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Jusqu’où l’habit fait-il le moine ?

BARBES, VOILES, FOULARDS ET CHÉCHIAS ....

Entre les enjeux réels et les représentations

vendredi 29 janvier 2010


Le plus important, est-il ce qui est posé sur les têtes ou ce qui bouillonne dans les têtes et dans les sociétés ?
On pourrait aussi se demander : quelles sont les interactions entre les deux ?
Pourquoi l’habitus corporel ou vestimentaire prend-il un sens dans certaines circonstances alors que dans d’autres circonstances il n’en a pas ou prend une autre signification ?

Autant de questions complexes que des lois ou mesures administratives, dictées par les passions et les intérêts, croient trancher en évitant d’aller au fond des problèmes de société pour les résoudre...

En plus d’un demi-siècle, l’Algérie et le monde en ont vu passer, des modes et des couleurs. Qu’en était-il des problèmes sous-jacents ? Agir sur les réalités ou sur les apparences ?

Ce récit incitera-t-il à se méfier des visions simplistes ? Aidera-t-il à préférer le "sur mesure" au "prêt à porter" dans les solutions préconisées ?

par Sadek Hadjerès, [1] le 22 décembre 2003

De vives polémiques autour des attributs pileux ou vestimentaires masculins et féminins font rage périodiquement des deux côtés de la Méditerranée En rapport quasi-direct avec les conjonctures politiques, elles ont été exacerbées au cours de la décennie récente par la spirale du drame algérien. En France, des réunions d’institutions ou d’organisations mettent le « problème » du foulard comme point unique à leur ordre du jour. Partout ailleurs dans le monde, il en a été de même lorsque des développements géopolitiques aux causes multiples ont amené les camps et les groupes qui s’affrontent à faire chacun pour sa part référence à « l’islam », les uns pour l’incriminer, les autres pour en réaffirmer les vertus.

Pourquoi tourne-t-on l’attention vers des « gadgets », ironise Said Yahia Cherif dans sa chronique « Sucré-Salé » de Beur-FM, alors que, suggère-t-il aussitôt après avec pertinence, les mêmes sont plus discrets quand il s’agit des enjeux financiers énormes liés par exemple aux interprétations religieuses de ce qui serait ou non licite à la consommation des musulmans.

Les illustrations qui suivent, autour d’un thème fortement controversé, s’échelonnent sur le demi siècle écoulé. Elles ne veulent pas convaincre mais donner à réfléchir sur des interactions complexes entre les luttes d’intérêts et le heurt des représentations. Mon témoignage et les opinions qui s’en dégagent se veulent une contribution à un débat que seul le mouvement social en définitive tranchera, à travers les lourds et graves enjeux et besoins de société qui ne cessent d’émerger, le plus souvent dans l’indifférence coupable de milieux dirigeants.

Comme si l’expérience ne nous avait pas encore suffisamment instruits, les problèmes actuels m’ont ramené à cinquante ans en arrière, quand dans “l’Algérie de papa”, le certificat de maturité sociale et politique vous était accordé lorsque MM. Durand et Lopez, détenteurs des critères de l’honorabilité, daignaient dire de vous : « ce MoKHammed là (ils prononçaient difficilement les h), vous savez, il est très bien ; d’ailleurs la preuve, c’est qu’il est habillé comme nous”. Et de se répandre en plaisanteries mille fois usées sur les pantalons bouffants et les turbans des “melons”, les voiles féminins des “moukères”, etc. Ce genre d’approches assimilait une mode vestimentaire à une langue, une religion, une culture, un statut social et politique fortement dévalorisés à leurs yeux. Ce qui alimentait évidemment nos réticences, voire nos répugnances à adopter les signes extérieurs de “l’Autre”, puisque cela devait signifier passer dans son camp, devenir un “kafer”, l’impiété étant alors synonyme de complicité avec les oppresseurs.

La question ainsi abordée sur le mode manichéen durant des décennies continue à apparaître à de nombreux médias et hommes politiques comme un enjeu majeur. L’opinion s’est même fait jour dans certains milieux, que si grâce à des mesures administratives rigoureuses, on arrivait à faire disparaître barbes, foulards et hidjabs des paysages algérien et français, ce serait une grande victoire pour la modernité et la démocratie. Dans certaines conjonctures où les rapports de force ont basculé ou étaient sur le point de le faire, cette conception a fait la fortune inattendue des salons de coiffure, tandis que les rieurs se sont momentanément divertis des revirements dans la garde-robe de leur entourage.

Quant aux problèmes de fond, difficiles à résoudre par quelques coups de ciseaux ou un tour de passe-passe vestimentaire, ils se sont alourdis et aggravés, faute de vrais remèdes aux racines de la crise. L’arbre des façons de s’habiller et de se coiffer a fini par cacher la forêt des problèmes sous-jacents. D’autant plus facilement que nombre d’extrémistes islamistes, porteurs de projets de société fondamentalement opposés mais de représentations seulement symétriques à celles des “modernistes” de l’habit et de la coiffure pour ce qui est des mécanismes de pensée, en avaient fait de leur côté aussi une question de principe, un emblème, une stratégie. Ils n’ont ménagé pour cela aucun effort comme à Kaboul pour généraliser leur modèle, combinant dans ce but les exhortations à embrasser inconditionnellement leurs versions particulières de la foi et les contraintes physiques et morales au plus haut degré.

Ces batailles vestimentaires n’auraient eu qu’un intérêt folklorique, si elles n’étaient « le décor » et l’accompagnement de tragédies humaines insoutenables. Leur intérêt est qu’elles sont révélatrices de mécanismes et d’enchaînements pervers d’une époque lourdement chargée en heurts de représentations (d’aucuns les ont appelés de civilisation), en référence à des appartenances linguistiques, religieuses, culturelles, etc. Déployées au grand jour comme autant de drapeaux ou cheminant de façon souterraine, les représentations antagoniques sont en interactions sinueuses avec des enjeux réels et concrets mais le plus souvent masqués. Déceler ces interactions, leurs pièges et leurs paradoxes, est l’une des façons d’éclairer la complexité des conflits géopolitiques et de contribuer éventuellement à leur solution .

A travers les jalons concrets qui me reviennent en mémoire, c’est le rôle et l’importance du vécu que je souhaite mettre en lumière, que ce soit celui des individus ou celui des sociétés, dans les situations qui font problème. Sans opposer cette démarche aux éclairages théoriques et idéologiques, il me paraît plus productif de combiner les deux approches.

LES CHECHIAS DE MON ENFANCE

Nous, les petits indigènes des villages de colonisation de Berrouaghia puis de Larbâa où j’ai vécu, quand nous avions la chance (à cinq pour cent) d’être écoliers dans la deuxième moitié des années trente, nous ne faisions pas vieille France avec nos chéchias écarlates. Elles nous faisaient appeler "fromages rouges" par nos condisciples européens, tandis qu’à leurs yeux moqueurs nous devenions des "cailloux rasés" après avoir ôté nos couvre-chefs en salle de classe. Mais nous y tenions à ces chéchias, y compris si on avait été reçu le premier au concours des bourses et que l’instituteur disait de vous, en s’adressant aux élèves pieds-noirs : vous n’avez pas honte, il parle mieux que vous le français.

Cette chéchia n’était pas un symbole religieux. Il y avait dans le pays toutes sortes de couvre-chefs (araguiat, chaches, turbans, chapeaux de paille, etc) dont aucun n’avait été porté en Arabie par les contemporains du Prophète. La mienne, à l’armature rigide, était de type « turc », comme l’indiquait son nom de chachia Stamboul (mais d’autres l’appelaient le fass, sans doute en référence à la ville marocaine de Fès). D’autres chéchias, du genre tunisien, étaient plus souples, avec ou sans pompon, elle étaient aussi portées encore dans les années trente par les israélites âgés de Berrouaghia, c’était une des pièces de leur habit traditionnel.

L’essentiel pour nous résidait dans le fait suivant : garder sur la tête le couvre-chef de nos parents et arrière-grands-parents, de la plupart de nos voisins, de nos coreligionnaires et de nos compatriotes, faisait partie de notre personnalité. Nous ne nous imaginions pas autrement. Sans y avoir réfléchi outre mesure, notre coiffure symbolisait une de ces ultimes dignités que nous cherchions à préserver dans le naufrage culturel de la captivité coloniale. Malheur au condisciple européen qui, pour plaisanter gentiment ou vous tourner méchamment en bourrique, vous décoiffait ou pire, s’enhardissait à transformer votre coiffure en ballon de foot. La provocation était caractérisée, aussi humiliante et suivie de vengeance que l’insulte à votre mère.

Il était pour nous impensable de se promener tête nue ou de rentrer à la maison sans sa calotte. C’est bien pourquoi Nabi, sportif cycliste et loueur de vélos de Berrouaghia, avait son truc infaillible. Avant de nous laisser enfourcher sa mécanique louée pour un nombre de demi-heures indéterminé, il fallait lui laisser notre précieux couvre-chef dans l’atelier, au milieu duquel trônait un petit portrait de Mustapha Kamal Ataturk (comme chez le vieux Barazan, qui joignait à ses talents de coiffeur celui d’un habile extracteur de dents et du meilleur expert en circoncisions). À l’expérience, consigner notre chéchia était pour Nabi la meilleure garantie que nous lui ramènerions et la bécane et le montant de la course. En l’occurrence, notre tête nue ne scandalisait pas nos compatriotes villageois, elle figurait pour eux notre tenue de cyclistes occasionnels.

Pas de complexe dans ce domaine à l’égard des bérets des garçons européens. Par discipline et intérêt scolaire, nous entrions tête nue en salle de classe, comme les autres élèves, le seul problème mineur était que les casiers étaient parfois étroits pour nos calottes. Nous n’étions pas convaincus pour autant que la déférence envers un lieu respectable ne pouvait s’exprimer que par une règle unique. Pourquoi se décoiffer, plutôt que de nous déchausser comme nous le faisions avant de nous installer sur les nattes de l’école coranique, d’entrer à la salle de prières de la mosquée, ou tout simplement de rendre visite à des amis ou voisins à leur domicile, par égard au carrelage propre ou recouvert de tapis.

D’une certaine façon, nous ressentions mieux la relativité des mondes qui nous entouraient, alors que d’éminents idéologues colonialistes des années trente vantaient leur univers exclusif d’êtres supérieurs par de grasses railleries : ils pissent accroupis et nous pissons debout, ils rendent grâce à Dieu quand ils rotent après être rassasiés alors que pour nous c’est du plus indécent. Je vous épargne l’indigence d’autres insanités du même acabit.

Nous savions que dans les grandes villes, ou plus rarement dans notre village, certains de nos coreligionnaires sacrifiaient à la mode européenne. Cela n’avait pas sur nous l’effet particulier de nous inciter à changer ce qui nous paraissait l’ordre naturel des choses, à moins d’une motivation fortement intériorisée qui nous rendait attrayant le changement. Auquel cas, faites confiance au pragmatisme. Il nous faisait découvrir sans effort, comme pour tous les peuples du monde, les formes et les voies d’adaptation appropriées. J’en ai retrouvé trace dans la photo de groupe de l’association gymnique musulmane de la deuxième moitié des années trente à Berrouaghia, présidée par le même Nabi. Des enfants jusqu’aux seniors, nous étions vêtus de tenues blanches du meilleur goût moderne, et symboliquement, ce qui ne gâtait rien, nous arborions de fières chéchias stamboul frappées d’un petit croissant doré. Inutile de dire que les footballeurs « indigènes » de l’équipe locale ou quelques années plus tard ceux du Riadha Club de l’Arbâa (les clubs musulmans commençaient à contourner les interdits coloniaux) se passaient de cet accessoire encombrant en milieu de terrain et nul n’y trouvait à redire.

Bien sûr, comme pour toute tradition enracinée, la pression du "qu’en dira-t-on" jouait contre la montée des pratiques plus modernes. Cela donnait lieu à des compromis que nous trouvions amusants mais qui arrangeaient tout le monde. Les travailleurs émigrés en France venant passer leurs vacances en Kabylie, une fois installés dans le bus qui les ramenait du Bastion central d’Alger vers Tizi Ouzou, rangeaient dans leur valise la casquette ou le béret qu’ils portaient en embarquant à Marseille ou à Port Vendres. Ils les troquaient pour la coiffure la plus appropriée à leur village natal et ressortaient de leur valise-vestiaire cosmopolite le burnous qui couvrait de ses larges plis leur costume à l’européenne. Ainsi étaient-ils prêts à reprendre leur place à l’assemblée de la djemâa aux côtés de leurs parents et proches restés en « tagandourt » (gandoura ou djellaba), avides pour leur part de se faire raconter dans le plus petit détail comment ça se passait de l’autre côté de la mer.

Enfants, nous avons vécu les mêmes tribulations vestimentaires quand nous nous rendions au village natal pour les trois mois de vacances scolaires. Il nous fallait prendre garde que nos chapeaux de paille d’été citadins, que nous avait fourgués Seksik, l’astucieux commerçant israélite en confection, ne ressemblent pas trop à ceux des Français, au risque de nous attirer le regard sombre du grand-oncle. Il était enraciné dans les traditions berbères bien que politiquement « pro-français » (Albert Camus, dans un de ses reportages parle de lui à propos du premier douar (Oumalou) détaché du système des “communes mixtes” et reconverti en centre municipal dont il fut le président désigné). Nous finissions par céder à ses remontrances, heureux que le chapeau paysan kabyle nous évite de retourner à la chéchia trop chaude pour les travaux des champs sous la canicule.

MUTATIONS SANS MYSTÈRES

Pourtant, peu d’années plus tard, à la charnière des années 42-43, il n’y a brusquement presque plus de chéchias chez les jeunes de Larbâa. A quoi est due une révolution vestimentaire aussi rapide ?

Il y a eu simplement qu’on avait manqué de tout sous le régime de Vichy jusqu’en Novembre 42. Les pénuries, aggravées par les discriminations raciales, avaient mis les populations épuisées par la faim, le typhus et les ulcères phagédéniques, dans un dénuement quasi total. Elles avaient réduit les habits, chaussures et coiffures du plus grand nombre à l’état de lambeaux rafistolés du mieux que nous pouvions. Sur quoi est survenu le débarquement en Afrique du Nord des troupes anglo-américaines, une manne pour les régions où elles campaient ou transitaient vers la ligne de front tunisienne, alimentant un marché considérable d’habits militaires et autres produits de consommation bradés à bas prix, troqués ou cédés gratuitement.

Croyez-moi, le plus grand nombre de jeunes a fait alors de nécessité vertu, le calot et la tenue des GIs ont représenté le top de l’élégance. Nous pouvions jouer avec nos vieilles chéchias usées jusqu’à la corde, roulées en guise de ballons, tandis que certains jeunes endimanchés, prolongeant les évolutions influencées dans les villes par les films égyptiens, se sont pris d’intérêt pour leur chevelure noyée sous la “gomina”, se demandant si la raie sur le côté plutôt que les cheveux en brosse, aurait davantage les faveurs des demoiselles. Car elles aussi, dans leur monde parallèle et derrière leurs adjars (voilettes) ou la petite lucarne de leur voile blanc traditionnel, scrutaient à leur façon les évolutions qu’elles commentaient au bain maure ou entre parentes et voisines. Malicieusement, certaines reprenaient même un couplet impertinent pour piquer leurs compatriotes “ya Johny ya Johny, aïounek hebblouni” (Johny, Johny, tes yeux m’ont affolée”).

La métamorphose n’a eu besoin ni de fatwa ni d’oukase administratif pour la légitimer. Elle n’a soulevé ni drames ni manifestations d’intolérance envers ceux qui n’avaient pas suivi le mouvement spontané. Elle a été si massivement intériorisée qu’il n’y a pas eu de retour en arrière lorsque les causes qui l’avaient provoquée ont disparu. Les autorités morales de l’association El Islah et du nadi (cercle) qui en dépendait, dont les deux cheikhs, l’un Si Mohammed barbu très ouvert et l’autre imberbe plutôt conservateur. Ils tenaient un langage indifférent aux mises diverses de leur auditoire, autant ceux habillés à la moderne (salariés, petits fonctionnaires, ouvriers agricoles, artisans, jeunes sans emploi) que ceux en habits traditionnels (petits propriétaires ou villageois récents encore liés à leur douar d’origine).

Quelle explication à cette évolution des mentalités ? Nous vivions une période d’intense ébullition politique. La vague du mouvement national, avec un mouvement associatif et éducatif important et la création des AML (Amis du Manifeste et de la Liberté), prenait son essor. La question de l’indépendance, jusque là portée par des pionniers et militants convaincus, commençait à se poser à de plus larges milieux.. Ce qui continuait à déterminer les options prédominantes en matière vestimentaire, c’était la perception qu’avaient les gens ou les collectivités de leur intérêt, de leur dignité, de leur personnalité. Or cette perception était maintenant dominée par la découverte d’un monde nouveau aux sens géographique, culturel et politique. Nous ne tournions plus en rond dans le long face à face avec la puissance coloniale et ses leviers multiples, dont les limites et les faiblesses nous étaient apparues. Nous n’avions plus à dire et penser systématiquement blanc quand elle cherchait à nous imposer le noir. Les formules nouvelles de “el watan” (la patrie) et de “al istiqlal” (l’indépendance) exerçaient leur magie et servaient d’antidote aux effets pervers supposés des « bid’ât », les innovations que nous avions tendance à rejeter jusque là. Une alchimie complexe faisait son chemin contradictoire dans les esprits des différentes générations.

Certains "piliers" des salles de culte ouvertes par les associations réformistes des Oulamas en accord ou en compétition avec le PPA, emmitouflés dans leurs qachabias, continuaient à meubler leur oisiveté par des discussions anachroniques et sans fin sur la longueur supposée des cheveux du Prophète. Un thème nouveau a soudain bousculé la torpeur séculaire qui les berçait. D’un oeil sévère mais visiblement déstabilisés par l’impact nul de leurs sarcasmes, ils regardèrent s’activer les jeunes du mouvement de masse des scouts musulmans en short et calots militaires (à défaut des classiques chapeaux scouts), qui comptaient parmi eux des pères de famille. La nouveauté non seulement n’avait pas choqué la majorité de la population, mais jointe à la ferveur patriotique montante, elle a signifié pour le plus grand nombre que la résignation au malheur était en train de se muer en espoir. De grosses larmes roulaient sur les joues de vieilles personnes en habits traditionnels qui vinrent en nombre nous féliciter après notre défilé du 11 Novembre 1944 (anniversaire de l’armistice de la première guerre mondiale). Les autorités françaises locales nous y avaient perfidement conviés, espérant que de notre part ce serait une marque d’allégeance. Mais par sa nouveauté et sa réussite, notre démonstration fit l’effet d’un électrochoc anticolonial tant sur la population musulmane qu’européenne.

IL N’EST PIRE SOURD....

Une année auparavant, au printemps 43, j’avais vécu un épisode qui est resté gravé dans ma mémoire et m’a plusieurs fois éclairé dans des situations et des problématiques similaires. J’ai constaté la facilité avec laquelle des esprits bien intentionnés peuvent vous asséner leurs jugements sans appel. Selon eux, l’attachement à des modes vestimentaires ou à des coutumes jugées rétrogrades annihile pour l’éternité les capacités des intéressés à s’adapter et agir pour le mieux dans les combats et les processus induits par le monde contemporain.

À Larbâa, le mouvement culturel associatif à contenu patriotique n’avait pas encore démarré (il le fera trois mois plus tard) et le mouvement politique nationaliste qui prit appui sur lui n’avait pas encore connu l’essor idéologique et organique qui marquera l’année suivante. Seule dans la localité la section communiste sortie de la dure clandestinité imposée par Vichy venait d’organiser un meeting assez réussi pour ce qui était de l’affluence, avec la participation d’un orateur du PCF et de Amar Ouzegane pour le PCA. À la fois satisfaits et déçus par les allocutions, moi-même et trois autres jeunes (deux collégiens et un artisan bourrelier) sommes allés demander à Gachelin, horloger de son état, européen révolté par les injustices envers la population musulmane et membre actif de la section communiste, pourquoi le PCA n’abordait-il pas de façon plus résolue dès cette période la question de l’indépendance de l’Algérie ?

La discussion aurait pu être fructueuse s’il avait invoqué, en rapport avec la guerre antifasciste, des raisons de stratégie mondiale, fondées ou non, qui ne mettaient pas en cause le droit à l’indépendance mais en différaient seulement les échéances ou les modalités de réalisation. Le dialogue espéré tourna court. Sûr de lui, l’horloger répondit d’un ton paternaliste :

- “Mes enfants, l’indépendance c’est bien ; mais vous les musulmans, vous ne pourrez pas y parvenir !”
- Et pourquoi donc ?
- Parce que, enchaîna-t-il, vos femmes portent le voile” !

C’était surgi des profondeurs, il n’avait pas eu une fraction de seconde de réflexion
Élémentaire, mon cher Mohammed Arezki, mais vous n’y aviez pas pensé. Quand on est dans les ténèbres, n’aspirez pas à la lumière, à moins de raisonner comme si vous y étiez déjà, c’est à dire comme nous, les gens civilisés et correctement habillés. Franchissez donc en un jour les siècles et les sinueux cheminements de notre longue maturation historique ! Troquez vos oripeaux désuets contre la lingerie de Marianne ; la liberté, l’égalité et la fraternité seront au rendez-vous !

Le simplisme de cette approche n’était pas le fait de tous les européens ou de tous les communistes. Mais il était répandu, y compris chez des catégories d’Algériens qui s’estimaient à juste titre civilisés ou ceux que nous appelions par dérision les “sifilizi” parce qu’ils ne faisaient que singer des apparences extérieures. Dans la même logique aussi, de sincères patriotes s’interrogeaient : comment revendiquer et arracher l’indépendance, alors que nous ne savions même pas fabriquer une aiguille ? Malek Bennabi, islamiste moderniste, privilégiait avant 1954 l’action moralisatrice et réformiste en l’opposant à l’engagement politique pour la libération, y compris celui des Oulama. Quant à notre naïf et sympathique horloger, il ne se rendait pas compte qu’il était lui-même en contradiction avec la philosophie proclamée de sa mouvance, quant à la responsabilité fondamentale d’un système colonial global et plus qu’archaïque dans la genèse de tous les faits attristants constatés (autrement plus dévastateurs ou meurtriers que les voiles blancs de nos femmes) et dans le blocage des évolutions sociopolitiques souhaitables, autrement plus profondes et urgentes que celles des attributs vestimentaires.

Bien plus, notre ami habitué à la logique mécanique de ses horloges familières, ne se rendait pas compte que son opinion sur la signification des modes d’habillement, était en contradiction avec des pratiques plus ou moins codifiées des dirigeants de son parti. Comment dans les meetings ou sur les photos officielles apparaissait Amar Ouzegane, premier secrétaire du PCA à l’époque ? Excellent orateur et homme politique avisé sur le plan des questions sociales (en dépit de son ratage d’envergure sur la question nationale dans la première moitié des années quarante), il montait à la tribune ou paraissait dans les reportages journalistiques arborant une rutilante chéchia stamboul, légèrement penchée sur le côté (“maândjra” comme on disait) selon le meilleur goùt de l’élégance citadine.
C’était de bonne guerre, puisque la mise des orateurs ou activistes militants gagnait à ne pas détonner et à se rapprocher le plus possible du “look” supposé des destinataires du message politique. Cette attention à une mise vestimentaire commençait néanmoins à être dépassée et en retard d’une guerre, du moins c’est mon avis, compte tenu des évolutions que j’ai signalées. Et surtout, le port du fass ne pouvait à lui seul pallier les lacunes de l’orientation politique que Ouzegane et André Marty assumaient avec une particulière virulence.

Les années suivantes, quand Larbi Bouhali, le nouveau premier secrétaire du parti, a du assumer le lourd héritage du faux pas des orientations précédentes, le redressement salutaire se fit progressivement mais ne vint pas de la chéchia dont était affublé son prédécesseur et qu’il continua à porter un certain temps sur les photos. Le soi-disant indispensable couvre-chef national continuait en effet à trôner au siège central ou régional du parti, prêt à être décroché du porte manteau par le responsable partant en meeting ou pour une démarche officielle. Mais la crédibilité retrouvée des appels et des actions du parti fut à porter au compte des orientations nationales et de classe sans ambiguïté, proclamées et assumées sur le terrain. La fougue patriotique et la volonté unitaire n’avaient pas besoin de s’exprimer par l’habit, c’est leur pertinence qui emportait l’adhésion de ceux qui écoutaient ou approchaient Ahmed Akkache ou Bachir Hadj Ali, dont les têtes nues étaient rebelles au couvre chef traditionnel. Bachir, qui avait pourtant assidûment fréquenté le “Cercle du Progrès” des réformateurs islamiques avant la deuxième guerre mondiale, avait même montré de l’agacement et une certaine ironie quand des camarades lui avaient recommandé cet accessoire désuet.

Les têtes nues de ces derniers étaient-elles pour autant un indice fiable de la modernité de leur combat ? Les pratiques et les idées de la modernité ne sont-elles à l’aise que si elles ne sont pas surmontées d’un turban ou d’un foulard ? La casquette d’un prolo parisien ou la dernière coiffure en vogue dans la jeunesse d’Europe sont-elles le talisman qui les vaccine contre les comportements familiaux violents, les superstitions, les frivolités ou les idées racistes ? Mon propos n’en finirait pas de citer les comportements et les réflexions des paysans, ouvriers agricoles, mineurs, dockers, artisans, commerçants ou intellectuels que j’ai côtoyés, qui s’inscrivent en faux contre les étiquetages fondés sur le vernis des apparences. Je m’en tiendrai à l’évocation de paysans membres du comité Central du PCA, comme Tahar Ghomri ou Mejdoub Berrahou, tous deux de la région de Tlemcen. Dans le cours de leurs luttes vigoureuses contre le régime colonial avant et durant la guerre de libération, ils avaient mis sur pied dans leurs douars des organisations de femmes paysannes tournées vers la prise en mains des problèmes matériels et sociaux quotidiens. De son côté, Mohammed Guerrouf, paysan et maître coranique dans les Aurès où il trouvera la mort au combat, croyant et pratiquant assidu, n’était nullement dépaysé au cours des séances du comité central, de faire référence autant à des hadith du Prophète qu’à des citations de Lénine ou Staline.

EMBALLAGE ET MARCHANDISE

Sans aucun doute, l’habit et l’apparat ne sont pas neutres mais significatifs autant des longues strates d’évolutions séculaires que des moments de mutations historiques rapides. Mais il est erroné par essentialisme de les considérer comme relevant immuablement et exclusivement des appartenances ethno-linguistiques ou religieuses, ou de modes de pensée figés pour l’éternité. Les contextes politiques et les objectifs visés par les protagonistes entrent aussi en ligne de compte. Entre autres, il est un fait indéniable : l’habillement et la présentation peuvent se prêter aux manipulations des politiciens en quête de charisme ou d’effets d’embrigadement. Messali Hadj soignait particulièrement une mise qui lui paraissait un atout important pour son emprise sur les foules. Benbella a cru pouvoir miser sur « l’uniforme Mao » pour élever son prestige et l’enthousiasme envers son modèle de socialisme. Faire de la barbe, du kamis ou du hidjab l’uniforme des multitudes procède des mêmes calculs dans les mouvances islamistes. Il serait pour autant très réducteur d’adopter l’habillement pour seule grille de lecture du comportement et des orientations politiques. Il est dangereux de se tromper par excès, par défaut ou qualitativement sur le rôle socio-politique de ces signes extérieurs dans des conjonctures données, en négligeant les facteurs historiques, sociaux et culturels en relation avec eux. Les conséquences des erreurs d’appréciation peuvent s’avérer énormes, imprévues, à l’opposé des interprétations et des visées simplistes aussi bien de ceux qui cherchent à instrumentaliser ces apparences que de ceux qui se trompent de cible en incriminant l’habit alors que les enjeux sont autrement plus importants.

Ainsi, au lendemain du 13 Mai 1958 qui vit de Gaulle porté au pouvoir par l’action putschiste à Alger des “Comités de Salut Public”, ces derniers eurent l’idée géniale, à l’initiative de Mme Massu et Mlle Sid Cara, d’organiser sur le Forum d’Alger face à l’immeuble du Gouvernement général, une manifestation monstre des femmes algériennes prouvant leur attachement à l’Algérie française. Pour preuve de cet attachement, elles allaient jeter massivement leurs voiles blancs. Des camions militaires amenèrent nos compatriotes femmes par centaines sous les caméras de la télévision pour immortaliser leur spectaculaire allégeance au régime colonial. L’effet de ce carnaval dérisoire fut exactement inverse sur notre population autant féminine que masculine. Elle comprit que la revendication d’indépendance restait en travers de la gorge des ultra-colonialistes. Il fallait donc continuer à combattre ceux qui faisaient si peu de cas des traditions et de la dignité d’un peuple. Nouveau coup d’épée dans l’eau des malchanceux services psychologiques de l’armée ! Ils avaient cru percer au VietNam les secrets de la « guerre subversive », mais se sont avérés comme l’a dit le général Giap de mauvais élèves en Histoire.

N’auraient-ils pu méditer par exemple le fait que dans les prisons coloniales, les détenus les moins croyants et les moins pratiquants, y compris des européens, mettaient un point d’honneur à faire le jeûne du Ramadan par solidarité patriotique avec les autres ? Ultérieurement, les manifestations du 11 Décembre 1960, tournant capital vers l’indépendance, leur ont-elles davantage ouvert les yeux, avec les dizaines de milliers de femmes, voilées ou non, clamant leur soutien au GPRA et à l’indépendance ? Observez aussi les scènes filmées de juillet 1962 pour les fêtes de l’indépendance. Ce qui comptait et rassemblait n’était pas l’habit, mais l’ivresse et les espoirs de la Liberté conquise, au delà des deuils, des sacrifices et des opinions de chacun.

Printemps 1980, dix huit ans après l’indépendance, à Sidi Bel Abbès, ancien cantonnement de la Légion étrangère en Algérie. Vivant depuis déjà quinze ans en clandestinité sous le régime du parti unique, je suis pour quelques jours en Oranie et j’assiste à un spectacle qui m’emplit de bonheur : la sortie d’usine des huit cent femmes travailleuses occupées par la société nationale de montage électronique. Femmes voilées ou non, attendues par leur mari ou raccompagnées par des amis, femmes seules prenant un taxi pour rejoindre leur domicile, d’autres partant en groupe à pied, toutes les formes possibles de sociabilité et d’habillement féminin étaient présentes dans une atmosphère détendue où dominait la satisfaction d’avoir un emploi. Une propagande réactionnaire virulente se réclamant de la religion se déchaînait contre le travail féminin traité de “dévergondage”. Mais les groupes qui menaient ces campagnes, jouissant de la curieuse mansuétude de cercles influents du pouvoir, n’avaient alors qu’un impact marginal. La majorité des familles se réjouissait des revenus tirés du travail salarié d’un de ses membres, parfois la seule à travailler, ou bien espérait qu’avec le développement économique leur tour viendrait de compter sur l’embauche d’une des femmes ou filles du foyer. Lorsque la récession économique frappa au milieu de la décennie 80, il advint comme partout dans le monde que l’emploi féminin fut rendu responsable du chômage des hommes. Ce fut l’une des raisons qui alimenta le choc en retour intégriste des années 90, avec sa chaîne d’atrocités ponctuant les interdits vestimentaires et autres. Ce n’était pas la première fois que Sidi Bel Abbès qui avait connu avant 1954 un maire communiste soutenu par les élus nationalistes du 2ème collège, basculait vers l’autre extrémité de l’éventail politique. Comme Bab el Oued à Alger, ces oscillations se produisaient toutes les fois que la conjoncture socio-économique et politique neutralisait une grande partie de la population dans un attentisme inquiet vulnérable aux réactions chauvines. C’est précisément la majorité flottante dans la population musulmane après l’indépendance que les fetwas et les injonctions de “la yadjouz” ( ce n’est pas permis) ont visé à intimider, en exploitant la foi sincère et le sentiment de révolte contre les injustices. Là encore, dans la conjoncture de récession et de désarroi social, le plus significatif n’était pas la métamorphose impressionnante des modes d’habillement dans les rues et les lieux publics, mais la révolte dévoyée qui bouillonnait et évoluait sous les hidjabs et les kamis (robe masculine des islamistes), dans les têtes et les coeurs des gens ordinaires, qui ont cru dur comme fer aux perspectives grisantes des slogans et leaders qui dévoyaient leur soif de justice.

LES REPRÉSENTATIONS ÉVOLUENT

C’est ce que confirmera dans la même localité et partout ailleurs une nouvelle oscillation quelques années plus tard, avec un tournant significatif qui rappelle par certains aspects, quoique de façon moins spectaculaire, un tournant tout aussi décisif au cours de la guerre de libération. Les manifestations du 11 Décembre 1960 avaient alors stupéfié les stratèges colonialistes en révélant la foi patriotique ardente sous les voiles blancs des femmes “bougnoules”. De la même façon au milieu de la tragique décennie 90, à Sidi Bel Abbès comme dans les autres grandes cités algériennes, le tournant se produisit lorsque les femmes en particulier, encore elles, bravèrent massivement les consignes des groupes terroristes leur intimant sous peine des châtiments les plus terribles de ne pas envoyer leurs enfants à l’école, de ne pas se rendre à leur travail et autres injonctions de la même eau. Autrement dit, lorsque la perception par les citoyens des consignes vestimentaires et autres changea de contenu, passa plus nettement de l’expression du sentiment de protestation et de révolte contre les injustices à l’obligation d’adhérer à des comportements obscurantistes aberrants. Cette fois, les femmes voilées ou non, quelles que soient leurs références sacrées ou profanes, quelles que soient leurs opinions sur les visées du pouvoir ou des islamistes, se sont retrouvées sur des positions concrètes identiques ou convergentes pour rejeter dans les faits les consignes qui tournaient le dos au bon sens et aux intérêts vitaux et sociaux élémentaires, individuels et collectifs. A l’horizon, pas d’alternative suffisamment crédible de sortie du cauchemar. Mais à leurs yeux, le tandem intégrisme-terrorisme n’était plus la réponse salvatrice qu’ils avaient crue à l’oppression bureaucratique et à l’injustice sociale.

Au delà des réflexes et comportements communautaires ou grégaires, au delà des flux et reflux idéologiques, les événements ont une fois de plus accéléré les questionnements des individus en quête de réponses pragmatiques à leurs problèmes de vie et de survie quotidienne. Aux clivages encore très vivaces de type identitaire, tels que l’appartenance linguistique, clanique ou régionale, aux affrontements des fondamentalismes politiques camouflant symétriquement des enjeux économiques et politiques, font pièce progressivement des prises de conscience fondées davantage sur des intérêts corporatifs, de classe, de communautés objectives d’intérêts.

Les brouillages de toute sorte dans l’arène politique entravent les évolutions salutaires. Il serait naïf de croire, comme le confirme l’actualité algérienne de l’été 2003, ressentie par les citoyens comme nauséabonde et désespérante, que les prises de conscience débouchent linéairement sur les solutions. Mais la succession des expériences incite à compter davantage avec elles dans la quête d’une alternative de salut national qui n’a pas encore mûri. Le poids des besoins et des intérêts objectifs finit sur le long terme par infléchir les positions essentialistes les plus rigides. Quand on sait l’engouement formidable dans nos pays pour la photographie, le cinéma, la télévision, on ne peut que sourire des affirmations longtemps martelées par de doctes analystes sur le caractère réfractaire de l’islam aux représentations figurées et d’une façon générale aux réformes qui mettent en phase les musulmans avec leur siècle. Quand des championnes sportives sont démonisées par une catégorie d’imams complexés ou embrigadés, sous prétexte qu’elles courent les cuisses nues (quel crime horrible !), des milliers de jeunes les portent en triomphe à leur retour de compétition, des centaines de milliers d’autres suivent avec passion leurs exploits à la télévision. Quant à la tempête qui souffle dans les esprits des adolescentes croyantes, elle n’a pas pour objet majeur, contrairement à une opinion qui reste à la surface des choses, un dilemme pourtant réel au plan pratique et immédiat : porter ou non le foulard, aller ou non aux cours de gym ou à la plage, et si oui dans quelle tenue, etc.
Leur questionnement majeur dépasse ces détails quotidiens, il engage toute leur existence : comment, par delà une option vestimentaire et un mode de vie, qui sont une donnée (intériorisée ou non) résultant de multiples contingences, parvenir à assurer leur sécurité dans tous les sens du terme, faire des études, concilier travail et famille, s’insérer socialement, assumer sa dignité et se sentir bien avec sa conscience et son environnement ? Le courant souterrain qui parcourt le monde féminin n’est pas à confondre avec les démonstrations tapageuses en faveur de l’un ou l’autre des hégémonismes idéologiques en dehors desquels à en croire leurs promoteurs il n’y aurait point de salut pour la condition féminine. Le socle déterminant des évolutions en cours, au delà des injonctions intellectuelles ou spirituelles extérieures ou intérieures au monde des intéressé(e)s réside dans un mouvement tectonique, surgi des profondeurs de la société effectuant un long travail sur elle-même.
Ce qui a incité Mohammed Harbi à remarquer : “Nous assistons aujourd’hui à une émergence d’un nouveau sujet islamique et à une marche dans la douleur vers l’individuation. L’avenir de cette individuation, qui est celui de la démocratie, se joue sur le terrain de la condition des femmes. Encore faut-il réussir à admettre le conflit ouvert dans la société, l’institutionnaliser et ne plus chercher à sortir de l’univers de la violence par l’éradication de l’autre". [2]

RESPONSABILITÉ DES POLITIQUES ET DES INTELLECTUELS

Nous voilà au coeur d’un problème qui interpelle le monde politique. Les représentations spontanées, résultat d’évolutions antérieures, ne sont pas immuables. Les acteurs politiques contribuent au contenu de ces évolutions. Ils peuvent par démagogie “surfer” sur les étroitesses et attiser les conservatismes existants. Ils peuvent au contraire, à partir des fenêtres que les exigences de la vie ouvrent dans les terreaux traditionnels, éduquer et s’efforcer d’encourager les évolutions qui répondent le mieux aux intérêts objectifs des groupes et des individus concernés, sans heurter leurs sensibilités et leur dignité d’êtres humains.

Il serait possible d’illustrer nombre de ces influences contradictoires exercées par les courants idéologiques aussi bien nationalistes (dans leurs moments libérateurs comme dans leurs moments hégémonistes) que communistes (tiraillés entre le respect des héritages culturels et les tentations de la table rase).
Je me contenterai de souligner qu’il n’y a pas de fatalité des évolutions régressives et à quel point les avancées positives peuvent être intériorisés et s’enraciner durablement.
Le fait a été illustré dans des corporations de travailleurs tels que les dockers algériens, au long des différentes époques, celles de l’occupation coloniale, puis de l’emprise du parti unique nationaliste, puis de la contestation islamiste. Les dockers enturbannés et en bleu de chauffe, (dont nombreux gardaient leurs liens avec leurs origines rurales) ont vécu un patriotisme plus lucide et moins entaché par le chauvinisme ethno-religieux. Ils ont fait preuve à diverses reprises comme à l’époque de la guerre du VietNam, d’un sentiment internationaliste élevé malgré les attaques menées avec un rare acharnement pour des raisons partisanes contre les “communistes athées”. S’ils ont gardé par exemple une confiance sans faille à un de leurs leaders syndicaux européen, Baptiste Pereto, cela n’avait rien à voir ni avec le béret qu’il portait et le faisait reconnaître au milieu de la forêt de coiffures traditionnelles, ni avec sa faible pratique de la langue arabe qui se limitait à quelques formules assassines envers le patronat et le colonialisme, assurées immanquablement d’un tonnerre d’applaudissements. Tout simplement, il était avec eux dès cinq heures du matin et par tous les temps. Présent et vigilant à l’embauche, il recevait comme eux les coups de matraque des CRS à chaque action revendicative vigoureuse. Ils avaient vérifié maintes fois l’efficacité de ses recommandations tactiques, alors que les censeurs qui opposaient l’identité islamique à leur esprit de classe se dérobaient aux actions, nouaient des alliances douteuses avec les acconiers et les autorités du port et prônaient ouvertement le boycott des activités syndicales.

Autrement dit, il est plus fiable de juger les gens d’abord sur leurs actes, réactions et évolutions dans la vie sociale plutôt que sur leurs seules déclarations, coutumes ou apparences extérieures. Ces dernières sont révélatrices d’attachements conscients ou inconscients à des idéologies, des religions, des origines ethniques et linguistiques, mais ne déterminent pas automatiquement leur comportement social. Les messages délivrés par les signes extérieurs et les charismes gagnent à être interprétés plus au fond.
Qu’est ce qui a fait le prestige et les capacités mobilisatrices du discours de Messali Hadj ? Sa barbe ou sa prestance en costume traditionnel, même s’ils ont été savamment entretenus par lui même ? Ou bien la fulgurante résonance pionnière de ses appels à l’indépendance, droit au devant des aspirations et besoins profonds de son peuple ? La barbe et la prestance se sont avérés inopérants auprès de la majorité des Algériens avec la nouvelle conjoncture et les positions du leader au cours de la guerre de libération.
De la même façon, le régime du chapeau et du costume à l’européenne aurait-il révolutionné la Turquie, si les paysans anatoliens n’avaient vu d’abord en Mustapha Kamal le compatriote et héros qui avait sauvé son peuple du joug humiliant des puissances européennes qui ne rêvaient qu’au dépeçage final de l’empire ottoman moribond ? Depuis deux décennies, le foulard éclipsé jusque là a pris dans ce pays une autre signification, différente de celle des années vingt, dès lors que le régime laïciste n’a pas donné à l’indépendance les contenus démocratique et social qui auraient comblé les espoirs de la majorité des peuples musulmans de Turquie.

Bien des leçons découlent de tous ces faits, pour les intellectuels, pour les acteurs socio-politiques et pour la société.

D’abord, avant de juger, il faut comprendre (Antoine de Saint Exupéry).
La perception plus compréhensive des comportements à première vue déroutants est incontournable pour l’observateur qui souhaite analyser la société comme pour l’acteur qui veut rester en phase avec ses potentialités et mieux avoir prise sur ses évolutions.
A défaut d’attention au concret et au débat multilatéral, il nous est resté la confusion des diatribes « sanglantes » au propre et au figuré. Confusion dont les nuisances n’ont eu d’égales que celles des certitudes clamées par les protagonistes dans des drames aux manifestations et racines aussi complexes.

Face aux surprises et paradoxes du terrain, les débats théoriques et idéologiques ont incontestablement leur utilité quand ils évitent les polémiques désincarnées de concepts abstraits qui se battent en duel, ou au service exclusif d’enjeux politiques et partisans de court terme. Mais au bout du compte la vie reste maîtresse. Elle ne nous ménage ni ses ruses ni ses surprises si on en reste à des rationalités et des logiques préconçues.

Ensuite et en corollaire, il est plus bénéfique aux réelles sorties de crise de rechercher les enjeux sous-jacents à chaque situation plutôt que de s’en laisser détourner par les leurres des signes accompagnateurs, plus ou moins spectaculaires. Quand on se place du point de vue de la liberté, de la dignité et de la justice sociale, du point de vue des intérêts profonds de la base sociale et non des mouvances ou des clans braqués avant tout sur leurs visées de pouvoir, les solutions souhaitées gagnent à détecter les leurres et faire transparaître les vrais problèmes.
Lutter pour imposer une plus grande visibilité des enjeux réels fait partie des efforts démocratiques et d’instauration d’un ordre et d’un système plus justes. Là se trouve l’authentique radicalisme.
Il n’est pas dans les recettes de soi disantes et arrogantes « real politik », dont les effets et les objectifs sont de pérenniser par tous les moyens les pratiques de protagonistes, qui alternant les luttes à mort et les louches connivences, se rejoignent dans un hégémonisme ravageur pour la nation et la société, quel qu’en soit l’habillage.


[1chercheur en géopolitique, ancien premier secrétaire du PAGS (1966 -1990)

[2in préface à l’ouvrage de Monique Gadant, Le nationalisme algérien et les femmes, Paris , L’Harmattan, 1995, p.7

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