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L’ÉTÉ MEURTRIER* : RIO-SALADO, AOÛT 1962

samedi 27 avril 2013


Récit émouvant, en même temps qu’un document historique inestimable qui éclaire encore mieux qu’une analyse académique la transition manquée de l’été 1962 et ses lourdes conséquences...


écrit et publié par Messaoud Benyoucef
braniya blog
le vendredi 26 avril 2013

Rio-Salado - El - Malah

J’ai quitté Oran au lendemain des tueries qui ont « salué » (si l’on peut dire) la proclamation de l’indépendance du pays. Cette nuit du 5 juillet, je n’avais pas fermé l’œil. L’horreur de cette journée tragique où j’avais encore échappé à la mort avait réactivé les scènes barbares de la destruction du douar Messaada et celles de l’exécution sommaire de plusieurs membres de ma famille, tués et jetés dans les vignobles, quand ils ne disparurent pas à tout jamais comme mon oncle, dans l’archipel des DOP. Je redoutais une rechute dans ce qui avait été pour moi un traumatisme psychique grave, accompagné de crises de somnambulisme et de pics d’angoisse. Les seuls soins que je reçus, alors, furent les formules rituelles que ma mère récitait à mon chevet, le soir, et les exhortations de ma sœur aînée à tenir mon rang d’homme avec courage. Mais Oran -que j’aimais si passionnément- avait subitement pris les traits d’une construction labyrinthique cauchemardesque sur laquelle régnait sans partage la Grande Faucheuse. Il me fallait partir, au moins pour les trois mois de vacances scolaires.

Je rejoignis mon village, Rio-Salado-El-Malah, que nous n’appellions quant à nous (les Messaada, habitants du douar du même nom, distant de 5 km du village), que El Ghazwiya. Le toponyme faisait-il référence à la bataille où perdit la vie Baba ’Aroudj Barberousse face à une coalition d’Espagnols et d’Arabes Béni-Amer, ou bien à celle où le stratège et brave parmi les braves, l’agha M’barek Ben ’Allal, khalifa de Miliana et bras droit de l’émir Abdelkader, périt dans le guet-apens (11 novembre 1843) que lui tendit là une colonne de la Légion étrangère, venue à marche forcée de Sidi-Belabbès ? Que ce soit l’une ou l’autre bataille, les Messaada étaient de toute façon concernés. Faisant partie de la grande tribu hilalienne des Béni-Amer, ils ont combattu sans répit les Ottomans qui entendaient les réduire au rang de tribu ra’iya -soumise à l’impôt- et commençaient à les dépouiller de leurs terres (en particulier de la riche plaine de la Mlata qu’ils donnèrent aux Zmalas et aux Douaïrs, éléments détribalisés qui avaient fait allégeance à l’envahisseur ottoman (cf sur ce blog l’article Ya rayi). Les Béni-Amer se placèrent ensuite sous l’autorité de l’émir Abdelkader pour combattre le nouvel envahisseur, les Français.

J’incline à penser que c’est à la seconde bataille que le nom d’El Ghazwiya fait allusion. Dans mon très jeune âge, un jour que nous passions devant la grosse hacienda (dite La Mitidja) d’un colon considérable nommé Germain -son immense ferme occupait l’espace compris entre les deux rivières, Oued El Malah et Chaabat El Leham (la douve de la chair)-, je demandai à mon père ce que signifiait ce nom étrange. Il me parla d’un terrible affrontement entre les braves de l’émir et les Français et me dit -image qui restera gravée à jamais dans ma mémoire- que le sang avait tellement coulé qu’il arrivait au poitrail des chevaux.

Quelque temps avant ce fatidique traquenard, l’agha M’barek avait défait et tué le bachagha Mostfa Bensmaïl, chef des Douaïrs (qui s’étaient mis immédiatement au service des nouveaux envahisseurs). Le bachagha Bensmaïl était un redoutable homme de guerre qui avait rarement connu la défaite. Sa mort fut durement ressentie par les Français qui n’eurent de cesse de le venger. Bugeaud ayant exigé qu’on lui amène la tête de l’agha M’barek, on la décolla et lui offrit ; aujourd’hui, elle figure parmi les restes d’insurgés algériens (Boubaghla, Bouziane...) encore exposés au musée national d’histoire naturelle de Paris, les dirigeants algériens n’ayant pas demandé la restitution des têtes de ces braves. (En connaissent-ils seulement l’existence ?)

Douar Messaada : la médersa

Le douar Messaada était entièrement acquis à l’enseignement du cheikh Benbadis ; il avait sa propre médersa et les plus engagés d’entre les hommes du douar combattaient en paroles et en actes la superstition et le charlatanisme (celui des ’Issaouas, en particulier), qui faisaient des ravages parmi les gens du village. (Je garde une image de ce passé : celle de mon père et de mon beau-frère, le mari de ma sœur aînée, armés de pics et marchant sur le « mausolée » d’un soi-disant marabout, pour le « démonter ».) Quand ma famille emménagera au village, elle sera boycottée pour cause de badissisme -aggravé par la proximité de mon père avec les communistes du village, tous Européens, dont celui qui nous avait vendu la maison et qui passa ses derniers jours avec nous, M. Garcia. Au titre de « fils de badissi », -dont le père refusait, de surcroît, que son fils fréquente « l’école » coranique : « Mon fils chez un taleb ignorant et mouchard ? Jamais de la vie ! »-, mon sort était scellé : mis en quarantaine, je n’eus pour premiers camarades de jeu que les deux filles de mon instituteur (et voisin), M. Robert.

Le douar Messaada, devenu sanctuaire de l’ALN, fut détruit de fond en comble par l’armée française en 1957 et toutes ses terres déclarées zone interdite (cf Michel Launay, “Paysans algériens”, Ed. du Seuil). Mon père, orphelin, ouvrier agricole chez le colon, avait sué sang et eau pour sortir de sa condition. Il était parvenu à devenir propriétaire de 4 ha de terres situées sur les flancs des collines du douar, inaccessibles aux engins motorisés. Plus tard, il put louer 7 ha de terres communales, en bordure du douar. Toutes ces terres se trouvant en zone interdite, nous étions potentiellement ruinés. Les années de vache maigre se traduisaient pour moi, entre autres, par l’impossibilité de rafraîchir mon trousseau d’interne, ce qui me valait des convocations incessantes à la lingerie du lycée où on me faisait savoir que mes chaussettes n’étaient plus reprisables, que mes draps tombaient en lambeaux, que mes sous-vêtements n’étaient plus mettables. Mon sentiment d’humiliation était tel qu’il m’est arrivé une fois -une seule- d’éclater en sanglots devant la lingère en chef qui était pourtant une personne compréhensive. Mais comment dire et expliquer ma situation ?


Les survivants du douar furent parqués dans le centre de regroupement du « village-nègre », à proximité immédiate du DOP -centre de torture et d’exécutions extra-judiciaires, dit dispositif opérationnel de protection. Le village-nègre était classé comme « faubourg » de Rio-salad ; il s’étendait à quelque deux km du centre du village. Après l’indépendance, on le dénomma faubourg Sidi-Saïd.

Depuis le cessez-le-feu (19 mars 1962), le village vivait des moments dramatiques. Les unités de Dragons et de Train de l’armée française qui cantonnaient dans le village l’avaient quitté ; le DOP avait fermé. Une unité de l’ALN s’était, par contre, installée dans le faubourg Sidi-Saïd. Les éléments ultras du village étaient devenus fébriles. Certaines demeures de colons étaient gardées par des hommes armés, étrangers au village. J’enseignais alors à Oran et j’allais chaque fin de semaine au village, ce qui me faisait courir des risques insensés. Les choses se passaient de la manière suivante : M. Rabier, mon directeur d’école, me déposait, le samedi en fin de journée, à Eckmühl, en face des arènes, où il y avait un arrêt d’autocar. Je prenais le car TRCFA et une heure, plus tard, j’étais rendu dans mon village où je ne savais pas ce qui pouvait m’attendre.

Les choses s’accélérèrent au mois d’avril. Mon beau-frère venait d’être libéré après près de 8 années de détention. Il avait fait toutes les prisons d’Algérie ou peu s’en fallait et le pire souvenir qu’il gardait était celui de la cruauté des matons de la MAO, la maison d’arrêt d’Oran. Mon beau-frère ne passa qu’une nuit chez nous : un message lui était parvenu selon lequel l’OAS projetait de l’exécuter. À l’époque, ma mère et mes sœurs étaient seules à la maison, avec quatre enfants. Sachant qu’une famille arabe vit surtout dans le patio, la grenade qui atterrit en plein centre de la cour aurait pu faire beaucoup de dégâts humains. Un orage subit avait sauvé la maisonnée en obligeant tout le monde à rentrer dans la grande salle de séjour. Le lendemain matin, la patrouille de la Force locale, conduite par un fils du village (Mohamed dit Babalou), transporta ma famille en lieu sûr, c’est-à-dire dans la zone ouest du village, la plus proche du faubourg Sidi-Saïd. Le village fut, de fait, coupé en deux à partir de ce moment.

Un week-end, alors que je me trouvais au village, juste après le grenadage de la maison, j’allai au café Ghalmi pour y rencontrer les camarades du club de foot local. C’était là que se retrouvaient les jeunes du village. Exactement sept minutes après que nous eûmes quitté le local, une voiture déboula en trombe dans la rue et mitrailla abondamment le café. Sept minutes plus tôt, elle aurait fait un carnage. J’échappai encore une fois à la mort. Au total, l’OAS locale assassina six Arabes du village (dont un parent à nous, un homme et son épouse qui se rendaient au bureau de poste et un simple d’esprit, Lahouari dit Gato, qui vadrouillait dans le centre du village, insouciant). Le jour de l’indépendance, chacun regagna ses foyers et il n’y eut ni vengeance ni représailles d’aucune sorte à l’encontre des Européens qui demeurèrent sur place, ni à l’encontre des collabos arabes, d’ailleurs. L’un d’eux, qui officiait au DOP -ils étaient quatre, à part lui, commis aux hautes œuvres, torturer et exécuter les suspects-, celui-là même dont on dit qu’il donna son propre frère à l’armée française, signant son arrêt de mort, put rester chez lui sans être inquiété.

Un seul mouchard, bien connu, fut arrêté par l’unité de l’ALN. Cet homme, dont le fils était agent civil de la SAS, faisait montre d’un zèle vibrionnant auprès des autorités coloniales, s’affichait en compagnie du lieutenant chef du DOP et de l’adjudant de la brigade de gendarmerie. C’est lui qui nous dénonça à deux reprises et qui ne craignit pas d’accompagner les gendarmes qui perquisitionnèrent chez nous. « Je vous jure, chef ! Elle est là, la bombe ! » Le collabo n’habitait pas loin du colon milicien qui avait tué notre cousin à coups de manche de pioche à l’intérieur de la brigade de gendarmerie, en novembre 54. Mon oncle avait monté l’opération : la bombe, effectivement déposée chez nous, sera placée sur le bord de la fenêtre de la chambre à coucher du colon assassin. L’engin fit long feu. Le fidaï (je crois qu’il s’agissait du nommé Mekki) chargé de l’affaire retourna sur les lieux, récupéra la bombe et la redéposa chez nous. Tout cela en plein couvre-feu et en plein quartier européen. C’était en 1956. Le samedi, arrivant d’Oran pour passer le dimanche chez moi, je vis les gendarmes et le collabo entrer chez nous. Ce dernier s’adressa à ma mère en hurlant : « Où tu as mis la bombe, hein ? ». Ma mère se dirigea vers la pièce contiguë et indiqua au brigadier le fusil de chasse de mon père, suspendu au mur. Ce fusil était dûment recensé par la gendarmerie comme inutilisable : dans les derniers mois de l’année 54, en effet, mon père avait préféré lui en fracasser la crosse plutôt que de le donner à la gendarmerie. Ma mère avait fait semblant de ne pas saisir le sens du mot « bombe ». Le brigadier (il s’appelait Arfy) hocha la tête en signe d’acquiescement et revint sur ses pas dans la première pièce où il n’y avait pour tout meuble qu’un buffet campagnard bas dont une des portes était ouverte. Étant donné ma taille -j’avais 13-14 ans- je pouvais distinguer sur l’étagère du bas une boîte rectangulaire, genre boîte à chaussures. Instinctivement, je sus que c’était la bombe. Il suffisait que le collabo vociférant qui insultait ma mère - « Famille de fellaghas ! Mauvaise graine ! »- se penche un petit peu... ou que le brigadier se mette à fouiller le buffet... Aujourd’hui encore, j’en ai la chair de poule. Mais le brigadier sortit, à l’évidence pas convaincu par les accusations du collabo, mais aussi -sans doute- parce qu’il témoignait d’un certain respect à l’égard de la mémoire de mon père. (Mon père, élu du douar Messaada au conseil municipal en 1953, avait corrigé au ceinturon, dans le commissariat de police même, le chef de la police municipale ainsi que son âme damnée, le garde de nuit, raciste entre les racistes, dont la haine à l’égard des Arabes en général -et des Messaada en particulier- était proprement pathologique).

Le collabo avait-il vu le fidaï récupérer la bombe ? C’est très probable vu qu’il habitait dans la même rue que le colon assassin. Quoiqu’il en soit, le soir même, mon oncle reprit la bombe que lui remit ma mère (je me souviens qu’elle disait « Tebradi mathkalha ! » Mon Dieu, ce qu’elle est lourde) pour la renvoyer -je suppose- à l’artificier. Mon oncle, Messaoud Benyoucef, ne tardera pas à être recherché ; il rejoindra le maquis, sera capturé en 1957 lors de la destruction du douar et disparaîtra à jamais. Son frère, Saïd, sera exécuté lors du même épisode ; quant au troisième, Kouider, il aura la chance d’être arrêté à Oran par la PJ ; il s’en tirera avec des années de prison.


Juillet 62. Le village était écrasé par la chaleur. Situé dans une cuvette, il suffoque littéralement durant la saison chaude et grelotte en hiver. La petite unité de l’ALN qui y avait élu domicile avait cédé la place à une autre, plus importante. Et pour cause, le village abritait maintenant l’état-major de la zone II (wilaya 5). Le capitaine commandant était installé dans le dispensaire -un bâtiment flambant neuf- du faubourg Sidi-Saïd. Je m’y suis rendu dès les premiers jours de mon arrivée, répondant à la convocation de la Zone. Il s’agissait de rouvrir les écoles dans un triple but : 1) éviter que les enfants restent livrés à la rue : 2) leur faire, autant que possible, rattraper l’année scolaire en grande partie perdue ; 3) enfin, avoir une idée des effectifs pour la prochaine rentrée. Pendant qu’un civil (qui ne s’était pas présenté) m’expliquait ainsi ce que l’on attendait de moi, le capitaine -qui n’avait pas daigné m’adresser la parole, même pas pour répondre à mes salutations-, vautré sur des sofas à l’autre bout de la pièce, plaisantait avec une meute de jeunes femmes, toutes ses secrétaires... Son adjoint, un lieutenant à l’uniforme flambant neuf, m’exhorta, pour finir, d’être à la hauteur de ma mission, « toi, fils d’une famille honorable et militante », crut-il judicieux d’ajouter, ce qui ne fit qu’accroître mon malaise. Ce fut tout.

Je sortis sans saluer le capitaine -lui rendant ainsi la monnaie de sa pièce-, en me disant que ce n’étaient pas là les types les plus sympathiques qu’il m’était arrivé de rencontrer : le capitaine était manifestement un malappris qui jouait au poussah oriental, et chez le lieutenant à l’uniforme rutilant, je crus déceler un je sais quoi de faux, d’inauthentique en tout cas. Quoi qu’il en soit, je quittai les lieux avec mon sentiment de malaise. J’allais travailler sous l’autorité de militaires et je n’aimais pas ça du tout. Et que ces militaires fussent des nationaux ne changeait strictement rien à l’affaire car l’armée et moi, on n’était décidément pas passés par la même porte, comme on disait au lycée (en parlant des maths). Je me fis cependant une raison : on me demandait de faire quelque chose pour les enfants et je n’allais pas me défiler.

Le village allait rapidement mesurer la distance culturelle qui le séparait des gens de la Zone. Ces derniers venaient des confins algéro-marocains ; c’étaient des montagnards berbères, issus des monts des Traras, la plupart étant de Msirda. Ils découvraient certainement pour la première fois le mode de vie moderne. Les gens du village, frottés de longue date aux Européens -ce qui avait laissé des traces sur leurs conduites et leur langage- furent traités de haut par les jeunes freluquets de la Zone à l’uniforme et aux armes trop rutilants pour avoir jamais servi. Ce qui était frappant, en effet, c’est que hormis quelques officiers qui étaient entre deux âges, les hommes de troupe étaient très jeunes. L’un d’eux, que je recrutai comme « enseignant », m’apprendra plus tard que la plupart de ces jeunes venaient du Maroc où lui-même était étudiant coranique, qu’il avait été l’un des premiers à passer la frontière pour faire partie d’une commission locale de cessez-le-feu pour laquelle on l’avait affublé d’un uniforme et d’un grade -aspirant- fictif. (Dans les années 80, je le revis sous les espèces d’un jeune retraité de l’éducation nationale qui avait fait valoir ses droits à une retraite d’ancien moudjahid, après avoir validé son passé d’aspirant dans l’ALN !).

(Ces commissions locales de cessez-le-feu étaient des organes mixtes algéro-français, formés d’officiers des deux camps, qui avaient à charge de surveiller l’application du cessez-le-feu. Elles firent beaucoup d’heureux côté algérien où ce qui restait de l’ALN avait du mal à trouver des officiers lettrés capables de tenir leur rang face au Français ; alors, on fit appel à des civils Algériens instruits qui n’avaient souvent aucun lien avec la lutte pour l’indépendance. Des cas comme celui de mon « enseignant » étaient courants. Et qui ne connaît celui de cet instituteur algérien établi au Maroc, fervent admirateur du tyran sanguinaire Hassan II, qui conserva le grade fictif de capitaine qu’on lui avait donné pour siéger à la commission locale, et s’ouvrit ainsi une carrière politique ?)

Je me mis au travail sans tarder. Après avoir récupéré auprès du secrétaire général de la mairie (M. Joseph Viruéga, qui était encore là) les clés de toutes les écoles du village, je consultai les registres pour savoir combien il y avait de classes en tout et je partis à la chasse aux « enseignants ». Trois élèves de première et deux de troisième faisaient immédiatement l’affaire. Un autre avait un CAP de menuiserie. Le reste était lettré juste ce qu’il fallait. Comme j’entendais faire faire des cours d’initiation d’arabe aux enfants, je me compliquai la tâche, mais je parvins finalement à recruter trois lettrés en arabe, dont l’ancien professeur de la médersa du douar, détenu durant toute la guerre, et une de ses anciennes élèves. L’école maternelle ne fut pas oubliée : je fis appel aux deux pin-ups du village, une blanche et une noire, deux amies qui n’avaient pas leur langue dans la poche. Je recrutai également la plus jeune des filles du collabo (celui qui nous avait dénoncés), qui maîtrisait bien le français et avait suivi des cours d’infirmerie. Un seul problème se posa à moi : quand il fallut recruter celle à qui je pensais confier la responsabilité de l’école de filles, sa mère refusa tout net. J’eus beau lui expliquer que sa fille serait comme la directrice d’un établissement où il n’y aurait que des femmes et des filles, qui plus est situé juste en face de chez elle. Peine perdue. Je fus contraint d’en parler au lieutenant (en l’informant que la jeune fille était fille de chahid -martyr-, son père, un commerçant très respecté, avait été exécuté par les soudards du DOP). Le lieutenant obtint le consentement de la mère.

Pour la petite histoire : l’arabisante issue de la médersa du douar (où filles et garçons se côtoyaient, conformément aux orientations du cheikh Benbadis, alors qu’à l’école républicaine et laïque, ils étaient ségrégués) fit défection au dernier moment ; la raison ? Son fiancé refusait de lui donner son imprimatur. J’ai demandé à parler à l’heureux élu. Quand il me vit, il se précipita dans mes bras : c’était un gars du douar, parent éloigné. « Puisque c’est toi, alors y a pas de mal » !

Le crieur public et l’armée annoncèrent que les écoles ouvriraient le lendemain et que les parents avaient obligation d’y conduire leurs enfants. Au jour dit, les élèves arrivèrent en habits de fête et, à la sonnerie de 8h, se rangèrent automatiquement et sagement devant leur salle de classe. Je pris en charge la classe de CM2 (qui était celle de M. Robert) et confiai la classe de fin d’études primaires à l’élève de première. (Il était question de l’organisation d’une session d’examens de tous niveaux en octobre, celle de juin n’ayant pas, évidemment, eu lieu.)

Au total, tout se passa sans anicroche d’aucune sorte. Mes « enseignants » de bric et de broc, s’ils ne furent pas à la pointe de la pédagogie (une des pin-ups avait écrit ti – to au tableau noir et faisait répéter aux enfants pi – po), firent ce que l’on attendait d’eux avec beaucoup de sérieux et de conviction. Seul incident notable : la partie non asphaltée de la cour de l’école des filles, envahie par les herbes folles, nous fit craindre la présence de reptiles. Je demandai à la mairie d’envoyer des ouvriers pour désherber la cour. Impossible, car il y avait peu d’employés communaux (pour majorité d’entre eux, c’étaient des Européens, partis et pas encore remplacés). Lors d’un briefing avec le lieutenant, je lui fis part de nos craintes pour les fillettes, lui demandant d’user de son influence afin que la mairie ouvre « un chantier de plein emploi » pour le désherbage de la cour d’école. « Ce ne sont pas les chômeurs qui manquent au village », ajoutai-je. « Facile ! On n’a pas besoin de la mairie pour ça ! », répondit-il.

Le lendemain, je reçus un message affolé de la responsable de l’école des filles. « Venez en urgence. » Je bondis dans la Versailles V8 -que nous avions achetée à Sauveur Padovani, bistrotier du village, en vendant les deux véhicules de mon père, une Traction et une camionnette Peugeot 202. Le spectacle qui s’offrait à moi dans l’école était incroyable : des djounouds de la Zone faisaient courir en rond, dans l’aire soigneusement désherbée, des hommes haillonneux en les houspillant, certains en les frappant, le tout dans un nuage de poussière suffocant en cette matinée d’été déjà suffocante. Je compris immédiatement de quoi il retournait quand je vis « notre » collabo, hagard, au bord de la syncope -il n’était plus de la prime jeunesse-, qui courait sous les insultes des soldats : le lieutenant avait envoyé les prisonniers (anciens supplétifs de l’armée française) pour nettoyer l’école. Je me précipitai vers les djounouds : « Ça suffit ! Emmenez ces hommes et sortez ! » ; à la responsable : « Faites rentrer les élèves en classe ! ». Un des djounouds me répondit, apparemment interloqué : « Mais... ce sont des harkis ! Tu prends la défense des harkis ? ». Perfidie. Je rétorquai : « Ce n’est pas un spectacle pour des enfants. Et ces enfants sont sous ma responsabilité. Emmenez ces gens et sortez, s’il vous plaît. » Il obtempéra.
De l’endroit où j’étais, je pouvais voir la fille du collabo, assise à son bureau, qui pleurait.

En fin de journée, le lieutenant me convoqua. « Si je ne te savais pas fils de famille patriotique, je t’enverrais rejoindre el harka ! ». Et si tu savais que j’ai recruté une fille de collabo et que ma mère et moi avons évité de témoigner contre son père, qu’est-ce que tu ferais ?, pensai-je. Je me contentai de dire que ce n’était pas un spectacle pour enfants ni pour personne, d’ailleurs. Il est resté interdit quelques secondes puis m’a fait un signe méprisant de la main signifiant : « Au large ! ».

Ce fut la dernière fois que j’eus affaire à lui. Quelques jours plus tard, la justice immanente frappa. Alors qu’il tombait du plomb fondu d’un ciel blanc -on était en plein « smayam », ces dix à quinze jours les plus chauds de l’année-, et que je revenais d’une course à la poste dans ma Versailles, je vis des djounouds qui chargeaient des meubles dans un camion stationné devant la villa de Luiz Martinez, un des colons ultras du village, sans doute compromis avec l’OAS et qui n’avait pas demandé son reste. Dans la rue adjacente, petite rue discrète, était arrêtée la voiture du lieutenant. Les choses étaient limpides : mon lieutenant donneur de leçons de patriotisme était peut-être un patriote mais c’était surtout un voleur. Je garai ma voiture non loin du cinéma « Vox » et observai le manège. En fait de manège, c’était un véritable déménagement qui se déroulait sous mes yeux. Soudain, il me passa par la tête que le lieutenant pourrait tout aussi bien agir pour le compte de son chef.

Il n’y avait pas âme qui vive dans les rues calcinées par le soleil. Quand le camion fut parti, suivi par la voiture, et alors que je m’apprêtais à quitter mon poste d’observation, une DS 19 s’arrêta à hauteur de la villa. C’était le sous-préfet Roger Mas. Il avait mis pied à terre et inspectait du regard la somptueuse villa. Je démarrai, stoppai à sa hauteur : « Bonjour M. le Préfet. Le lieutenant A., l’adjoint du capitaine, vient tout juste de dévaliser cette villa. » « Merci, Monsieur » ; il démarra en trombe. Le sous-préfet n’était évidemment pas là par hasard ; quelqu’un avait dû l’informer qu’un vol se commettait et il était accouru, espérant surprendre les pillards en flagrant délit. C’était tout comme : il avait le nom et le grade du gredin. Je vis la DS prendre la direction de l’état-major de la Zone et je me frottai les mains : ça allait chauffer chez le poussah oriental !

Car Roger Mas avait été désigné par Benbella (l’homme fort du moment, établi à Tlemcen) sous-préfet de l’arrondissement de ’Aïn-Témouchent. Roger Mas était un fonctionnaire du rectorat de l’académie d’Oran, un libéral menacé de mort par l’OAS, qui dut quitter un temps la ville. Personnalité dynamique, toujours à pied d’oeuvre, il n’était pas du genre à s’enfermer dans ses bureaux. On le voyait partout où se posait quelque problème. Personne donc n’ignorait -le chef de la Zone moins qu’un autre- que Mas avait l’oreille et la confiance de Benbella. L’homme fort du groupe de Tlemcen avait désigné également, comme préfet d’Oran, une personne unanimement aimée et respectée par les Oranais, Lahouari Souyah, figure du MTLD local et homme de dialogue et de mesure. (J’ai eu le privilège de le côtoyer lorsqu’il a rejoint le bureau d’Oran de la LADH. C’était un homme exquis, un juste.) Avec ces deux hommes, Benbella avait fait le bon choix, lui qui ne fera pas toujours preuve du même discernement.


On ne revit plus jamais le lieutenant A. au village. Je n’ai jamais su ce qu’il a pu devenir. Bientôt, notre « session » enseignante prit fin. Le civil revint avec des enveloppes pour payer mes « enseignants ». Pas moi qui avais refusé dès le départ d’être rémunéré, faisant valoir que j’étais en congé payé.

Un groupe de djounouds, cependant, dirigé par un adjudant d’un âge assez avancé, s’était installé dans les locaux du commissariat et dans le rôle de la police municipale. La Zone n’avait rien trouvé de plus urgent à faire, alors même que les seuls incidents ou vols recensés jusque là étaient le fait des djounouds eux-mêmes. Je pressentais que ces apprentis flics allaient plomber l’atmosphère du village. Je ne me trompais pas. L’adjudant était la caricature du soudard ignare et cassant. (Il n’était pas adjudant pour rien !) Sa prétendue police commença par le plus simple, le réflexe atavique des arabo-musulmans : la hisba, la surveillance des mœurs, la maudite hisba, l’abjecte hisba qui autorise tous les abus. [Aujourd’hui encore, en 2013, des policiers algériens -mais aussi égyptiens, tunisiens...- se permettent d’arrêter des jeunes femmes vues en compagnie masculine et de les soumettre à un examen gynécologique. Tant que l’abomination de la hisba ne cessera pas, il manquera aux pays arabo-musulmans une des clés d’entrée dans la modernité civilisée, celle du caractère inviolable de la vie privée.]

Je fus moi-même victime -si l’on peut dire- de cette misérable police des mœurs. J’avais passé la soirée chez une famille amie (dont l’une des filles ne m’était pas indifférente). L’aînée des sœurs -mariée à un Messaada qui fut tué en même temps que mon beau-frère-, et l’un des frères avaient rejoint l’ALN ; le frère tombera en 1961. Les parents étaient des gens ouverts qui ne voyaient aucun mal dans le fait que leur fille reçoive, en tout bien tout honneur cela va sans dire, un ami qu’ils connaissaient bien, chez eux. Quand je sortis de la maison, à une heure tardive de la nuit, après avoir beaucoup discuté et ri avec les sœurs et une de leurs amies qui se trouvait là, je vis surgir d’un coin de rue deux « policiers » : ayant reconnu ma voiture, garée là, ils guettaient. « D’où tu viens ? Avec qui tu étais ? ». Je choisis de leur faire la seule réponse qu’ils puissent entendre -mais qui correspondait à la simple vérité. « J’ai passé la soirée avec une famille honorable de patriotes, de vrais, des gens que j’aime beaucoup. » Et je m’engouffrai dans ma voiture, les laissant en plan. Cette nuit-là, je ne dormis pas tellement était intense ma fureur intérieure. Je me sentais sali, humilié.


La goutte d’eau qui allait faire déborder le vase se produisit quelques jours après cet incident. Un des fils du village « fréquentait » une jeune femme connue sous le sobriquet de « Guigoz ». (Il n’est pas difficile de deviner à quelle partie de l’anatomie de cette charmante personne, le nom d’une marque de lait pour nourrissons faisait référence.) Un après-midi, alors que nous étions attablés, un copain et moi, à la terrasse du café Davos, nous vîmes des « policiers » traîner un homme et une femme vers le commissariat : il s’agissait de Guiguoz et de son ami. La nouvelle se répandit vite et l’émoi fut grand quand on apprit que l’homme avait été battu et que Guiguoz aurait eu la tête rasée -ce que personne n’a pu vérifier, pour dire vrai. Mon copain -dont le père, vieux militant du MTLD était sorti de prison au cessez-le-feu- et moi étions tellement révoltés que nous prîmes sur le champ la décision d’organiser une manifestation contre ceux que nous appelions « les nouveaux occupants ». Nous nous mîmes à contacter les jeunes du village. Échec sanglant : nous n’eûmes qu’un seul accord franc. Alors, nous nous sommes tournés vers les élèves. Mon acolyte ayant fait partie de mon équipe « enseignante », il nous fut facile de réunir les grands, ceux du CEG et des classes terminales primaires, et de leur expliquer ce que nous allions faire : manifester pacifiquement avec ces deux seuls mots d’ordre : « L’armée aux casernes ! Du travail pour les chômeurs ! ».

Le soir même, à 18H, nous nous sommes rassemblés en face de la mairie -au nez et à la barbe du commissariat- et nous avons commencé à défiler sur le boulevard principal. Nous étions quelques dizaines au départ mais nos rangs se mirent à grossir grâce à l’afflux... de nuées de gamins qui se tinrent très bien, si bien que notre manifestation, finalement, fit impression. Les gens du village étaient sidérés ; les « djounouds-policiers » écumaient de rage mais n’osaient rien tenter. Nous nous sommes dispersés calmement après une bonne heure d’allers-retours sur le boulevard. Au préalable, nous étions convenus -les trois organisateurs- de prendre des mesures de sécurité, et d’abord de ne pas passer la nuit chez nous. Sage précaution : toute la nuit, l’adjudant chef des flics-djounouds, naseaux fumants et injure à la bouche, tenta de nous localiser, essayant de convaincre nos parents de nous « donner ». Ma mère me donner ! Décidément, la stupidité des hommes d’armes est sans limites !

Aux premières heures de la matinée, et comme convenu, mon copain et moi coupions à travers le vignoble pour rejoindre la nationale et y attraper le car pour Oran. Il n’y avait pas âme qui vive et pas une voiture ne passa. À hauteur de La Mitidja, en bordure de la rivière Chaabat El Leham, nous observâmes une halte pour fumer. Un véhicule se profila au loin, se dirigeant vers notre village. Pas de danger, donc, pensions-nous et nous reprîmes notre marche. C’était une voiture militaire occupée par deux djounouds qui convoyaient un chargement de pain. Elle s’arrêta. Les djounouds prirent leur fusil et nous mirent en joue. Je continuai à marcher. Une détonation et un petit nuage de poussière qui vola à quelques centimètres de mon pied. Celui qui avait fait feu sur moi, le plus zélé, se révélera être un ex-supplétif de l’armée française, comme par hasard.

Assis, mains levées, sur la plate-forme du 4/4, nous fîmes une entrée remarquée au village. Conduits au DOP -où la Zone avait emménagé, délicate attention pour les gens du village et du douar !- nous fûmes accueillis par une horde excitée de jeunes djounouds qui firent cercle autour de nous en nous traitant de harkis. Ce à quoi mon copain répondit : « C’est vous les harkis ! ». Les coups commencèrent à pleuvoir. Soucieux de nous protéger des horions qui tombaient de tous les côtés, nous n’en rendions pas moins quelques coups par-ci par-là. On nous enferma dans des cellules si étroites qu’il y était impossible de s’accroupir, une sorte de cercueil vertical avec tuiles. Situées en plein milieu de la cour, sous le soleil de plomb de l’été, c’étaient des étuves. De plus, dans la mienne, il y avait un nid de guêpes sous la tuile, à quelques centimètres de ma tête ; je m’efforçais de ne pas faire un seul geste de crainte de les affoler. La chaleur intense ayant toujours le même effet sur moi, je me mis à saigner abondamment du nez ; tout le plastron de ma chemise était imbibé de sang mais je n’osais pas bouger à cause des guêpes.

De la cour, me parvenaient les vociférations de l’adjudant : « On va les envoyer à la ferme de Béni-Saf, avec les harkas de leur espèce ! ». (Plus tard, j’apprendrai que les harkis de la région des Traras, où sévissait un commando de supplétifs nommé Yatagan, commando particulièrement cruel qui a laissé un souvenir aussi sinistre que le commando Georges à Saïda, avaient été regroupés et emprisonnés dans une ferme, non loin de Béni-Saf). Alors que je commençais à glisser dans une grande torpeur, au bord de perdre connaissance à cause de la chaleur intolérable et de mes difficultés à respirer, la cellule s’ouvrit. Nous fûmes conduits sous une sorte de préau. À une grande table, nous attendait un lieutenant. Il n’était pas très jeune. Il se présenta à nous avec une grande correction : « Lieutenant J. ». Il m’invita à me laver le visage : le sang séché devait le gêner. Je refusai. Il sembla étonné : « Pourquoi ? » - « Pour que les gens voient comment vos hommes nous ont traités ». Il se lança alors dans une pathétique leçon de patriotisme, nous représenta que nos « frères les djounouds » ne voulaient que notre bien -merci !-, que nous étions désormais un peuple libre, que « notre armée » est celle du peuple, pas celle d’une puissance étrangère, qu’elle vit et travaille avec le peuple, et que sa place n’est pas dans les casernes... Il ne vint pas à l’esprit du lieutenant J. que nous étions bien dans une caserne, la pire qui soit pour nous, celle où avaient disparu les nôtres après avoir connu les tourments de l’enfer... L’officier insista pour que je me lave. Après tout, pourquoi pas, me dis-je. J’avais besoin de me rafraîchir. J’allai à une sorte d’abreuvoir pour bêtes et je mis ma tête sous le robinet, sans me laver vraiment. L’eau me fit beaucoup de bien. Pendant ce temps, le lieutenant avait demandé qu’on nous apporte à manger ; un plat de haricots avec du pain. Nous n’y touchâmes pas et restâmes cloîtrés dans notre silence jusqu’à ce que, de guerre lasse, le lieutenant nous dise que nous pouvions partir -non sans avoir insisté pour que je lave ma chemise, ce que je refusai.
Nos proches n’étaient évidemment pas restés inactifs. Le sous-préfet R. Mas a été alerté. Il est raisonnable de penser que c’est à lui que nous devons notre libération si rapide.

Quelques jours après, je quittai le village pour Oran : les préparatifs d’un grand événement -auquel je ne voulais surtout pas assister-, battaient leur plein. Les rues du village furent briquées, on suspendit des lampions multicolores le long du boulevard, on érigea une scène en pleine place publique où se produiraient des orchestres de musique, le tout pris en charge par les services municipaux. Le village tout entier était convié à fêter... le mariage du chef de la Zone. Alors que j’attendais le car, un homme m’aborda que je ne connaissais pas ; il n’était pas du village. « Ce que tu as fait aura des répercussions. Tu peux me croire. » L’homme s’éloigna. Renseignements pris auprès du cafetier d’en face, il s’agissait d’un ancien militant du PPA qui avait quitté le village dans les années 40.

À Oran, je retrouvai un ancien collègue qui me présenta deux autres jeunes gens de notre âge. L’un était le fils d’un responsable fédéral du FLN, l’autre, un chevelu avec une guitare, un beatnick, qui avait fui la ville d’El-Asnam. Il nous apprit que des éléments de l’armée des frontières commençaient à se concentrer dans la ville et qu’ils s’apprêtaient à en découdre avec ceux de la wilaya 4. Alors, il s’est souvenu qu’il avait de la famille à Oran... Nous discutâmes de la situation politique. Le fils du fédéral nous dit que son père lui aurait appris qu’il avait participé à une réunion tenue à la préfecture d’Oran par Benbella et que ce dernier aurait déclaré, pour résumer la situation politique : « Zwawa bghaou yaklouna ! » (Les Kabyles veulent nous bouffer). Stupéfait, j’ai répondu textuellement : « Benbella est un chien enragé ! ». Grand émoi du fils du fédéral. Heureusement, mon ex-collègue, un joyeux drille, nous susurra qu’on serait bien mieux avisés « d’aller prendre un pot à Canastel ». Comment nous y rendre ? C’est que le fils du fédéral avait ses entrées dans le garage du FLN, sis rue de Tlemcen. Nous choisîmes une Simca P60. J’étais le seul à savoir conduire. Il n’y avait pas de clés : les fils de contact étaient dénudés. (C’était, à l’évidence une voiture « récupérée »...).


À Canastel, tout était fermé, cette nuit-là. Nous rebroussâmes chemin. Une voiture, la seule que nous rencontrâmes, fit des appels « code-phare ». Je lui répondis et nous nous croisâmes. Je vis dans le rétroviseur la voiture faire demi-tour et revenir rapidement à notre hauteur. Le conducteur nous dépassa et nous fit signe de nous garer. Un jeune lieutenant, suivi de deux djounouds, mit pied à terre du véhicule civil et nous ordonna de descendre. « Tu as ton permis ? Tu n’as pas vu que je te faisais signe de t’arrêter ? Tu te fous de moi ! ». J’étais interloqué. J’ai répondu qu’un signal code-phare ne valait pas obligation de s’arrêter. Et au fond de moi, j’ajoutai : « Et de quel droit ? ». « Les papiers de la voiture ! » Il n’y en avait pas. « Donne-moi les clés ! » Il n’y en avait pas plus. « Tu as volé la voiture ! » Le fils du fédéral intervint et expliqua la situation. Bref, nous dûmes suivre le lieutenant jusqu’au camp d’Arcole -de sinistre mémoire- où cette unité cantonnait. Là, on nous enferma dans un baraquement où nous passâmes le reste de la nuit. Le beatnick nous régala de balades country américaines jusqu’à l’aube où on nous enjoignit de sortir pour une interminable cérémonie de lever des couleurs. Retour au baraquement. Le lieutenant nous fit servir une infâme lavasse. « J’ai fait procéder aux vérifications. Vous pouvez partir. » Mais, auparavant, il nous aura fallu avaler une consternante leçon de patriotisme.

Retour au village. On me raconta que les djounouds avaient tellement tiré en l’air pour fêter les épousailles de leur chef qu’il avaient fini par sectionner des fils électriques et plonger les réjouissances dans l’obscurité. Noces barbares. Les jeunes du village qui me rapportaient ces faits en avaient honte. Leurs langues se délièrent : on parlait d’un trésor de guerre détenu par le chef de la Zone ; ce seraient ses secrétaires qui auraient fait ces révélations ; elles auraient fait état d’une quantité de 40 kgs d’or ! On parlait de villas de colons pillées par des malfrats du village qui agissaient sous le patronage des gens de la Zone… J’entrepris d’écrire au préfet Lahouari Souyah pour lui demander de faire mener une enquête sur ce qui se passait à Rio-Salado.

Je n’ai nullement la prétention de croire que mon action a prospéré. Ce sont bien plus sûrement les rapports d’un sous-préfet parfaitement au fait de tout ce qui se passait à son chef hiérarchique qui aboutirent à cet événement extraordinaire : de jeunes policiers en civil de la PJ d’Oran tombèrent sur le paletot des responsables de la Zone. J’ai particulièrement savouré le moment où l’adjudant fut extrait, menotté, du commissariat et embarqué. Je ne me suis pas gêné pour applaudir les policiers -à quoi l’un d’entre eux a répondu en me fusillant du regard : « Rentre chez toi ! ». Le chef fut également arrêté. Il s’avéra que le lieutenant J. (celui qui nous avait libérés) s’était emparé d’une boulangerie dans le village voisin (Er-Rahel) et qu’il livrait leur ration quotidienne à toutes les unités de la Zone ! (Ce sont d’ailleurs ses ravitailleurs qui nous ont capturés). Le très patriote lieutenant J. qui ne connaissait pas le conflit d’intérêts.
Quoiqu’il en soit, la Zone quitta notre village quelque temps après, sûrement pour rejoindre la ligne d’affrontement avec la wilaya 4.

Les combats fratricides avaient, en effet, commencé dans l’Ouarsenis, à mon grand désespoir. Les hommes sont petits quand ils ratent le grand rendez-vous avec l’histoire. Je tenais le président du GPRA pour un être pusillanime, incapable du minimum : en appeler au peuple pour assurer la transition dans des conditions régulières et pacifiques. Je tenais Benbella pour « un chien enragé », ivre de pouvoir et ne témoignant pas de plus de cervelle qu’une fauvette. Mes jugements sur ces politiciens et autres soudards ne varièrent jamais, me valant beaucoup d’inimitiés au moment où se développait une Benbellamania qui empestait le régionalisme maudit.

L’année scolaire commençait. J’ai demandé à être muté au faubourg Sidi-Saïd, l’ex village-nègre. Mettant à profit les remarquables infrastructures du village, (salle de sports, stades, club des jeunes, salle de spectacle avec appareil de projection...), je m’engageai avec un groupe de copains dans l’édification d’une Maison des Jeunes et de la Culture. Ce fut une réussite totale. Nous organisions même des cours de théâtre (c’est l’instituteur, fils du village, Camille Covacho, qui donnait les cours de diction et de jeu, celles qui avaient cours au TNP dont il était fou !). Le FLN tenta de me séduire pour que je substitue le titre de JFLN (Jeunesse du FLN) à MJC. En pure perte. Il réédita ses tentatives à la veille du congrès de la JFLN, me promettant un poste à la direction nationale future de ladite JFLN. Comme si j’étais sensible à ces colifichets ! J’ai envoyé les représentants de la daïra vendre des navets.

Par contre, je baptisai la MJC du village “MJC ABANE RAMDANE” et la salle de spectacle, “SALLE MOULOUD FERAOUN”.

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* L’ÉTÉ MEURTRIER , roman de Sébastien Japrisot et film de Jean Becker.



Voir en ligne : http://braniya.blogspot.fr/2013/04/...

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