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Fethi Benslama « Abattre un régime injuste est un début, cela ne fait pas la justice »

La Tunisie et ses problèmes

mercredi 27 juin 2012


Psychanalyste (*), Fethi Benslama est aussi un fin connaisseur du monde arabe et de l’islam. Défenseur de la laïcité, militant de l’« égaliberté », il revient sur les contradictions qui travaillent la Tunisie, un an et demi après la chute du tyran Ben Ali

Publié sur Humanite (http://www.humanite.fr), 22 juin 2012

Où en est-on du « processus » du soulèvement tunisien ? Que reste-t-il de la révolution, depuis que les islamistes d’Ennahdha ont remporté les élections ?

Fethi Benslama. Nous sommes dans un moment difficile et paradoxal, où le péril et ce qui sauve coexistent. La crainte et l’espérance sont en prise. Le soulèvement a permis la libération de la dictature, mais la libération n’est pas la liberté. Abattre un régime injuste ne fait pas la justice. Il faut construire les conditions durables de la liberté et de la justice. Et là le processus de transition se heurte à des intérêts divergeant avec la visée de la révolution, à une volonté d’appropriation, souvent d’ailleurs au nom de la révolution à laquelle on veut mettre fin.
La situation s’est progressivement tendue en Tunisie, il y a une accélération au cours des dernières semaines vers une confrontation lourde de conséquences. Il est clair maintenant que le parti Ennahdha, d’orientation islamiste, ainsi que le gouvernement qui en est majoritairement l’émanation veulent exercer un pouvoir hégémonique et changer la société tunisienne selon leur conception religieuse. Ils rencontrent une résistance très forte de la part de la société civile tunisienne, de l’opposition républicaine du centre et de la gauche, du puissant syndicat tunisien l’UGTT, de la presse et des élites intellectuelles.
Ennahdha a fait croire au cours des dernières années qu’il avait changé, qu’il était devenu un parti démocrate d’inspiration islamique. Or, les actes et les discours démontrent le contraire. Les élections du 23 octobre 2011, où il a obtenu la majorité à l’Assemblée constituante (40 % des sièges), avec seulement 20 % des électeurs à cause de l’éparpillement des voix de la gauche dans des centaines de listes, l’ont grisé. Nous avons vu progressivement ressortir les vieux réflexes que l’on croyait abandonnés.

Il y a donc un danger en Tunisie de se retrouver avec un régime pire que le précédent, mais la vitalité de la résistance est telle qu’elle fait reculer chaque fois le pouvoir islamiste. La récente affaire du Printemps des arts est un exemple parmi bien d’autres de la persistance d’un atavisme menaçant pour les libertés. Ennahdha s’est joint aux mouvements salafistes pour accuser des artistes d’outrage au sacré et déclencher une campagne de menaces et d’intimidations inacceptable.
Rached Ghannouchi, le président de ce parti, a même appelé à une manifestation de colère avec les extrémistes, qui aurait pu provoquer de graves troubles. Le prétexte en était, entre autres, un tableau qui s’avère être au Sénégal et non exposé à Tunis ! Par la suite, il a fait machine arrière et a annulé la manifestation devant les risques de violence. Les Tunisiens, en résistant, font l’expérience réelle d’une démocratie naissante qui n’a pas été octroyée une fois pour toutes, mais qui résulte d’un combat quotidien. C’est impressionnant ce que les femmes et les hommes font aujourd’hui pour défendre la possibilité ouverte par la révolution et s’en montrer dignes. C’est en ce sens que je peux user de la fameuse expression d’Hölderlin : « Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve. »
Le pouvoir islamiste ne semble pas en mesure de redresser le pays et de répondre aux aspirations économiques et sociales des classes défavorisés, à cause de son incompétence, de son idéologie libérale, et du retour des automatismes identitaires de l’islamisme. Il manipule ceux qu’on appelle les salafistes, dont une partie constitue sa base, pour faire régner une atmosphère d’intimidation et de peur. Il s’empare de tous les leviers du pouvoir dans la haute administration en y plaçant son personnel, sans se soucier de son aptitude à en assumer les tâches.
En un mot, l’hypothèse d’un islamisme qui se recycle dans les responsabilités est mise en doute pour le moment.

Dans votre essai, Soudain la révolution ! (1), vous faites remarquer que l’idéologie islamiste brillait par son absence au déclenchement 
du soulèvement…

Fethi Benslama. C’est exact, pendant le soulèvement les islamistes étaient absents, aucune revendication de type identitaire ou religieux n’est apparue. Souvenons-nous que les trois mots récurrents des insurgés étaient « travail, liberté, dignité » , c’est ce qui a marqué par la suite tous les soulèvements dans le monde arabe. Je persiste à penser que la demande fondamentale des peuples concerne les droits politiques et socio-économiques. Les motifs identitaires sont devenus secondaires.

Mais comment expliquer, 
alors, la victoire électorale des islamiste ?

Fethi Benslama. La raison essentielle de cette victoire tient à l’implantation ancienne du mouvement Ennahda dans les espaces où vivent les populations défavorisées qui n’ont pas profité des effets de la croissance économique de la Tunisie au cours des quinze dernières années. Les islamistes sont apparus du fait de cette proximité, de la répression qu’ils ont subie et des valeurs morales opposées à la corruption qu’ils clamaient comme les plus aptes à réaliser le droit d’avoir des droits.

Les islamistes ont été choisis, majoritairement, comme moyens, et non aux fins d’imposer leur idéologie. Lors des élections, si je ne savais pas qui était exactement ce parti, j’aurais pu voter pour lui. Dans ses tracts, il n’y avait aucun point qui se rapportait à l’idéologie islamiste. C’était le programme d’un parti de gauche ou du centre-gauche dont la laïcité allait de soi. Dans le discours des leaders, l’islam apparaissait comme un supplément d’âme compatible avec la démocratie. Il y a eu un déguisement très habile. Face à lui, la gauche était dispersée entre des centaines de listes, prise dans la bêtise de la lutte « du narcissisme des petites différences », mal implantée localement ; ses leaders, très instruits, avaient les manières d’acteurs appartenant à une démocratie vieille de deux cents ans, la Suède par exemple !

Dans votre Déclaration d’insoumission 
à l’usage des musulmans et de ceux 
qui ne le sont pas (2), vous expliquez que 
le paradigme identitaire de l’islamisme s’est développé à l’aune d’une modernité « qui a ignoré son sujet ». Qu’entendez-vous par là ?

Fethi Benslama. Les pays du monde arabe sont entrés dans la modernité vers le milieu du XIXe siècle. N’oublions pas, d’ailleurs, qu’à la fin des années 1970, les mouvements politiques dominants dans cette région sont des partis de gauche, laïques, et même marxistes pour certains. Les pays du monde arabe ont tout pris de la modernité, sauf ce que j’appelle la « révolution subjective ». Je veux dire que les grandes idées de la modernité n’ont pas affecté en profondeur le sujet de la tradition, elles l’ont ébranlé sans le transformer. La transformation passe par une modification des rapports de pouvoir qui n’a pas eu lieu. Pas seulement le pouvoir politique dans la cité, où les Arabes ont vécu sous le règne de tyrannies terribles, mais le pouvoir domestique, le pouvoir sur le sexe et les relations de genre. Bref, le patriarcat a subsisté, sauf dans quelques pays, comme la Tunisie. Ce qui a manqué, c’est la relève de l’ancien sujet, assujetti à la tradition, la relève du sujet en citoyen, selon le principe de « l’égaliberté », pour parler comme Étienne Balibar.

L’ébranlement sans la possibilité d’une telle relève du sujet a conduit à l’impasse, et a ouvert à la prolifération de l’idéologie islamiste, qui proposait une issue par le ciel.

Revenons sur votre approche de l’islam. 
Que pensez-vous de l’expression « islam modéré », qui réapparaît fréquemment 
dans le débat public   ?

Fethi Benslama. Pour moi, parler d’islam « modéré » ne veut pas dire grand-chose. Il y a des musulmans démocrates et d’autres qui ne le sont pas. Les musulmans d’aujourd’hui veulent majoritairement les inventions politiques de l’Occident, sans parler des inventions scientifiques et techniques, cela va de soi, mais considèrent en même temps que l’Occident a échoué spirituellement. C’est une discussion de fond qu’on ne peut déplier ici. Ils pensent aussi qu’il y a des forces hégémoniques en Occident qui veulent convertir au « Même » toute l’humanité, et les musulmans au premier chef. C’est pourquoi ils veulent associer à l’invention politique leur propre identité spirituelle, en pensant que ça peut marcher ensemble. Je fais là une synthèse, et je parle de l’islam comme si c’était un bloc homogène. Il faudrait entrer dans les détails et dans le jeu des différences sur le fond et sur la forme. Disons simplement que ce que je viens d’indiquer est une tendance axiale qui n’est pas près d’être modifiée. Que chacun en prenne la mesure.

Dans votre Déclaration d’insoumission, 
vous proposez de distinguer l’islam 
comme fait religieux et l’Islam, avec 
une majuscule, comme civilisation. 
Pouvez-vous développer ?

Fethi Benslama. La base de la civilisation, dans l’ensemble de l’humanité, est religieuse. Mais ce que les hommes ont produit sur cette base dépasse le fait religieux. Non seulement leurs créations le dépassent, mais bien souvent elles lui opposent des contre-pouvoirs. C’est ainsi qu’ont pu se développer des arts, des littératures, des philosophies affranchis de la religion. Je m’attache à le montrer particulièrement pour l’Islam. Je dirais même que ce qui a été fait de mieux dans l’Islam relève de la résistance à la religion. Prenons le cas d’Averroès (philosophe arabe du XIIe siècle – NDLR), dans son fameux Traité décisif. Sous les dehors d’une tentative de conciliation de la religion et de la philosophie (la logique), il soumettait la première à la seconde. Ce qui fait problème, ce n’est pas la religion en soi, mais l’appropriation du politique par les religieux. À la limite, je dirais que l’islam n’est pas le problème, on y trouve le pire et le meilleur, comme dans toutes les grandes constructions, mais ce sont les musulmans qui doivent faire des choix dans un vaste héritage. Qu’est-ce qu’ils gardent, que doivent-ils abandonner, quels compromis ? Voilà la grande affaire des vivants à l’égard des morts. Le deuil dans les civilisations est un enjeu considérable.

La distinction que vous faites entre islam 
et Islam ne risque-t-elle pas d’être elle-même instrumentalisée ? La France a déjà été confrontée, au-delà de la question de l’islam, à ce problème d’associations cultuelles tentant de se faire passer pour culturelles afin d’obtenir des aides publiques et contourner ainsi la laïcité.

Fethi Benslama. Un glissement est en effet toujours possible. Pour obtenir la paix dans les banlieues difficiles, certains acteurs politiques sont tentés de fermer les yeux, de faire du clientélisme. Je crois qu’il n’y a pas de solution toute faite pour éviter de telles dérives. Un pragmatisme orienté par un républicanisme démocratique résolu est de bon aloi. Il ne faut pas perdre de vue que les dérives ont pour toile de fond des contextes sociaux très difficiles, qui réclament des réponses sociales énergiques. Au-delà, c’est à la société civile de se mobiliser, aux associations de résister. En Tunisie, si Ennahdha a dû récemment renoncer à inscrire la charia dans la Constitution, c’est uniquement parce que les progressistes tunisiens ont manifesté sans relâche. Ce n’est absolument pas un geste des islamistes, une concession de leur part, comme on peut le lire ou l’entendre ici et là. Ce genre de lecture minimise à la fois le mérite des laïques et la dangerosité des islamistes déguisés en démocrates.

Vous rappelez dans Soudain la révolution ! que l’un des slogans brandis au moment de la chute de Ben Ali, était « game over » (« partie terminée »). Vous considérez que cela témoigne d’un nouveau rapport au politique. N’est-ce pas surtout l’indice d’une inscription dans la vision classique de la démocratie libérale, qui tend à rabattre le politique sur le marché, celui-ci étant effectivement conçu comme un jeu, avec des concurrents à éliminer ? Un jeu fort peu ludique pour ceux qui n’ont que leur force de travail pour vivre . ..

Fethi Benslama. Vous avez raison. Le mot « jeu » en français est ambigu. Il faudrait pouvoir user de la distinction anglaise entre « play » qui désigne le jeu libre et « game » qui se réfère au jeu avec des règles et un tiers arbitral.
Le capitalisme s’est radicalisé au cours des dernières décennies en substituant au « game » un « play » sans limites.
Il y a derrière le « game over » brandi par les manifestants tunisiens l’idée de passer de la dictature qui impose un jeu réglementé jusqu’à l’abus, à un jeu ouvert mais avec des règles.
L’islamisme veut les deux à la fois : la contrainte politique et morale et le libéralisme économique. Le marché mondialisé peut s’en accommoder parfaitement. C’est même un idéal pour lui, car dans les démocraties occidentales, il est obligé à certaines concessions coûteuses pour lui. Ah, s’il pouvait s’en passer ! Mais il le fait de plus en plus, à travers l’invention d’une forme perverse de la démocratie. C’est ce qui règne aujourd’hui.

Ce qui me frappe à travers la crise actuelle, c’est l’émergence d’un nombre important de pervers économico-narcissiques, des prédateurs qui utilisent la démocratie pour détruire la vie sociale de millions d’êtres 
humains, en toute impunité.
Bien plus, avec les encouragements des élites d’État.

(*) Fethi Benslama dirige l’UFR d’études psychanalytiques de l’université Paris-Diderot.

(1) Soudain la révolution ! éditions Denoël, 2011, 10 euros.

(2) Déclaration d’insoumission à l’usage des musulmans et de ceux qui ne le sont pas, 2005, rééditée en 2011 
chez Flammarion, collection Champs, 5 euros.

Entretien réalisé par 
Laurent Etre



Voir en ligne : http://www.humanite.fr/monde/fethi-...

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