colonialistes à Constantine.
Faradjallah Hellou est notre camarade, notre frère, le frère arabe véritable de notre camarade Ahmad Inal, lieutenant de l’ALN, torturé lui aussi pendant dix jours et brûlé vif par les colonialistes, qui écrivait dans sa dernière lettre à son frère : « … Le temps est proche où les victoires de notre peuple ne lui seront pas volées. Cela deviendra possible quand la classe ouvrière porteuse du plus bel idéal humain, le socialisme, pendra la direction des masses populaires. Alors la nation connaîtra le bonheur et la lumière et ses aspirations séculaires seront réalisées. »

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pdf-3.jpg Colloque NATION, Alger, 16 et 17 mars 2005
RAISONS DE CRAINDRE ET D’ESPÉRER
LA NATION ET LE SOCIAL

Sadek Hadjerès (extraits) Socialgerie, 15 janvier 2014 [[ Raisons de craindre et d’espérer : LA NATION ET LE SOCIAL Alger 2005 – Colloque sur la Nation – intervention de Sadek Hadjerès – extraits – http://www.socialgerie.net/spip.php?article186 http://www.socialgerie.net/IMG/pdf/2005_03_16_LA_NATION_ET_LE_SOCIAL_DV.pdf ]]

Cher (e)s ami (e)s
Je suis à la fois heureux et frustré en vous saluant. Désolé comme vous et je m’en excuse, parce que des contretemps pratiques et administratifs, dus en partie au démarrage tardif de mes démarches, me privent de la chaleur de votre amitié et de la richesse des échanges. Mais je suis heureux de participer avec vous, même indirectement, à cette rencontre. Bien sûr, comme l’a dit un jour Fidel Castro dans un de ses discours fleuves, une lettre à un être cher, c’est bien, mais l’embrasser c’est encore mieux. J’ajouterai quant à moi que la lettre, c’est aussi la promesse de proches retrouvailles pour d’autres occasions.

En attendant, ce colloque me paraît bienvenu pour au moins trois raisons.
En premier lieu, l’initiative conjointe des Amis d’Alger-républicain et de la librairie El-Ijtihad , ainsi que la date choisie en mémoire de Abdelhamid Benzine, confirme un élan nouveau des efforts de pensée progressiste.
Je voudrais associer à l’hommage rendu à celui qui fut un de mes compagnons de lutte de deux longues clandestinités, les noms de camarades et amis disparus depuis, L’hachemi Bounedjar, Lakhdar Kaidi et Sadek Aissat.

Eux aussi ont mené à travers des persécutions croisées, les combats étroitement liés du patriotisme et de la démocratie sociale, au service de la Nation et dans un esprit unitaire.
Je m’en voudrais aussi d’oublier un autre disparu, qui fut longtemps dans ces deux combats imbriqués, l’ami et le camarade de Abdelhamid Benzine et de L’Hachemi Bounedjar. Je veux parler de Youssef Fathallah, qui fut dans le monde patriotique arabe comme en Algérie, un défenseur ardent de la démocratie et des Droits de l’Homme, par principe et par humanisme, et qui fut pour cette raison assassiné comme tant d’autres au cours des sombres années 90.
Je me réjouis en second lieu de la disponibilité d’un espace tel que la Bibliothèque qui mérite ainsi son appellation de nationale.
Ce fait, comme l’éventail idéologique des participants que je salue chaleureusement, me rappelle le climat heureux du milieu des années quarante, quand dans le minuscule local de l’AEMAN du boulevard Baudin devenu Amirouche, nous discutions vivement mais librement des voies à tracer à notre engagement nationaliste.
Pratiquement à l’unanimité, nous distinguions alors le nationalisme libérateur que nous estimions seul concevable, d’un autre nationalisme dont Franco et Tchang Kaï Chek à l’époque affichaient l’étiquette, un nationalisme d’oppression, d’exclusion et de haine que nous estimions réservé à jamais à d’autres contrées que l’Algérie.
J’aimerais dire que si nos voies ont par la suite organiquement divergé et que nos itinéraires ont été jalonnés de lourds contentieux entre mouvances communistes et nationalistes, il nous reste malgré les inévitables crispations partisanes de cette période d’avant 1954, le souvenir des efforts réciproques vers la cohésion nationale et une solide unité d’action, le souvenir réconfortant de débats francs entre militants honnêtes respectueux les uns des autres.
J’ajoute, puisque que j’évoque cette période, que j’ai trouvé dans mon engagement communiste une possibilité d’approfondir cet esprit unitaire au service de la nation à travers des positions du PCA et du PAGS restées souvent incomprises, comme s’il y avait des incompatibilités majeures entre le besoin d’un large front pour le soutien résolu d’orientations nationales communes, et la préservation d’une autonomie politique et organique.
Cette préoccupation, pas toujours simple à assumer et pas toujours suffisamment maîtrisée, ne découle pas de manœuvres purement tactiques dans des contextes difficiles.
Elle exprime avant tout la jonction du national, du social et du démocratique, un besoin qui dans les épreuves traversées par la Nation a été de plus en plus compris par les nouvelles générations.
À la base de cette orientation politique, il y a la nécessité d’œuvrer pour les objectifs nationaux communs, et en même temps, faire en sorte que les décantations et les intérêts de classe indéniables soient pris en compte dans la clarté, pour des solutions qui protègent la nation à la fois des appétits géostratégiques internationaux et des risques de divisions sur des bases identitaires ou idéologiques.
Les épreuves passées suffiront-elles à nous guider vers cette conception dialectique de la cohésion nationale ? La guérison à long terme n’est jamais acquise : tournons les yeux par exemple vers le Liban et privilégions les solidarités sociales transversales, seules capables de prémunir contre les dérapages des chocs identitaires tels que l’impérialisme cherche à les susciter ou les encourager.
Mon troisième motif de réconfort, après les inquiétudes que je viens d’évoquer, c’est l’éventail de nos participations.
Il indique que nous commençons à faire reculer en nous-mêmes une conception étroite qui a stérilisé longtemps les espoirs algériens. L’illusion d’une mouvance démocratique auto-proclamée qui se réduirait à ceux qui s’alignent sur une seule et même appréciation politique de la conjoncture nationale. Une illusion qui peut aller jusqu’à réserver le label de société civile à la seule fraction de la population qui partage les mêmes points de vue sur un événement, une situation, un problème, une idéologie.
Ni la Nation, ni la démocratie, ni la justice sociale, ni les formations politiques qui s’en réclament n’y gagnent évidemment.

La thématique de la nation n’a cessé pour ma génération d’être centrale (je ne sais si c’est le mot exact), Elle a été en tout cas toujours prégnante dans la vie politique et les représentations mentales de notre peuple.

Aujourd’hui encore, la souveraineté nationale fait problème quand, sans vrai débat, est remis en question le contrôle par la Nation de ressources qui, bien ou mal gérées, sont jusqu’à présent le poumon de notre économie et de notre développement.
C’est pour cela qu’elles avaient été arrachées au prix d’une prolongation de plusieurs années de guerre.
En même temps, la Nation est une thématique très vaste.
Chacun de nous ne peut y contribuer qu’à partir des seuls angles d’observation et d’action dans lesquels son itinéraire ou sa formation l’ont placé.
Pour ma part, j’aborde la question bien sûr dans un esprit militant, je ne dis pas forcément étroitement partisan, et j’essaye d’appliquer une grille d’analyse appropriée à un processus aussi peu simple que l’émergence et l’évolution de la nation.
Ce phénomène est en effet éminemment géopolitique, il est complexe autant par ses expressions que par les interactions multiples qui le façonnent.
Il se présente avec deux caractéristiques : d’une part une grande mobilité, d’autre part une interpénétration poussée entre les facteurs constitutifs et déterminants de l’existence nationale. Ce sont les interactions, avec leurs modalités temporelles, qui expliquent la mobilité et en déterminent le contenu, la résultante, la complexité.
Mon intervention s’efforcera d’illustrer ces interactions et leur mobilité.
Pour des raisons de temps, les illustrations vont privilégier surtout la période fondatrice de la lutte de libération et de l’indépendance. Nombre d’éclairages qu’on peut en tirer sont néanmoins utiles dans leurs grandes lignes pour comprendre les étapes suivantes, elles aussi très importantes
Autre précision : je m’en tiens à la dynamique du fait national algérien sans m’attarder au problème des définitions.
Non pas que ce soit peu important. Les efforts de définition d’un objet tel que la nation sont nécessaires et enrichissants pour en appréhender les différentes facettes.

Les définitions sont un bon guide tant qu’elles n’enferment pas dans un moule rigide les réalités aussi diversifiées et mouvantes que la nation, tant qu’elles ne s’érigent pas en cadres théoriques statiques d’où découleraient automatiquement les solutions aux problèmes posés par le mouvement historique.
J’ai donc privilégié les contenus et les dynamiques qui animent les cadres nationaux, de façon à rapprocher d’une part les questionnements théoriques et d’autre part les interrogations concrètes et le vécu quotidien de nos compatriotes.
Cela revient à se demander : quelles motivations, quels intérêts nous ont amenés et nous amènent encore dans un cadre territorial constitué historiquement, à souhaiter ou admettre de VIVRE ENSEMBLE, après avoir ensemble revendiqué puis conquis la souveraineté nationale ?
Qu’est-ce qui pousse la majorité d’entre nous à admettre l’autorité d’un État commun pris en mains par un groupe dirigeant qui n’est pas toujours et forcément celui que nous souhaitons ?
Quel est le sens et le poids du lien social qui nous rattache à nos compatriotes dans un cadre national ?
Qu’est-ce qui fait que, tant que ce lien est assez attrayant pour nous, la tentation recule de tricher avec ce cadre ou de le renier de différentes façons.
La première façon est une échappatoire interne à la nation , c’est le recours à des pratiques INFRANATIONALES, CLANIQUES, REGIONALISTES, COMMUNAUTAIRES etc., ou bien (et parfois en même temps) INFRA-POLITIQUES telle que les émeutes ou soulèvements de plus ou moins grande ampleur et les dégénérescences politiciennes.
La seconde échappatoire quant à elle, est tournée vers l’extérieur , elle tend individuellement ou collectivement à déborder le cadre national, à s’en évader vers des espaces et des horizons SUPRAnationaux réels ou imaginaires.
Certaines de ces fenêtres sont déjà usées et discréditées, d’autres relativement inexplorés et pas encore mises à l’épreuve.
Ainsi des nationaux déçus par la nation telle qu’ils la vivent, peuvent se tourner selon leurs sensibilités vers al oumma l-arabiya, vers al oumma- l-islamiya, vers tamazgha, vers l’Europe et l’Occident, etc.
Je n’oublie pas dans cette énumération, sinon les jeunes ou bien Fellague me le rappelleraient, il y a eu aussi le bateau de rêve pour l’Australie, le réconfort de la drogue, le billet d’avion pour l’Afghanistan ou l’eldorado européen avec ou sans visa.
Que l’approche soit théorique ou pratique, ces attitudes ont pris une plus grande acuité depuis le milieu des années 80, quand avec la défaillance de la rente pétrolière mais pas seulement pour ça, la grandeur de la nation a basculé vers une espèce de repli, un recul du crédit de l’État-nation. Pourquoi ce revirement, l’éloignement des espoirs qui avaient nourri les sacrifices pour l’indépendance ?

Je serai peut-être terre à terre mais peut-on ne pas l’être ? Justement parce que la nation n’est pas une utopie métaphysique enfermée dans le dogme de l’Unicité, mais une réalité qui vit, s’unit ou se divise au rythme des conditions d’existence matérielles et des pensées de chacun et de tous.
Elle prospère quand ses ressortissants hommes, femmes ou enfants, ont de nombreuses et assez fortes raisons de s’attacher à elle.
La nation gratifiante, elle est située et reconnue là et quand chacun et chacune en naissant et en grandissant, a trouvé ou espère trouver de quoi s’alimenter, du travail, un toit, une santé, un mieux-être, une école, une formation, une atmosphère chaleureuse et de communion culturelle, en quelque sorte un présent acceptable ancré sur un espoir d’avenir.
C’est là et quand on peut, sans que ce soit ressenti comme un péché ou interdit, parler la langue du terroir ou qui vous vient en premier lieu sur les lèvres, jouir de la culture qu’on connaît le mieux, celle qui nous avantage ou qui nous plaît.
La nation devient plus gratifiante et on est d’autant plus prêt à faire corps avec elle et la défendre, quand chacun s’y sent libre de pratiquer sa religion et ses rites cultuels à sa façon et professer ses convictions personnelles sans malaise ni entrave pourvu qu’elles ne prêchent pas la haine, le mépris et la domination de son voisin ou concitoyen.
En un mot et à mon avis, c’est quand la nation, émergée d’une époque moderne que l’Algérie a d’abord vécue dans les affres de la domination coloniale, s’avère un cadre approprié à la satisfaction des besoins et des aspirations humaines essentielles.
Des besoins et des aspirations fondamentales, qui transcendent l’histoire de l’humanité dans sa diversité, des besoins qui sont reconnus, à travers des prismes philosophiques différents bien sûr, aussi bien par le Coran quand il rend hommage à Celui qui préserve les humains de la Faim et de la Peur, ou par la pensée marxiste qui appelle la société à agir pour réaliser les conditions historiques de ce mieux être matériel et moral.
J’en viens à l’essentiel, comment réaliser ces conditions historiques ?
C’est ce que à quoi les différentes organisations nationales s’étaient attelées, à commencer par le PPA héritier de l’Etoile Nord-Africaine.
Sur quels mécanismes objectifs, sur quels ressorts subjectifs l’action gagnait-elle à prendre appui et quels écueils éviter ?
Nous sommes là au cœur du problème des interactions, synergiques ou antagoniques selon les cas, susceptibles de peser sur les mouvements et les contenus de la libération, de l’édification et de la pérennité de la Nation.
Toutes les organisations nationales convergeaient sur un point fondamental, la nécessaire disparition du régime colonial et son remplacement par un État souverain, seul capable de diriger les transformations bloquées par l’oppression coloniale.
Néanmoins les organisations nationales divergeaient entre elles ou même au sein de chacune d’elles sur les voies et moyens d’y parvenir et sur le contenu à donner aux transformations souhaitées. Chose normale qui pouvait être surmontée à la fois par l’ouverture de débats constructifs et par la pratique de rassemblements ou Fronts reflétant de façon consciente et non autoritaire la diversité autour de la même revendication fondamentale.
Malheureusement, il s’est trouvé que des dirigeants de la formation nationaliste la plus influente et la mieux implantée ne voulaient ni front dans la diversité ni vrai débat, alors que leurs points de vue se résumaient à un seul mot d’ordre susceptible des interprétations les plus diverses quant à son contenu et aux modalités de sa mise en œuvre.
Cet hégémonisme correspondait aussi à des traditions et mentalités unanimistes dans la société, qui auraient gagné à être corrigées et amendées par une culture politique plus appropriée aux conditions modernes de l’émergence nationale. Malheureusement le rôle dirigeant auquel aspirait la formation politique la plus influente n’était pas étayé sur une doctrine cohérente et rassembleuse, allant au-devant des interrogations dans tous les domaines des militants sincères et des citoyens.
Je n’invente rien, les documents du MTLD l’ont confirmé explicitement au début des années cinquante en appelant justement à combler cette lacune.
Et pour cause, dans les années qui avaient précédé, un barrage conscient pour les uns, passif ou non conscient chez d’autres, avait été dressé aux tentatives d’élaborer une telle doctrine en ouvrant les débats et les contributions dans ce but.
En 1949, il s’était produit ce que j’ai appelé une bifurcation fatale . Fatale au sens de malheureuse par ses conséquences immédiates et lointaines et non au sens d’inévitable. Car le débat aurait pu et dû ne pas être étouffé avant d’avoir commencé.
Mon propos n’est pas de revenir sur ce qui a été qualifié à tort de « crise berbériste », sur les polémiques et points de vue contradictoires qui ont entouré cet épisode. En gros les faits commencent à être connus, ils continueront sans doute à être évoqués en d’autres occasions.
Je voulais surtout indiquer la caractéristique principale des propositions avancées alors par le courant contestataire, telle qu’elles figurent dans la plateforme qui a été rejetée avant d’avoir été lue, intitulée « L’Algérie libre vivra » et signée du pseudonyme collectif d’« Idir El Watani » [[« L’Algérie libre vivra » et signée du pseudonyme collectif d’« Idir El Watani » http://www.socialgerie.net/spip.php?article74]]. Elle exprimait le point de vue non des seuls trois rédacteurs, mais celui issu des échanges au sein du courant démocratique contestataire, notamment à la rencontre informelle de Arous de 1948.
Si je signale ce document, c’est qu’avec le recul d’un demi-siècle, son intérêt ne réside pas tellement ou seulement dans l’actualité pourtant encore vivace des problèmes de fond qu’elle soulevait.
Il réside également dans la méthodologie et la démarche concernant la nation. Je la redécouvre moi-même sous un jour nouveau, dans une signification que je comprends mieux avec l’expérience. Cet aspect de la question a été méconnu non seulement lors de sa parution, mais continue de l’être plus ou moins jusqu’à ce jour.
On y avait vu alors, et aujourd’hui encore, nombre de commentateurs pourtant favorables continuent à y voir essentiellement, une prise de position sur les questions identitaires, et de façon encore plus réductrice, un plaidoyer pour l’amazighité. Cette interprétation est inexacte, elle fait écho volontairement ou non, à la version de la presse colonialiste d’août 1949 à laquelle les dirigeants du MTLD en charge de cette question ont emboîté le pas par un refus de démenti et un silence lourd de conséquence en laissant accréditer l’idée que des militants connus pourtant pour leur patriotisme unitaire, j’allais presque dire jacobin, avaient créé un PPK, un parti du peuple kabyle. Hypothèse absurde pour l’époque, ne serait-ce que parce qu’elle aurait été mort née et suicidaire pour ses auteurs.
Que disait la plate-forme à propos du volet identitaire et culturel de la nation ? À côté de la langue arabe classique unanimement reconnue et revendiquée comme langue nationale opprimée et marginalisée par le colonialisme, elle valorisait la richesse et la charge affective des langues parlées, TOUTES les langues parlées , elle mettait en relief leur apport à la personnalité algérienne, dénonçait leur étouffement par les autorités coloniales, elle appelait même à l’effort quotidien, sans attendre l’indépendance, pour défendre et développer le patrimoine culturel et linguistique arabe et islamique.
La défense et la promotion du patrimoine culturel berbère avait à cette époque pour nous valeur de principe et non de préalable.
L’histoire a tranché au bout de cinquante ans quant à la légitimité et l’importance de cette vision nationale. Bien des déboires auraient été évités à la nation durant le demi-siècle écoulé, si les clarifications avaient été faites à temps par tous ceux dont c’était la vocation et le devoir, et si la solution de ces problèmes identitaires, comme de ceux touchant aux domaines économiques, politiques, sociaux et d’autres, n’avait pas été sacrifiée à des enjeux de pouvoir étroits, c’est à dire déconnectés de l’intérêt général et national.
Ici je reviens au plus important, qui est, je le disais tout à l’heure, un aspect resté à ce jour plus ou moins méconnu et sous-estimé dans la conduite des affaires de la nation, plus ou moins maltraité autant par les cercles dirigeants et gouvernants, qu’au niveau de la société et des mouvements censés la représenter.
Je veux parler de la nécessaire attention à porter à l’articulation positive entre les fondements identitaires et les fondements objectifs de la nation.
Dans ces derniers, j’inclus les questions économiques et sociales ainsi que les enjeux de pouvoir politique qui les accompagnent de façon ouverte ou masquée, autoritaire ou démocratique.
L’articulation entre ces deux fondements a été à mon avis l’apport le plus essentiel de la plate-forme de 1949, en dépit de ses insuffisances et de ses limites, qui auraient été surmontées collectivement si un vrai débat, même intérieur au MTLD ou à ses instances supérieures, avait été instauré.
Cet apport est d’avoir placé l’articulation entre mobiles subjectifs et intérêts objectifs au centre des préoccupations, et d’y avoir répondu en proposant comme approche consensuelle le triple mot d’ordre : Nation, Révolution et Démocratie, en insistant sur l’imbrication de ces trois axes.
Ainsi, les aspects identitaires n’étaient pas abordés comme s’ils étaient autonomes, se suffisaient à eux-mêmes ou traités pour eux-mêmes.
C’est le cas dans nombre de positions qui font tout pour absolutiser ce facteur, par ailleurs très important même quand il n’est pas toujours du domaine du rationnel, et souvent pour des intérêts inavoués.
Toute la première moitié de la brochure qui traitait l’axe de la nation et de l’algérianité, indiquait bien l’importance des sentiments et des prises de conscience identitaires. Mais elle leur donnait du fait de l’émergence nationale une signification autre que les étroitesses des communautarismes traditionnels.
Les colonialistes reconnaissaient en fait les appartenances communautaires en les opposant les unes aux autres et en les réduisant à leurs aspects les plus appauvris et les plus sclérosés.
Le fait majeur qui structurait désormais nos luttes pour la liberté, résidait dans l’émergence d’une communauté historique nouvelle, la nation, que les colonialistes ne voulaient reconnaître à aucun prix parce que, scellée en résistance au choc colonial moderne, elle dépassait les structures et les cloisonnements traditionnels pour briser l’oppression.
La Nation ne pouvait déboucher sur son accomplissement que par la disparition des bases matérielles et institutionnelles de la domination coloniale française, c’est la raison pour laquelle la définition de la nation consacrait dans la brochure de 49 une si grande place à l’analyse de la domination coloniale dans ses formes et sa substance modernes.
C’est en raison de cette qualité nouvelle de la résistance algérienne à l’oppression et à l’exploitation coloniale que toute la deuxième moitié du document de 49 était consacrée à mettre en lumière l’importance de la démocratie sociale et politique, à la fois comme fin et moyen, comme objectif et instrument de la transformation révolutionnaire. La première moitié du document plantait en quelque sorte le décor statique et le positionnement des repères identitaires sur la scène nationale. La seconde moitié mettait en avant les orientations les plus aptes dans ce décor national à animer les acteurs de cette transformation vers la liberté et la justice, s’ils voulaient être en accord avec la logique du changement historique qu’ils souhaitaient.
L’affirmation nationale prenait son plein sens aux yeux des nationaux si elle donnait une consistance, un prolongement, une substance à leurs sentiments de révolte, à leur soif de liberté, de respect de leur dignité et de leur personnalité, par une conquête tangible que nous appelons aujourd’hui et que nous appelions déjà aussi en 49 : la citoyenneté, dans tous les domaines.
Ce n’était pas là un parti pris idéologique d’intellectuels ou d’intellectomanes, triste étiquette que se plaisaient à nous coller certains bureaucrates de la rue Marengo, au siège central du MTLD, pour exciter contre nous les militants honnêtes ou les truands qu’ils incitaient à nous bastonner ou pire. Une étiquette reprise aujourd’hui par leur héritiers spirituels quand ils traitent ironiquement les défenseurs des droits de l’Homme et du citoyen de « droits de l’hommistes », feignant d’ignorer que cette sensibilité à la souffrance et aux violations des droits humains n’est pas l’apanage des intellectuels, mais de millions d’hommes et de femmes qui l’expriment sous des formes variées, heureuses ou malheureuses, contre une hogra massive, odieuse et systématique.
Avant 1954, du profond de notre société s’exprimait, en même temps que la flamme nationale, la soif de justice sociale et du respect des droits humains jusque dans la vie quotidienne, à travers les luttes ouvertes des corporations ouvrières notamment dans leurs catégories les plus exploitées, mineurs, dockers, ouvriers agricoles.

Ces luttes visibles étaient la partie émergente d’un iceberg géant de souffrances sociales et de sentiments rentrés de révolte profonde de la masse des sans-emplois et des paysans pauvres qui survivaient dans des conditions infra humaines.
Je dois dire que certains leaders nationalistes rivalisaient malheureusement de zèle dans la méconnaissance de ces aspects sociaux et démocratiques, allant jusqu’à boycotter les luttes syndicales ou la solidarité ouvrière et paysanne envers le peuple vietnamien.
Mais nombre de militants nationalistes et syndicaux, engagés dans les luttes des corporations de traminots, cheminots, enseignants et dockers par exemple, déploraient ces pratiques. Certains ont commencé à rejoindre le PCA.
C’est dans la première moitié des années cinquante que le sens du nomadisme militant entre les deux formations a commencé à s’inverser dans les divers milieux, pour une bonne part en raison de la prise en considération insuffisante ou négative par la mouvance nationaliste de la dimension démocratique et sociale.
Tandis qu’auparavant nombre de jeunes patriotes quittaient les rangs communistes après y avoir puisé des brins ou une teinture de marxisme, c’était des jeunes nationalistes qui rejoignaient les rangs d’organisations syndicales ou communistes. Le PCA, après avoir reconnu en 1946 sa sous-estimation de la demande légitime d’identité nationale des Algériens, l’avait ensuite fortement intériorisée dans ses rangs et son action, tout en continuant à l’associer au volet social et démocratique, inséparable à ses yeux d’une véritable libération nationale.
Pour l’anecdote, Abdelhamid Benzine, alors permanent clandestin du PPA, avait rencontré en 1950 au Guergour un de ses amis d’enfance qui lui raconte combien l’atmosphère était devenue plus chaleureuse et mobilisatrice à l’AEMAN dont j’étais alors le président (après avoir quitté le PPA sans avoir adhéré encore au PCA). Hamid, alarmé et déchaîné comme il sait l’être à ses moments où quelque chose ne lui va pas, lui dit : fais attention, les communistes, tu ne les connais pas. Ils vont t’avaler avec leur idéologie ! Deux ans plus tard, ce même ami rencontre à Paris Hamid qui était accompagné de M’Hammed Yazid et s’occupait de syndicats des Algériens immigrés. Il lui raconte qu’il avait voulu sensibiliser Messali à l’importance du travail syndical et que le leader lui dit, d’un ton paternel : fais attention, je vois que les communistes risquent de te tourner la tête. Plus tard, le même ami retrouve Hamid à Alger qui lui apprend qu’il a réfléchi et fait son choix, qu’il travaille et milite comme rédacteur à Alger républicain.
La même poussée de la société s’est manifestée dans les rangs d’un MTLD entré sans une crise où se sont imbriqués les clivages socio-politiques et luttes de factions. La demande démocratique s’est notamment exprimée dans le courant centraliste, dont l’organe a repris en septembre-octobre 54 des passages entiers de la plate-forme de 1949, relatifs aux deux axes de la nation et de la démocratie, à l’exception du troisième volet : celui de Révolution. C’était malgré cette lacune un fait positif, malheureusement tardif, dans un climat alourdi par les méfiances et les sectarismes internes après tant de dégâts. Je signale entre parenthèses que la camionnette du MTLD qui est venue prendre livraison de cette publication et son conducteur ont essuyé la violente agression d’un commando messaliste. C’est ce qui me serait arrivé moi-même cinq ans auparavant en 1949 devant la même imprimerie, à l’instigation de certains des futurs centralistes, si avec des militants de l’OS de Larbâa, tous arabophones je le souligne, nous n’étions venus prendre livraison de la brochure quelques heures avant ce qui était prévu.
Lorsque le troisième volet, celui de la lutte révolutionnaire, a trouvé son expression armée à partir du 1er novembre 54, le courant démocratique et social au sein du mouvement national s’est manifesté en particulier dans la Charte de la Soummam. Celle-ci ouvrait théoriquement des horizons sociaux et démocratiques, malgré certains brouillages sectaires et politiciens perceptibles dans sa rédaction et malgré surtout les dérives activistes et les luttes de pouvoir féroces qui ont suivi dans les maquis ou à l’extérieur. Elles étaient imputables en partie aux habituelles complications inhérentes aux contextes de guerre, mais furent aggravées par le déficit en clarifications politiques et en esprit de débats unitaires, déficit qui avait prévalu dans les années précédant l’insurrection.
La création de l’UGTA elle-même avait obéi, au niveau des dirigeants activistes de l’ALN et du FLN, davantage à des calculs, à mon avis discutables, de stratégie internationale et de compétition avec le courant messaliste, plutôt qu’à une prise en charge profonde des aspirations des travailleurs. Celle-ci aurait dû impliquer une réelle autonomie de la centrale ouvrière, ce qui d’ailleurs aurait rendu plus efficient son soutien au FLN. D’où le malaise soulevé parmi des travailleurs et des syndicalistes FLN par cette décision, comme nous en a fait part Abbane Ramdane quand Bachir Hadj Ali et moi-même l’avons rencontré avec Benyoussef Benkhedda au printemps 56. Nous ayant demandé notre avis, nous lui avions répondu qu’il était possible de réparer cela et de procéder à l’unification du mouvement syndical à partir d’élections démocratiques à la base. Cela était encore réalisable dans la semi-légalité des syndicats à l’époque et aurait eu dans tous les cas une énorme signification symbolique pour la continuité des meilleures traditions démocratiques et de lutte des syndicats.
Ce sera, grand dommage aussi bien pour les travailleurs que pour la nation.
Vous connaissez la suite aussi bien que moi. De l’indépendance à nos jours, la crédibilité et la capacité de mobilisation de l’UGTA n’ont jamais pu se remettre de la tare originelle qui a présidé à sa naissance bureaucratique. L’engrenage pervers n’a pas été forcément voulu comme tel au départ par une partie de ses concepteurs, mais n’a pas été plus tard ni diagnostiqué comme tel ni traité correctement.
À part quelques épisodes plus fastes qui ont fini par tourner court, le social, le mouvement syndical et les couches laborieuses ont fait les frais de multiples caporalisations successives et de reprises en main brutales quand la base des salariés et l’opinion démocratique parvenaient à desserrer plus ou moins l’étau.
Les travailleurs, les couches sociales déshéritées et la justice sociale n’ont pas été les seules victimes, mais aussi d’autres couches et catégories sociales et en définitive l’intérêt de la Nation. D’abord parce que quand ça ne va pas bien pour une catégorie de la population, les conséquences multiples en retombent sur toute la nation, sur sa cohésion et sa prospérité. Mais aussi parce que les orientations antisociales relèvent d’une méconnaissance et d’un déni du besoin de convergences et de synergie entre tous les facteurs qui fondent et renforcent la nation.
Il faut non seulement harmoniser les multiples représentations et expressions subjectives et identitaires de l’appartenance nationale, mais aussi et en même temps instaurer les règles du jeu démocratique, les faire respecter dans la vie publique en fonction de l’intérêt général à évaluer concrètement.
C’est la seule façon d’éviter que la compétition autour des intérêts de classe et autour des enjeux de pouvoir économiques et politiques, tout à fait normale et inévitable, ne transforme l’espace national en une jungle et le pouvoir d’État en vulgaire instrument de groupes restreints qui considèrent la Nation comme un butin de guerre et la population laborieuse comme un troupeau de serfs contre qui tous les coups sont permis.
Tout au long des évolutions ultérieures de l’Algérie indépendante, on retrouvera des scénarios répétitifs et des configurations similaires dans leur substance si ce n’est dans leur forme à celle de l’immédiate après-indépendance, lorsque en 1962 se sont succédés le coup de force de l’ALN des frontières, l’interdiction d’une vie politique démocratique inaugurée par l’interdiction du PCA dès novembre 62, puis au début de 1963 le scandaleux hold-up anti-syndical perpétré par des hommes de main stipendiés contre le premier Congrès de l’UGTA.
La vérité oblige à dire que les clans dirigeants qui se faisaient et se défaisaient en restant à l’affût des uns contre les autres, se retrouvaient comme un seul homme pour perpétrer leurs coups tordus contre les travailleurs ou pour l’approuver, les autres gardant le silence, à l’exception de Ait Ahmed qui avait publiquement élevé une objection de principe contre l’interdiction du PCA, et cela bien avant la création du FFS. Les conjurations au sommet éclataient et se recomposaient en factions rivales sans principe ni continuité de projet politique, sinon la préoccupation de choisir la bonne coalition, celle qui aurait le plus de chance de l’emporter pour le contrôle de l’avoir et du pouvoir.
Quant au savoir, au bon sens et à l’attention envers le sort de la population, ils s’en réclamaient mais dans le meilleur des cas en la laissant au second plan, la priorité pour eux étant l’ascension dans l’échelle ou les strapontins des pouvoirs.
Les orientations de fond, les Chartes et autres documents qu’ils demandaient aux militants et cadres honnêtes d’élaborer, ils les adoptaient sans hésiter à la quasi-unanimité mais c’était pour la galerie, comme l’avait confirmé Boumediène à Benzine quand ce dernier au cours d’une entrevue lui avait parlé des orientations proclamées officiellement dans les Chartes et les Constitutions : c’est le pouvoir qui compte, lui avait-il répondu avec un sourire entendu, comme pour lui dire : comme vous êtes naïfs, toi et tes camarades. Pour mémoire, quand Alger républicain a publié intégralement la Charte de Tripoli au cours de l’été 62, ce fut un concert de reproches contre cette initiative de la part des candidats au pouvoir qui se déchiraient mais communiaient dans le même souci. Il leur fallait maintenir ces documents comme chasse gardée exclusive et caution de leurs projets occultes et non comme guide et outil pédagogique pour le peuple au nom duquel ils s’étaient proclamés.
Ce manque de considération des dirigeants récemment promus envers le peuple, le peuple le leur rendait bien. Les Algériens qui étaient prêts à les accueillir en héros, et qui face au cliquetis des armes clamaient leur soif de paix « Seb’âa snin barakat », 7 ans ça suffit, (encore un mot d’ordre que les assoiffés de pouvoir ont reproché à Alger républicain d’avoir étalé sur toute la largeur de ses colonnes), ce peuple a été abasourdi par le spectacle d’une caste encore invertébrée, s’agitant dans tous les sens pour monter sur les épaules des autres. Il a commencé à les désigner comme « ç’hab en-nidham » (« ceux de l’organisation »). La vox populi percevait ce sobriquet de façon bien précise, elle donnait désormais au verbe « nedhem » (organiser) le sens de faire main basse sur les biens qui revenaient à la nation.
Mon propos ici n’est pas d’évoquer ce que les Algériens et les Algériennes connaissent bien, l’amertume de ce qui aurait pu se faire et ne l’a pas été, sous une République qui avait choisi d’annoncer la couleur en s’intitulant démocratique et populaire. Le nouveau système a commencé par instaurer un fossé entre l’État et ceux et celles qui, parce qu’ils (et elles) avaient porté à bout de bras la révolution et ses organisations armées et civiles, méritaient et étaient capables de jouir du statut de citoyens et citoyennes et non pas relégués à celui de sujets d’un État où les droits et les devoirs sont devenus à sens unique. Les réalisations et les acquis réels de l’Algérie à certaines périodes ont été estimés à juste titre en deçà des attentes et des possibilités.
Il y aurait beaucoup à dire et je n’en dirai pas plus ici à propos de ce que furent à la fois les points forts et les effets mystificateurs de ce qui a été l’option officielle d’un socialisme « spécifique ».
Si j’ai évoqué ce mauvais départ de l’Algérie indépendante, c’est surtout pour essayer de comprendre dans l’intérêt du présent, la façon à éviter et à bannir absolument pour l’avenir, dont s’est ouvert au départ le fossé entre gouvernants et la masse des gouvernés, entre la société et les détenteurs des rouages de l’État, un fossé que n’ont pas comblé les décennies suivantes jusqu’à scinder la Nation en plusieurs lignes de fracture dont chacun mesure aujourd’hui les risques.
Je le souligne, parce qu’aujourd’hui encore parmi les intellectuels « organiques » du pouvoir, l’un d’entre eux à l’occasion du cinquantenaire du 1er Nov. 54, faisant peut-être par excès de zèle beaucoup plus œuvre de communication que d’analyse, a dédouané les pouvoirs algériens de cette responsabilité première, en soutenant que les déboires de l’Algérie sont dus au contexte international après l’indépendance.
Totalement faux. Jamais malgré des difficultés réelles et surmontables, ce contexte n’a été aussi favorable qu’au cours des dix ou vingt premières années à une Algérie dont le prestige et l’autorité étaient considérables dans le monde, grâce à quoi d’ailleurs ont été entamées nombre de réalisations qui ont permis à l’Algérie de tenir encore debout malgré les lourdes épreuves ultérieures.
N’était-ce pas l’époque, après la glorieuse période de Bandoeng, du Front des Non Alignés, de la revendication du nouvel ordre international, l’époque où l’une des plus fortes paroles de Boumediène avait résonné dans le Tiers Monde quand il avait proclamé : « Les musulmans ne veulent pas aller au Paradis le ventre creux » ?
C’est depuis une vingtaine d’années, vous le savez bien, que le contexte mondial s’est retourné, je ne peux non plus m’étendre sur ce thème ; et cela nous impose justement de voir mieux en face nos responsabilités pour aujourd’hui.
Ce serait d’ailleurs taper à côté de parler du passé seulement pour culpabiliser des personnes ou des groupes. Il est autrement plus productif de s’interroger sur les mécanismes qui ont entravé et risquent de continuer à entraver les convergences, les synergies entre les facteurs objectifs et subjectifs, les piliers sur lesquels se construit la nation, entre les actions et entre les groupes qui font la force et le progrès des nations. Que signifie pour le succès d’objectifs communs, construire et faire vivre une unité d’action qui ne reste pas seulement en paroles ?

Les couches populaires durant la guerre, en dépit de tout, y compris des divisions ou tensions locales imputables aux pressions colonialistes ou à des méthodes autoritaires ou maladroites de certains cadres de l’ALN ou du FLN, avaient fait bloc parce qu’ils ressentaient profondément ce qu’impliquait l’unité d’action pour leur destin collectif. Elles n’étaient pas partie prenante dans les querelles, conflits et ambitions des cercles placés par les méandres de la guerre aux postes dirigeants. Aussi ne pouvaient-elles au lendemain de l’indépendance que se démobiliser et réprouver les comportements des courants ou des dirigeants qui n’ont pas su ou voulu subordonner ensemble leurs orientations, leurs intérêts, leurs modes de pensée ou leurs ambitions aux besoins concrets de la nation libérée. Loin d’écouter et mettre à profit la soif d’unité d’action de la population qui était prête à beaucoup pour cela, ils ont cherché à faire avancer seulement leur propre cause, leurs seuls intérêts, leurs seules visions, avec dans le meilleur des cas ce que chacune de leurs motivations pouvait avoir de légitime. Et dans ce but, ils ont souvent attisé dans la population des polarisations identitaires, politiques ou idéologiques qu’ils auraient dû ensemble œuvrer à faire converger au profit du social.
Le social et son nécessaire accompagnement et soutien démocratique, a été le parent pauvre alors qu’il aurait dû être la priorité et le ciment de la rénovation et de la refondation nationale dans la liberté conquise.
N’est-ce pas ce qu’auraient pu et dû faire les courants et les forces qu’ont représenté dans les trois premières années de l’indépendance des leaders comme : Benkhedda, Abbas, Benbella, Boumediène, Ait Ahmed et Boudiaf, tous ensemble et en particulier, étrange paradoxe, ceux d’entre eux qui se prononçaient pour des horizons socialistes ?
Je ne vais pas plus loin, mon but est de susciter la réflexion. Pourquoi cela ne s’est-il pas fait ? N’y-a-t-il pas eu la croyance que le sort de la nation et l’édification d’un État fort devait continuer à s’en remettre aux armes même après l’indépendance ? Erreur terrible sur l’étape, sur l’ennemi véritable et sur les intérêts de la société algérienne, désormais théoriquement maîtresse de son destin. Je dirai même faute tragique, dont plusieurs leaders et courants, durant des décennies de souveraineté nationale vont continuer à entretenir l’illusion et les dégâts, au point que même des opposants croiront opportun, légitime et profitable d’utiliser la violence armée.
La question est aujourd’hui : est-ce que malgré les enseignements d’expériences coûteuses pour la Nation, va continuer à sévir la raison du plus fort, militairement ou policièrement parlant, ou bien va-t-on œuvrer à faire progresser la force et l’union de ceux qui croient en le droit des citoyens d’exprimer démocratiquement leurs avis sur les solutions concrètes d’intérêt général, ainsi que leur droit d’exercer leur contrôle sur les pratiques mises en œuvre ?
Dans une conjoncture nationale altérée par des décennies d’arbitraire et dans un contexte international où la violence armée prétend annihiler le droit et la volonté des peuples, continuera-t-on à s’entendre dire : pas besoin de débattre, ce sera ainsi, même si vous jugez que ce n’est pas de votre intérêt ?
L’avenir dépendra de la capacité des citoyens et des peuples à faire entendre leurs voix et à imposer pacifiquement leurs choix. Rien n’est fatal, il y a des raisons d’inquiétude, et il y a des raisons d’espérer. Le pire est de rester dans le doute sans prendre la peine de s’interroger et s’informer. Il y a pire encore : c’est accepter ou alimenter la vieille rengaine que nous serinaient les collaborateurs du colonialisme pour justifier leur collaboration : «la main que tu ne peux mordre tu dois l’embrasser » .
Je comprends ici que j’ai atteint ou même dépassé mon temps de parole. Il y a presque autant de choses que j’aurais aimé dire sur des points essentiels, tels que la nation et la violence, la nation et l’islam, la nation et la mondialisation. J’aurai peut-être la possibilité de les aborder au cours des débats ou en d’autres occasions.
Bien sûr, ce qui préoccupe chacun de nous, c’est de tirer les enseignements de chaque décennie écoulée depuis l’indépendance, pour faire avancer de front et de façon pacifique la nation et la société sur leurs deux appuis que sont le social et la démocratie. Particulièrement pour nos peuples qui sont ciblés et étiquetés dans le « Grand et Moyen Orient », cet espace politique et de civilisation que la stratégie des USA prétend démocratiser, autrement dit, faire main basse à la fois sur ses ressources matérielles, ses espoirs de bien-être social et de liberté, et ce qui revient au même, sur l’honneur des Nations qui le constituent.
Serons-nous capables de défendre tout cela comme lors de notre première lutte d’indépendance, dans un autre contexte international que celui des années 50 et 60 ?
Cette dimension mondiale s’est accentuée en effet depuis, porteuse à la fois de lourds dangers mais aussi de nouveaux espoirs.
Si nous combinons notre expérience propre et celle des autres peuples et des nations face au néo-impérialisme, de nombreux signes indiquent qu’il existe des ressources insoupçonnées et un grand potentiel de résistance sur le terrain diversifié des luttes pacifiques massives, contre lesquelles les armadas militaires, financières et médiatiques les plus puissantes resteront désarmées. Pour faire court, je vous invite à jeter un coup d’œil sur le continent latino-américain. Là où ont succombé les illusions généreuses et sans lendemain de Guevara et de ses modèles, là où furent étouffées dans le sang les admirables tentatives démocratiques du Chili de Allende ou du Nicaragua des Sandinistes, là où n’ont pas tenu les putsch de militaires progressistes, on assiste à l’éclosion de puissants mouvements nationaux, démocratiques et sociaux qui méritent réflexion.
Le monde de Porto Allegre est devenu une espèce de symbole face à celui de Davos. Il ne s’agit pas de modèle mais d’exemple.
Le modèle algérien, c’est à nous de le constituer, il suppose d’en forger ensemble la culture politique, si déficiente jusqu’ici. Ayons donc recours à une nouvelle médecine et une nouvelle thérapeutique comme on nous y invite. Mais précisément une médecine sérieuse, soucieuse de consultations et délibérations entre toutes les compétences pour identifier de façon précise le mal et les déficiences des thérapeutiques précédentes, soucieuse de déontologie médicale qui prend en compte l’intérêt et l’accord du principal concerné, le peuple algérien rendu malade par quarante années de pratiques antidémocratiques et antisociales qui l’ont frappé de l’intérieur et de l’extérieur.
Pour tout dire et pour terminer, comme Algérien, solidaire des souffrances et des luttes des peuples palestinien, irakien et de tant d’autres, je tiens à saluer aussi le courage et la sagesse d’un peuple debout et d’un État comme ceux du Venezuela. Leur force présente vient de ce qu’ils ont su unir la détermination des syndicats de travailleurs et du peuple des bidonvilles, la vigilance et le savoir des économistes non pervertis, la loyauté de l’armée envers sa vocation nationale, l’ancrage des partis démocratiques dans leur société, tout cela en renouant avec le symbole prestigieux du drapeau et de la révolution patriotique de Simon Bolivar il y a deux siècles.

vive_l_algerie.png Fac similé de la couverture
de la brochure éditée en 1949

« VIVE L’ALGERIE
IDIR- EL-WATANI »

http://www.socialgerie.net/spip.php?article74

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ANNEXES

pdf-3.jpg KATEB YACINE, « les langues et le politique » – DEUX RENCONTRES : 1955 et 1989 – évocation [[extrait d’un ouvrage de S. Hadjerès : «LE POLITIQUE ET LA « GUERRE » DES LANGUES », 1996, non publié

KATEB YACINE, LES LANGUES ET LE POLITIQUE – http://www.socialgerie.net/spip.php?article99 – 24 octobre 2009 ]]

En ce vingtième anniversaire de la disparition de Kateb Yacine, vous trouverez ci-dessous l’extrait d’un ouvrage [1] rédigé par Sadek Hadjerès en 1996 (non publié).

Dans cet extrait, l’auteur évoque ses deux principales rencontres à trente-quatre ans d’intervalle, à la faveur de ses courtes périodes de vie légale, avec Yacine. Entre la fin des années quarante et 1989, c’est l’évolution, d’une langue à une autre, d’un poète et homme de théâtre génial, néanmoins toujours pétri de la même sensibilité aux racines culturelles de son peuple et de ses aspirations ardentes à la liberté et la dignité.

Vous lirez par ailleurs sur le site un entretien de Kateb avec Algérie Actualité en 1988, qui montre à quel point il avait politiquement les pieds par terre, ainsi q’un hommage rendu par l’écrivain Omar Chaâlal, pour une revue du Salon du Livre qui honorera cet anniversaire.

….Vers ce même début des années cinquante, Mustapha Kateb (proche parent de Yacine) [[Il dirigea durant la guerre d’indépendance la troupe artistique qui fit de multiples tournées mondiales en faveur du FLN puis sera directeur du Théâtre National Algérien après l’indépendance, ]] dramaturge et acteur bien connu, donna au Cercle du Progrès (Nadi Et Taraqqi) sous l’égide de l’AEMAN dont j’avais été le président, une belle conférence sur le théâtre et la culture. Il était parfait bilingue et choisit néanmoins de donner sa conférence en français, en fonction de l’auditoire comprenant en majorité le français. Pour l’époque, ce n’était pas particulièrement choquant, bien qu’il s’agissait essentiellement du théâtre en arabe, domaine dans lequel Mustapha Kateb avait déjà inscrit ses mérites. Il advint dans le débat que quelqu’un dans l’assistance lui reprocha d’avoir utilisé le français malgré sa maîtrise parfaite de l’arabe. La réponse de Kateb, un peu embarrassé, fut adroite, quoique davantage circonstancielle que portant sur le fond. Elle satisfit d’autant plus la majorité des présents que le ton assez hargneux du contradicteur le faisait apparaître comme un provocateur. Mais ce genre d’incidents qui se répétait de plus en plus révélait une fragilité dans l’argumentation défensive des Algériens lettrés francophones.

Je pense, après coup, que ce genre de situation pouvait être durablement et solidement inversé et dépassé. Il y avait, à partir du minimum de capacités arabisantes des francophones, des possibilités multiformes de prendre positivement en considération les frustrations des larges couches qu’exploitaient de façon démagogique les perturbateurs et leurs commanditaires. J’en avais fait moi-même l’expérience positive en milieu étudiant. Il était possible de jeter des passerelles nombreuses et solides entre les couches que l’élitisme culturel dans ses deux variantes (arabisant ou francisant) ainsi que des calculs politiques cherchaient à isoler les unes des autres ou à opposer.
Ici, un levier de mobilisation et de culture d’une grande force pouvait intervenir mais il a été malheureusement délaissé. Je veux parler de la valorisation et de l’utilisation de la langue arabe parlée dans de larges domaines . C’était là un instrument transitoire possible vers des formules et solutions définitives qui resteraient à explorer et à mettre en œuvre au fur et à mesure de l’expérience et des moyens accrus.

Cette valorisation de la langue parlée parallèlement aux efforts d’adaptation moderne de la langue classique était (et reste) à portée de main. Dès l’indépendance, elle n’aurait nécessité de la part de tous les intéressés que des efforts et des investissements minimes. La portée stratégique d’une telle mesure a été méconnue du fait d’une conjonction des conceptions élitistes qui ont prévalu dans les deux langues, avec des préoccupations tactiques ou des intérêts de court terme des milieux dirigeants politiques et étatiques et des groupes de pression les entourant. On a abouti ainsi à poser le problème non pas en fonction prioritairement de ce qui serait bon pour la société, mais en termes faussés et dangereux, ceux d’un affrontement entre deux options absolutisées : le français ou l’arabe classique, alors que chacune de ces options, malencontreusement durcies par leur idéologisation, entraînait pour notre peuple de lourdes contraintes et des retombées conflictuelles.

On a voulu présenter les dégâts occasionnés comme inévitables, la conséquence fatale de la déstructuration coloniale, le prix à payer pour les premiers pas dans une situation inédite, etc. Tout cela pour éluder le fait que d’autres approches étaient plus fructueuses parce que moins rigides, moins traumatisantes, plus réalistes et plus proches des simples citoyens à qui elles s’adressaient.
Car d’une part la réalité complexe héritée du colonialisme, pour être dépassée sans dégâts excessifs et déboucher sur le succès, commandait d’abord de ne pas se laisser enfermer dans le dilemme suspect des deux options rivales que représentaient les langues écrites. Il était possible au contraire, d’organiser entre elles une complémentarité évolutive, une répartition provisoire et mobile des champs d’application.
D’autre part, en combinaison avec ces deux langues fixées par l’écrit, la réalité du pays rendait souhaitable de pallier les limites de chacune d’elles et leur inadaptation à l’état présent et aux spécificités de notre société. Il fallait pour cela utiliser au mieux les ressources de la langue parlée dans de multiples domaines socio-culturels. Ressources d’autant plus appréciables que la langue parlée, dans le dénuement culturel d’après l’indépendance, avait l’avantage d’être accessible à tous.

Dans le théâtre, le cinéma, certaines émissions radiophoniques ou télévisées, la chanson, certains genres poétiques qui ont prolongé la tradition orale, cette utilisation avait commencé à s’affirmer avec nombre de réalisations de valeur qui ont connu la consécration d’un large public favorablement disposé par une langue proche de lui. On notera néanmoins les limites de ce courant culturel par rapport à ses immenses possibilités. Ces limites sont symptomatiques des entraves et du manque d’encouragements envers un genre dont certains milieux estiment qu’il doit rester mineur, qu’il n’est pas représentatif du meilleur et du plus noble de notre création culturelle. La plupart des créations théâtrales en langue populaire qui ont franchi avec succès les feux de la rampe n’ont pas été publiées, comme si elles n’étaient pas dignes d’être honorées par l’écrit. Y a-t-il eu pour autant d’autres œuvres en « classique » qui aient remué davantage un public algérien ? Ni la langue classique ni la langue parlée n’ont profité du maintien de ces barrières artificielles.

Un grand nom de notre littérature, Kateb Yacine, a relevé le défi. Il ne s’est pas contenté de préconiser une orientation. Il l’a mise en œuvre, il a opéré la jonction entre la production écrite consacrée et la création qu’on avait cherché à cantonner dans « l’oral », compris comme art de seconde zone. Il fut d’abord poète et romancier algérien s’exprimant dans la langue apprise à l’école française, butin de guerre disait-il, à laquelle il a su faire dire superbement son amour pour l’Algérie, pour ses hommes et ses femmes à la fierté inégalée au milieu de leurs drames. Dans les grandes œuvres qui ont fait sa renommée, brillait la flamme des poèmes qu’il déclamait ou de ses ardentes allocutions qui nous soulevaient, jeunes gens et jeunes filles commémorant au « Padovani » de Bab-el-Oued à la charnière des années 40 et 50 les journées internationales anticolonialistes d’une jeunesse décidée à ne jamais oublier les massacres du 8 Mai 45 ou à rester aux cotés de l’héroïque Viêt-Nam jusqu’à son indépendance, que nous espérions prélude à la nôtre.
Il savait ensuite comme pas un dans sa verve éblouissante et tonique, animer nos soirées de copains chez des amis de La Redoute (aujourd’hui El-Madania) quand son ironie, ses mots plus percutants que des balles, ses anecdotes disaient pudiquement la souffrance et la tendresse qui l’habitaient pour ses frères et sœurs de classe d’Algérie et de toute la planète. Il était de ceux qui ne s’agenouillent devant aucun « Grand » mais qui sans populisme s’inclinait devant la sagesse têtue et incomprise des opprimés à qui il pardonnait le reste pour lequel d’aucuns parmi les Algériens de « la haute » les qualifiaient de gueux et de bergers.

Rencontre avec Kateb Yacine en septembre 1955

La dernière fois que je l’ai rencontré longuement, ce fut en Septembre1955 au cours de la première année de la guerre de libération, à Paris où j’étais venu en mission pour quelques jours avant d’entrer définitivement en clandestinité pour sept ans sur le sol national. Depuis le mois de Février précédent, j’étais en effet responsable adjoint des groupes armés des « Combattants de la Libération » et j’eus à régler certaines questions tout en saisissant l’occasion d’avoir quelques entretiens avec d’anciens FTP (Francs-Tireurs et Partisans de la résistance antinazie). Je fais état de ce bref séjour parisien parce que ce fut l’occasion de discussions passionnées et prolongées que nous eûmes autour des problèmes de la création artistique algérienne et de la langue, dans les cafés du quartier de l’Odéon ou à la mansarde de Yacine, encombrée d’une montagne de livres et journaux, au milieu desquels Mustapha Kateb nous régala d’une mémorable « mloukhia » constantinoise.

Avec Kateb Yacine, puisque c’est de lui qu’il s’agit, assistèrent à ces échanges, en même temps ou tour à tour : Mustapha Kateb, M’hammed Issiakhen, Malek Haddad, Ahmed Inal, Roland Doukhan, Aziz Benmiloud, Hadj Omar et peut-être deux ou trois autres dont je ne me souviens pas des noms. Je ne me souviens plus si Mohammed Harbi et Colette Grégoire (qui écrira plus tard sous le nom de Anna Greki) que j’avais aussi rencontrés plusieurs fois avaient assisté ou non à la discussion précise que j’évoque. La discussion sur les difficultés du choix de la langue dans la production littéraire algérienne nouvelle avait démarré à partir des remords et fréquents états d’âme de Malek Haddad. Comme à son habitude, il nous confiait à quel point il se sentait mal à l’aise de devoir écrire en français. Ce thème récurrent dès ses premières productions exprimait de façon souvent émouvante et révoltée le tiraillement des jeunes dont les parents pour diverses raisons, administratives ou autres, avaient acquis la citoyenneté française, ce qui du coup leur faisait perdre leur statut personnel de musulman (même s’ils conservaient leur foi), de sorte qu’ils se sentaient isolés de leurs coreligionnaires et compatriotes. Situation d’autant plus dure qu’ils sympathisaient avec le mouvement national ou y étaient engagés. Parfois, pour Malek Haddad, ce thème tournait à la coquetterie envers les sensibilités poétiques françaises qui compatissaient à ce malheur.

Mais Kateb Yacine lui, était sans complexe. Je crois qu’il le devait à son enracinement dans le terreau national, à sa sensibilité profondément algérienne et populaire, qui lui faisait prendre tout naturellement les choses du même côté que ses compatriotes. Pour les quelques centaines de milliers de gens qui comprenaient ou parlaient peu ou prou le français, avoir fréquenté l’école française, être fonctionnaire ou employé chez les Français, s’habiller à leur façon, mener leurs enfants à l’arbre de Noël de l’entreprise là où était organisée sans racisme la distribution de jouets aux employés, posait des problèmes de diverses sortes mais, (à moins d’être un ‘bayoû’, un mouchard) il n’y avait pas de quoi faire son mea culpa. Pas plus que vous ne verriez jamais par exemple un jeune algérien après une « cuite » venir se lamenter pour son algérianité perdue.

Comme on pouvait s’y attendre, le débat avait longtemps tourné en rond, entre l’idée qu’on ne pouvait de toute façon rester sans écrire sous prétexte que l’outil linguistique national n’était pas encore au point ou encore sous prétexte que des écrivains engagés étaient condamnés de ce fait à n’être lus que par une frange étroite. Une lueur pourtant au bout de ce tunnel, une voie qui restait à explorer avec audace, la promotion de la langue parlée, arabe ou berbère. La voie était déjà ouverte par le théâtre, la poésie orale, la chanson et jusqu’à un certain point les débats politiques. Mais cette voie exigeait de ceux décidés à l’emprunter plus largement dans d’autres domaines une préparation et des qualités qui ne s’improvisaient pas.

Je défendais évidemment cette thèse qui m’était familière depuis les débats avortés de 1949 au sein du PPA-MTLD, d’autant que l’expérience vietnamienne dont j’avais entre-temps pris une meilleure connaissance avait renforcé en moi cette conviction. Yacine soutenait mon point de vue en ce sens qu’il allait plus loin que l’approbation théorique du principe (qui faisait l’unanimité). Il était moins sceptique sur la faisabilité et estimait que l’effort en valait la peine. Je ne sais s’il envisageait déjà sa conversion en cette direction, non comme une rupture mais comme une autre facette de son talent, une autre façon de délivrer ce qui brûlait en lui. Au demeurant, nos échanges ne visaient pas à susciter le changement ou le reniement d’itinéraires déjà empruntés, ils incitaient plutôt à créer un climat qui encourage chez d’autres des vocations novatrices.
La guerre d’indépendance qui me contraignit à une clandestinité de sept ans, puis la période ambiguë de l’immédiate après- indépendance et enfin ma nouvelle longue clandestinité de 24 ans d’après le 19 Juin 1965 nous a séparés. La dernière correspondance que j’ai tentée avec lui par des moyens indirects, a été en 1960 (en pleine guerre) pour l’intéresser avec ses amis à la préparation d’un numéro spécial de la revue française « La nouvelle Critique ». Il était destiné à faire connaître à l’opinion française la vie culturelle de notre peuple que les colonialistes présentaient comme barbare et fanatisé.

Je n’avais par des amis communs ou par la rumeur que de lointains échos de la vie tumultueuse de Yacine, jusqu’à ce que, une vingtaine d’années après notre rencontre parisienne, j’appris par des jeunes qui y coopéraient la nouvelle période de création culturelle et théâtrale où il s’était lancé malgré les tracasseries incessantes des autorités. Il s’était tourné avec les jeunes et pour les jeunes vers un théâtre combatif, avec des thèmes de portée nationale et internationale, à la fois actuels et plongeant au plus loin de notre histoire. Sans autorisation d’aucune académie, il donnait avec Alloula et tant d’autres ses lettres de noblesse à la savoureuse langue que parle chaque jour notre peuple. Il accordait le plus grand prix à « l’authenticité » que lui reconnaissaient sans certificat les milliers de jeunes et de travailleurs qui, sur les lieux de leur travail ou de leurs loisirs, s’intégraient et vibraient à ses personnages, ses fresques et ses passions historiques. Il sillonnait ainsi l’Algérie, donnant spectacles et conférences-débats dans les usines, les domaines agricoles du secteur public, les locaux syndicaux et d’associations de jeunes. Nombre de nos camarades soutenaient ses efforts, tant sur le plan culturel que pour la logistique. Je me souviens entre autres de l’un d’eux dont j’ai oublié le nom car je connaissais surtout les pseudonymes, il avait été capitaine dans l’armée du Viet Minh, dans le détachement des soldats maghrébins qui avaient déserté le corps expéditionnaire français pour combattre du côté du mouvement de libération vietnamien. Peut-être n’était-ce pas tout à fait étranger à la ferveur et la tendresse de Yacine pour Ho Chi Minh, « l’homme aux sandales de caoutchouc.
Suivant assidûment ces efforts d’éveil et de création allant directement au cœur de l’Algérie profonde et populaire, j’étais ému et étais reconnaissant à Yacine d’avoir su découvrir en lui et pour nous cette unité profonde des formes savante et populaire de la culture que tant d’autres s’ingénient à opposer, allez savoir pourquoi.
Le reverrais-je un jour pour lui exprimer cette reconnaissance ?

1989

Une quinzaine d’années après ce souhait, j’ai failli ne plus le revoir du tout. Mais dans la bousculade des premiers jours de mon retour à la vie légale en 1989, quelqu’un m’annonce que Yacine est de passage. Je cherche à le voir, ce sera difficile, il est gravement malade, mais l’ami commun m’amène rue Youghourta (ex-Duc des Cars), peut-être avec un peu de chance sera-t-il réveillé et en état de parler. J’entre, il est alité, il me reconnaît dès l’entrée et dans un élan inattendu se soulève et m’étreint longuement. Son corps est brûlant. « Quelle joie, après tant d’années, me lance-t-il de son débit un peu saccadé qui me rappelle les fièvres de notre jeunesse. Il faut absolument se voir à mon retour. On a beaucoup à se dire… ». Il allait en France poursuivre ses soins et j’espérais une rémission de sa leucémie. Deux semaines plus tard, avec des centaines d’hommes et femmes de progrès, je m’inclinais avec un goût amer d’inachevé devant l’expression d’espoir rebelle que gardait son visage, au Centre familial de Ben-Aknoun où sa dépouille disparaissant sous les fleurs était exposée.
Je n’irai pas à l’enterrement. Accompagner ou veiller un défunt, lire ou écouter les hommages funèbres, distribuer les condoléances m’éprouve. Je hais les mises en terre et ne peux supporter ce qui me parait à ce moment vaines dérobades devant l’irréparable.
Qui plus est, je ne pouvais m’associer à l’hommage tristement bruyant et vulgaire que rendront ses « fans » à leur idole qui méritait mieux. Ces jeunes douloureusement affectés par la disparition de celui qui exprimait de façon si fulgurante leur révolte, ne faisaient qu’une lecture primaire de son message. Ils caricaturaient lamentablement ses sorties de génial provocateur et ils passaient à côté de l’essentiel. Une incompréhension qui n’avait d’égale que la haine que lui voueront les obscurantistes.

Kateb était unique, il ne pouvait être singé. Ses cris de révolte n’étaient pas destinés aux imitations gesticulantes. Ils appelaient à être prolongés dans la réflexion créatrice par les amis qui le comprenaient une fois sa fureur émotive apaisée ou mise entre parenthèses. Plus lourde en a été pour moi cette disparition survenue sans que nous ayons pu échanger nos impressions de toute une vie du pays et de nos personnes.

Si notre rencontre avait eu lieu plus tôt, j’aurais aimé aborder avec lui deux choses au moins. Non pas les raisons de la passion emblématique et volontiers provocatrice qu’il affichait pour Staline, je ne comprends que trop chez lui la rage qui le poussait à cette position jugée archaïque par les bien-pensants et qui le serait effectivement s’il voulait exprimer par là une analyse en vue d’absoudre des crimes ou les errements d’une philosophie pervertie de la révolution ou du socialisme. Je pense qu’il exprimait avant tout une fidélité à l’espoir fou de libération qui nous habitait quand Staline pour le commun des mortels représentait tout cet espoir et était considéré au fond de nos villages perdus comme « amghar azemni » (quelque chose comme « vieux de la vieille ») par des gens qui ignoraient tout du socialisme et du communisme. Et aussi protestation rageuse et méprisante inspirée par tous ceux qui dans le monde arabe continuent à poursuivre le communisme de leur haine de classe ou qui, après avoir adoré le nom, le brûlent en effigie en conservant ou inaugurant dans leurs pratiques beaucoup de ce que les pratiques du « stalinisme » avait de foncièrement haïssable.
Si j’avais disposé de quelques précieuses minutes de plus de la vie de Kateb, cet humaniste, je ne les aurais pas consacrées à percer une énigme qui n’en est pas une.

La première question sur laquelle je l’aurais pressé de me donner son avis est comment, à partir des idéaux sociaux généreux qui traversaient son œuvre, et compte tenu des obstacles rencontrés jusque-là, il voyait le ou les chemins concrets de leur réalisation. Sous les dehors de révolte anarchisante de ses pamphlets et dénonciations, il était capable d’intuitions pénétrantes et d’approches constructives sur son peuple et sa société, comme en témoignait l’appréciation qu’il avait portée dans un périodique après les événements d’Octobre 88.[ « ENTRETIEN AVEC KATEB YACINE » ; interview de SOUIBES Boualem ; – Algérie-Actualité ; No 1206, semaine du 24 au 30 novembre 1988 ; page 37 – [Des extraits de cet entretien sont donnés en document joint. ]]

Peut-être aurions-nous entrevu ensemble quelques lueurs à l’approche des sombres nuées qui se profilaient à l’horizon politique ? Nous nous serions interrogés à propos de « ces fusées qui ne partent pas », comme il avait appelé une dizaine d’années auparavant les minarets des mosquées qui symbolisaient selon lui l’immobilisme qui paralysait les pays des « Gandours » dans une interview à un hebdomadaire algérien. Je lui aurais demandé comment il percevait la poussée qui avait fermenté à l’ombre de ces minarets et risquait d’imprimer au mouvement social, au moins pour un temps indéterminé, un mauvais départ et une des plus folles trajectoires qu’ait connues l’histoire du Maghreb central.

Et s’il nous était resté du temps encore, je lui aurais posé une autre question demeurée pour moi sans réponse durant ma clandestinité : qu’est-ce qui lui avait donné la force d’entreprendre la percée linguistique qui à son niveau, n’était qu’une hypothèse dans un environnement hostile ou passif quand nous en avions discuté en 55 ? Sa disparition a laissé ma curiosité en suspens jusque huit ans plus tard. Il y a quelques jours, j’ai lu avec grande joie l’émouvant témoignage autobiographique de Ali Zamoum et la pertinente préface que lui a consacrée Mostefa Lacheraf. J’ai été ainsi éclairé, non par le récit de Zamoum lui-même, dont la modestie une fois de plus lui a sans doute fait sous-estimer sa contribution en ce domaine, mais par le préfacier.

Mostefa Lacheraf écrit en effet : « Si Kateb Yacine n’avait pas été matériellement pris en charge pendant des années par Ali Zamoum, alors directeur de la formation au ministère du Travail sous tutelle du ministre M. S. Mazouzi, jamais il n’aurait pu se révéler…en sa qualité de créateur hors de pair dans ce domaine tout à coup ouvert à son appétit d’innover, d’exprimer les grandes vérités de peuples malheureux et combatifs, et, cette fois, en arabe dialectal…pour procurer aux travailleurs algériens de l’époque une certaine forme de loisirs culturels destinés à les distraire et les instruire. En même temps. Mazouzi et Zamoum n’avaient certes rien prémédité…mais, l’idée en soi, par sa propre dynamique et grâce à un support humain très doué et novateur, a dépassé bien vite les frontières neutres, anonymes ou étriquées d’une simple décision administrative pour s’ériger en véritable fondation « littéraire » d’utilité sociale agissante…[[ Ali Zamoum, « TAMURT IMAZIGHEN, MÉMOIRES D’UN SURVIVANT 1940-1962 » , Ed Enal-Rahma , 1994 et 1996]]

La découverte de ce témoignage a pour moi quelque chose d’émouvant, il m’est précieux voici pourquoi. Depuis qu’avec quelques camarades du PPA-MTLD nous avions exposé notre approche démocratique sur les problèmes linguistiques de l’Algérie à l’occasion de la crise de 1949, mon point de vue n’a fait que se renforcer en moi (tout en se nuançant) avec tout ce qui est arrivé après l’indépendance dans ce domaine. Mais je commençais personnellement à désespérer de constater combien la prise en charge de la langue parlée progressait si lentement, prise en sandwich en quelque sorte par l’absolutisme des deux langues écrites et aussi par l’ostracisme de certains milieux contre l’usage des langages amazigh parlés qui pourtant déjà donnaient la preuve d’une merveilleuse créativité. Je m’étonnais surtout que ce point de vue ne soit pas assez soutenu, concernant l’arabe dialectal, par les démocrates berbérophones qui, dans leur situation géopolitique, ont le plus vocation et intérêt à défendre et cimenter la conception nationale de l’algérianité à travers ses meilleurs instruments. Trop souvent, comme j’aurai l’occasion de le dire plus loin, ils s’en tiennent à la revendication vigoureuse de la berbérophonie, ce qui est tout à fait légitime, sans la lier suffisamment et de façon organique à la défense du même principe s’agissant de l’arabe. Ou parfois, ils le font de façon surtout utilitaire et tactique, pas assez convaincante pour les arabophones qui risquent de n’y voir qu’une espèce de ruse politique pour mieux faire passer une algérianité tronquée, une revendication particulariste. Voilà pourquoi l’initiative si féconde de Zamoum et Mazouzi m’a mis du baume au cœur, à plusieurs égards.

D’abord parce qu’elle émane de berbérophones bien connus et étiquetés comme tels. Elle confirme à quel point dans la vie la jonction créative des efforts d’arabisants et berbérisants n’est pas une vue de l’esprit, un rêve d’utopistes, un exercice de juxtaposition des « constantes » de la nation, telles qu’elles sont mises bout à bout et à tout bout de champ dans les chartes, les slogans de partis ou même la Constitution. Ici, il s’agit bien de création, d’un flux stimulant qui prend vie dans la sensibilité populaire, à la manière dont le genre musical chaâbi avait prospéré au cœur et autour de la Casbah, à partir des synthèses novatrices d’un Hadj al Anqa, ce Kabyle algérois d’Azeffoun. Il s’agit d’un mouvement en appui sur l’intérêt et l’adhésion de ceux à qui il s’adresse, qui incite à l’émulation créatrice arbitrée par le public et non à figer des blocs culturels fermés et hostiles manipulés par les hégémonismes politiques. Cette dynamique culturelle est source d’amitié féconde pour les composantes de la nation, dans l’esprit qu’évoque plaisamment Zamoum lorsqu’il se souvient de sa dure captivité au bagne de Lambèse où son codétenu fut quelque temps Abdelhamid Benzine, « cet espèce de Kabyle et de communiste » écrit-il, qui, lui faisant aimer davantage l’arabe, fut celui qui le perfectionna le mieux dans la connaissance de cette langue.

En relation avec ce qui précède et avec la crise « identitaire-démocratique » de 1949, une raison plus politique, dirais-je, m’a touché dans le témoignage de Zamoum. Son itinéraire et celui de Mazouzi, avant et après l’indépendance, comme patriotes progressistes intègres et à l’abnégation incontestée, illustrent à mes yeux une démarche de sagesse politique dans la façon de gérer la relation entre revendications politiques et culturelles, en déjouant les tentations de les transformer en otages l’une de l’autre. Aujourd’hui encore, des voix s’élèvent parfois pour se demander (et y répondre par la négative) si les promoteurs berbères de l’algérianité en 1949 avaient bien fait de mettre en veilleuse (sans l’abandonner) la revendication linguistique en attendant les jours meilleurs qu’ils espéraient de l’indépendance. Ce qu’ils considèrent à tort comme renoncement était en fait, devant les incompréhensions et les intransigeances, suspectes chez certains dirigeants, sincères chez d’autres, la décision de placer au-dessus de tout la poursuite du combat uni pour l’indépendance, malgré les méfaits des tendances chauvines et antidémocratiques déjà à l’œuvre. C’est en fait cette « ligne de masse », exprimant une conscience diffuse des dangers de division, qui a inspiré des milliers de combattants et patriotes algériens honnêtes qui, à l’instar de Mazouzi et Zamoum, n’étaient pas moins berbères de cœur que bien d’autres qui éprouvent beaucoup plus le besoin de le proclamer bruyamment que de l’illustrer dans les réalisations.

C’est avec la même outrance qu’on a voulu culpabiliser des milliers de cadres techniques ou culturels sur la seule base de leurs fonctions dans l’appareil d’Etat, sans égard aux orientations qu’ils défendaient ou appliquaient dans ces fonctions. Comme si ces fonctions interdisaient d’utiliser et si possible élargir leur marge de manœuvre dans l’intérêt de tous les secteurs de progrès qui agissaient chacun à sa façon dans l’éventail socio-politique. Cet exemple de Mazouzi et Zamoum a illustré une des modalités de ce combat pacifique. Le désastre pour la cause légitime de la démocratie en matière linguistique, socio-économique ou politique, n’aurait-il pas été que tous les Kabyles plongent dans l’aventure insurrectionnelle de 63 ou considèrent toute forme d’arabité culturelle comme un reniement de leur berbérité algérienne ?

Le problème demeure posé dans l’actualité. Je viens de trouver sur ce thème des propos acerbes et teintés de forte intolérance partisane que j’aurai l’occasion d’évoquer, dans quelques articles rassemblés par « Reporters sans Frontières » dans l’ouvrage collectif « Le Drame Algérien”[[ Reporters sans frontières, « LE DRAME ALGÉRIEN, UN PEUPLE EN OTAGE » , Ed La découverte , 1994, 95, 96. ]], qui par ailleurs ne manque pas d’analyses ou reportages plus fiables. Il est regrettable que comme à propos de l’islam, le terme d’arabisation n’évoque automatiquement chez certains que ses variantes les plus négatives. L’œuvre arabophone de Yacine n’est pas seulement courage, ténacité et talent. Elle est aussi lucidité et patriotisme chez celui qui a su la hisser à une place honorable aux côtés de son œuvre d’expression française et de son action pour la promotion de tamazghit. Trois cordes précieuses au même arc algérien, dont une des trois, celle de l’arabité, est dans les faits une corde double. L’une et l’autre, la savante et la populaire, ont vocation d’être performantes, selon la cible et le public visés et grâce à l’entraînement ou les dons du tireur. Rien n’empêchant d’améliorer la qualité de chaque corde au fur et à mesure des possibilités et des besoins.

Pourquoi la corde arabe, pour être capable de rivaliser en audience et usages multiples avec les autres, et permettre au plus grand nombre d’Algériens d’avoir plus de chances d’atteindre la cible, ne serait-elle pas faite d’une tresse double, remarquable d’efficacité, comme le préconisait déjà en 1949 la brochure « L’Algérie libre vivra », de Idir El Watani ? Une efficacité qui lui viendrait de la confluence de sa composante arabe « classique », que notre peuple et ses spécialistes sauraient doubler et renforcer par du dialectal algérien évolutif, en attendant une corde unique moderne. Celle d’un arabe « moyen » faite d’un alliage des deux, mis au point avec des critères d’efficacité liés aux besoins et capacités progressifs des utilisateurs, en n’oubliant jamais qu’en matière de langues, l’usage est toujours le maître !
…..
Sadek Hadjerès

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pdf-3.jpg L’ASSASSINAT DE OUALI BENNAÏ
extrait de l’article
LES VIOLENCES INTERALGÉRIENNES

FATALITÉ OU MALADIE GUÉRISSABLE ? [[LES VIOLENCES INTERALGÉRIENNES -FATALITÉ OU MALADIE GUÉRISSABLE ? http://www.socialgerie.net/spip.php?article62 ]]


extraits [… / …]

Le gâchis

Dans ce contexte, Ould-Hamouda Ammar, ainsi que je le signalais plus haut, avait disparu après avoir rejoint le maquis. Des rumeurs inquiétantes à son sujet sont parvenues à Si Ouali (Bennaï Ouali), son ami et compagnon de lutte depuis de longues années. Il décide, à Djemâa Saharidj où il réside comme simple citoyen entouré d’un respect profond, d’aller aux nouvelles au plus direct et demande une rencontre avec Mohamedi Saïd. Il l’obtient d’autant plus rapidement et facilement qu’il n’est pas n’importe qui.
Si Ouali est depuis une quinzaine d’années l’un des militants et responsables patriotiques les plus prestigieux de Kabylie. Son rôle à l’échelle nationale a aussi été important, aux années difficiles du PPA clandestin, proche de Lamine Debbaghine (dirigeant du PPA pendant le bannissement de Messali). Homme de terrain et de réflexion à la fois, il a pesé avec d’autres responsables nationaux d’un poids déterminant pour la création de l’OS et formé une pépinière de jeunes qui en seront les activistes et responsables. Son courage physique, son bon sens et sa sagesse, l’amour profond et concret qu’il portait à son peuple, à ses traditions comme à l’ouverture internationale et moderne, tout cela se lisait sur son visage souriant, ce qui ajouté à sa belle prestance, faisait naturellement dire de lui à ceux qui le rencontraient: “dh’izem” (c’est un lion). Pour les gens de chez nous, c’est la formule de l’éloge le plus élevé et du respect le plus profond.
L’envers de la médaille est que sa franchise constructive et parfois rude, bien qu’il ne manquât pas de civilité, son exigence de respect de la dignité des militants, ne lui faisaient pas que des amis. On le verra à l’occasion de la crise de 1949 autour des problèmes démocratiques, sociaux et culturels, que les dirigeants MTLD de l’époque ont eu vite fait de qualifier de “séparatiste kabyle”, emboîtant ainsi le pas à l’Echo d’Alger (un des quotidiens des colons) pour ne pas avoir à traiter du problème sur le fond. J’aurai l’occasion d’en reparler. Au 1° Novembre 1954, il était comme bien d’autres pionniers, retiré de responsabilités organiques mais non indifférent. Il avait insisté depuis 1950, après les arrestations massives dans les rangs de l’OS, pour mettre en veilleuse toutes polémiques liées aux problèmes culturels, compte tenu de l’exploitation malsaine qu’elles pouvaient susciter dans les milieux algériens ou français. Il aidait de ses conseils les militants et combattants qui le consultaient. Selon certaines sources, il s’apprêtait, au moment des faits que je vais exposer, à s’impliquer davantage et proposer des mesures d’envergure pour développer la mobilisation et la résistance dans des conditions devenues très dures. Il aurait eu même son idée pour contrecarrer les plans sophistiqués de la contre- guerilla française qui prenaient de l’ampleur et aurait commencé à l’exposer à ces nouveaux chefs de la wilaya. Peut-être était-ce trop exiger de leur susceptibilité que d’écouter les avis et conseils de celui qui fut leur responsable ?
La rencontre avec Si Nasser (pseudonyme de Mohamedi Saïd), en présence de Krim Belkacem, fut orageuse. Il prenait de haut le fait qu’on lui demande des comptes sur ce qui se passait dans sa zone de commandement. Le ton a monté, jusqu’à ce que Mohamedi Saïd tendit la main pour saisir sa mitraillette. “Pose cette arme , lui dit Si Ouali, elle est faite pour autre chose, c’est pourquoi je l’ai portée longtemps avant toi et pour mon propre pays” . Si Nasser bouillait et vociférait. Krim Belkacem s’interposa, la rencontre se termina dans un flou chargé de menaces.
Deux semaines plus tard, un commando s’est présenté au domicile de Si Ouali. Ses hommes l’ont appelé. Il s’attendait à cette éventualité en se disant que peut-être ils auraient honte, ils n’oseraient pas. Il s’est avancé à eux calmement, les dominant de ce sourire désarmant que je lui connaissais, légèrement goguenard et au-dessus de ces bassesses. Le débat avec Si Ouali a pris fin, c’était si simple.
Pourquoi de tels crimes, devant Dieu et devant les hommes ?
Les balles coloniales n’avaient pas eu raison de lui. Au lendemain de la manifestation du 1°Mai 1945 à Alger, il était venu, à notre sortie du lycée, nous informer de ce qui s’était passé. Il portait un pansement sur le front, une balle l’avait éraflé. Bien que clandestin et recherché, il n’avait pu s’empêcher d’être au premier rang de la manifestation Grande Poste-rue d’Isly, la première au grand jour après des années d’interdiction de toute revendication nationale. Un autre jour, circulant sur ses gardes dans une ruelle de la Casbah, un des limiers de la police française, d’origine algérienne et lancé à ses trousses, se trouve nez à nez avec lui. Ouali dégaine le premier. Le policier bégaye : – “Si Ouali, tous musulmans, tous des frères!”. Court silence, et l’expression favorite de Ouali revient sur ses lèvres : ”Imbécile !” À demi soulagé, le policier s’entend dire : si tu es musulman, prends toujours un autre chemin que le mien ! Recommandation qui sera suivie à la lettre.
Pourquoi tant de tragique imbécillité !

Loi du silence, loi de violence

Un commandant a estimé qu’une opinion n’avait pas lieu d’être, les pensées et les vies de la région lui appartenaient à lui et non à la cause pour laquelle tout un peuple s’était levé. Plus exactement, cette cause et son commandement ne faisaient qu’un à ses yeux. L’intérêt de la cause était de se plier à son commandement. C’était la condition de la victoire. Toute contestation de la justesse de ce commandement était donc néfaste ou inspirée de sombres projets.
Etait-ce là le raisonnement égaré d’un individu, une expression isolée de mégalomanie ? Le phénomène est plus général, ses racines plus profondes dans la société, avec l’exacerbation qu’y apporte l’état de guerre. Sinon, comment expliquer l’extension du phénomène à tout le territoire national et hors des frontières ? Face à toutes les idées, projets, initiatives, protestations que sécrète en permanence une cause nationale nourrie de tant de sources diverses de la société, comment réagissent de nombreux chefs de guerre que les approches politiques n’ont pas – ou si peu imprégné – ou qui y sont même allergiques du fait des appréciations sommaires portées sur le mouvement politique qui avait malgré tout fait mûrir les conditions d’un 1° Novembre ? Ils pensent : après la poignée d’hommes en armes qui a pris l’initiative du combat militaire, le peuple dans sa majorité approuve ce combat. Or sur le terrain, nous représentons ce combat, nous savons de quoi il retourne, nous sommes, au nom de ce peuple, seuls habilités pour tout ce qui s’y rapporte. C’est le raisonnement des hommes en armes par rapport aux civils, mais c’est aussi celui de la hiérarchie par rapport à la base des combattants. Cette position hiérarchique n’est-elle pas une preuve de leur qualification ? Enfin, n’est-ce pas ainsi, dans la pure tradition communautaire de notre peuple qu’on doit se comporter face à l’ennemi, ne tolérer aucune faille dans notre solidarité naturelle, quel qu’en soit le prix ?

Ce prix, Abbane Ramdane le paiera dès la fin de cette année 57 dans un refuge -traquenard de l’ALN au Maroc, où il fut “réduit au silence” par certains de ses pairs. Ils ne toléraient pas son refus, avancé dans des formes pas toujours adroites, de s’insérer dans une logique qui allait à l’encontre de la liberté pour laquelle les différentes couches de notre peuple s’étaient soulevées. Rien d’officiel n’a jamais été dit à ce sujet, aucune leçon tirée par les institutions de notre république “démocratique et populaire”. Une fois la paix revenue, ceux qui savaient et en avaient le pouvoir, n’ont pas cherché, pour différentes raisons, à mobiliser l’opinion contre ce genre de méthodes. De sorte que la logique du “faire taire” a connu encore de beaux jours. Au point que certains qui disent en paroles et en actes défendre l’idéal démocratique contre le totalitarisme, se sont allés à réfuter les positions du secrétaire général du FLN – qu’elles soient discutables, là n’est pas la question – en lui lançant à diverses reprises et en s’en glorifiant : “Mr Mehri, taisez-vous”. Pour rendre évidentes auprès des démocrates les supercheries politiques qu’on lui prête, n’est-il pas plus normal et plus convaincant d’exiger : “Mr Mehri, expliquez-vous !” et prendre à témoin une opinion traitée comme adulte et apte à se prononcer ?
Les adeptes du silence imposé ont néanmoins de plus en plus de fil à retordre. Trente-cinq ans après le crime, la voix de Abbane se fait entendre d’autant plus fort que l’opinion a compris qu’il avait, à sa façon, montré du doigt, une des gangrènes de notre société.
Mais la loi du silence est parvenue à ses fins jusqu’ici pour ces centaines de jeunes patriotes qui les années suivantes ont subi l’épuration dans les forêts de l’Akfadou et ailleurs. Parmi eux, Akli Saïd, mon ami restaurateur de la rue Auber, ce self made man à la volonté de fer et à la gentillesse immense, qui m’avait fait rencontrer à plusieurs reprises au début des années 50 le futur colonel Ouamrane, maquisard depuis 45 à qui j’avais remis un jour les récits de résistance de Fedorov :”l’Obkom clandestin à l’œuvre”. Akli Saïd avait joué avant et dès le 1° Novembre un rôle important de soutien à la logistique, aux déplacements et aux soins des premiers responsables maquisards. Dans les premiers mois les plus difficiles où ils étaient démunis de tout, malgré le travail éreintant de son restaurant qu’il tenait impeccablement, il allait lui-même chaque week-end en Kabylie livrer quelques équipements chauds et un peu d’argent pour lequel il me sollicitait aussi, ayant commencé mon travail de médecin praticien. Ce n’est qu’une fois fortement soupçonné qu’il gagna à son tour la montagne en permanence (quelques points et dates à vérifier).
Mohamedi Saïd n’était plus là, il exerçait ses talents de l’autre côté de la frontière algéro-tunisienne. D’autres chefs, aux réelles qualités de guerriers par ailleurs, lui avaient succédé. Mais une myopie politique, un conservatisme outrancier, joints à la dureté des affrontements propice à la méfiance, les a fait tomber dans les pièges sophistiqués des services spéciaux français, qui ont réussi à leur faire jeter le doute massivement sur les effectifs des maquis provenant des villes. De toutes ces liquidations, bouche cousue officielle après l’indépendance.

Quelle éducation civique pour les jeunes générations ?

Quelle mythologie a-t-on voulu préserver en sacrifiant ainsi une deuxième fois ces victimes ? Y a-t-il plus précieux que la vérité et ses enseignements aussi amers soient-ils ? Il est certes toujours risqué d’ouvrir la voie au déchaînement des passions et des règlements de compte si ces problèmes sont livrés au débat public à des moments inopportuns et dans des formes non appropriés. Mais comme l’a montré le déballage meurtrier de Yougoslavie, le silence contraint n’est-il pas pire, avec tout ce qu’il accumule dans les cœurs de haine prête à jaillir à la première faille ? Et surtout, en l’absence de tout regard critique porté sur ces périodes, le désastre s’installe dans les esprits qui s’habituent à l’idée que ces formes de violence sont la rançon inévitable de tout changement. Ne parlons pas de la glorification sans nuances de ceux qui ont présidé à ces violences. N’est-il donc pas possible, sans raviver des blessures et des haines, de tirer des leçons, de réhabiliter la mémoire des victimes et rehausser l’honneur de la révolution patriotique ? Faute de quoi on s’interroge : si on ne l’a pas fait, serait-ce en raison de la qualité de la plupart des victimes de la “bleuïte” ? Un grand nombre étaient des jeunes intellectuels qui étaient allés vers la montagne en quête d’une liberté que le régime colonial, dont ils avaient fréquenté les lycées et l’université, leur refusait. Le silence sur ces épisodes tiendrait-il à cette culpabilisation inconsciente ou voulue que le nationalisme populiste n’a cessé d’entretenir envers les intellectuels toutes tendances confondues, à moins qu’ils ne soient des inconditionnels des moindres positions partisanes ? Là aussi, ceux qui avant ou après 1962 se sont réclamés des valeurs de Novembre ont failli à une partie de leur tâche éducative des jeunes générations. Comment s’étonner dans ces conditions que de nos jours le mot d’intellectuel ait de nouveau une tragique résonance ? N’est-il pas temps que l’Algérie s’interroge sur les raisons de cette propension maladive à trouver des boucs émissaires chez ceux et celles qui croient avoir trouvé dans le savoir certaines clefs pour l’avenir ? C’est un des problèmes ardus posés aujourd’hui à la conscience nationale !

Cette tâche éducative, certains secteurs de la société civile et de la sphère politique l’ont entreprise.
Des écrivains arabophones et francophones, des cinéastes, hommes de théâtre, ont démythifié la lutte de libération, lui ont restitué une dimension plus humaine, l’ont épurée des boursouflures des apologistes résistants de la onzième heure, ont remis en cause des schémas propagés et des idées reçues[[Tahar Ouettar, Rachid Mimouni, Azzedine et son film, la pièce Hassan et-Terro, etc…]] Tahar Ouettar, Rachid Mimouni, Azzedine et son film, la pièce Hassan et-Terro, etc…]] .
Ces efforts encore faibles n‘ont touché qu’une partie des gens instruits. Mais qui dira la perception que gardent encore les millions de ruraux et de couches populaires des villes des affrontements de la guerre de libération ? [[ Il faut évoquer ici quelques expériences significatives aux trois coins de l’Algérie :
* celle de Mejdoub Berrahou, dirigeant paysan des monts de Tlemcen, contraint à une double clandestinité parce qu’il veillait à ce que les unités de l’ALN tiennent compte des problèmes des paysans qui les accueillaient et les protégeaient ;
* celle de la tribu des T’nagla (Bougara, ex-Rovigo), décimée entre deux stratégies adverses qui ne tenaient aucun compte des occupants du terrain : l’armée française les sommant de quitter les zones interdites pour les camps de regroupement, l’ALN leur enjoignant de s’accrocher à leurs terres : perdants dans tous les cas, ils n’étaient plus à l’indépendance que quelques-uns des centaines que j’avais connus la première année de la guerre ;
* celle du paysan de Barika (Constantinois) près du lieu où est tombé mon frère en 1961 et qui me confiait toute l’angoisse des siens chaque fois qu’un officier de l’ALN faisant halte dans leur douar leur demandait du tabac, alors que quiconque violait à ce moment-là le boycott du tabac risquait d’avoir le nez coupé ou de se voir ôter la vie.]]

La courageuse initiative du conseil municipal de Djemâa-Saharidj il y a trois ans a fait entendre la voix de la base en décidant et organisant le transfert des restes de Bennaï Ouali au carré des martyrs de la Libération. La cérémonie de réhabilitation eut lieu dans une immense halle où s’était massée une foule considérable venue malgré une pluie battante. Intense émotion pour cet événement local, porteur en même temps de toutes les interrogations, des espoirs et dangers qui remuaient déjà la scène nationale. J’en décrirai quelques aspects quand j’aborderai les problèmes géopolitiques liés à la sphère ethnoculturelle. Ce fut une riche et exaltante journée, qui montra à la fois les possibilités et les difficultés d’une pédagogie politique de la nation et de “l’apprendre à vivre” démocratique.
Comment réagissent d’autres secteurs politiques à ce genre de problèmes ? On a pu noter une sensibilité plus grande dans des médias de l’opposition qui ont dénoncé, de la même façon que pour le cas de Abbane Ramdane, les assassinats de personnalités politiques après l’indépendance (comme Krim Belkacem ou Ahmed Khider), mis sur le compte d’un terrorisme d’Etat, ainsi que d’autres pratiques du même ordre où les responsabilités n’ont pas été formellement établies, telles que l’assassinat du président Boudiaf qui occupe dans l’imaginaire algérien la même place que le meurtre de Abel par son frère Caïn pour l’humanité.
Dans de nombreux cas cependant (comme en général à propos des droits de l’homme), cette dénonciation parait concerner davantage la pratique des adversaires, les justifications et visées politiques qu’on leur prête, que le phénomène en lui-même du point de vue d’une éthique politique qui serait valable pour tous et de sa perception sous-jacente dans la société.

La violence qui aveugle

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Cependant une Histoire occultée ou maltraitée nous rattrape toujours d’une façon ou d’une autre. Bien sûr, on pose mal la question si on réduit les facteurs géopolitiques de l’évolution à la seule assimilation subjective des enseignements de l’Histoire. Mais ce facteur, joint à l’irruption grandissante des grandes collectivités humaines qui posent avec force et souvent encore maladroitement leurs problèmes, joue un rôle dont les démocrates, dans toutes les formations où ils se trouvent dispersés, auraient tort de sous-estimer l’importance.
L’effort de ces derniers dans le cadre civilisationnel islamique, est celui de faire jouer à l’ijtihad le rôle rassembleur et créateur qu’un djihad sclérosé et générateur de divisions sans fin (“fitnas”) est impuissant à jouer à notre époque et pousse vers de nouvelles impasses. Cet effort consiste à opérer la jonction ardue mais nécessaire des intérêts légitimes immédiats et à long terme de toutes les catégories de la nation, avec tout l’héritage culturel pluriel de notre peuple et l’éthique universelle des droits de l’Homme.
Quand Bachir Hadj-Ali, atteint dans sa chair et sa dignité, a écrit en cellule dans un de ses “Poèmes de Septembre” (1965) : ”Je jure…que nous ne torturerons pas nos tortionnaires” , il ne s’agissait ni d’un effet poétique ni d’un appel angélique à tendre l’autre joue. C’est un combat difficile auquel il appelait, un combat qui sera de plus fructueux. La preuve en est : ceux qui pensent que la démocratie est un luxe pour notre peuple, pour les autres une hérésie, ceux qui, dans notre pays ou dans le monde, essaient d’exploiter et instrumentaliser ce thème, tous sont enclins ou contraints de se déterminer par rapport à lui.
Il reste à tous ceux à qui le mal de violence, la loi de la jungle sont insupportables, de mener ce combat dans les nouvelles conditions de notre époque.

Article écrit en 1994
Socialgerie 2009

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EXTRAITS DU LIVRE DE YASSIN TEMLALI:

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La genèse de la Kabylie. Aux origines de l’affirmation berbère en Algérie (1830-1962) [[ éditions Barzakh, La genèse de la Kabylie. Aux origines de l’affirmation berbère en Algérie (1830-1962) – livre présenté au SILA 2015 – en vente en librairie]]

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Extraits [extraits de : La genèse de la Kabylie. Aux origines de l’affirmation berbère en Algérie (1830-1962) , publiés le 10 octobre 2015 dans [El Watan puis dans le Huffington Post Algérie. ]]

Dans La genèse de la Kabylie. Aux origines de l’affirmation berbère en Algérie (1830-1962), qui paraîtra bientôt aux Editions Barzakh, Yassine Temlali[[Né en Algérie en 1969, Yassine Temlali est journaliste, traducteur et chercheur en histoire et en linguistique.

Il a suivi des études de lettres françaises et de linguistique à Constantine et Alger et prépare actuellement un doctorat d’Etat en sociolinguistique à l’Université de Leyde (Pays-Bas).

Il collabore à de nombreux journaux et revues en Algérie et à l’étranger.

Il est l’auteur de Algérie, chroniques ciné-littéraires de deux guerres (Barzakh, 2011). Il a également collaboré à plusieurs ouvrages collectifs, dont L’histoire de l’Algérie à la période coloniale: 1930-1962 (Alger : Barzakh / Paris : La Découverte, 2012).]] restitue le cadre historique dans lequel, entre 1830 et 1962, est née une conscience culturelle et politique berbère (kabyle), de façon concomitante avec la naissance de ces entités modernes que sont la nation algérienne, la Kabylie…, lesquelles – loin d’être une incarnation contemporaine d’entités a-historiques – sont les produits paradoxaux d’une intervention coloniale brutale et de résistances anticoloniales radicales. Le chapitre que nous publions ici est intitulé « 1954-1962 : le particularisme auréssien à l’épreuve du jacobinisme du FLN ».

[…] À la différence de la Kabylie où la marginalisation politique puis, quelques années plus tard, la liquidation physique des berbéro-nationalistes avaient montré, assez tôt, la puissance de la sensibilité jacobine et où les loyautés pré-nationales avaient été réduites à un état résiduel quand elles n’étaient pas employées comme levier de la mobilisation anti-coloniale, les Aurès-Nememchas ont connu d’importantes dissensions inter-tribales et inter-régionales (Auréssiens/Nememchas [[« Nememchas » renvoie ici moins à un ensemble restreint de trois tribus d’origine autochtone (Brarcha, Alaouna, Ouled Rechache) qu’à un ensemble humain plus grand, habitant la zone s’étendant d’ouest en est du flanc oriental des Aurès (plus précisément du versant est du djebel Chechar) à la frontière tunisienne et qui comprend aussi des tribus de présumée origine hilalienne.]]).

Ces dissensions se sont quelquefois transformées en séditions ouvertes qui ont paralysé cette région, si bien qu’elle a joué un rôle mineur dans la direction d’une lutte armée dont elle avait été à l’avant-garde dès 1945. Elles ont commencé avec l’arrestation de Mostefa Ben Boulaïd, en février 1955, et elles se sont interrompues pendant une courte période, après son évasion, le 11 novembre 1955. Suite à sa mort, le 22 mars 1956, elles ont repris de plus belle et n’ont pris fin qu’en 1960, avec la nomination à la tête de la Wilaya 1, du colonel Ali Souaï qui l’a ramenée dans le giron des instances légales du FLN.

Un rapport de son devancier à ce poste, le colonel Hadj Lakhdar Labidi, évaluait à un millier, en janvier 1959, le nombre de dissidents armés dans l’Aurès central (de Khenchela, au nord, à Zeribet El Oued, au sud [[Mohammed Harbi et Gilbert Meynier, Le FLN. Documents et histoire. 1954-1962, Alger : Casbah Éditions, 2004, p. 489.]]). Ce n’était pas peu : à la fin de la guerre, les effectifs de l’ALN sur tout le territoire algérien ne dépassaient pas 35.000 combattants [[Cf. Benyoucef Benkhedda, le deuxième et dernier président du GPRA: L’Algérie à l’Indépendance. La crise de 1962, Alger : Dahlab, 1997, p. 36 (note infrapaginale n° 1). Selon lui, cet effectif se subdivisait comme suit : Wilaya 1 : 7.000 ; Wilaya 2 : 5.000 ; Wilaya 3 : 6.000 ; Wilaya 4 : 12.000 ; Wilaya 5 : 4.000 ; Wilaya 6 : 1.000.]].

[…] Dans les Aurès-Nememchas, les rivalités entre chefs et leurs luttes pour le contrôle de l’acheminement vers les maquis des armes venant de Tunisie et de Libye avaient atteint, après la mort de Mostefa Ben Boulaïd, un niveau si préoccupant que le congrès de la Soummam a constitué des commissions chargées de réorganiser la Wilaya 1 en la débarrassant des mushawwishîn (trublions), éléments qui contestaient les décisions de la nouvelle direction du FLN ou refusaient de les appliquer. C’est finalement la commission dirigée par le futur colonel Amirouche (Wilaya 3) qui a conduit, presque seule, cette périlleuse mission.

L’insubordination de certains chefs auréssiens et nememchas a pris, entre autres formes, celle de contraventions aux ordres de la commission Amirouche et de véhémentes condamnations de la désignation d’officiers kabyles à la place d’autres, originaires de la Wilaya 1. Cette insubordination plus ou moins déclarée se justifiait d’autant plus à leurs yeux que les Aurès-Nememchas n’avaient pas pris part au congrès de la Soummam. On peut, d’ailleurs, autant soupçonner les organisateurs de les en avoir délibérément exclus que les délégués de la Wilaya 1 d’avoir montré peu d’enthousiasme pour y participer [[Messaoud Maâdad, Guerre d’Algérie. Chronologie et commentaires, Alger : Entreprise nationale des arts graphiques, 1992, pp. 64-65.L’auteur rappelle que les représentants des Aurès-Nememchas se sont mis en route pour la vallée de la Soummam, fin juillet 1956 et qu’ils ne pouvaient avoir été empêchés d’atteindre leur destination par un ratissage de l’armée française, la région où ce ratissage est supposé s’être déroulé ne présentant pas alors d’intérêt militaire particulier. De même, écrit-il, «en maintenant la date du congrès, Abbane Ramdane paraît ne donner aucune importance» à la participation de cette délégation à ses travaux.]].

L’attitude de défi de ces cadres des Aurès-Nememchas vis-à-vis des instances issues du congrès d’août 1956 n’était pas à proprement parler surprenante. L’unanimité, après l’Indépendance, sur le caractère décisif, réel au demeurant, de cette rencontre, est moins le prolongement d’un réel consensus sur ses décisions entre 1956 et 1962 que le fruit d’une construction a posteriori à laquelle a contribué le régime algérien à partir de 1965. «L’absence d’une partie significative des chefs de troupes du FLN-ALN n’était pas le seul obstacle à un consensus fort. Les documents d’un congrès qui se résumait en fait à une réunion de six personnes [Ramdane Abbane, Belkacem Krim, Amar Ouamrane, Larbi Ben M’hidi, Youcef Zighoud, Lakhdar Bentobbal], accompagnées de délégations qu’ils consultaient mais qui ne participaient pas aux débats, n’ont pas été soumis préalablement à l’appréciation des cadres des wilayas […] Tout se passe comme si, sous le manteau de la centralisation, le congrès s’était réuni pour isoler les représentants d’une autre faction.

Ce sont les préoccupations tactiques qui […] dominent, et c’est parce qu’Abane, Ben M’hidi et Krim sont sur le terrain qu’ils ont plus le sens de la manœuvre et que leurs adversaires sont absents, qu’ils l’emportent. Mais dans les conditions dans lesquelles elle a été acquise, leur victoire ne fournit pas la preuve qu’à ce moment ils expriment le mouvement réel de la révolution en proie aux démons de l’activisme[[ L’Algérie et son destin, croyants ou citoyens, Alger, Médias associés, 1994, pp. 126-127.]].»

Le congrès de la Soummam avait ainsi un objectif « interne » : le rééquilibrage du rapport de forces entre dirigeants du FLN. L’omettre ne permet pas de comprendre l’envergure des contestations qu’il a générées et que la direction qui en avait émané a dû réprimer, quelquefois dans le sang.

Le tribalisme auréssien : mythe orientalisant et réalité historique

Ces dissensions et dissidences qui ont abouti à l’«émiettement des Aurès-Nementchas en plusieurs baronnies [[Mohammed Harbi, Mohammed Harbi, Le FLN : mirage et réalité. Des origines à la prise du pouvoir (1945-1962), Paris : Éditions Jeune Afrique, 1980, p. 188.]]», sont couramment expliquées de manière peu nuancée : l’esprit de corps tribal, la ‘asabiyya khaldounienne, serait consubstantiel à cette région.

Cette thèse qui porte principalement sur les Aurès a été clairement exposée par le premier président du GPRA, Ferhat Abbas: «[Pendant la colonisation], les Aurès sont restés une sorte de “forteresse impénétrable”. Les Aurassiens, demeurés solidaires et miséreux, ont cultivé les vertus des ancêtres : courage, culte de l’honneur, orgueil tribal… La Guerre d’Algérie les trouve tels qu’ils ont toujours été: combattants valeureux mais très attachés aux mœurs tribales et au particularisme régional [[Ferhat Abbas, Autopsie d’une guerre. L’aurore, Alger : Alger Livres Éditions, 2011, p. 243.]].»

Une variante contemporaine de cette thèse qu’on peut qualifier d’inconsciente déclinaison des théories de l’ethnographie coloniale, nous est fournie dans l’hagiographie consacrée par Saïd Sadi à Amirouche, un des acteurs de la réorganisation de la Wilaya 1. Décrivant la situation dans les Aurès, après la mort de Mostefa Ben Boulaïd, il écrit: «L’atavisme berbère, nourri à la tradition des communautés acéphales, réfractaires à toute forme d’autorité, trouvait là tous les ingrédients pour réveiller les violences endogènes qui avaient tant et tant de fois mené à l’asservissement de l’Afrique du Nord. En un rien de temps, les Aurès, annoncés comme l’un des bastions majeurs de la lutte armée de libération nationale, devinrent une zone d’affrontements fratricides qui affaiblissaient dangereusement le potentiel militaire de l’est du pays et, surtout, dissipaient la solidarité patriotique que Ben Boulaïd avait eu tant de peines à structurer autour de valeurs dépassant l’horizon étriqué des sectes tribales [[Saïd Sadi, ‘Amirouche. Une vie, deux morts, un testament, Alger : à compte d’auteur, 2010, pp. 139-140.]].»

Mettant en contraste l’«homogénéité» culturelle de la Kabylie qui «limitait les oppositions renvoyant à des appartenances linguistiques ou tribales» avec l’hétérogénéité des Aurès, il ajoute : «Cette société hétérogène, traumatisée par une histoire tourmentée, exprimait malheureusement son désarroi par des violences endogènes auxquelles Amirouche dut s’adapter quitte à devoir outrepasser les limites assignées à sa mission [[ Ibid., p. 151.]].»

La théorie du tribalisme quasi-inné des Auréssiens (et des Nememchas), apparaît bien sommaire sous ses dehors d’évidence absolue.

Certes, l’histoire de la Wilaya 1 en 1954-1962, regorge d’exemples d’éruptions tribales mais il existe aussi des contre-exemples qui montrent que le tribalisme n’était pas une fatalité en pays chaoui et nemouchi.

«Dans [la Wilaya 1], dans la zone du Belezma, qui fut, pendant deux ans (1956-58), dirigée par le capitaine Abidi Hadj Lakhdar, futur colonel de la wilaya, l’application des directives de la Soummam y contraste avec leur inobservance ailleurs : le nizâm y est une organisation minutieuse: fin 1956, sont élus des conseils communaux dans toutes les mechtas, des garde-champêtres sont désignés, des maîtres d’école sont appointés sous le contrôle d’un comité de l’enseignement et de la culture pour enseigner en arabe aux garçons comme aux filles, des écoles fonctionnent[[ Gilbert Meynier, «Le F.L.N./A.L.N. dans les six wilayas : étude comparée», in : Jean-Charles Jauffret et Maurice Vaïsse (sous la dir. de), Militaires et guérilla dans la Guerre d’Algérie, Bruxelles : André Versaille Éditeur, 2012, p. 172 (note infrapaginale n° 17)]].»

En Wilaya 1, les inimitiés inter-tribales, tout comme celles de nature ethnolinguistique entre Auréssiens et Nememchas, renseignaient sur une réalité plus complexe, celle de l’antagonisme entre une société ancienne, à l’agonie, et une autre, pour laquelle l’ALN devait être le modèle et le creuset et dont la graine avait été semée, bien avant 1954, par le mouvement national, tous courants confondus. Sur fond d’importants bouleversements socio-économiques, les notabilités strictement tribales, aussi bien que celles qui exerçaient un pouvoir religieux – maraboutique –, s’étaient affaiblies. «[…] Le ‘âlim [lettré appartenant au courant réformateur] et le militant politique ont tendu à prendre la place des “saints”, figures essentielles du compromis entre les communautés [[ Ibid., p. 153.]].»

Présenter l’organisation du FLN-ALN dans les Aurès comme étant l’œuvre quasi exclusive de Mostefa Ben Boulaïd ressemble fort à une mystification. Aurait-il pu la mener sans le concours de militants aguerris, à l’image de Adjel Adjoul et de Abbès Laghrour, lesquels, après sa mort, compteront, paradoxalement, parmi les protagonistes (et les victimes) de l’éclatement de la Wilaya 1 en fiefs hostiles ?

Avant le 1er novembre 1954, un des fruits de l’action du courant indépendantiste avait été la transformation des Aurès en sanctuaire nationaliste.

Les cadres en fuite de toutes provenances géographiques y étaient affectés à des tâches de «contrôleurs politiques» [[Cf. le témoignage de l’un d’eux, Lakhdar Bentobbal, rapporté et analysé par Daho Djerbal: «Dissonances et discordances mémorielles. Le cas des Aurès (1930-1962)», L’Année du Maghreb [En ligne], IV | 2008, pp. 171-190, mis en ligne le 8 juillet 2010. URL : http://anneemaghreb.revues.org/438 ; DOI : 10.4000 / anneemaghreb. 438, consulté le 1er juin 2014.]].

Comme en pays kabyle, plusieurs bandits d’honneur y avaient été gagnés à la cause de l’indépendance, même s’il semble avéré que le PPA-MTLD ait tenu compte de la spécificité de leur parcours et de leur action [[«Il fut, enfin, possible de les intégrer à l’organisation du parti mais dans une cellule à part où eux seuls étaient admis sans risque de se voir contester par un “misérable” habitant de la région. Belkacem Grine, lui, resta rebelle tant vis-à-vis de la France que du parti nationaliste.» cf. ibid.]].

Cette patiente entreprise unificatrice aurait échoué si elle n’avait pas tenu compte des appartenances infra-nationales [[Sur la négociation entre le local et le national dans le mouvement national, cf. Mohamed Brahim Salhi, «Le local en contestation : citoyenneté en construction. Le cas de la Kabylie», Insaniyat / [En ligne], 16 | 2002, mis en ligne le 10 juillet 2012. URL : http://insaniyat.revues.org/7715, consulté le 7 mai 2014.]] et, surtout – ce qui n’est pas contradictoire – si ces appartenances elles-mêmes n’avaient pas déjà été mises à mal par de profonds changements socio-économiques, surtout dans les foyers de politisation urbains qu’étaient les villes de la région (Batna, Biskra, Tébessa) et ses gros bourgs (Arris…).

« Atavisme berbère » ou contradictions d’une époque de transition?

Se couvrant de l’autorité des premiers travaux de Germaine Tillion, effectués dès les années 1930, Saïd Sadi [[Saïd Sadi, op. cit., p. 151.]] essentialise les expressions d’allégeances segmentaires (tribales, claniques…) dans les Aurès en 1954-1962, au lieu de les insérer dans leur cadre général, celui d’une organisation socio-économique en crise et de l’élaboration, dans la violence, d’un idéal patriotique supra-communautaire.

Une lecture moins sélective de l’ethnologue française lui aurait fait prendre la mesure de l’usure du monde rural auréssien dans les années 1950, sous l’effet conjugué de plusieurs facteurs:

  • une plus grande sédentarisation des tribus naguère semi-nomades Observons ici que Saïd Sadi (Amirouche…, ibid.) décrit les tribus auréssiennes arabophones comme étant «nomades», par opposition aux tribus berbérophones «sédentaires».

    Or, les Srahna et les Cheurfa, tribus arabophones de Kimmel, était déjà «sédentaires» dans les années 1950 au sens que la sédentarisation pouvait avoir alors dans cette région:

    en effet, le semi-nomadisme et la transhumance étaient la règle ; ils étaient imposés par « le souci de tirer parti des contrastes entre les deux versants du massif et, surtout, de l’étagement des géosystèmes sur le versant sud ». Cf. : E.B. et J.-L. Ballais, « Aurès », in : Encyclopédie berbère, 7 | Asarakae – Aurès [En ligne], mis en ligne le 1er décembre 2012. URL :http://encyclopedieberbere.revues.org/1226, consulté le 29 mai 2014. ]],
  • la généralisation de la propriété privée et de l’économie monétaire [[Germaine Tillion, «Dans l’Aurès. Le drame des civilisations archaïques», Annales. Économies, Sociétés, Civilisations , 12e année, n° 3, 1957. pp. 393-402. doi :10.3406/ ahess.1957.2652.

    URL : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ ahess_ 0395-2649_1957_num_12_3_2652. ]],
  • l’émigration de travail vers la France [[Les Aurès constituaient, en 1954, la deuxième région d’Algérie fournisseuse de main-d’œuvre en France après la Kabylie. Cf. T. Simolski. « Les travailleurs musulmans d’Algérie dans la métropole ». In: Études et conjoncture – Institut national de la statistique et des études économiques, n° 3, 1957 (12e année). pp. 324-333. doi :10.3406/estat. 1957.8471.

    URL : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/estat_0423-5681_1957_num_12_3_8471. ]],
  • une extension significative de l’instruction publique en arabe (les « écoles libres » des Oulémas [[En 1939, elles étaient au nombre de 500 et accueillaient quelque 17.000 élèves. Cf., Archives du CHEAM (Centre des hautes études sur l’Afrique et l’Asie modernes) du 24-15-1941, cité par Jean Morizot, L’Aurès ou le mythe de la montagne rebelle, Paris : L’Harmattan, 1992, p. 206. ]])
  • et, enfin, une résistance moins farouche à la scolarisation en français [[Cf. Jean Morizot, ibid. , pp. 221-222. La perméabilité à l’école française n’a pas eu le temps d’évoluer, comme en Kabylie, vers une scolarisation plus ou moins importante. ]].

Certes, les modèles régissant les solidarités de groupe avaient été importés dans les lieux de sédentarisation et «les liens que crée le voisinage dans la harfiqth [fraction de tribu] villageoise imit[ai]ent les liens du sang de la harfiqth nomade [[Germaine Tillion, art. cit. ]]».

Mais « la structure sociale, fondée sur la parenté, qui fait l’orgueil du nomade, ne [pouvait] pas résister, ou résist[ait] difficilement, à l’appropriation privée des terres qui suit, presque nécessairement, toute installation permanente [[Ibid. ]]».

Ce regard lucide de Germaine Tillion sur les Aurès, en 1957, est à l’opposé de celui d’un autre ethnologue français, Jean Servier [[La carrière de Jean Servier (1918-2000) est un exemple de l’ethnologie mise au service de l’occupation. Ses recherches sur les montagnards algériens servaient de références à l’administration coloniale et il a lui-même participé à des opérations des services d’action psychologique de l’armée française (l’opération « Oiseau-bleu » en Kabylie, en 1956). ]].
Ce dernier, occupé à rechercher de chimériques « permanences » berbères à travers les âges, ne voyait, en la société auréssienne des années 1950 que ses particularismes alors même qu’elle était travaillée par un mouvement sapant les fondements matériels de ses segmentations pré-coloniales [[Cf. au sujet de l’« anachronisme » de l’anthropologie coloniale après la Seconde Guerre mondiale: Lahouari Addi, Deux anthropologues au Maghreb : Ernest Gellner et Clifford Geertz, Paris : Éditions des archives contemporaines, 2013, (chapitre 1, «L’anthropologie du Maghreb jusqu’aux années 1950»). ]].

C’est la raison pour laquelle il s’est montré si certain que le soulèvement du FLN pouvait être combattu par l’exploitation d’un «mythe d’origine» selon lequel cette région était habitée par deux peuplades ennemies, les descendants d’«Aïcha la folle» et ceux de «Touba», sa rivale, également épouse de l’ancêtre commun, «Bourek»: «Ce sont les fils d’Aïcha la folle qui ont pris les armes contre la France, aidés de la complicité, ouverte ou tacite, des éléments disparates de la vallée de l’Oued Abdi. Il n’était donc pas difficile de demander aux fils de Touba de venir prendre les armes aux côtés de la France: eux-mêmes s’y sont offerts spontanément [[Jean Servier, Dans l’Aurès sur les pas des rebelles, Paris : France Empire, 1955 ; cité in : Jacques Cantier, «L’ethnologue et les savoirs autochtones: Jean Servier et les Berbères d’Algérie, étude de cas», Outre-mers, tome 93, n° 352-353, 2e semestre 2006 : Savoirs autochtones XIXe-XXe siècles. pp. 47-55. doi: 10.3406 /outre.2006.4223. URL:

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/outre_1631-0438_2006_num_93_352_4223.

Cet article contient une éclairante comparaison entre la méthode d’étude de la société auréssienne de Jean Servier et celle de Germaine Tillion. ]].»

Au début de la guerre, la situation dans les Aurès n’était ainsi plus exactement la même que dans les années 1930 ou 1940. L’«atavisme berbère» tribal se mourait ou était, pour le moins, affaibli.

De même, dans le pays nememcha, la sédentarisation progressait et le semi-nomadisme reculait, battu en brèche par les changements de statut foncier des terres ‘arsh et des traditionnelles terres de parcours. Sans totalement les annihiler, la sédentarisation avait amenuisé les liens claniques et tribaux.

Un officier français, le lieutenant Borgos, a décrit en 1958 la «désintégration» de la tribu des Ouled Sidi Yahia dont le territoire était situé dans l’actuelle wilaya de Tébessa (et ayant donc fait partie de la Wilaya 1 pendant la Guerre de libération): «Des Ouled Sidi Yahia b. Taleb du Douar El Méridj je ne savais strictement qu’une chose, qu’ils descendaient de ce Yahia fils de Taleb, enterré à 3 km au nord d’El Meridj où je m’installai. Durant des mois, aidé de mon adjoint, qui lui aussi avait observé les grandes tribus du Maroc et du Sud, nous cherchâmes, jour après jour, échec après échec, à retrouver la tribu et ses cadres que nous pensions cachés sous la tourmente révolutionnaire… Alors je dus me rendre à l’évidence […] La tribu des Ouled Sidi Yahia n’existait plus, sinon dans les archives des bureaux arabes.» Estimant que la «désintégration» de cette tribu était bien achevée en 1920, il ajoute: «Au cours de cette modeste étude, il nous est apparu […] que notre administration, ou plus généralement notre civilisation, détruit inéluctablement les sociétés traditionnelles qu’elle côtoie [[Mémoire présenté en 1958 au CHEAM (Centre des hautes études sur l’Afrique et l’Asie modernes) ; cité in: Yassir Benhima et Pierre Guichard, «De la tribu à la ville: un essai d’approche “régressive” de l’histoire du peuplement de la région de Tébessa», Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée [En ligne], 126 | novembre 2009, mis en ligne le 24 septembre 2009.

URL : http://remmm.revues.org/6375. ]].»

Ces conclusions sont sans doute excessives, leur auteur ayant probablement recherché une tribu et une organisation tribale à l’état pur, idéales, qui n’existaient plus nulle part. Elles n’en décrivent pas moins avec éloquence le niveau avancé qu’avait atteint, à la fin des années 1950, la dégradation de l’organisation sociale traditionnelle sous les coups des dépossessions foncières des tribus et de leur cantonnement destinés à favoriser l’appropriation individuelle du sol.

Le FLN dans les Aurès: des dissensions pas uniquement «tribales»

Si les solidarités tribales et ethnolinguistiques ont joué un rôle dans les luttes fratricides entre chefs du FLN en Wilaya 1, les fondements économiques sur lesquels elles reposaient – appropriation des terres, des ressources en eau… – avaient été violemment secoués par la colonisation; elles n’étaient plus que l’expression dévoyée de réalités «modernes»: la lutte pour le pouvoir dont le contrôle de l’acheminement des armes était à la fois l’enjeu et l’instrument.

Il est ici nécessaire de souligner que le «pouvoir», en ces années de grande incertitude sur l’issue du combat pour l’indépendance, procurait peu d’avantages matériels.

Celui revendiqué par les chefs maquisards auréssiens et nememchas – lesquels, rappelons-le, avaient tout abandonné pour la cause – était surtout d’ordre symbolique: diriger soi-même sa «région», sa «zone», son «secteur»…, en vertu d’une tradition séculaire d’auto-gouvernement.

L’opposition de Adjel Adjoul à la mutation qui lui a été notifiée par Bachir Chihani, en octobre 1955, ne peut être interprétée comme la simple explosion d’un égo tribal surdimensionné. Pour lui, l’adjoint de Mostefa Ben Boulaïd mésestimait le fait que le travail d’organisation politico-militaire qu’il avait accompli à Kimmel n’avait été possible que grâce à un solide ancrage dans le terroir natal [[Cf. sur ce point, Ouanassa Siari Tengour, «Adjel Adjoul (1922-1993): un combat inachevé», Insaniyat, 25-26, 2004, pp. 37-63, mis en ligne le 14 août 2012.

URL : http://insaniyat.revues.org/6187, consulté le 23 février 2014. ]].

Cette exigence de prise en compte des spécificités locales, notamment le consensus entre pairs pour la nomination des responsables politico-militaires, était le reflet d’un niveau de conscience politique se situant entre une conscience infra-nationale et la pure conscience jacobine, incarnée par les résolutions du congrès de la Soummam.

Sans vouloir être trop schématique, nous pouvons dire que cette conscience intermédiaire correspondait à l’état de transition dans lequel se trouvait la société rurale, bousculée par la colonisation et de plus en plus sensible au patriotisme/nationalisme algérien supra-communautaire.

Expliquer les luttes intestines dans les Aurès-Nememchas entre 1954 et 1962, non plus par quelque «atavisme berbère» que ce soit, mais par des aspirations antagoniques au leadership, doublées de divergences politiques, offre l’avantage d’établir la juste fonction des allégeances tribales et ethnolinguistiques dans cette région, celle d’«appui» [[Mohammed Harbi, Le FLN, mirage et réalité…, op. cit., p. 188. ]] à des forces luttant pour leurs idées et/ou pour la prééminence au sein du commandement de l’insurrection.

La décision de Bachir Chihani de muter Adjel Adjoul et Abbès Laghrour loin de leurs commandements initiaux éclaire bien plus sa fin tragique que ses origines nord-constantinoises; ces origines n’expliquent pas que quelques mois avant de le faire exécuter, ses assassins eussent poussé leur reconnaissance de son autorité jusqu’à lui reprocher de s’être effacé devant Omar Ben Boulaïd, authentique Auréssien [[Cf. Ouanassa Siari Tengour, «Adjel Adjoul (1922-1993)…», art. cit. ]].

UN COMPTE-RENDU SUBSTANTIEL DE L’OUVRAGE DE YASSIN TEMLALI

pdf-3.jpgNation algérienne :Yassine Temlali tord le cou aux idées reçues

Ait Benali Boubekeur [[électronicien et passionné d’Histoire]]

Huffpost Maghreb

le 7 novembre 2015

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Dans l’ouvrage de Yassine Temlali, intitulé « la genèse de la Kabylie », il n’y a pas de place aux raccourcis historiques. À toutes les questions inhérentes aux périodes les plus ambiguës de notre histoire, l’auteur y répond sans fard ni acrimonie.

D’emblée, il affirme que l’Algérie, comme c’est le cas de toutes les nations, n’échappe pas aux mutations identitaires. Éprouvée par tant de conquêtes, celle-ci se construit sur son élément autochtone, le berbère. Bien qu’il puisse déplaire à ceux qui fondent leur projet sur la supériorité d’un groupe régional, Yassine Temlali démontre que la formation de l’Algérie constitue la somme des apports régionaux, en l’occurrence kabyle, chaoui, mzab et arabe.

¬¬| Toutefois, bien que livre ait pour objet « de restituer le cadre historique quand lequel, entre 1830 et 1962, est née une conscience culturelle et politique berbère (kabyle), de façon concomitante avec la naissance de ces entités modernes que sont la nation algérienne, la Kabylie, les Aurès « (page 46), il n’en reste pas moins que l’auteur consacre un chapitre, intitulé « entre les conquêtes islamo-arabes et l’occupation française, la survie difficile des langues berbères », où il relate la difficile cohabitation entre les autochtones et les conquérants. |

« La raison du plus fort »

En fait, si la première période, allant du VIIème siècle au XIème siècle, se passait sans anicroche, il n’en est pas de même après l’arrivée des expulsés de l’Orient, les Banu Hilâl et les Banu Sulaym, au XIème siècle. D’ailleurs, n’est-il pas resté dans l’histoire que la violence, dont sont affublés les Algériens, vient de cet héritage.

Fustigeant le comportement des colonels de l’ALN lors de la guerre d’indépendance, Ferhat Abbas, dans l’autopsie d’une guerre, s’interroge : « Allions-nous rester les héritiers des Beni Hilale, de ceux pour qui la légitimité se fonde sur la raison du plus fort » (page 224).

Et le moins que l’on puisse dire, c’est que l’impact de la deuxième invasion a eu des effets désastreux. Fuyant sans doute la barbarie des Banu Hilâl, les Berbères se replient dans les montagnes. « C’est une Algérie composée de trois grandes communautés ethnolinguistiques distinctes que trouveront les Frères Barberousse en fondant, en 1518, à Alger, une « Régence » reconnaissant la suzeraineté d’Istanbul.

Les principaux massifs montagneux étaient, en majorité, habités de berbérophones ; les plaines étaient peuplées de Berbères arabisés d’origine « botr » mais aussi d’une minorité d' »Arabes » descendants plus au moins authentiques des Hilaliens ; les villes anciennes étaient, quant à elles, habitées de « Maures arabophones, distincts des parlers hilaliens », écrit Yassine Temlali (page 62).

Cela dit, en dépit des replis sur les montagnes, les relations entre les berbérophones et les arabophones ne sont pas pour autant interrompues. Bien que les relations soient tumultueuses, celles-ci ont « débouché sur l’introduction des parlers barbères dans les villes comme Alger (le Kabyle, le Mozabite) et peut-être aussi, dans une moindre mesure, sur un mouvement inverse de « berbérisation » de tribus arabes, notamment dans les Aurès », note-t-il (page 63).

Qu’en est-il du phénomène de l’arabisation en Kabylie ? Bien que des chercheurs, à l’instar de Salem Chaker, réduisent la présence de la langue arabe en Kabylie à sa proportion infinitésimale, la vérité, selon l’auteur, c’est qu’à travers la religion, la langue arabe a eu une audience non négligeable, dans la mesure où elle est « la langue de culte et des études ». Comparée aux autres régions, il se peut que la langue arabe soit moins présente qu’elle était dans la vallée du Mzab ou dans les Aurès.

La présence turque et le débarquement français

Quoi qu’il en soit, depuis l’occupation du pays par le pouvoir ottoman -une présence que les différents pouvoirs politiques après l’indépendance ne qualifient pas de colonisation -, les trois groupes, déjà cités par Yassine Temlali, font face -sans qu’il y ait certes de coordination entre eux -à la présence turque. Or, bien qu’elle ne soit pas plus pénible que l’occupation française, force est de reconnaître que la présence turque ne diffère pas des autres colonisations, et ce, dans la mesure où les sujets sont immanquablement étranglés par leur politique fiscale. Ce qui explique la désobéissance des Kabyles des montagnes au pouvoir turc, mais pas les Chaouis protégeant leurs possessions situées dans les plaines.

En revanche, écrit Yassine Temlali, « à cause de leur vulnérabilité topographique, les Amraoua, par exemple, seront la force de frappe des Turcs en Kabylie et plus tard rallieront l’Émir Abdelkader, à la différence des tribus montagnardes, rétives à toute soumission fiscale à quelque sultan que ce soit, fût-il un frère autochtone » (page 70).

En tout cas, c’est dans ce contexte marqué par l’affaiblissement du pouvoir janissaire et le refus des principales tribus autochtones de prendre part au combat que les Français occupent le pays en juin-juillet 1830. Pour Yassine Temlali, « la réussite du débarquement français n’a pas immédiatement allumé le feu du jihad antichrétien ni en Kabylie montagneuse ni dans les Aurès ni dans d’autres régions de l’Algérie profonde, tant le pays entier était peu solidaire du pouvoir oppressif des janissaires » (page91).

Mais dès que les autorités coloniales décident une occupation totale du pays, les Kabyles comme les Chaouis ont défendu crânement leurs territoires. Bien qu’il y ait d’autres soulèvements, l’auteur en cite deux marquant notre histoire. Le premier est celui de 1871, connu comme une « révolte kabyle » et le second est celui des Aurès en 1916, car, dit-il, il porte ce nom. Dans la réalité, ces soulèvements, et notamment celui de 1871, ont une « dimension pré-nationale ou nationale de soulèvement d’une entité indépendante contre une annexion étrangère », écrit-il en s’inscrivant en faux par rapport à la thèse de Maxime Ait Kaci qui, lui, croit à un soulèvement pré-national kabyle (page 97).

Par ailleurs, malgré la pacification du pays, « les indigènes », dans leur ensemble, sont restés attachés à leurs valeurs ancestrales. Ainsi, en dépit des politiques de division, il se trouve que les régions les plus scolarisées sont les premières à être acquises aux idées nationalistes. Levant le voile sur la politique kabyle de la France, Yassine Temlali écrit : « Mais la Kabylie décevra les espoirs inconsidérément mis en elle par les autorités françaises : la plupart des fondateurs de l’Étoile nord-africaine, première organisation indépendantiste algérienne créée à Paris en 1926, étaient originaires de cette région et étaient passés par l’école française » (page 143).

Et, qui plus est, si ces authentiques nationalistes avaient des préjugés ethniques, ils ne porteraient pas à la tête de leur organisation le natif de Tlemcen, Messali Hadj. Ce comportement de nos ainés ne doit-il pas couper court à toutes les surenchères visant à exploiter l’engagement révolutionnaire de la région à d’autres fins ? Citant le différend opposant Messali Hadj à Amar Imache, Yassine Temlali explique que malgré son éviction, Amar Imache « continuait à définir la nation algérienne comme … une nation arabe » (page 154). Et ce, en opposition à l’Algérie française.

Hélas, Messali Hadj ne saisit pas l’occasion [de la convergence des idées] pour réaliser le rassemblement des forces vives de la nation. À chaque crise, il s’appuie sur un groupe pour en éliminer un autre. C’est du moins dans cette logique qu’intervient l’excommunication des berbéristes en 1949. Bien qu’il y ait certes un courant, notamment en émigration, qui avance des revendications culturalistes -en plus, revendiquer une Algérie algérienne n’est ni une outrance ni une contrevérité historique -, les militants du district du Djurdjura sont, dans leur ensemble, des patriotes acquis à l’idéal d’indépendance.

Pour résumer leur sentiment, voilà ce que déclare Hocine Ait Ahmed aux membres du bureau politique du PPA-MTLD, présidé par Messali Hadj, lui demandant de désavouer ses camarades : « puisque mes camarades et moi n’avons jamais avancé de revendication culturelle et linguistiques berbères, afin de ne pas compromettre le processus révolutionnaire, c’est que nous acceptons plutôt l’Algérie arabe que l’Algérie française. Par contre, j’ai le sentiment que certains préféreraient encore l’Algérie française à l’Algérie berbère. »

LIRE AUSSI: Yassin Temlali, chercheur en histoire: « La question berbère apparaît comme une véritable bombe à retardement » (AUDIO)

En tout état de cause, bien qu’il y ait des divergences réelles sur la définition de l’Algérie ou à la limite sur l’intégration de sa composante berbère, il n’en reste pas moins que dès le déclenchement de la guerre d’Algérie, ces militants se sont mis à la disposition du FLN historique. En revanche, malgré la grandeur du projet, les initiateurs de la lutte armée ne sont pas d’accord sur la conduite à tenir. Si certains avancent l’idée d’un contrat moral -c’est-à-dire, la révolution appartient uniment à ceux qui l’ont déclenchée -, d’autres soutiennent que la révolution doit appartenir au peuple algérien. Et comme ils n’arrivent pas à trancher cette question, le pouvoir revient au groupe le plus puissant.

L’étude comparative entre la wilaya I et la wilaya III est, à ce titre, intéressante. Leur rivalité remonte, selon l’auteur, à l’époque où les dirigeants kabyles étaient chargés de réorganiser la wilaya I. C’est probablement ce qui détermine le choix des Chaouis lors de la crise de l’été 1962 en se ralliant à l’EMG (état-major général), commandé par Houari Boumediene.

Bien que la crise de l’été 1962 oppose deux organismes, le GPRA et l’EMG, les choix des dirigeants sont parfois dictés par d’autres impératifs. Et pourtant, les statuts de la révolution déterminent clairement les rôles : c’est le GPRA qui nomme les membres de l’EMG. En droit, il existe une règle simple : celui qui nomme peut mettre fin aux fonctions du chef désigné. Du coup, sans tenir compte des éléments composant ces groupes, la victoire de l’EMG sur le GPRA ne peut porter qu’un seul nom : le coup d’État. _ Et c’est la seule période où l’auteur s’éloignerait, à mon humble avis, de l’étude des archives.

Pour conclure, il va de soi que cette note ne peut pas synthétiser le magnifique travail de Yassine Temlali. Pour mieux comprendre l’évolution du mouvement national et par la même occasion la formation de la nation algérienne -une contribution à laquelle ont participé toutes les régions d’Algérie -, il faudra lire le livre. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que cet ouvrage répondra sans ambages à toutes les interrogations que le lecteur pourrait se poser.

LIRE AUSSI SUR LES BLOGS:

HOMMAGE À CLAUDINE CHAULET

pdf-3.jpg Cher(e)s ami(e)s,
Nous venons d’apprendre le décès dans la nuit du 29 au 30 octobre de notre amie, la moudjahida Claudine Chaulet. Nous vous prions de trouver ci-joint en fichier attaché une notice biographique et bibliographique de la défunte dont l’enterrement est prévu le 31 octobre au cimetière d’El Mouradia.
Merci de diffuser l’information dans vos réseaux et organes de presse.
Pour le collectif de l’Hommage à Claudine Chaulet
Daho Djerbal


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HOMMAGE À CLAUDINE[Extrait de l’introduction par le comité d’organisation de l’[Hommage à Claudine Chaulet paru sous le titre : « La conquête de la citoyenneté. », Editions Barzakh/NAQD, Alger 2012,]]

Claudine Chaulet qui vient juste de nous quitter est une femme, une Moudjahida de la première heure qui aura marqué, par son parcours de militante de la guerre de libération nationale, puis de la construction nationale, plusieurs générations.
Être Française de naissance et de culture, et issue d’une famille de résistants à l’occupation allemande qui s’installe en Algérie en 1942, voilà déjà une caractéristique peu courante pour une jeune fille de l’Est de la France. Ses déplacements entre Oran, Paris et Alger pour poursuivre ses études vont lui faire découvrir, de proche en proche, la réalité coloniale ; voilà encore une évolution dans la perception du fait colonial qui n’est que peu partagée dans le milieu des Français de France, et que les Français d’Algérie préfèrent occulter et soustraire à la réalité.

La rencontre de Claudine Chaulet avec « Consciences Algériennes » et le groupe qui active autour d’André Mandouze en 1951 aura contribué à son passage dans le militantisme étudiant et dans les premières luttes anticolonialistes. Peut-être y a-t-il là les premiers ingrédients de la rupture radicale, qui ne sera pas ―comme cela fut le cas pour une toute petite minorité de Français― qu’une révolte contre le tort fait aux valeurs de la République. Il s’agit en fait de la formation/émergence d’une conscience algérienne et non plus française. Un premier pas vers l’Autre, le colonisé, l’exploité, le dominé, qui correspond en réalité à une première identification.
Mais être une militante anticolonialiste et participer à la rédaction d’une brochure clandestine ; rencontrer des nationalistes algériens, dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils ne se contentent pas d’organiser de simples « stages universitaires » ou d’anodines séances de cinéclub, voilà une activité qui n’est déjà même plus partagée par les jeunes étudiantes algériennes.
1954-1955, c’est donc le grand examen, la grande rupture, le passage à l’Action dans les rangs du FLN. Ses choix ont fait de Claudine Guillot, devenue entre-temps Claudine Chaulet, une actrice engagée dans un processus de libération nationale. Elle ne se contentera pas de porter le courrier, de lui faire traverser les frontières de la colonie ; elle transportera des militants, visitera des malades, participera à la formation des infirmières des maquis. Elle se lancera corps et âme dans le combat pour une Algérie libre, pour des Algériennes et Algériens libres. On peut les compter sur les doigts d’une main, ces étudiantes algériennes qui, les premières, avaient rejoint les rangs du FLN/ALN. Combien sont-elles qui, comme elle, ont hébergé Ramdane Abane, transporté Belkacem Krim, Amar Ouamrane, Slimane Dehilés ou Larbi Ben M’hidi ? Claudine Chaulet emmènera hors d’Alger en février 1957, et malgré le quadrillage de la ville par les parachutistes, au volant de sa 2CV, seule avec son bébé, Ramdane Abane, au moment même où son mari venait d’être emmené par les policiers de la DST. Elle rejoindra plus tard Tunis, en octobre 1957. Elle y participera à l’animation culturelle aux côtés de Safia et Mohamed Kouaci, de Nadia Oussedik, de Rédha Malek, de Franz Fanon, de Mohamed Sadek Moussaoui dit Mahieddine, de Mhamed Yazid et d’autres encore, à la réalisation de la voix de l’Algérie combattante, le journal El Moudjahid.

Les conditions dans lesquelles l’Algérie a accédé à l’indépendance (départ massif de l’encadrement européen des entreprises et des fermes agricoles, retour des réfugiés souvent d’origine rurale, abandon des exploitations agricoles par leurs propriétaires, nécessité d’assurer les récoltes et de préparer les futures campagnes agricoles) place dès 1960 la question paysanne au cœur de la problématique de la construction nationale, dans un pays réputé agricole. Le souci de tous, et en particulier de Claudine Chaulet dans l’Algérie indépendante, est : comment peut-on et doit-on, selon son expression, travailler la terre « Algérie », la préserver, utiliser les richesses sans les gaspiller ? Comment, au sortir de la guerre de libération, penser et vivre l’indépendance ?

Diverses approches s’affrontent ici : la première a trait au type de régime politique qui devrait prévaloir. La seconde concerne le statut de la terre et celui du paysan ; le « secteur autogéré » est vécu et défendu par tout un courant politiquement dominant comme le fer de lance de la paysannerie, au point de l’utiliser comme un instrument de contrôle du Pouvoir. Il s’agit là d’un prisme réducteur pour d’autres, dont Claudine Chaulet, qui, s’inscrivant en faux, tentent de souligner que la paysannerie, y compris dans les zones réputées totalement autogérées telles que la Mitidja, ne saurait se réduire aux ouvriers des fermes autogérées, fussent-ils eux-mêmes membres de familles paysannes et anciens ouvriers saisonniers, ni se confondre avec eux. La lutte pour le contrôle du pouvoir et le développement d’un nouveau système politique, notamment à travers la mise en place de relais sociaux, se double d’un autre combat d’idées autour des formes d’exploitation et de propriété, du rôle et de la place historique de la paysannerie dans la construction nationale, de la définition de celle-ci. Claudine Chaulet a choisi d’y répondre en s’intéressant de près à ses composantes, en gardant la distanciation nécessaire sans jamais prétendre être le porte-parole ou le guide d’un quelconque groupe, encore moins imposer son approche. Son point de vue et ses réponses seront le résultat d’enquêtes, d’entretiens avec les diverses composantes des espaces ruraux qu’elle va investir, d’un processus interactif dans lequel elle gardera toujours sa distance et assumera son statut d’intellectuel « non organique ». Elle s’emploiera à saisir la complexité des trajectoires historiques des familles paysannes – en particulier le rôle et le statut de la femme – pour la promotion desquelles elle ne cessera de plaider.

Aux responsabilités et à la gloire politiques auxquelles son rôle historique durant la guerre de libération nationale auraient dû ou pu la conduire, elle préfère le travail sur le terrain de la connaissance et la formation des générations futures, tout d’abord au sein de l’INRA et de son Centre national de la recherche en économie et sociologie rurales. Elle a fait le choix de travailler avec ceux qu’elle a trouvés «en bas» et dont on a escamoté l’existence à coups de raccourcis historiques et d’analyses sociologiques à connotation structuraliste. C’est ainsi qu’elle a approché les « paysans » puis les « femmes » , lesquelles, selon la réponse que lui a donnée un chef de famille exploitant agricole, sont tout en « bas » : « ce sont les femmes qui récoltent les lentilles car elles sont habituées à se courber ».

Le terrain, celui de « ces gens d’en bas » , a toujours été dans sa sociologie la pierre de touche de ses analyses. Une question est au cœur de la sociologie de Claudine Chaulet : comment se libérer, dans un rapport au demeurant étroit à cette terre ? Les réponses à cette question, elle les a cherchées au plus près des acteurs que sont les femmes et les hommes du pays profond, paysans et acteurs locaux, ces Algériens dont elle a reçu les témoignages sur leur quotidien, les mutations vécues, les rapports de domination dans lesquels ils étaient pris. Ces témoignages seront autant de points d’appui aux travaux qu’elle aura conduit. Avec les jeunes chercheurs qu’elle a formés et encadrés, et qu’elle continue de suivre et de conseiller, elle ne cessera de partager sa façon d’approcher la réalité socio-économique. Autant de dons reçus de ces populations, enquêtés, enquêteurs, jeunes chercheurs, étudiants auxquels elle a toujours tenu à rendre intelligible le sens de leur démarche par le dialogue et le partage, la publication et la formation .
[…]
Mohammed Benguerna, Naceur Bourenane, Daho Djerbal, Tayeb Kennouche, Fatma Oussedik.


Biographie

Claudine Chaulet, née Guillot

Née le 21 avril 1931 à Longeau (France) de parents fonctionnaires français. Son enfance est marquée par la montée du nazisme puis le début de la deuxième guerre mondiale : elle vivra, enfant, l’exode des populations de l’Est de la France mitraillées par l’aviation allemande.
Elle arrive en Algérie en Janvier 1942, suivant ses parents qui ont choisi la résistance. Etudes au Lycée d’Oran, puis après 1945 à Paris, avant de revenir à Alger.
Baccalauréat à Alger, puis études de Lettres à l’Université d’Alger. Découverte des « stages universitaires » et du Cinéclub à la suite d’André Mandouze ; milite dans le syndicalisme étudiant ; partage l’expérience de la revue « Consciences
Algériennes ».
En 1952, elle part à Paris faire des études d’ethnologie. Donne des cours du soir à des émigrés algériens et reste en contact avec des étudiants algériens de Paris. Suit les
mouvements anticolonialistes. En décembre 1954, bref passage à Alger. Rencontre de Pierre Chaulet et de Pierre Roche, ainsi que des militants nationalistes : Salah Louanchi, Abdelhamid Mehri.

Elle s’engage alors aux côtés de Pierre Chaulet, dans l’action clandestine. D’abord à Alger (transport de militants) puis à Paris où elle achève son année universitaire en juin 1955 (transmission de courrier entre Alger et Paris) et en fin à Alger où elle se marie en septembre 1955.

Dès lors, son activité militante est totalement confondue avec celle de son mari, juqu’à l’arrestation de Pierre en février 1957. Transport de militants, visites aux malades et aux blessés, formation d’infirmières et d’infirmiers, articles écrits en commun pour le journal l’Action de Tunis ; hébergement de Abane Ramdane, transport de Krim Belkacem, d’Amar Ouamrane, de Slimane Dehilés, de Larbi Ben M’hidi. C’est elle qui fera sortir d’Alger en Février 1957, malgré le quadrillage de la ville par les parachutistes, seule au volant de la 2 CV, Ramdane Abane, au moment même où son mari vient d’être emmené par les policiers de la DST.

À Tunis, de 1957 à 1962, elle a des fonctions d’enseignement à la Faculté de lettre et Sciences humaines de Tunis et poursuit des recherches en sociologie rurale dans la région de l’Enfida.
Parallèlement elle participe avec J. Belkhodja et Mme Allouache au soutien et à l’organisation du foyer des Moudjahidate, et sous l’égide du Ministère des affaires sociales du GPRA, au recensement puis au rapatriement des réfugiés algériens en Tunisie.

Après l’indépendance, de retour en Algérie, elle est recrutée au Bureau des Etudes du Ministère de l’Agriculture et de la Réforme Agraire par Amar Ouzegane. Par la suite, elle sera chercheuse à l’Institut national de la recherche agronomique, et fondera le Centre national de recherche en économie et sociologie rurales, qui mènera des enquêtes dans les domaines autogérés (elle publiera en 1970 « La Mitidja autogérée. Enquête sur les exploitations autogérées agricoles d’une région d’Algérie,
1968-1970 ») puis dans les coopératives de la Révolution agraire jusqu’en 1975, lorsque cette expérience est brutalement interrompue.

À partir de cette date, elle travaille à l’Université, enseignante à l’Institut de Sociologie et comme chercheur Centre de recherche en économie appliquée (C.R.E.A.) responsable de l’équipe « économie et sociologie rurales ».

Après sa thèse de doctorat en 1984 (« La terre, les frères et l’argent ») elle devient Maitre de Conférences puis Professeur de Sociologie à l’Institut de Sociologie, et Directeur de recherches au CREAD jusqu’en 1994.

Parallèlement, elle a été élue à l’Assemblée populaire de la wilaya d’Alger en 1976 où elle a travaillé dans la commission des affaires sociales.

Durant son séjour en Suisse de 1994 à 1998, elle a écrit sur son expérience. Depuis son retour à Algérie en 1999, elle contribue à encadrer des thèses de magistère en sociologie.


Décès de Claudine Chaulet,

acteur et témoin du combat pour la liberté des Algériens

[

Saïd Djaafer

HuffPost Algérie

le 30 octobre 2015

->http://www.huffpostmaghreb.com/2015/10/30/claudine-chaulet_n_8427384.html]
n-claudine-chaulet-large570.jpg

Les militants de Novembre que sont les Chaulet partent en octobre. Ce n’est pas un choix, c’est ainsi. Une sorte de prédestination. Pierre est parti le 5 octobre 2012. Claudine vient de le rejoindre en ce jeudi 29 octobre 2015. Paix aux braves.
À ceux qui partent à la veille de novembre, de ce ce grand mouvement qu’ils ont fait avec les autres militants de la cause nationale. De ce grand mouvement qui nous a fait et dont on cherche encore l’accomplissement.
En ces jours sacrés de veille de novembre, comment ne pas s’incliner bien bas devant la grandeur paisible de cette dame. Allah Yerahmak Claudine Chaulet.

La militante de la cause nationale Claudine Chaulet est décédée jeudi 29 octobre à Alger, trois ans après son compagnon dans la lutte et dans la vie, Pierre Chaulet, parti le 5 octobre 2012.

Née en en 1931 à Longeau en Haute-Marne, fille d’un officier de gendarmerie et d’une enseignante, Claudine est arrivée en Algérie en 1941. Etudiante à Alger, elle suit les cours d’André Mandouze, homme exceptionnel venu en Algérie en 1946 pour préparer une thèse sur Saint-Augustin, un grand chrétien, un ancien résistant pour qui l’insoumission était un « acte de foi ».

Un homme que sa droiture pousse à s’engager du côté des militants de l’indépendance et qui deviendra la bête noire des ultras de l’OAS et qui finira par être expulsé d’Algérie après avoir signé le  » Manifeste des 121 « .

Bifurcation décisive

C’est chez André Mandouze, à Hydra, le 21 décembre 1954, que Claudine Guillot rencontre Pierre Chaulet. Elle devait discuter du contenu du dernier numéro de la revue « Consciences Maghribines » elle se retrouve dans une sorte de bifurcation décisive où le cheminement personnel épouse celui de l’histoire.

o-claudine-et-pierre-570.jpgclaudine et pierre

Elle le raconte dans le livre « Le choix de l’Algérie » : « Ce soir-là sont venus les deux Pierre (Chaulet et Roche) et deux personnes non prévues qui avaient besoin d’asile, Abdelhamid Mehri et Salah Louanchi (…) Quand vers la fin de mon séjour, le 6 janvier 1955, Pierre Chaulet m’a demandé si j’étais d’accord pour continuer avec lui, j’ai dit oui ».

Une épopée

Le couple Chaulet venait de se constituer. C’est ensemble qu’ils feront la révolution. Une épopée. Une action guidée par un engagement pour la justice sociale qui se prolongera par la lutte pour l’indépendance.

« J’étais syndicaliste en essayant de défendre les intérêts des étudiants. J’avais compris que le 1er Novembre était un événement extraordinaire qui allait donner enfin un sens aux luttes. C’est donc tout naturellement que je me suis engagée aux côtés de Pierre… ».

BLOG – Pierre et Claudine Chaulet, un choix d’attachement (*)

En septembre 1955, c’est la rencontre avec Abane Ramdane, homme un « peu enveloppé, très sympathique et direct » qui pose la question de confiance. « Est-ce que l’organisation peut compter sur nous ? ». Nous répondons ensemble et séparément « oui ».

Transports de tracts, évacuation de militants recherchés, le récit de ces jours extraordinaires est raconté dans le livre à deux voix paru chez Barzakh avec l’humilité de ceux qui ont pleinement conscience d’avoir été dans un mouvement d’une ampleur gigantesque une révolution.

De la plate-forme de la Soummam transportée dans les langes de son bébé au récit de l’exfiltration de Abane Ramdane vers Blida le jour même où Pierre était arrêté par la DST. Une évacuation faite en compagnie du bébé. Ce n’est qu’après avoir déposé Abane Ramdane à l’entrée de Blida qu’elle se laisse aller. « C’est alors seulement que j’ai pu pleurer, mon bébé dans les bras ».

Ensuite ce fut l’exil, la poursuite du combat à partir de Tunis. Et cet engagement de sociologue-militante après l’indépendance par le même élan de justice pour cette paysannerie qui a été la force de la révolution.

Claudine Chaulet nous quitte la veille du 1er novembre, trois ans après Pierre Chaulet. Cette grande dame a choisi l’Algérie. On ne lui sera jamais assez reconnaissant. Sans elle, Pierre et d’autres, on serait encore des indigènes, a écrit quelqu’un, hier, en guise d’hommage.

Beaucoup le savent. Beaucoup garderont le souvenir d’une femme discrète, économe de paroles, dont les yeux pétillaient d’un humour très fin. D’une femme qui était belle. De la beauté des justes.