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DANS LES LECTURES DU MOIS

"PETITE CHRONIQUE DES ANNÉES DE BRAISE" & "LA RÉVOLUTION DE 11h à MIDI"

DEUX ARTICLES DE GHANIA MOUFFOK

vendredi 18 février 2011

Socialgérie a reçu ces deux articles de Ghania Mouffok, ils nous avaient aussi été recommandés par Daho Djerbal

... Je vous envoie deux articles écrits par une amie journaliste free lance, Ghania Mouffok. Je les ai beaucoup appréciés car ils rendent parfaitement ce que je ressens devant ces événements qui agitent la scène médiatique en Algérie.

Peut-être quelques un(e)s d’entre vous se proposeront de les traduire dans leur langue de travail pour un organe de la presse écrite ou virtuelle. C’est le meilleur hommage qu’on puisse lui rendre. ... Daho Djerbal


ALGER, CHERCHE SON MOUVEMENT
PETITE CHRONIQUE DES ANNÉES DE BRAISE.

Sofiane Chebouki est plongé dans un coma profond

au service des grands brûlés de l’hôpital d’Annaba, troisième ville d’Algérie, à quelques kilomètres des frontières tunisiennes. « 80% de la surface du corps de Sofiane est brûlée aux 2e et 3e degrés. Plusieurs de ses organes vitaux sont également atteints par le feu », informent, consciencieusement, les médecins qui tentent de le soigner, dans des conditions que l’on n’ose imaginer.

Sofiane est une nouvelle victime du mal vivre en Algérie. Il a 25 ans et il a « tenté de s’immoler ». C’est la formule qu’emploie la presse, désormais : « tenté de s’immoler ».
Mais cette spectaculaire volonté d’en finir avec la vie est rangée dans la rubrique « En bref » d’El Watan.

Brève aussi risque d’avoir été la vie d’un lycéen de 16 ans qui lui aussi « a tenté de s’immoler », à l’intérieur de son lycée, dans la commune de Taher à Jijel, une ville de l’est, aussi magnifique que Annaba, située entre Méditerranée et montagnes où avant lui, d’autres jeunes prenaient le maquis.
« …Il s’est aspergé d’essence avant de mettre le feu à son corps… ». Mettre le feu à son corps est devenue la nouvelle manière en Algérie de désespérer de l’avenir en prenant le monde à témoin grâce aux téléphones portables des témoins abasourdis qui partageront leur prise du jour sur internet.

Mais en même temps que ces images de flammes mourantes feront le tour du monde, elles feront d’abord le tour de l’Algérie. Pourtant, elles ne feront pas scandale, ni même la Une des quotidiens. Donnant ainsi raison aux serviteurs du régime qui répètent comme on se rassure : « L’Algérie n’est pas la Tunisie ».

Et, c’est vrai l’Algérie n’est pas la Tunisie, non pas, contrairement à ce que leur propagande veut faire croire, parce qu’il fait bon vivre dans ce pays, mais parce que les flammes de l’enfer nous sont devenues tellement familières qu’elles relèvent du fait divers.
200 000 morts pour mémoire, de 1991 à nos jours, massacres à la hache, viols en série, voitures piégées, une guerre civile, sans nom, sans visage, une guerre des ombres, sans héros, sans bourreaux et que des victimes.
Victimes de qui, de quoi ? Il est interdit de poser la question, c’est la loi, toute personne qui s’y risquerait publiquement est passible des tribunaux.
Une loi qui s’appelle, sans rire, Charte pour la paix et la réconciliation nationale.

Alors que nous n’avons pas fini de penser/panser les blessures de cette génération sacrifiée, nous sommes convoqués au chevet d’une nouvelle génération qui « tente de s’immoler ». Tous les 20 ans, une génération chasse la précédente et s’invente de nouvelles armes pour se dire, mettre en accusation les dictateurs qui nous brûlent notre temps de vivre… à petit feu.

Après les kamikazes des années 90, nous avons désormais les « immolés », comme si l’Algérie était devenue un immense manga, inventé par l’esprit démoniaque d’un orfèvre de la torture chinoise qui, jour après jour, vous harcèle la conscience et vous transforme le corps en lambeaux de chairs souffrants.

Mourir alors c’est une autre manière de fuir.

Fuir, comme les harragas. Harrag, c’est ainsi qu’on appelle ceux qui, sur des embarcations de fortune, tentent la mer comme issue, traversent la Méditerranée. Sans tombe et sans nouvelle. Harraga, cela pourrait se traduire en français par les brûleurs de frontières.

Le feu, donc, ne nous émeut plus, non pas parce que nous manquons de cœur mais parce que nous avons trop de mémoires. Vivre en dictature est un exercice épuisant et humiliant.

Et pourtant chaque génération qui intervient sur la scène publique, politique, demeure habitée par le feu et renaît, quoiqu’on en dise, des cendres de la précédente. Démentant à chaque fois ces aveugles enfermés dans leurs bulles, politiques, spécialistes de la jeunesse, journalistes, qui s’interrogent à longueur de commentaires, dans leurs salons algérois ou d’ailleurs et se demandent : « Mais qu’attendent les algériens pour bouger ? »

Mais ils bougent les Algériens.

Ils n’arrêtent pas de bouger. Manifestations, grèves, arrestations, le monde des anonymes sans parti, avec juste leur humanité en bandoulière, est tous les jours dans la rue, dans une incroyable résistance à la volonté déclarée des pouvoirs qui se succèdent de les briser à coups de matraques, de grenades lacrymogènes, de chars que les jeunes appellent ‘azraïne, le diable.

Dans toute l’Algérie, en même temps que les Tunisiens occupaient la rue, des dizaines et des dizaines d’Algériens sont sortis dans la leur pour mettre en accusation le régime algérien.
Les pneus des barricades n’avaient pas fini de brûler que déjà, le gouvernement avait son explication, sa propagande en marche, il a transformé ces manifestations politiques en manifestations « contre l’augmentation de l’huile et du sucre ». Traduisant dans un langage policé ce qu’ils clament dans leurs salons/bunkers : « peuple de gueux que nous tenons par le ventre ».
À Bab El Oued, à Belcourt, j’ai rencontré ces jeunes et ils leur renvoient la politesse : dans une haine insondable. Insultés qu’ils se disent de cette lecture réductrice : « Nous ne savons même pas combien coûte un bidon d’huile », m’ont-il dit. « Ils font croire au monde que nous manifestons pour un bidon d’huile », alors qu’ils manifestent juste pour rappeler qu’ils sont là. Là, tout simplement vivants, debout, en dépit de l’arsenal répressif qui entoure leurs balcons, leurs fenêtres, leur vie au quotidien.
« Ils nous brisent », disent-ils encore, la conscience aiguisée comme une lame d’argent.

Dans ce seul quartier où ils se racontent, il y a trois commissariats, des caméras de surveillance à tous les coins de rue. Univers carcéral, surveillance sophistiquée, gyrophare comme bande son, du matin jusqu’au soir, sans parler des flics en civil, qu’ils appellent les serpents, hnoucha.
Dans ce monde plein de serpents, ils bougent quand même. « Nous sommes comme les volcans » m’a dit un autre, « de temps en temps nous crachons le feu, pour respirer ».

Ce que l’on appelle des émeutes sont en réalité des manifestations politiques qui cassent les murs invisibles des libertés emprisonnées. Elles permettent à chacun d’élargir son bout de trottoir, son espace vital de quelques mètres en mettant le feu entre eux et la force brute du pouvoir, leur seul interlocuteur.

Pendant que pas un président, (et je rappelle que depuis l’annulation des élections, nous en avons eu cinq : Chadli, démissionné, Un haut conseil d’Etat pour le remplacer provisoirement, dirigé par Ali Kafi, qui sera à son tour remplacé par Mohamed Boudiaf assassiné, puis par Zeroual, un militaire à la retraite qui a préféré démissionner, puis enfin Bouteflika en poste depuis 1999, âgé de 74 ans), pas un seul chef du gouvernement, (on ne les compte plus), pas un seul ministre, pas un seul dirigeant de l’armée ( ceux là, on ne les voit jamais, même si comme chacun sait, ils sont le pouvoir réel en Algérie), pas un seul d’entre eux, donc, ne se risque à se montrer ici à visage découvert.

Dans aucun de ces quartiers populaires, lieux de résistance, de révolte et de colère - et pas seulement lieux de misère - les ministres qui se pavanent à la télévision d’État, ânonnant des bilans folkloriques, n’ont le courage de se présenter physiquement.

En Algérie, ceux qui nous gouvernent et qui gèrent 150 milliards de dollars de réserve de change, habitent un autre pays. Militaires ou civils, membres des oligarchies qui pillent le pays, ils vivent dans des prisons dorées, leurs plages sont privées, leurs restaurants sont des clubs, leurs quartiers sont fermés par des herses de béton et de fer.
Tout le pays est quadrillé de barrages, barrages policiers dans les villes, barrages militaires et de gendarmerie dans les campagnes. Pour rentrer à Alger, il faut au moins trois heures pour parcourir quelques kilomètres. On ne sait plus qui assiège qui.

Mais depuis que les Tunisiens, nos voisins en territoires et en souffrance,

ont fait fuir leur président, Ben Ali, l’envié, le modèle de nos dictateurs, un pays qui marche, des citoyens dociles, des comptes en banque à droite à gauche, depuis que c’est le monde à l’envers, nos autocrates se bougent. Comme si en quelques jours ils allaient réparer ce qu’ils ont mis trente ans à détruire.
Les voilà distribuant un peu plus généreusement la rente pétrolière, promettant à tour de bras, de résoudre la question du chômage, celle du logement, des loisirs et même de lever « peut-être » l’État d’urgence en vigueur depuis 1992.

Subitement leurs compétences se réveillent, ils ne dorment plus. En moins de deux jours, les murs de la capitale se sont couverts d’affiches racoleuses, invitant les « jeunes » à se présenter pour obtenir « 30 000 » Dinars de « prêt sans intérêt », histoire de tous les transformer en entrepreneurs. Encore de l’argent qu’ils vont jeter par les fenêtres.

Le gouvernement Ouyahia qui avait décidé sans réfléchir de mettre fin au secteur informel - sur lequel vivent chômeurs non déclarés et sans couverture sociale et richissimes hommes d’affaires qui ne payent ni impôt, ni charges sociales - fait aujourd’hui marche arrière et c’est comme s’il déclarait solennellement qu’il n’y a plus d’État mais qu’il aime beaucoup la chaise sur laquelle il est assis.
L’augmentation des produits de première nécessité : annulée.
Le « 12S », cet acte de naissance à vie, qui a pourri la vie de dizaines de milliers d’Algériens, par la grâce duquel nous étions censés obtenir des passeports biométriques et en passant, devenir encore plus fliqués : annulé.
Les partis d’opposition qui attendaient depuis des années un putatif agrément : en voilà deux de reconnu, aujourd’hui même, etc.

La république bananière se donne en spectacle dans toute son arrogance et son incompétence. Même, Mouloud Hamrouche, ancien chef du gouvernement, notre Gorbatchev inabouti, ne dit pas autre chose quand il déclare poliment : « Après vingt ans, les gens ont pris conscience que l’impasse est là, le pouvoir a perdu beaucoup de son expertise, le gouvernement a beaucoup d’argent mais ne sait pas comment le dépenser, il ne sait pas comment mobiliser les potentialités économiques du pays parce qu’il y a un dysfonctionnement de l’administration gouvernementale. C’est un problème supplémentaire, grave (…) » 150 milliards de dollars de réserve de change et ils ne savent pas quoi en faire…

Et quand ils nous apprennent ce qu’ils en font, c’est toujours au détour d’un scandale, corruption, transfert d’argent public à coup de milliards de dollars, tous les rouages de l’état sont impliqués, de l’affaire Khalifa aux prix faramineux des grands projets publics, autoroute est-ouest, métro d’Alger etc….
Ils fabriquent alors des procès où les lampistes payent de leurs vies brisées quelques séjours à l’étranger pendant que les premiers responsables, au sens pénal du terme, continuent, impunis, à décider de la vie et de la mort de 35 millions d’Algériens.

On comprend dès lors les réticences affichées des autorités à lever l’État d’urgence, officiellement maintenu « pour lutter contre le terrorisme ». Un terrorisme qu’ils sont, par ailleurs, incapables de juguler, tous les jours de jeunes appelés meurent encore en Algérie sans même que la Nation reconnaissante ne leur tresse des lauriers. Un cercueil et un enterrement…
Mais, peut-être, comme à l’appel d’une confédération d’associations, ligue des droits de l’homme, organisations syndicales, associations estudiantines, il est question que les Algériens marchent dans Alger, ce 12 février, une dépêche de l’APS est tombée. Elle nous apprend que peut-être, peut-être a dit le président Bouteflika, lors d’un vulgaire conseil des ministres, peut-être que l’état d’urgence sera levé, incessamment sous peu.

Un président qui n’a même pas pris la peine, en ces jours de révolution dans le Monde arabe, alors que le pays bruit de milles rumeurs, que tous les Algériens suivent haletants la révolution tunisienne, puis égyptienne, de s’adresser à la nation.
Mais les jeunes se moquent depuis longtemps de l’état d’urgence, il y a longtemps qu’ils occupent la rue, de manière parcellaire, sporadique mais quotidienne comme les moustiques harcèlent les bœufs dans les étables.

Alors ? Alors que va-t-il se passer le 12 février, c’est-à-dire demain ? Les jeunes algériens, 75% de la population, vont-ils répondre à l’appel de leurs aînés qui bien que divisés, inaudibles dans leurs slogans, espèrent bien ce ralliement.
Ou vont-ils à leur tour demander : « Quand nous tentions de nous immoler, pourquoi n’y avait-il personne à nos chevets à l’exception de nos mères ? », aux élites qui espèrent, ce 12 février, créer l’étincelle qui célébrera la rencontre de la Rue - ce nouvel acteur politique que personne n’a vu venir - avec leurs propres histoires parsemées d’échecs, de renoncement, de divisions, de fatigues et d’immodestie.

Parce qu’il y a quelque chose d’immodeste de demander, aujourd’hui à la Rue de nous suivre. Pour aller où ? Une seule chose est sûre, c’est que le 12 février 2011, entre la Place du 1er Mai et la Place des martyrs, l’itinéraire de la marche, toute la machine répressive sera présente, de l’hélicoptère à la matraque en bois, et déjà comme s’ils s’apprêtaient à tenir un siège, les forces de l’ordre ont réquisitionné sur ce trajet tout ce qui peut ressembler à un dortoir dans lesquels s’entasseront de jeunes CRS, casqués et bottés, venus de l’intérieur du pays, du fin fond de la dictature…

Le pouvoir algérien se moque de nos immolations mais en revanche il craint l’étincelle. Quitte ou double : 150 milliards de dollars sont en jeu.

Et, pendant ce temps là, les européens et les américains se demandent le plus sérieusement du monde si les arabes sont mûrs pour la démocratie, comme ils se demandaient autrefois si les noirs et les indiens étaient des êtres humains.

Ghania Mouffok
le 11 février 2011


LA RÉVOLUTION DE ONZE HEURES à MIDI.

90 ans, vénérable et courageux, maître Ali Yahia est méchamment bousculé par de jeunes recrues de la police algérienne qui ne connaissent ni son nom, ni son visage.
Mais la marche du 12 à Alger, « pour le changement », aura été l’occasion pour ces nouvelles recrues de la police algérienne de tester les nouvelles méthodes de répression d’une dictature qui désormais doit soigner son image. Obama y veille.

Les manifestants, environ deux à trois milles personnes ont eu droit à un véritable ballet d’hommes en bleu, un opéra muet mais presque sans faute.

En ouverture : arrestation des manifestants les plus déterminés, audacieux. Cinq à six malabars se jettent sur leur proie repérée, s’en saisissent avec force et la font courir en lui ordonnant : « cours, cours », jusqu’au fourgon stationné à quelques mètres de là, sous le regard sidéré des manifestants qui s’écartent pour les laisser passer.
Les femmes en bleu s’avancent à leur tour, policière zélées, elles infligent aux manifestantes le même traitement, tout a été prévu.
Une centaine de personnes sont ainsi arrêtées à la vitesse de la lumière, bien que malmenées, elles seront relâchées.

À peine ces drôles de bolides passés, des herses humaines de policiers se mettent en mouvement et enferment ce qui reste de manifestants, les contiennent et empêchent toute sortie de cet étau. Chacune de ces herses humaines est composée d’environ 100 CNS, boucliers transparents aux poings, casqués, bottés, gourdin en bois, ils avancent et reculent, serrés les uns contre les autres, sur trois rangées. Ils sont à droite, à gauche, au milieu, comme le corps d’un immense serpent à plusieurs têtes, ils encerclent la manifestation, un mur sombre de robocops.
Pendant que munis de talkie-walkies, d’autres policiers en sentinelle informent du moindre mouvement des manifestants qui, aussitôt détectés, sont empêchés de bouger du cercle infernal. Impossible d’avancer.
Qu’à cela ne tienne, la marche se transforme en rassemblement entre immeubles de la place du 1er mai et arrêt de bus.

Traverser cette place assiégée, c’est croiser un morceau d’Algérie

qui révèle toutes les contradictions et les haines encore à l’œuvre dans un pays qui - on l’oublie quand on le convoque à son tour à faire « la révolution » - a connu son cinq octobre 88, son ouverture démocratique échouant tragiquement sur une guerre civile meurtrière et destructrice dont aucune société ne peut sortir indemne.

Chaque algérien tient son livre des comptes. Des comptes qui ne sont pas soldés.
Une femme pleure, drapée dans un hijeb noir, elle improvise un récital poétique dans un magnifique arabe littéraire, elle pleure le peuple algérien. Un homme dit : « elle est malade, la pauvre ». Elle le regarde et froidement lui répond : « je vous laisse la raison, laissez-moi la folie ».
À un groupe qui s’époumone en kabyle, « Oulach smah oulach », on vient discrètement rappeler qu’il vaut mieux parler arabe, finalement tout le monde tombe d’accord pour scander « Les algériens, les algériens », cri de ralliement des opposants.

Et, pendant que chacun cherche sa place dans cette marche qui sans mouvement bouge quand même, un groupe de jeunes du quartier s’invite dans une violente gaîté pour détourner avec dérision les slogans de la marche. Aux manifestants qui scandent comme sur la place Tahrir au Caire, « Le peuple veut la chute du régime », ils répondent, perchés sur les arrêts de bus : « le peuple veut une pincée de chemma, (du tabac à chiquer) ». « Bouteflika n’est pas Moubarek », chantent-ils vindicatifs, en direction des manifestants qui crient, quant à eux : « Bouteflika dégage ». Les femmes sont renvoyées à leur hijeb et les « kabyles » à leur douar, « allez, donc faire le ramadan », leurs lancent-ils, reprenant à leur compte la propagande insidieuse et raciste, diffusée par les canaux d’un régime passé maître dans l’art de disloquer la nation pour ne pas céder une once de leur pouvoir despotique.
Voici, donc, les - pro Bouteflika : ils ont entre quinze et vingt cinq ans, Ils sont agiles et intrépides. Accusateurs, ils crient : « Où sont vos enfants ? » aux vénérables personnalités qui étaient venus les sauver de ce « pouvoir assassin ».
Choqués de cet adversaire inattendu, le pire des adversaires : des enfants ; agressés par leur violence, des manifestants s’énervent et les traitent de « voyous ». Un ancien moudjahid, de ceux qui ont libéré le pays du colonialisme, excédé leur lance : « bâtards ».

Pour les anti-Bouteflika, l’affaire est entendue : ce sont des « voyous payés » par le « pouvoir » pour casser la marche.

Mabrouk, 22 ans, étudiant en recherche opérationnelle, s’en défend : « C’est juste qu’on en à marre, ils n’ont qu’à aller faire leurs conflits ailleurs, ici c’est notre quartier, notre patrie. Quand nous, on manifeste, ils nous traitent de racaille, de voyous. Bien sûr que cela me fait de la peine, je suis un homme moi aussi. La différence c’est quoi ? Parce qu’ils sont des intellectuels, c’est un complexe de supériorité. Alors pourquoi aujourd’hui, ils viennent nous chercher ? Nous, quand on manifeste deux jours, on fait au moins baisser le prix de l’huile et du sucre. Et, eux qu’est-ce qu’ils veulent ? Ces partis nous utilisent comme un moyen pour se frayer un chemin vers la cour des grands ».
Et, de citer Khalida Toumi : « Elle criait, elle aussi à la place du 1er mai, après ils lui ont donné un poste et elle s’est tue, elle s’occupe maintenant de ses affaires. Et Louisa Hanoune aussi, elle gagne combien Louisa Hanoune maintenant qu’elle est députée ? ».
Autrefois opposante au sein du RCD, le seul parti présent à cette marche, Khalida Toumi, est actuellement ministre de la Culture, pendant que Louisa Hanoune est députée du Parti des Travailleurs.

Yacine, 15 ans, élève de terminale, explique à son tour : « Nous on veut la paix. Mon frère, il a vécu les années de sang, il avait peur, le soir il ne sortait jamais, moi, je peux dormir dehors ».

Un troisième ajoute : « Qu’est-ce qu’il leur a fait Bouteflika ? Il nous a ramené la paix. Regarde, je porte des Nike et je mange des Kinder, toutes mes études sont gratuites, les livres sont gratuits, et si Dieu le veut, je serai athlète de compétition, et tout est gratuit », il a 15 ans.

Enfants payés ou enfants paumés ? Hier émeutiers et aujourd’hui contre-manifestants.

Petits hommes en devenir, consciences triturées, traités tantôt comme de la chair à canon, tantôt comme des tubes digestifs. « Il ne faut pas leur en vouloir, ils ne savent pas ce qu’ils font. » s’excuse un homme, la trentaine, leur voisin de palier, « bien sûr qu’il y a des gens payés pour mettre la pagaille, le maire ici est FLN, mais ceux là, ils se cachent dans l’ombre du jour ».
Ils l’écoutent, se taisent, baissent la tête et s’en vont penauds. Ces adolescents n’ont pas eu de grands-frères : leurs grands frères étaient tétanisés par la peur. Ils sont les héritiers d’une histoire récente et violente, la nôtre, qui ne leur a pas été racontée et qu’ils se sont construite de bric et de broc, entre l’école de la dictature et les angoisses encore vivaces de leurs parents.

Ces quartiers populaires que les élites tentent de se rallier,

ont la mémoire de leurs deuils, du prix qu’ils ont payé pour leur adhésion, dans les années 90, au FIS, le Front islamique du Salut : morts violentes, disparitions, torture. « Ali Belhadj on le connaît pas, il a la mort de plusieurs milliers d’Algériens sur la conscience. », dit Mabrouk, leur aîné, en regardant sans ciller Ali Belhadj, son petit bonnet blanc sur la tête se faire embarquer comme un vulgaire manifestant.

Ni le FIS de Ali Belhadj, le Front Islamique du Salut, aujourd’hui interdit, et sa « dawla islamiya », ni son adversaire acharné, le RCD, le Rassemblement pour la Culture et la Démocratie, qui avait soutenu l’armée lors des élections municipales en 1991, « pour sauver la république » derrière les chars, ne trouvent grâce à leurs yeux, dans un rejet inquiétant de tous les partis.
Quand Ali Belhadj est arrivé sur la place, il a été entouré par quelques dizaines de manifestants admiratifs qui se sont jetés sur lui pour l’embrasser, mais dans ce quartier où autrefois il aurait fait trembler la terre, les commerçants, même les barbus, continuaient, imperturbables, leurs petits commerces.

La mémoire partagée, ceux qui, au sein de la manifestation, s’appellent les « démocrates », hésitent entre le rejet, quelques « dégage » fusent et l’acceptation, pendant qu’une femme, la cinquantaine au bord de la syncope s’écrie : « mais qu’est-ce qu’il fait là, celui-là ? Je ne veux pas le voir. Je ne veux pas le voir. »

Les policiers mettront tout le monde d’accord, jouant en finale, le ballet de la guerre froide : désormais il y a trois cercles de serpents.
Un cercle pour contenir les islamistes qui ont accepté après négociation avec la Coordination d’être présents à titre individuel et pas en tant que parti.
Un cercle pour contenir les démocrates
et enfin un cercle pour contenir les « voyous ».

Algérie éclatée, décomposée, plaies béantes et haines cordiales.

Il est midi, la marche qui aurait dû commencer depuis une heure est déclarée terminée.


Les membres de la Coordination nationale se retirent, après avoir pris à témoin les opinions internationales à travers les quarante médias étrangers qui ont été accrédités, bizarrement, par les autorités algériennes pour couvrir la « marche interdite » par crainte « du terrorisme ».
Laissant orphelins les manifestants qui tournent en rond. De braves gens, avocats, universitaires, journalistes, syndicalistes qui tentent à travers des syndicats autonomes de défendre ce qu’il reste dans ce pays du service public, professions libérales, militants sincères de ceux qui se retrouvent depuis 20 ans, au moins, sur cette place comme des porteurs d’une malheureuse ambition algérienne.

Mme Nacéra Dutour, de SOS disparus et dont le fils a été enlevé par les forces de sécurité ne comprend pas : « Mais pourquoi, ils se retirent, c’est ça la marche pour le changement ? Mais des rassemblements comme ça j’en fais tous les jours… »
La place se dépeuple, quelques dizaines de personnes maintiennent l’illusion de la mobilisation.

Quand, curieusement, ceux qui il y a à peine quelques instants étaient pro Bouteflika se saisissent de la place pour, à leur tour, crier menaçants : « Echâab yourid taghyer anidam, le peuple veut le changement du régime ». Le ballet d’hommes en bleu effectue un petit dérapage et improvise un classique : un soupçon de grenade lacrymogène.

Comme si le départ de l’avant-garde autoproclamée, prenant rendez-vous à onze heures exactement avec la Révolution pour la quitter à midi comme de braves fonctionnaires, avait rendu à la réalité toute la brutalité du monde.

Ghania Mouffok
12 février 2011.


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