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DANS LES RELATIONS INTERNATIONALES

DÉBAT

LE FAIT RELIGIEUX EST PARTOUT 
DANS LES RELATIONS INTERNATIONALES

mardi 13 novembre 2012


Entretien réalisé
par 
Pierre Barbancey

Avocat international, spécialiste du Moyen-Orient, auteur de la “Guerre des dieux : géopolitique de la spiritualité”, Ardavan Amir-Aslani décrypte les affrontements en cours, tant en Syrie que dans le reste de la région, en particulier le rôle joué par le Qatar ou une évolution possible du rapport des États-Unis à l’Iran.

Qui a intérêt, pour reprendre le sous-titre de votre dernier ouvrage, à une « géopolitique de la spiritualité » ?

Ardavan Amir-Aslani. En matière de relations internationales, il ne faut pas faire de l’angélisme. Le fait religieux a fait une irruption massive non seulement dans l’aspect identitaire des gens mais également dans l’élaboration des relations internationales. On ne peut pas lire le conflit syrien autrement qu’un conflit entre les chiites/alaouites et les sunnites/salafistes et Frères musulmans. On ne peut pas lire autrement le conflit à Bahreïn entre une communauté chiite majoritaire dirigée par une minorité sunnite. On ne peut pas lire autrement la situation des chiites dans la province de l’est de l’Arabie saoudite qui recèle tout le pétrole saoudien, autrement que dans un contexte religieux. Même grille de lecture sur la Russie émergente avec l’influence que le patriarche Kirill de Moscou exerce sur l’identification de la politique étrangère de Poutine. De même, on ne peut pas considérer autrement ce qui se passe en Chine avec la consécration en directe d’évêques… En Afghanistan, les talibans ont été « salafisés », notamment avec l’argent du Qatar et veulent utiliser ce pays comme laboratoire, au détriment des Hazaras chiites afghans et les Tadjiks persanophones. Le fait religieux est donc partout dans les relations internationales, y compris dans les différents pays occidentaux. Il n’est qu’à voir la place que l’Église s’octroie en France avec la position sur la question du mariage homosexuel.

Quelle lecture faites-vous du conflit 
qui se déroule en Syrie ?

Ardavan Amir-Aslani. Il y a un pouvoir qui est dirigé par une minorité religieuse, les alaouites, alliée à d’autres minorités que sont les chrétiens, les Kurdes et les Turkmènes. Globalement, cet ensemble minoritaire rassemble un quart de la population totale du pays. Il y a donc d’un côté les alaouites et leurs alliés, soutenus également par la bourgeoisie sunnite d’Alep et de Damas, qui se trouvent face à une rébellion financée par le Qatar et l’Arabie saoudite avec l’aide technique et logistique de la Turquie. C’est une guerre civile, communautaire et religieuse, localement.

Ce conflit est plus large. Il oppose les chiites (dont les alaouites font partie) et les sunnites en général, au Moyen-Orient. Bachar Al Assad est soutenu principalement par l’Iran (plus grand pays chiite au monde) ainsi que par l’Irak (dirigée par des chiites qui sont majoritaires dans le pays à plus de 65%) et des mouvements comme le Hezbollah au Liban. Ceux qui soutiennent la rébellion sont le Qatar, l’Arabie saoudite, c’est-à-dire les plus grands financiers des mouvements sunnites dans la région avec une répartition des rôles : Riyad soutenant les mouvements salafistes et Doha les mouvements issus des Frères musulmans. On peut dire que, aujourd’hui, la rébellion armée est composée exclusivement de Frères musulmans et de salafistes.

Mais il faut lire ce conflit dans un contexte plus large, opposant la Russie aux États-Unis. Dernièrement, les Russes ont critiqué les États-Unis à propos des droits de l’homme notamment par rapport à l’existence de la peine capitale. Ces mêmes Russes prennent position contre les Américains dans un combat géopolitique plus vaste. C’est le cas de la Géorgie avec la question abkhaze et celle de l’Ossétie, de l’opposition russe à l’entrée de l’Ukraine au sein de l’Otan et du monde occidental, et des Américains qui maintiennent une pression extraordinaire sur la Russie pour la contraindre à réduire son budget de la défense au niveau d’un État qui n’a pas de visées internationales. Les États-Unis voient, dans la victoire des rebelles sunnites, l’affaiblissement de la Russie. La seule base russe en Méditerranée se situe à Tartous, à quelques dizaines de kilomètres de Lattaquié, la ville historique des alaouites et du président en place. Pour cette raison majeure, les Russes soutiennent le pouvoir d’Assad.

Les Russes n’ont pas envie de subir ce qu’ils ont subi à propos de la Libye, à savoir le détournement d’une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU, qui visait à protéger les populations civiles mais qui a été interprétée par la France, la Grande-Bretagne et les États-Unis comme étant un mandat pour un changement de régime avec les résultats que vous connaissez. C’est pour cela que les Russes ont opposé, par trois fois, leur veto au Conseil de sécurité sur toutes les résolutions visant à condamner le régime syrien.

Il faut également tenir compte de ce qui oppose tant la Russie que la Chine aux États-Unis, parce que ces deux pays n’ont pas envie que des conflits communautaires ou religieux sur leur propre territoire puissent servir de prétexte à la communauté internationale – i.e. les États-Unis et l’Europe – pour une finalité en réalité géopolitique. En Chine, la communauté ouïgoure représente la majorité du Turkistan chinois, le Xinjiang, où tout le pétrole chinois est concentré ; il y a la question du Tibet avec le dalaï-lama, les bouddhistes tibétains. Deux régions qui connaissent régulièrement des troubles. Les Chinois ne veulent pas qu’un conflit avec les Ouïgours ou avec les Tibétains puisse aboutir à une volonté interventionniste de l’Occident. La Russie a ses propres problèmes dans le Caucase avec les Tchétchènes, ou avec le Daghestan et les Ingouches.

Ces quatre niveaux de lecture – local (alaouites face aux sunnites), régional (l’Iran chiite face à l’Arabie saoudite et au Qatar), plus largement la Russie face aux États-Unis, et enfin la Russie et la Chine face au monde occidental – montrent qu’il s’agit en Syrie d’un conflit particulier. Ce qui est arrivé à Kadhafi ne peut pas arriver à Assad justement parce que celui-ci dispose du soutien de la plus grande puissance régionale, l’Iran, et de la Russie. Alors que Kadhafi n’avait le soutien de personne !

Au départ, la révolte syrienne n’était-elle pas populaire, sur des mots d’ordre de justice sociale et pas dans un clivage de type sunnite/chiite ou alaouites et chrétiens face aux sunnites ?

Ardavan Amir-Aslani. C’est vrai mais seulement pour les premiers jours, même pas les premières semaines. Au départ, il s’est passé un peu ce qui s’est passé en Égypte : un mouvement transcommunautaire, transethnique, de jeunes, d’intellectuels qui militaient pour une démocratie participative. Mais, immédiatement, l’intervention de médias comme Al Djazira (la chaîne qatarie) et Al Arabiya (chaîne saoudienne) a transformé le combat en un combat contre le pouvoir d’Assad et pour l’affaiblissement de l’Iran. Cette intervention qatarie et saoudienne a entraîné celle des Iraniens. D’ailleurs, si l’on regarde ce qui s’est passé en Égypte ou en Tunisie, on s’aperçoit que les islamistes ont capté très rapidement le mouvement, au point de prendre la grande majorité dans les parlements. Le mouvement en Syrie a commencé avec une volonté démocratique transcommunautaire mais s’est vite transformé en une guerre civile telle qu’on la voit aujourd’hui : les uns et les autres armés par les camps en présence.

On assiste à l’irruption du Qatar sur la scène internationale, prenant même le pas sur l’Arabie saoudite. Quelles sont les visées du Qatar ?

Ardavan Amir-Aslani. Le Qatar a obtenu son indépendance en 1971. Mais c’est un pays riche parce qu’il est assis sur un mégagisement gazier qui ne lui appartient pas en totalité. 50% appartiennent à l’Iran qui, du fait des embargos, n’arrive pas à l’exploiter. Dans la péninsule Arabique, vous avez deux pays (Qatar et Arabie saoudite) qui appartiennent à la tradition islamique la plus radicale, celle des wahhabites. Les autres pays du Golfe appartiennent à d’autres écoles sunnites de droit, plus modérées. Ces deux pays défendent une vision de l’islam qui est la plus orthodoxe, la plus radicale possible. Le Qatar considère qu’il doit faire face à deux dangers : l’Iran chiite qui défend une thèse religieuse hostile à celle défendue par l’islam fondamentaliste salafiste qatari ; l’Arabie saoudite qui en veut au Qatar parce qu’elle perd son monopole de l’islam fondamentaliste et sa légitimité. D’ailleurs, la plus grande base aérienne américaine au Moyen-Orient se situe au Qatar et ne vise pas à protéger ce pays d’une invasion iranienne mais d’une irruption militaire saoudienne ! Le Qatar est dépourvu de toute forme de démocratie et défend des valeurs contraires aux valeurs laïques et séculières mais essaie de propager sa vision dans le monde. Il y a deux semaines, l’émir du Qatar a rendu visite au Hamas dans la bande de Gaza, en déclinant l’invitation de Mahmoud Abbas, président de l’Autorité palestinienne, de se rendre à Ramallah, consacrant de fait la souveraineté de Gaza dirigé par les Frères musulmans.

On a le sentiment que la question palestinienne est ignorée sur la scène internationale. Pourquoi ?

Ardavan Amir-Aslani. Netanyahou a fait remarquer récemment que les pays arabes seraient très contents si Israël frappait l’Iran ! Une déclaration qui n’est pas sans fondement. Pour les pays arabes aujourd’hui, la priorité majeure est l’affaiblissement de l’Iran. Israël est plus considéré comme un allié des pétromonarchies du golfe Persique que comme un ennemi.
Certains de ces pays aimeraient bien, d’ailleurs, que les forces israéliennes entraînent leurs polices, leurs services pour pouvoir faire face à l’émergence de l’Iran comme superpuissance. Globalement, pour les dirigeants arabes, le conflit israélo-palestinien est devenu un conflit secondaire, voire tertiaire.

Les représentants de l’islam politique sont-ils devenus des interlocuteurs valables, voire privilégiés des Occidentaux ? La visite de l’émir du Qatar à Gaza ne s’inscrit-elle pas dans 
cette optique ?

Ardavan Amir-Aslani. La visite de l’émir du Qatar à Gaza n’était pas une visite humanitaire. C’était une visite qui, de facto, acte internationalement la scission du peuple palestinien. D’un côté, les islamistes à Gaza, de l’autre le pouvoir séculier de Mahmoud Abbas, amoindri et affaibli en Cisjordanie. Le monde occidental regarde avec crainte ce qui se passe en ce moment dans le monde arabe. Ce qu’on a appelé les « printemps arabes » – pour la construction d’un État de droit, pour la démocratie participative… – a été détourné par les islamistes qui étaient les mieux organisés et qui disposaient de sources de financement non négligeables. Les Occidentaux composent maintenant avec ces pouvoirs. Le monde arabe est en train de régresser, pas d’avancer. La tragédie de l’islam est qu’il a eu sa renaissance avant de connaître son Moyen Âge. Il connaît aujourd’hui son Moyen Âge.

On parle effectivement beaucoup 
d’une intervention contre l’Iran. Faut-il y croire ? 

Ardavan Amir-Aslani. Tous les anciens du Mossad et du Shin Beth ainsi que l’actuel chef d’état-major de l’armée israélienne disent qu’il faut arrêter de parler d’attaque militaire contre l’Iran parce que ce serait contre-productif et que ça ne marcherait pas. Netanyahou est le seul à défendre cette thèse. Il n’est même pas soutenu par Ehoud Barak, son ministre de la Défense, pour qui les Iraniens ont cessé leur quête de nucléaire militaire. Parce que les Iraniens ont transformé une partie conséquente de l’uranium enrichi à 20% en matières pour leurs réacteurs civils. Les Iraniens considèrent que, concernant les négociations sur le nucléaire, le groupe 5+1 (États-Unis, Russie, France, Grande-Bretagne, Chine et Allemagne – NDLR) ne marche pas. Ils auraient demandé des rencontres bilatérales directes avec les États-Unis après l’élection présidentielle américaine. Il existe un faisceau d’indices qui montrent d’ailleurs que les choses changent : le discours modéré d’Ahmadinejad devant l’assemblée de l’ONU, les déclarations d’Ehoud Barak et même celles de François Hollande qui a redit le droit de l’Iran à posséder le nucléaire civil. On est à la veille d’une volte-face radicale dans la région sur la question iranienne. Les États-Unis se rendent compte que le pétrole produit par les pays sunnites est devenu minoritaire. L’Irak a annoncé qu’en 2017-2018 il pourrait produire 12millions de barils. L’Arabie saoudite n’arrive pas à dépasser 9,9millions de barils. Donc, le pétrole produit dans les pays à majorité chiite (Irak et Iran) suffit à dépasser toute la « production sunnite ». Washington voit donc qu’il y a une alternative à sa dépendance vis-à-vis du pétrole des pays sunnites du golfe Persique. Les Américains voient par ailleurs que le meilleur moyen de faire obstacle à l’avancée de la Chine vers les gisements miniers d’hydrocarbures du golfe Persique est de ramener l’Iran dans le camp occidental, comme cela a été fait avec la Birmanie. C’est, à mon sens, ce qui fait l’objet de négociations aujourd’hui.


Parcours d’un magistrat

Avocat au barreau de Paris, Ardavan Amir-Aslani est spécialiste de droit public international, conseil auprès des États en investissements étrangers et finance islamique, expert en réflexion stratégique.
Il a été nommé à l’Institut des hautes études de défense nationale en juin 2000.
Il est président de la chambre de commerce France-Azerbaïdjan et fondateur de l’Association des orientalistes de France.
Ce juriste d’origine iranienne est également professeur de géopolitique au sein de l’École des hautes études commerciales (HEC) de Paris.
Il est l’auteur de plusieurs ouvrages portant sur les relations internationales. Dernier en date :
“la Guerre des dieux : géopolitique de la spiritualité” (Éditions Nouveau Monde, 2011) où il s’interroge sur l’avenir des printemps arabes.
Comme on le verra dans l’entretien ci-contre, Ardavan Amir-Aslani considère que de nombreux conflits doivent être abordés à l’aune du fait religieux. Il avait auparavant publié
“Iran : le retour de la Perse” (Picollec, 2009), où 
il soutenait l’idée de la nécessité d’un Iran fort, puissance régionale stabilisatrice, pays où, selon lui, paradoxalement, une séparation du religieux et du politique serait 
en train de s’opérer.

Entretien réalisé par 
Pierre Barbancey



Voir en ligne : http://www.humanite.fr/monde/ardava...

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