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EN QUOI Henri ALLEG EST-IL PRÉCIEUX AUX NOUVELLES GÉNÉRATIONS ?
samedi 10 août 2013, par
par Sadek Hadjerès
le 27 juillet 2013
Figure respectée du mouvement national et du journalisme algérien, personnalité de notoriété internationale, Henri ALLEG nous a quittés après une vie bien remplie de combattant tenace, exemplaire d’intelligence et de générosité. Comme ses enfants, sa famille, ses innombrables amis, nous ne serons plus sous le charme de sa silhouette souriante et bonhomme de « little big man », sincère et direct, au regard malicieux derrière ses lunettes cerclées ; plein d’allant et d’énergie, d’humour et du sens de la dérision, irradiant la sympathie autour de lui. Malgré l’inexorable fait accompli biologique, il est encore parmi nous, dans les esprits et les cœurs, par la qualité et l’envergure de son parcours.
Chacun l’a exprimé à sa façon. Une ancienne militante aux convictions laïques m’écrit en réprimant à peine un vœu irréaliste : « des gens comme lui ne devraient pas mourir ! ». Des citoyens en nombre le tiennent pour un des leurs et l’expriment sur le registre religieux : « Allah irahmou, que Dieu le tienne en sa miséricorde ». En France, son témoignage « La Question », avait en son temps et jusqu’à aujourd’hui suscité l’émotion et de fortes solidarités dans un éventail diversifié d’opinions. Chez tous, c’est l’admiration envers le courage physique et moral mais aussi et surtout politique.
L’homme qui a vaincu les tortionnaires
L’émotion admirative se retrouve chez toutes les générations, parce que le fléau de la torture érigée en système, est toujours prêt à rebondir, comme une hydre à plusieurs têtes. Huit ans après que Henri, victime des racistes colonialistes ait eu l’honneur de le démasquer par son vécu et sa plume, Bachir Hadj Ali a retracé dans « L’Arbitraire » comment à son tour il a dit « NON » aux sbires d’un pouvoir se réclamant du nationalisme tout en torturant au long des décennies ses propres nationaux. Une vingtaine d’années plus tard, des dizaines de jeunes, syndicalistes et militants étaient atrocement torturés après avoir été arrêtés « préventivement » à la veille des manifestations d’Octobre 88. Nombre de ceux qui dans les comités contre la torture ont dénoncé ces actes ont été mystérieusement assassinés dans les années suivantes. Les années 90 ont été celles des sévices d’une barbarie inouïe, perpétrés sous la responsabilité des clans hégémonistes rivaux et le déferlement de haines civiles à grande échelle, trahissant aussi bien les valeurs religieuses que républicaines dont les uns et les autres se réclamaient. Rien ne dit que les actes d’arbitraire qui jalonnent aujourd’hui le quotidien algérien, ne déboucheront pas à nouveau, faute d’issues politiques pacifiques et démocratiques, sur des paroxysmes de bestialité.
Dans un sens, les jeunes qui découvrent par les récits et les hommages le courage de Alleg et de tous les hommes et femmes qui ont affronté et défié les bourreaux, sont d’une certaine façon mieux armés contre les scepticismes et les découragements ambiants. Ils découvrent un personnage et un comportement qui les rassurent, leur rend confiance dans la générosité et la grandeur du genre humain, discrédité à leurs yeux par les trafiquants de la politique.
Il reste cependant pour tous à mieux comprendre que le courage ne se limite pas à la résistance physique et morale. Il est l’expression et le prolongement d’un socle de courage politique, édifié dans l’engagement civique et militant. Il est forgé par les lourdes exigences de la mobilisation pour isoler les tortionnaires et leurs commanditaires politiques avant qu’ils ne sévissent et qu’ils ne puissent imposer leur loi à une société terrorisée. C’est le mérite de Henri Alleg de s’y être employé toute sa vie, c’est le message principal qu’il laisse à la jeunesse du nouveau siècle.
Au cœur des performances
d’Alger-républicain de son époque
L’un des secrets du succès d’Alger-républicain dans les deux périodes où Alleg fut le pilier central de sa direction et de sa rédaction (1950-55 et 1962-65), tient dans une raison simple. Elle compensait l’insigne faiblesse des moyens matériels et financiers, par la solidarité populaire qui en a fait chaque fois le premier quotidien national par l’audience et la confiance de ses lecteurs, dont chaque enfant scolarisé faisait lecture à ses parents et son entourage peu lettrés.
Le secret résidait dans la conjonction souhaitable mais non évidente ou facile à réaliser, entre deux exigences simultanées chez le militant engagé dans les affrontements sans merci contre l’oppression et l’exploitation. D’un côté comme être humain, Alleg était d’une sensibilité aiguë aux souffrances, à la soif de dignité de ses congénères, qu’ils s’appellent Youssef ou Joseph, en Algérie ou ailleurs. Dans le même mouvement d’indignation et comme acteur politique, il comprenait et déjouait plus que quiconque les mécanismes du comportement diviseur des cercles colonialistes et impérialistes, ou de leurs émules « nationaux ». La division était la seule chance pour eux de pérenniser l’injustice du joug colonial ou des dictatures post coloniales.
Pour lui, la sensibilité sociale aiguë et l’attachement aux valeurs culturelles nationales qui nourrissaient son patriotisme algérien allaient de pair avec la rationalité universaliste et l’internationalisme sans concession. Dès qu’ils étaient mis en œuvre ensemble, l’un et l’autre de ces volets se renforçaient mutuellement.
Pour ces deux raisons, Henri « Hamritou », bien que né hors d’Algérie, faisait partie des élites algériennes les plus proches de leur peuple. Il en était plus proche, grâce à sa vision sociale et internationaliste, jusqu’au sacrifice, que ne prétendaient l’être ceux pour qui le nationalisme populiste était aussi ou surtout un placement, une opportunité à saisir pour faire de leur peuple en mouvement un marche-pied vers les prérogatives présentes et futures du pouvoir. Henri, quand il lisait pour le chauffeur que lui avait affecté le parti FLN, les panneaux de circulation en arabe qui venaient brusquement de remplacer les panneaux en français, était beaucoup plus proche de son peuple que les bureaucrates qui avaient commis cette mesure précipitée, sans travail de formation ni respect de leurs administrés.
Cette conception humaine et politique du rapport à son peuple, inspirait le responsable communiste résolu qu’était Alleg. Elle explique pourquoi il est parvenu le plus souvent avec les équipes rédactionnelles de son époque, à conjuguer sans « takkabour » (esprit de supériorité) la fermeté de l’engagement patriotique et de classe avec l’ouverture, l’empathie et l’écoute envers la société, les simples gens, les couches laborieuses, les citoyens et citoyennes aux aspirations saines et ordinaires, dans la diversité de leurs courants de progrès et de leurs sensibilités culturelles.
Pour lui, la fermeté et l’ouverture étaient deux qualités complémentaires, que souvent des patriotes et militants sincères ont opposées et caricaturées, en basculant à des degrés divers soit vers le dogmatisme autoritaire et sectaire, soit vers des alignements opportunistes sur les pouvoirs en place. Evitant et combattant ces deux écueils, Alger-républicain était devenu naturellement l’espace attractif vers lequel se tournaient les ouvriers, paysans, intellectuels et artistes en lutte ou les détenus nationalistes de l’OS qui comme Abane Ramdane remerciaient du fond de leur prison le journal pour ses appels à la solidarité active envers leur grève de la faim.
J’illustrerai plus tard le talent et les efforts persévérants de Henri, pour articuler ces deux orientations aussi précieuses que non contradictoires durant son parcours algérien. Il a de façon soutenue encouragé l’esprit d’initiative individuelle et collective, de rigueur morale, de respect de ses vis-à-vis quel que soit leur « rang ». Ce comportement est seul générateur de confiance et de dynamisme unitaire entre acteurs, qu’ils soient individuels ou partenaires sociaux et nationaux collectifs. Là est le secret principal de l’impact historique d’Alger-républicain dans ses deux époques les plus fastes, contrastant avec son déclin ultérieur, dans des conditions nouvelles, certes plus complexes.
Le contexte inédit à partir des années 90 méritait précisément la continuité dans les meilleures traditions, le déploiement d’une maîtrise dialectique encore plus grande aussi bien envers les contradictions internes et internationales qui avaient surgi, qu’envers les potentialités nouvelles en matière de mobilisation et d’alliances. Faute de quoi, ce quotidien est malgré lui apparu à une opinion désorientée, non comme le défenseur autonome, qu’il avait toujours été, des larges intérêts nationaux, démocratiques et sociaux d’une Algérie gravement frappée par les rivalités de pouvoir, mais comme le représentant d’une secte qui face aux pressions n’a pas su et pu préserver le rôle éclairant et rassembleur qui fit sa force et son prestige passés.
Ce n’est pas le lieu ici - ce sera fait plus tard, avec si possible la coopération souhaitable des acteurs encore présents - de décrire de façon précise, constructive et sereine, les mécanismes par lesquels le quotidien prestigieux a décliné contrairement aux attentes après la « libéralisation » enfin arrachée de la presse de 1989. Tout n’est pas imputable à l’acharnement diversifié des forces et services de sécurité pour qui un tel quotidien était un opposant redouté en raison de son audience populaire et sociale vérifiée dans le passé.
Lorsque le quotidien a reparu après une interdiction d’un quart de siècle, la relève dirigeante et rédactionnelle a échoué alors qu’elle avait pourtant fait déjà un large consensus et même un début d’application.
Le responsable de nouvelle génération mis en place avait, avec avec d’autres militants expérimentés, l’envergure et les qualités politiques et humaines similaires à celles déployées par Henri Alleg, -lui même devenu la cible de calomnies sournoises le taxant « d’archaïsme ». Leur compétence, leur tact, leur esprit unitaire reconnus à travers les tâches délicates des années clandestines, leur rejet des flatteries, des intimidations et des intrigues s’ajoutaient à leur bonne maîtrise des problèmes sociaux et idéologiques émergents de la société et de la jeunesse algériennes.
Leur mise en place a été interrompue et torpillée dans les semaines qui, après les élections municipales de juin 90, ont suivi la campagne de dévoiement du PAGS pour le contraindre à s’aligner sur les secteurs du pouvoir qui travaillaient à aiguiser une grave fracture au sein de la société et de la nation. L’erreur dans la politique de promotion nécessaire des cadres du journal a été commise sous la pression d’un pouvoir hostile, puis aggravée par l’affaiblissement ou l’abandon de méthodes et comportements démocratiques qui avaient fait la force des équipes passées. Pour le journal, cela s’est traduit par une coupure sérieuse avec sa large base sociale potentielle dans un pays assoiffé de vérité, de clarté et de paix. Il se vérifie que l’avenir et la réussite d’un titre historique requièrent une continuité adaptée aux nouvelles conditions et la mise en œuvre des ressorts confirmés de ses succès passés.
ALLEG , une des figures symboliques
d’une tradition démocratique nationale
Alleg dans son parcours algérien fut conforté dans le sentiment de n’avoir pas été le seul à déployer son énergie vers des mobilisations unitaires à la hauteur des objectifs vitaux communs. D’autres, par delà leurs appartenances et structures politiques, par delà leurs horizons idéologiques respectifs, ont appelé comme lui à édifier les passerelles pour joindre les efforts, transcender sans se renier leurs sensibilités identitaires et idéologiques différentes. Afin que les tentations hégémonistes ne transforment pas leurs différences normales et légitimes en barrières trompeuses, en pièges néfastes pour l’action unie dont le pays avait besoin.
Alleg en marxiste convaincu, est dans notre histoire l’un des membres éminents d’une grande famille trans-partisane où se côtoient des figures emblématiques rassembleuses, étrangères aux tentations hégémonistes. Comme le cheikh Abdelhamid Benbadis, l’archevêque (puis cardinal) Etienne Duval (dit « Mohamed ») ou le chrétien progressiste André Mandouze, ainsi que les prêtres ouvriers liés aux « théologies de la libération », ou encore le militant-élu MTLD Houari Souiyah d’Oranie ou l’UDMA Mohamed Bensalem, populaire correspondant d’Alger républicain à Djelfa-Laghouat, le leader syndical rassembleur Lakhdar Kaïdi, animateur de grèves historiques sous le régime colonial, l’intellectuel humaniste et chantre de l’amazighité culturelle Mouloud Mammeri, la femme de lettres et de culture judéo-berbéro-andalouse et moudjahida, Myriam Ben (Marilyse Benhaïm), tant d’autres ont tissé ensemble ou chacun de son côté, sans craindre la franche et loyale confrontation d’idées, la trame d’un élan unitaire aux différents niveaux de la scène politique.
Toutes et tous ont assumé dans la clarté leurs différences en valorisant les vertus de l’union à travers l’action, l’abnégation et les sacrifices partagés. Ils ont ressenti, alimenté et construit ensemble la conscience d’une identité humaine, sociale et progressiste commune qui transcende et rassemble en un faisceau offensif leurs idéaux respectifs, dans les voies patriotique, démocratique, sociale et internationaliste.
Le cheikh Larbi Tebessi avait résumé l’esprit de ce courant profond même dans ses aspects insuffisamment formalisés, quand en aout 1951 il avait présidé le meeting inaugural du FADRL (Front algérien pour la défense et le respect des Libertés) qui regroupait tous les partis et associations nationales. Il déclara, sous un torrent d’applaudissements unanimes : « Ce Front ne demande à personne s’il est musulman, chrétien ou juif. Il ne lui demande que ceci : es-tu décidé à lutter pour le droit et à combattre pour la liberté ?... Nous ne faisons pas de différence entre Algériens de naissance et de cœur. Nous ne faisons pas de différence entre Fatima et Marie. »
On comprend pourquoi les colonialistes ont assassiné en lui en 1956, comme ils l’auraient fait pour Henri s’ils l’avaient pu, le rêve d’une Algérie qui aurait été avant l’Afrique du Sud l’initiatrice d’une ère nouvelle de transition vers la liberté et la fraternité humaines.
S’agit-il aujourd’hui d’une problématique périmée, du seul fait qu’on ne peut pas refaire l’Histoire ? Je pense au contraire que pour l’Histoire à venir, elle est plus que jamais à l’ordre du jour, à une échelle plus vaste dans une planète agressée massivement par des dangers grandissants. Repérer ensemble les réels enjeux d’intérêts stratégiques et économiques occultés par les appels intégristes aux affrontements bellicistes, est devenu encore plus vital pour les habitants du monde, quelle que soit la couleur de leur peau, leur langue, la divinité, la confession ou la philosophie en lesquelles ils se reconnaissent.
Nous sommes malheureusement à l’heure où les ennemis de toujours suscitent avec succès des affrontements aussi sauvages qu’absurdes à l’échelle transcontinentale, non seulement entre musulmans et non musulmans, mais aussi et surtout entre acteurs se réclamant tous de l’islam. Survivre ou non à ces périls signifie avant tout rester ou non les jouets des aveuglements suicidaires.
Trois décennies de la montée en force du néolibéralisme mondialisé, mettent de plus en plus en lumière la vanité et le danger des approches métaphysiques. Elles tendent à opposer dans leur globalité les courants dits « laïques » aux courants qualifiés d’islamistes. Pour Henri comme pour tous les partisans d’une vision philosophique matérialiste de l’Histoire, le clivage réel et fondamental traverse les courants d’inspiration culturalistes sans exception. Ce clivage oppose de façon existentielle les partisans de l’indépendance, de l’égalité et de la justice sociale aux forces de la réaction néolibérale mondiale et à ses valets et émules sous- développés.
Les deux camps fondamentaux sont présents autant chez ceux qui se réclament du « laÏcisme » que de « l’islamisme » ou d’autres « ismes ». La position de principe des partisans de la démocratie souverainiste et sociale est de ne pas se tromper de cible, de peuple et de combat. Elle est de défendre leur autonomie de pensée et d’organisation contre les hégémonismes et fondamentalismes laïcs ou religieux, qui instrumentalisent la confusion. Il s’agit d’être corps et âme aux côtés et au sein de la société opprimée, exploitée, cherchant les voies de sa libération.
Le parcours de Henri Alleg, de ses camarades et amis dans le mouvement national illustre bien ce choix. Il a été celui de la lutte positive et unitaire contre aussi bien l’arbitraire sauvage des oppresseurs que contre les aveuglements chauvins et les replis sectaires des opprimés. C’est pourquoi son nom est si honoré dans le monde. C’est pourquoi aussi, en attendant de revenir plus tard sur la portée et les aléas des idéaux rassembleurs que nous a légués Henri, je soumets aux lecteurs quelques épisodes de son parcours algérien.
Ils figuraient dans la lettre que je lui adressai en 2005 à l’occasion de la présentation de son ouvrage « Mémoire algérienne » à la fête de l’Huma, à laquelle je ne pus malheureusement assister. Ce témoignage provisoire gagnera à être complété, il me semble déjà aujourd’hui significatif.
Sadek Hadjerès
27 juillet 2013
publié dans le Quotidien d’Oran
du 1er août 2013
Pour lire la “LETTRE DE S. HADJERES À HENRI ALLEG, SEPTEMBRE 2005” (site « socialgerie », cliquer sur le lien :