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COMMÉMORATION - HOMMAGE à RABAH GUENZET - L’HOMME DU DIALOGUE CRÉATIF

mardi 15 octobre 2013


LE 5 OCTOBRE, VINGT ANS JOUR POUR JOUR APRES L’ASSASSINAT DE RABAH GUENZET… - Sadek Hadjerès - le 10 octobre 2013


HOMMAGE À Rabah GUENZET - INVITATION - COMMÉMORATION le 5 octobre 2013 à PARIS ;


5 OCTOBRE 2013 - ALGER - RECUEILLEMENT SUR LA TOMBE DE RABAH GUENZET À SIDI YAHIA - VIDÉO ;


RABAH GUENZET DANS LE PAGS - L’HOMME DU DIALOGUE CRÉATIF - Sadek Hadjeres - octobre 2007 / oçctobre 2013 ;


Le 5 Octobre, vingt ans jour pour jour après l’assassinat de Rabah Guenzet,

Son épouse Hassina et ses deux filles Rym et Kamila ont invité ses camarades à se souvenir dans le recueillement et la communion de leur idéal partagé. Une sorte de « quarantième jour » dont les tragiques évènements de l’époque ont maintes fois frustré les familles et les amis des dizaines de milliers de victimes (voir l’invitation) .

Une cinquantaine des camarades et ami (e)s de Rabah, présents à Paris ou venus pour l’évènement, se sont retrouvés dans la même émotion, au-delà de leurs opinions et de leurs parcours durant ces vingt dernières années. Le même jour, d’autres rendaient le même hommage à sa mémoire au cimetière de Sidi Yahia à Alger (vidéo).

Tout a fait de cette rencontre un moment exaltant et réconfortant, tourné vers l’avenir comme le souhaitaient les siens en prenant cette initiative. On retrouvait là bien des sentiments et symboles chers à Rabah.

Signe éclatant que si les balles de la haine peuvent mettre fin au cours biologique d’une vie humaine, elles sont impuissantes à arrêter le cours des aspirations à la liberté et la justice sociale. Elles ne peuvent arrêter les luttes solidaires et le redéploiement des qualités que ces aspirations et ces luttes font ressurgir, particulièrement chez les femmes et les jeunes.

En venant à la rencontre, les présents souhaitaient apporter à la famille de Rabah leur soutien et leurs chaleureux encouragements, mais ce sont Hassina et Rym, dans leurs interventions émouvantes, qui ont insufflé courage et optimisme à l’assistance. Elles confirmaient ce que Rabah avait souvent répété à son épouse : souviens-t-en si je venais à disparaître, « la femme est l’avenir de l’Homme » !

Cette conviction n’a fait que grandir dans l’ambiance de Min Djibalina et autres chants patriotiques et internationalistes, cependant Ahmed Lasfer dans sa meilleure forme et son répertoire inépuisable, soulevait l’entrain des danses de chez nous, les applaudissements et les you-yous. La vie triomphait de la mort, elle continuera à alimenter les espoirs, les luttes et l’expérience collectives, à façonner la spirale des hauts et bas de l’Histoire.

À l’assistance, soucieuse de mieux connaître la personnalité du militant, de l’intellectuel, du citoyen et de l’ami Rabah Guenzet, j’avais promis de livrer ce que je savais de plusieurs facettes de son itinéraire, de ses opinions, et de ses interrogations. J’ai puisé dans des matériaux consacrés à la crise du PAGS et rédigés en 2006. Comme tout témoignage, celui-ci est forcément limité et partial. Le site de « Socialgerie » est ouvert à toutes les contributions qui, dans l’esprit d’ouverture et de probité intellectuelle et morale cher à Rabah, pourraient recouper et compléter ce témoignage.

S.H. 10 octobre 2013

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HOMMAGE À RABAH GUENZET

Pour la commémoration du 20e anniversaire de l’assassinat de notre feu père Rabah GUENZET, survenu un 5 Octobre 1993 au sein de notre quartier de résidence (Alger).
Grand humaniste, penseur philosophe, islamologue, ardent militant pour une Algérie moderne démocratique, tolérante et tournée vers l’avenir.

Je vous invite au nom de ma famille à vous joindre à nous
ce Samedi 5 Octobre 2013 à 13h45,
pour se recueillir en ce moment douloureux et nostalgique, à lui rendre hommage dans le respect, la gaieté et une rose à la main,
en mémoire de son dévouement, son patriotisme, son combat pour les droits des femmes, des ouvriers, contre l’injustice sociale et l’obscurantisme.

RDV

Samedi 5 Octobre 2013

À 13h45

À la Maison des Associations du 11ème arrondissement

8 rue du Général Renault 75011 Paris
Accès : Métro : Voltaire /St-Ambroise (ligne 9) /
Bus : Chemin vert (ligne 46 et 69)

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5 OCTOBRE 2013

ALGER À SIDI YAHIA

RECUEILLEMENT SUR LA TOMBE DE RABAH GUENZET

VIDÉO

http://www.youtube.com/watch?v=NaGvO3tH15U

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RABAH GUENZET DANS LE PAGS
L’HOMME DU DIALOGUE CRÉATIF

Sadek Hadjerès
témoignage

Voilà près de vingt ans, était assassiné Rabah Guenzet, au lendemain d’une intervention télévisée où s’affirmaient publiquement le talent et l’efficacité qu’on lui connaissait.

Il était enseignant dans le secondaire. Arabophone et francophone d’une vaste culture, il avait une profonde connaissance de l’islam comme religion et civilisation. Ses convictions démocratiques et communistes, son ancrage dans les couches populaires s’accompagnaient d’une modestie et d’une affabilité exceptionnelles. J’aimais le voir exprimer une espèce d’émerveillement face aux exploits des humains grâce à leurs découvertes et connaissances scientifiques à travers les siècles. Toutes ces qualités en faisaient une personne qu’on aimait rencontrer, on appréciait son écoute et son esprit d’ouverture aux autres.

Les qualités et opinions de Rabah n’étaient pas évidemment pour plaire aux cercles qui n’avaient pas la même perception que lui, aussi bien de l’islam que de la démocratie et de la justice sociale. Faisant preuve de fermeté, mais sans agressivité envers ses contradicteurs, se référant même à certaines des valeurs dont ils se réclamaient, il les désarçonnait par son argumentation, il s’avérait ainsi d’une grande efficacité auprès de leurs propres partisans.

Durant la longue période clandestine, j’avais pu apprécier ces qualités, à la lecture des rapports et comptes-rendus de ses activités. Je ne connaissais pas son physique et comme pour d’autres, je reconnaissais seulement son écriture et son style.

Dès la légalisation du parti, ses qualités humaines en firent pour moi un ami intime. Nous avons convenu entre nous de rencontres chaque semaine chez moi, consacrées à la discussion de thèmes politiques, philosophiques ou de la vie courante. C’était l’occasion pour moi aussi de gagner une plus grande aisance linguistique dans ces séances entièrement en arabe moderne. Je garde un souvenir ému de ces passionnants échanges. Mon épouse était elle aussi émerveillée de sa profondeur et vivacité de pensée, rehaussées par une modestie et une affabilité naturelles.

Mon estime ne fera que grandir pour sa contribution à un groupe de réflexion et d’échanges que je constituai auprès de la direction, chargé d’élaborer des suggestions de caractère global et interdisciplinaire. Ce groupe, en complément et coopération avec les autres commissions de travail plus spécialisées, était ouvert, composé de camarades compétents aux sensibilités ou opinions diversifiées ou même divergentes, mais qui avaient fait preuve d’esprit créatif, d’ouverture et de distanciation, précieux pour déjouer les pièges et limites des penchants activistes, subjectifs ou sectaires. Malheureusement, comme je l’indiquerai en d’autres occasions, l’activité en essor de ce groupe fit de l’ombre à quelques membres de l’Exécutif. Ils croyaient y voir une atteinte à leurs prérogatives. Jugeant sans doute cette démarche au miroir de leurs propres mentalités, ils pensaient que je voulais mettre en place des « dauphins », alors que ce groupe n’avait que des attributions consultatives, sans aucune prérogative organique, sinon mettre les compétences, recherches et réflexions de chacun au service de qui voulait les entendre.

Certains des membres de ce groupe, je l’ai appris des années plus tard mais j’en avais déjà le sentiment, ont reçu des menaces précises et appuyées pour les dissuader de continuer à y participer. Menaces d’autant plus « convaincantes » que leurs auteurs laissaient entendre leur proximité avec les services de sécurité du pouvoir, ce que la suite confirmera. Ecœuré par ces visions d’appareils et de « koursis » et cette peur panique de la créativité intellectuelle au service d’une cause démocratique et socialiste, j’ai moi-même mis fin aux activités de ce groupe. Que les clans ou individus s’estimant porteurs exclusifs de vérité savourent leur omniscience autoritaire au détriment de l’intelligence collective. Ceux qui claironneront plus tard un attachement à leur « modernité » opposée à « l’archaïsme » des autres, ne se rendaient même pas compte qu’ils rejetaient une pratique moderne comme celle des « think thanks », d’une modernité d’autant plus efficiente qu’elle n’était pas au service de groupes de pression et d’intérêts mais conçue dans un esprit de large participation démocratique, dont les conditions pratiques nous avait tant manqué en trois décennies d’interdiction du parti.

Rabah avait pour sa part, comme la plupart des camarades de ce « brain storming » - groupe ouvert à tous comme je le soulignais - une autre conception de la modernité que ceux qui en avaient plein le vocabulaire mais s’accrochaient à des pratiques et intrigues archaïques, allergiques à des échanges qui ne reproduiraient pas strictement leurs crédos. Pour Rabah, la modernité était impensable sans le contenu social et démocratique qui était au cœur de tout son comportement militant.

Ainsi durant les années 80, Rabah Guenzet, comme syndicaliste enseignant, avait mené avec nombre de collègues des luttes revendicatives mémorables. Les cercles du parti unique ne le lui pardonnèrent pas, d’autant plus que contournant les entraves officielles telles qu’illustrées par le fameux « article 120 » du FLN, il agissait avec notre accord en tant que membre et cadre de la FTEC rattachée à l’UGTA. Cela lui valut avec d’autres collègues des mesures répressives sévères puis l’éloignement forcé dans des coins perdus de l’Oranie. Durant de longs mois, il ne céda ni aux pressions ni aux séductions. N’ayant pu réintégrer son poste d’enseignant, il a dû travailler dans la pharmacie que tenait son épouse dans un petit centre de la Mitidja, tout en continuant à militer. Les aspirations et les besoins des couches exploitées et déshéritées étaient pour Rabah le noyau dur légitime et non négociable de son engagement politique. D’où la ténacité et les sacrifices qu’il avait consentis face aux arguties et diversions de toutes sortes par lesquelles les tenants des systèmes autoritaires et de dictature de l’argent tentaient de bloquer ou dévoyer les luttes sociales, considérées par eux comme des diversions préjudiciables aux intérêts nationaux et démocratiques. Un argument fallacieux qui trouvera certaines oreilles complaisantes dans des rangs prétendument modernistes lors de l’offensive antisociale conjuguée des cercles islamistes intégristes ou « républicains ».

En même temps que les foudres de la répression du pouvoir « nationaliste », l’hostilité de certains cercles islamistes parmi les plus réactionnaires n’épargna pas non plus Rabah Guenzet. Ils n’aimaient pas du tout et redoutaient qu’il entretienne des échanges et débats avec d’autres citoyens très croyants ou même politiquement islamistes. On se souvient qu’une des consignes strictes données à leurs activistes était de ne pas adresser la parole aux communistes : signe à la fois d’hostilité viscérale et crainte d’être ramenés sur le terrain des vrais enjeux.

Il est vrai que Rabah comme il me le disait, avait depuis longtemps constaté, non pas une identité mais des similitudes entre les démarches et méthodes de certains cercles FLN les plus réactionnaires et celles de leurs homologues chez les « barbus » comme on les appelait : recours aux injonctions et menaces plus qu’à la persuasion, agressions indignes envers tous ceux dont ils n’approuvaient pas les opinions et les comportements surtout chez les jeunes gens et jeunes filles et évidemment des a priori anticommunistes indéracinables.

Il me disait reconnaître dans les bases populaires des uns et des autres des motivations telles que révolte contre l’injustice sociale et l’arbitraire, sans que ce sentiment s’accompagne d’une conscience claire de leurs tenants et aboutissants sur la scène politique. Il décelait bien les enjeux de pouvoir qui animaient une partie des cadres et états-majors des uns et des autres. Les uns et les autres avaient pour la démocratie une commune aversion, que chacun justifiait idéologiquement à sa façon. Mais pour l’essentiel, les uns voulaient rester les chefs, les « arbab al maqla » au nom de la légitimité nationaliste et les autres, invoquant une légitimité religieuse autoproclamée, cherchaient à tout prix à leur ravir un califat qu’ils estimaient avoir été usurpé par le système en place depuis l’indépendance. L’ambition de pouvoir théocratique enflait dans l’encadrement islamiste au fur et mesure que se dégradait l’image du pouvoir et que sa gestion de l’après octobre 88, consistant à jouer de l’opposition « islamistes communistes » semblait leur ouvrir de grandes possibilités d’y accéder.

L’ambition hégémoniste intégriste ne tardera pas à s’aggraver au fur et à mesure que les enjeux internationaux donnèrent plus de poids aux « djihadistes-takfiristes » retour d’Afghanistan où ils avaient été dirigés les années précédentes par les services du wahhabisme saoudien, cependant que leurs penchants idéologiques dangereux et antinationaux trouvaient des encouragements politiques dans des milieux dirigeants de l’Etat et du parti unique. Ces derniers y voyaient un barrage contre la contestation sociale et politique émanant notamment des communistes , des « berbéristes » et des défenseurs des Droits de l’Homme, Leurs projets réactionnaires étaient portés par un message messianique largement diffusé dans les mosquées, seul espace que le pouvoir avait finalement laissé, non sans arrière pensées et calculs manœuvriers, aux activités sociopolitiques de ses administrés.

Face à ces menaces convergentes contre les libertés et droits démocratiques, Rabah estimait qu’à côté des luttes âpres dans le champ politique, il fallait accorder la plus grande importance à une pédagogie éducative par des arguments ne visant pas seulement à convaincre les cercles déjà convaincus, mais à éclairer les esprits et les cœurs de la grande masse de nos compatriotes honnêtes à partir de leur propre subjectivité forgée par l’Histoire.

Dans la cité populaire d’Alger qu’il habitait, lui et son épouse pharmacienne, Rabah jouissait personnellement d’une grande sympathie auprès de la population, tous âges confondus. Il menait avec tous des conversations sur les différents thèmes concrets et sensibles qu’ils soulevaient et qui ne relevaient pas pour la plupart de la haute politique. Il était classé parmi les « nass el mlah » et de ce fait les gens autour de lui étaient attentifs à ses avis et conseils.

Lorsque la vague islamiste a gonflé après octobre 88, les jeunes en kamiss le pressaient souvent de se joindre à eux pour prier à la mosquée. Il faisait partie de ceux dont on disait « ma ‘andek ma t’goul fih ; khessat lou ghir es-slat ». À l’un d’eux qui se faisait plus insistant, il répondit un jour « Ce n’est pas une obligation d’aller à la mosquée, chaque musulman peut prier chez lui, il n’a pas besoin de se montrer aux autres pour prouver sa foi et s’en vanter ; c’est une affaire entre lui-même et son Dieu ». Il lui ajoute : « Mais d’accord, si tu en as envie, en croyant gagner une « hassana » auprès de ton Seigneur, je viendrai avec toi : à condition seulement et à partir du moment où tu te joindras à moi pour nettoyer régulièrement la place dont la saleté nous fait honte et n’est pas digne d’un mususlman ! ». L’autre interloqué : « pourquoi me dis-tu ça ? ». Parce que, précise Rabah « An-nadhafa min al imân » (la propreté vient de la foi). Le jeune au kamis, plongé dans le redoutable dilemme de l’enfer et du paradis, était loin de ces préoccupations terre à terre. Dans les sermons des prêcheurs aux lèvres de qui il était quotidiennement suspendu, seul comptaient le « tasfiyyat al kouffar », l’épuration des mécréants, et les nouvelles « batailles de Badr », avec sabre et autres moyens s’il le fallait. Autre préoccupation récurrente : ils détaillaient au centimètre près les normes d’habillement ou les comportements recommandables dans la vie courante . Les préoccupations civiques plus positives étaient absentes, celles que les cheikhs des années quarante abordaient souvent dans les « nadis » religieux ou culturels, ou dans les volontariats d’intérêt général dont plus tard Malek Bennabi avait fait l’éloge dans certaines de ses publications, les considérant comme des manifestations d’une foi moderne et conforme aux sources de l’islam.

Après ce subtil échange asymétrique avec son voisin de quartier, Rabah se sentit dégagé, dans la clarté, d’une obligation qu’il ne partageait pas. Car le jeune barbu de son côté n’avait pas estimé que le devoir écologique était aussi gratifiant que les rituels et autres impératifs formels recommandés par les chouyoukh. Comme on n’était pas encore à la période des injonctions brutales et sans réplique des commandos du FIS, le jeune et ses amis en sont restés à l’idée que Rabah était un citoyen égaré et coriace à l’embrigadement, mais porteur d’une culture religieuse qu’ils respectaient confusément. Malgré cela, des activistes islamistes bien identifiés, y compris dans la cité, inquiets de cette bonne réputation de proximité de Guenzet, continuaient à tout faire pour le diaboliser et le marginaliser.

C’était bien dans la personnalité de Guenzet (et d’autres camarades comme lui) , que ce lien dialectique qu’il savait déceler et opérer entre la vie courante, celle des simples gens qu’il côtoyait, et les vues théoriques que lui inspirait sa connaissance approfondie tant des textes religieux que de la philosophie, celle des Lumières de l’âge d’or arabe ou du 18ème siècle français, celle de Marx ou des philosophes contemporains. C’est notamment à travers lui que j’ai mieux connu la figure du grand juriste, théologien et philosophe Ibn Rochd (Averroës) et la pensée syncrétique qu’il avait développée dans « Fasl al Maqâl ».

Il a montré toutes ces compétences, avec d’autres militants et responsables, lors des journées d’études sur le politique et l’islam, organisées par le parti au printemps 1990, qui donna lieu à des échanges passionnants. Il est dommage que les matériaux n’en aient pas été rassemblés et publiés à ce moment là. Ils étaient fortement d’actualité et autrement plus pénétrants que les généralités révisionnistes et pro-libérales qui s’étaleront plus tard dans la fumeuse « Résolution politico idéologique », dite « RPI » [1].

Dans le même temps que se tenaient ces journées d’études, je préparais la prestation télévisée à laquelle j’étais convié pour le 6 mars suivant. Rabah Guenzet et son camarade et ami Abdelkrim Elaïdi, furent mes conseillers attentifs pour ce qui concernait les rapports entre communisme et religion. Leur contribution se révèlera efficace lorsque des islamistes dans le cours du débat m’ont posé l’inévitable question de notre rapport à la Chariäa. Ma réponse, comme me le dit plus tard en réunion Hachemi Cherif, marqua un point et porta loin dans les mosquées où elle suscita des remous et débats interrogatifs. Bien souvent, d’anciens camarades ou simples citoyens rencontrés m’ont rappelé cet épisode télévisé, en même temps que l’œillet que j’avais dédié aux femmes algériennes à l’occasion du 8 mars célébré le surlendemain, ainsi que mon plaidoyer en faveur de la paysannerie pauvre. En substance, j’avais argumenté et souligné que la Chariâ était une création humaine (bachariya) longtemps après la révélation prophétique et non d’essence divine (ilahiya). Comme telle, elle pouvait être modifiée par les lois humaines en fonction des besoins légitimes de la société et des évolutions historiques. C’était la meilleure façon d’éclairer pour les croyants une question que de piètres théologiens et surtout les politiciens intéressés voulaient figer et réduire à des arguments d’autorité ou d’intérêts égoïstes, en dépit de la véritable histoire religieuse et profane de l’islam.

Au-delà des arguments pertinents et de circonstance, le point de vue défendu par Rabah et nombre de ses camarades liés aux luttes de masse, prolongeait dans la pratique le positionnement philosophique du matérialisme historique et dialectique pour qui compte avant tout le comportement dans les actes et la vie sociale. Rien à voir avec les déformations préjudiciables qu’ont imprimé à cette position de principe les pratiques de « l’athéisme militant » qui ont prévalu dans certains pays du camp socialiste ou celles de la variante antireligieuse et islamophobe de cercles politiques français.

De ce point de vue, par son enracinement dans le terreau culturel (classique et populaire) de ses compatriotes, comme par son ouverture aux courants rationnels universels, Rabah n’a cessé de me rappeler tant d’amis et camarades de la même trempe, dont j’ai admiré l’anti-dogmatisme créateur et qui, connus ou dans l’anonymat, ont fait honneur toute leur vie aux meilleures valeurs nationales dans leur diversité, tels que Mohand Ouyidir Aït Amrane (le créateur de l’hymne amazigh en 1945), Abdelqader Alloula, M’hammed Djellid, Sadek Aïssat, Leila Baghriche et tant d’autres. Rabah Guenzet n’était en aucune façon un « éradicateur » (au sens donné à la démarche du pouvoir, essentiellement sécuritaire et répressive), comme cela lui a été reproché à tort dans une publication islamiste se réclamant des droits de l’Homme, et dont j’ai perdu les références. Les armes de sa radicalité étaient au contraire celles du travail de conviction tourné vers les plus larges sensibilités nationales, se proposant de clarifier les faux problèmes et d’aller aux racines économiques, sociales et géopolitiques les plus profondes de la tragédie qui divisait la société.

Après les élections municipales de juin 90, j’eus pratiquement moins d’occasions de rencontrer Rabah pour des séances de travail ou des entretiens suffisamment étoffés. J’en fus empêché, pas tellement par le tourbillon des occupations aussi bien internes que protocolaires, car j’aurais souhaité poursuivre ces rencontres, c’est dans des circonstances aussi complexes qu’elles auraient été encore plus fructueuses. En fait, comme j’aurai l’occasion de l’indiquer plus tard, un véritable quadrillage a été mis en place physiquement et par diverses pratiques autour de moi, sous prétexte de sécurité par des responsables d’appareils, dans la perspective du Congrès, pour filtrer et entraver mes contacts. Il s’agissait de bloquer systématiquement les cadres et militants susceptibles de faire connaître largement mes points de vue sur la stratégie du parti.

Ce qu’est devenu Rabah pendant les mois suivants, je ne peux que l’imaginer par des recoupements divers. Le plus probable est que comme beaucoup d’autres camarades sincères et pleins d’abnégation, il était perplexe sur ce qui se passait, faute d’informations fiables, Car si, comme j’en ai eu quelques exemples, les conspirateurs politico-organiques me présentaient sous le jour le plus noir à certains des militants qu’ils avaient jugés ou rendus « malléables », ils laissaient croire au plus grand nombre que j’étais d’accord avec leur démarche idéologique et cela jetait le trouble et l’indécision parmi eux.

Je l’ai bien compris lorsque vers la fin du Congrès, Rabah vint me proposer d’appuyer sa candidature au Comité central sur la liste préétablie par la direction sortante. Preuve qu’il me croyait solidaire des ceux qui avaient concocté la liste « officielle » Un autre des camarades qui me semblait avoir lui aussi une conception démocratique de la vie du parti, m’avait sollicité de la même façon. Ils croyaient tous deux que j’avais toute latitude de le faire en concertation avec les autres membres de l’exécutif. J’étais peiné de ne pouvoir leur donner, à ce moment là, les raisons de mon impossibilité d’intervenir dans un domaine qui m’échappait vu que je ne voulais en aucune façon cautionner les multiples entorses apportées à la préparation et au déroulement du Congrès. Je jugeais pourtant leur candidature très valable, ainsi que celle de nombreux autres cadres éprouvés dans les luttes, mais écartés ou ayant refusé de participer à un congrès faussé au départ. Elle était bien plus méritoire et représentative que celle de nombre d’autres, mises en selle sans vrai débat pour la future direction. Je leur ai donc conseillé de poser leur candidature sur la liste ouverte, une innovation que moi-même et Noureddine Abdelmoumène venions dans la nuit précédant la dernière journée du congrès, de faire adopter par l’exécutif en place, sous la pression de l’atmosphère générale, alors que les conjurés y étaient depuis longtemps hostiles. Ils avaient en effet tout fait pour acculer les militants à la passivité et la discipline contrainte, sous prétexte que la situation alarmante du pays nécessitait des procédures d’urgence. C’était la première fois que le vote allait se faire à bulletin secret et sur des candidatures présentées librement en plus de celles recommandées par l’exécutif sortant.

Malheureusement cette bonne mesure était trop tardive pour être efficace. Les candidats éventuels ne pouvaient se signaler à temps aux congressistes qui, connaissant leurs mérites et leur probité et sur la base de l’expérience, auraient pu faire les choix correspondant davantage à leurs sensibilités idéologiques et leurs confiances personnelles. J’ai appris bien plus tard que des rumeurs malveillantes avaient été lancées selon lesquelles certains candidats exclus de la liste proposée par la direction sortante, l’avaient été parce que « Sadek avait été défavorable à leur inscription », alors que cette liste avait été fabriquée entièrement par les auteurs de ces rumeurs.

Après Février 93 (création du mouvement Tahaddi consécutif au « sabordage » organisé du PAGS) un certain nombre de militants sincères, séduits par l’idée de modernité et non encore désillusionnés par l’usage qui en était fait dans la tourmente abattue sur l’Algérie, ont adhéré au Tahaddi. Ils l’ont fait sans doute dans l’espoir d’assurer la continuité de ce qu’il y eut de meilleur dans le parti des travailleurs et du socialisme. Rabah était l’un d’eux. J’étais peiné de ses désillusions à venir car j’étais persuadé qu’avec les auspices sous lesquelles était né ce mouvement, il n’hériterait que de certaines insuffisances ou erreurs que le PAGS n’avait pas surmontées, sans faire fructifier les orientations qui avaient fait sa force et son ancrage grandissants au profond de la société, chez les travailleurs manuels et intellectuels. Au cours de cette période, Rabah a confié ses interrogations, ses craintes et ses doutes à un de ses amis les plus proches (dont je ne cite pas le nom, n’ayant pu le consulter à nouveau). Il est certain qu’avec la probité intellectuelle et morale qui le caractérisait, il exprimait franchement ses opinions réfléchies sans souci d’alignement inconditionnel sur telle ou telle consigne qui ne serait pas soumise à l’échange et au débat démocratique. Ainsi un autre témoignage me rapporte qu’il argumenta vigoureusement son point de vue sur une question où il se trouva seul et isolé à propos d’un problème de fond pour lequel ses contradicteurs s’acharnaient à le culpabiliser. Quelques jours plus tard, le seul fait de son retour en réunion fut faussement interprété par ses camarades : « tu as donc changé d’avis » ? Comme si une réunion n’avait de sens et ne pouvait se concevoir que dans l’unanimité, spontanée ou artificiellement imposée. La réaction de Rabah à cette interprétation primaire fut cinglante : si je participe à cette formation politique, c’est pour y apporter ma contribution. Si mon point de vue ne convient pas à certains, discutons-le ; si la discussion dérange, dommage pour le parti et surtout pour notre cause !
Dans son esprit, la dérive sectaire et antidémocratique qui avait brisé le PAGS devait être bannie une fois pour toutes.

Plus tard vint la nouvelle, terrible pour moi, de son assassinat. Parmi les milliers de morts survenues sous les coups de la barbarie obscurantiste ou planifiée, conséquence des haines idéologiques et des calculs hégémonistes ou d’intérêts, les plus douloureuses pour chacun sont évidemment celles des personnes qu’on a connues et aimées.

Comment cela s’était-il passé, je ne l’ai su que bien plus tard, par ses proches, des voisins ou membres de la famille de Rabah. D’autres recoupements restent sans doute à faire, avec des précisions recueillies par les uns et les autres. On sait, entre autres, que Rabah, inquiet des signes extérieurs le menaçant après une prestation télévisée qui l’avait davantage fait connaître, avait suggéré à son responsable principal de s’éclipser momentanément. Son épouse en avait déjà préparé les conditions pratiques, La réponse fut négative, motivée non par une analyse précise des données concrètes, mais par d’inconsistantes exhortations et bravades politico- idéologiques.

Un témoin ami proche de Rabah m’a indiqué que H.C, responsable influent du Tahaddi, apparemment très affecté par cet assassinat, lui avait confié : « on aurait dû être plus vigilant, mais il ne figurait pas dans la liste des personnes menacées ». À quelle liste faisait-il allusion ? Probablement émanant des services du pouvoir.

Je ne sais pour ma part si aux yeux d’un responsable jouissant déjà d’une protection officielle, la vigilance la meilleure consiste à accorder confiance aux seules listes fournies par des organismes officiels. La vigilance ne devrait-elle pas consister plutôt à s’enquérir des conditions réelles vécues sur le terrain par la personne devenue vulnérable à cause de ses convictions ? Et lui fournir les conseils et l’assistance appropriée aux conditions concrètes de son vécu ? La vigilance ne peut être guidée par les seules informations reçues « d’en haut » et d’autorités dont l’hostilité aux communistes était avérée depuis longtemps. Ces informations peuvent être partiellement utiles mais ne sont pas nécessairement les plus fiables. Elles peuvent même devenir trompeuses et créer une fausse assurance, si on néglige les exigences d’une protection politique et pratique du capital humain et militant. Il est vrai que la division et la dislocation des rangs militants avaient annihilé la réflexion nécessaire à une stratégie de vigilance et de protection collective. L’environnement est déterminant, dans de tels cas, ne serait ce que par les imprévus et les fous exaltés générés par les situations aussi exceptionnelles. D’autant plus que, comme me l’a fait remarquer un camarade, les écervelés souvent n’agissent pas spontanément ; ils sont, compte tenu de leur immaturité, préparés à l’acte et pris en charge par les épigones [2].

J’ai eu vers le milieu des années 90 une version plus complète de ce qui s’était passé. Elle confirme mon appréciation sur l’importance de l’environnement. Elle m’a été fournie par une très proche de la famille Guenzet, repliée à Paris après ce coup terrible. A la demande du Tahaddi, Rabah avait assumé une intervention télévisée, avec le talent et l’efficacité qu’on lui connaissait. Se découvrant ainsi aux habitants du quartier quant à ses allégeances organiques, il aurait été après cela normal et préférable de le mettre à l’abri ailleurs, même momentanément. Peu après en effet, étant sur ses gardes il avait observé un scénario suspect et, selon les indications assez précises que le témoin m’a données, il a probablement échappé cette première fois à un attentat. Une personne membre de la famille s’est décidée à trouver le responsable Tahaddi pour lui exposer la situation. Il serait bon qu’il quitte le quartier pour quelque temps. Sa famille a tous les papiers nécessaires pour qu’il séjourne au Maroc le temps nécessaire. Le responsable lui aurait dit : si tout le monde fait ainsi, il ne restera plus personne. Le lendemain ou un peu plus tard, l’irréparable s’est produit. Faute d’être temporairement soustrait au danger sous prétexte qu’il était utile et devait rester symboliquement « présent », Rabah a été perdu pour les siens, pour ses camarades, son peuple et la cause qu’il défendait. Politique de cadres à rebours, dont pouvaient se frotter les mains de satisfaction les anticommunistes de tous bords.

Cette information permet peut être de mieux comprendre l’abattement du responsable Tahaddi évoqué plus haut. Mais le responsable, quoique accablé par l’évènement, n’en mesurait pas ce qui aurait permis de l’éviter. La faille résidait dans un raisonnement qui s’identifiait et faisait confiance à la stratégie et aux motivations d’un clan du pouvoir. C’est-à-dire le contraire d’une approche autonome, différenciée, à laquelle on aboutit normalement en se plaçant du point de vue du peuple, des travailleurs, de leurs intérêts distincts de ceux des factions rivales ou complices dans la course à un pouvoir autoritaire et antisocial.

Il est très difficile de commenter à froid chacun des épisodes dramatiques qui par milliers ont endeuillé les familles et fait sombrer bien des espérances nationales. Si j’avais un seul commentaire à faire parmi tant d’autres possibles, je dirais que la lutte en aval, nécessaire et vitale contre un terrorisme une fois déchaîné, nécessite au moins autant de réflexion politique que les efforts irremplaçables pour empêcher en amont qu’il ne surgisse d’une désastreuse gestion des évolutions politiques. La préservation du potentiel national est à ce prix, sinon c’est payer trop cher les dérives terroristes même si elles sont techniquement jugulées.

Rabah Guenzet aurait été mille fois utile à la renaissance d’une nouvelle Algérie. La seule modernité acceptable et féconde a besoin de ceux qui en portent les éléments créateurs. Elle est portée par les orientations et les acteurs qui ne génèrent pas une cassure désastreuse avec le terreau culturel et de civilisation islamique intériorisé par la société, mais qui en au contraire en assument, en prolongent et en transforment le meilleur de façon critique et constructive, en faisant de la démocratie et de la justice sociale les ferments d’une Algérie libre et heureuse.

Benbadis avait raison quand il a dit, pour réfuter les attaques contre les communistes qui soutenaient ses initiatives ; « Le communisme est un levain du peuple ».

L’itinéraire et l’exemple de Rabah Guenzet honorent cette appréciation. Puissent les générations suivantes la confirmer !

SH
30 octobre 2007
octobre 2013

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[1Ce texte, poussé au forceps d’accoucheurs en mission restera mort-né, puisque malgré les manipulations et pressions, il n’est parvenu ni dans un premier temps à convaincre les militants dont très peu ont réussi à lire la prose indigeste, ni la commission du Congrès et lui faire dépasser le cap de ce dernier, ni plus tard à laisser une trace sérieuse ou inspirer des défenseurs et gardiens soucieux d’entretenir sa mémoire, enfouie dans le sous-sol poussiéreux où fut entassée sans retour la quasi-totalité de ses brochures.

[2J’ai toujours en mémoire l’assassinat de Baptiste Pastor par un jeune européen de l’OAS alors qu’on touchait à l’indépendance. Ce camarade de Bab- el oued, qui n’était pas « pied noir » mais algérien européen d’un rouge indélébile, connu de ses concitoyens comme le loup blanc (plaisanterie de l’époque), à qui aucune mission confiée par son parti ne semblait impossible. Il était aimé et respecté même des pieds noirs de sa génération et de son quartier. Au point que malgré ses convictions, c’était pour lui un miracle d’avoir survécu dans cet enfer tout en vaquant tranquillement à son travail et à ses occupations, avec des précautions calculées. C’était une fausse assurance, sans compter sur la folie de jeunes écervelés chauffés à blanc par l’OAS, comme l’un de ceux que j’avais vu personnellement à l’œuvre au « Champ de Manœuvres » (place du 1er Mai aujourd’hui) et qui comme par hasard se vantait à moi de ses « exploits » au camp de triage et d’internement de Beni Messous. J’y avais passé quelques jours au début mai 62 après avoir été pris par les gendarmes mobiles gaullistes dans une rafle sans avoir été reconnu, passant pour un européen.

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