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TUNISIE : LE SURSAUT DÉMOCRATIQUE ?

dimanche 1er avril 2012

Le Soir d’Algérie
dimanche 1er avril 2012

De notre envoyé spécial à Tunis,
Hassane Zerrouky.

Coup de tonnerre en Tunisie. Personne ne s’y attendait. Le renoncement par Ennahda d’inscrire la Charia comme source de la législation dans la Constitution a pris de court toute la classe politique. Le parti de Rached Ghanouchi a ainsi décidé de conserver sans modification l’article 1er de la Constitution héritée de l’ère Bourguiba. Le communiqué du parti islamiste rendu public lundi dernier est on ne peut plus clair.

« Le bureau exécutif d’Ennahda affirme son engagement à respecter son programme électoral d’octobre 2011 d’une manière générale et notamment l’article 1er de la Constitution qui stipule que la Tunisie est un Etat libre, indépendant et souverain : sa religion est l’islam, sa langue est l’arabe et son régime la République ». C’est à une écrasante majorité – 52 voix contre 12 – que la décision en faveur du maintien de cet article a été prise par la direction du parti. La décision d’Ennahda, qui met un terme à un débat qui risquait de déraper vers une violence ouverte – cela avait déjà commencé – a été saluée par les partis démocrates et laïques et condamnée par les salafistes, par Al Arydha du milliardaire et ex-proche de Leïla Ben Ali, Hachemi Hamdi, basé à Londres, et par d’autres petites formations islamistes siégeant au Parlement.

Tensions, menaces et sursaut des démocrates et progressistes

Le renoncement du parti islamiste à faire de la Charia la source principale de la législation intervient dans un contexte de tensions politiques et sociales extrêmes.
Les discussions interminables sur l’institution ou non de la Charia dans la nouvelle Constitution paralysaient les travaux de l’Assemblée constituante où 40 projets de Constitution avaient été déposés.
Pendant ce temps, les groupes salafistes accentuaient leur pression sur l’Assemblée constituante en multipliant les rassemblements et les agressions.
Laminée, inaudible, l’opposition démocrate et progressiste tentait de surmonter ses divisions pour faire face aux menaces de confiscation de la révolution du 14 janvier.

Après la manifestation islamiste du 16 mars devant le Parlement à l’appel d’un Front d’associations religieuses réclamant « l’application de la Charia de Dieu », scandant « Notre Constitution, c’est le Coran » ou « Pas de Constitution sans Charia », le 20 mars, fête de l’indépendance, plusieurs dizaines de milliers de manifestants démocrates – rassemblement le plus important depuis janvier 2011 — investissaient à leur tour l’avenue Bourguiba aux cris « Le peuple veut un Etat civil », « Nous ne laisserons pas voler notre révolution par les esprits obscurantistes ».
Enfin, « l’appel à la nation » lancé par l’ex- Premier ministre de la transition et compagnon de Bourguiba, Beji Caïd Essebsi, qui s’est traduit le 24 mars par la présence à Monastir, ville natale du père de l’indépendance tunisienne, de plus de 50 partis dont le PDP et Ettajdid, de 525 associations civiles, de tout ce que compte la Tunisie comme personnalités de la société civile, du monde des arts et de la culture, en présence de plusieurs milliers de personnes, a constitué un moment fort de la mobilisation en faveur de la démocratie en Tunisie. L’ex-Premier ministre a surtout appelé solennellement l’ensemble des forces progressistes et démocrates à se rassembler autour d’une « alternative » pour parer à la « régression » qui menace la société tunisienne. « Nous n’avons pas d’autre choix que de taire nos divisions et nous rassembler. Sinon nous sommes cuits », assure Malek, un syndicaliste tunisien.

Victoire écrasante de la gauche aux élections universitaires et premier revers islamiste

À l’origine du sursaut des forces progressistes et de la société civile face aux menaces pesant sur le pays, un fait passé inaperçu mais qui a pesé lourd : le raz-de-marée électoral de l’UGET (Union générale des étudiants tunisiens, dominée par la gauche) aux élections universitaires du 15 mars.

Sur les 284 sièges en lice pour les élections des Conseils scientifiques des universités, l’UGET en a remporté 280 alors que sa rivale d’obédience islamiste l’UGTE (Union générale tunisienne des étudiants) proche d’Ennahda n’en a remporté que quatre.
À l’université de la Manouba, dans la banlieue de Tunis, où les salafistes avec la complicité active des militants nahdhaouis ont tenté d’imposer le niqab avant d’en être chassés par la mobilisation étudiante, les quatre sièges en lice ont été raflés par l’UGET.
Depuis la fin des années 1970, les universités dans les pays arabes et maghrébins ont constitué les lieux à partir desquels les mouvements islamistes entreprenaient la conquête de la société : en Egypte, par exemple, l’université est pratiquement entre leurs mains ; il en va de même en Jordanie, au Yémen, dans les pays du Golfe, au Soudan, à un degré moindre au Maroc et même en Algérie.
On mesure dès lors l’importance de la victoire de la gauche tunisienne aux élections universitaires. Les 400 000 étudiants tunisiens (pour une population de 9 millions d’habitants) viennent d’administrer une leçon à méditer [1].
La raison : en dépit de la répression qui les frappait, d’une police politique omniprésente sous le régime de Ben Ali, les forces de gauche, présentes dans les universités, n’ont jamais laissé le terrain des revendications sociales et politiques aux islamistes. Ce qui, en fin de compte, a pesé et changé la donne. Riadh Ben Fadel du PDM (Pôle démocratique moderniste) avertissait déjà en octobre dernier qu’Ennahda s’apprêtait à investir l’université par le biais de son organisation satellite l’UGTE et qu’il fallait vite réagir ! Par conséquent, malgré les débordements salafistes, la victoire de la gauche tunisienne aux élections universitaires, qui a revigoré l’ensemble des forces progressistes et modernistes, n’est pas sans rapport avec le revirement d’Ennahda.

Autre facteur, tout de même, lors de sa visite en Tunisie, le Premier ministre turc, Tayyip Erdogan, a publiquement recommandé aux islamistes tunisiens une Constitution « civile » qui n’inclurait pas la Charia comme source principale de la législation. Quoi qu’il en soit, le recul d’Ennahda est une mauvaise nouvelle pour leurs frères islamistes algériens.

La partie est-elle gagnée ?

La question de la Charia divisait la direction d’Ennahda, entre d’un côté les « faucons » représentés par Habib Ellouze, Sadok Chorou et Habib Kheder, qui considéraient qu’« il n’y a pas de contradiction entre la Charia et les droits de l’Homme » et que « la majorité du peuple tunisien est favorable à l’adoption de la Charia comme principale source de la législation » et l’aile représentée par le ministre de l’Intérieur Amar Layraydh, le dirigeant et député Noureddine Bhiri, qui affirment que « la Charia n’a jamais figuré dans le programme d’Ennahda ». Ce qui est vrai.

En effet, le programme électoral en 365 mesures ne fait nulle part référence à l’Islam. Même Rached Ghanouchi, après moult tergiversations, a fini par admettre qu’Ennahda ne veut pas graver dans la future Constitution « des définitions ambiguës qui risquent de diviser le peuple ».
Le camp moderniste a applaudi la décision du parti de Ghanouchi mais reste néanmoins vigilant. Qualifiant de « positives » les déclarations d’Ennahda, Abdeljawad Jouneidi, dirigeant d’Ettajdid, a estimé qu’« il faut que les actes suivent et que soit mis fin au laxisme sur le terrain », allusion au ministère de l’Intérieur qui ferme les yeux sur l’activisme salafiste. « C’est une levée de l’ambiguïté, un engagement politique de premier niveau qui va nous permettre d’avancer dans la rédaction de la Constitution. »
Les salafistes djihadistes, considérés par le ministre de l’Intérieur nahdhaoui comme « le plus grand danger pour la Tunisie », n’ont pas renoncé à leur projet. « Je ne suis pas concerné par cette question (l’article 1er de la Constitution) encore moins par votre démocratie, l’ANC et ce gouvernement qui à mon sens n’est pas légitime (…) Un gouvernement légitime est celui qui gouverne selon la parole divine (…) Ennahda a déjà fait son choix pour être dans la voie de la laïcité bien loin de l’Islam et de la Charia », a déclaré au journal tunisien Le Temps du 30 mars, Seif Allah Ben Hassine, alias Abou Yadh, leader des salafistes tunisiens.

Ces débats et controverses ont pour arrière-plan une situation sociale et économique alarmante.
Le chômage touche près d’un million de personnes, les prix grimpent, la spéculation enfle et même la pénurie a fait son apparition.
Le tourisme, qui emploie 400 000 personnes (donc autant de familles) malgré une légère reprise est en berne et l’aide financière occidentale promise tarde à venir alors que, par ailleurs, des entreprises étrangères ferment leurs unités sous prétexte de grèves !

Les problèmes de fond, masqués par la polémique autour de la Charia, demeurent.

H. Z.



pour rappel, voir aussi l’article repris en ligne par socialgerie le 15 mars 2012 :
“TUNISIE : LE PRÉSIDENT MARZOUKI VEUT PÉNALISER LE TAKFIR”
Le Président tunisien par intérim souhaite apaiser les fortes tensions entre laïcs et islamistes en interdisant les accusations d’apostasie.

se référant à l’importante proposition de Moncef Marzouki, président intérimaire de la Tunisie, d’inclure dans la Constitution l’interdiction du "Takfir" (l’excommunication" , utilisée comme arme absolue et perverse à des fins politiques réactionnaires par les intégristes salafistes).



Voir en ligne : http://www.lesoirdalgerie.com/artic...


[1Il existe 13 universités et 178 établissements supérieurs en Tunisie.

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