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LIBYE, LE SENS D’UN CHAOS

mardi 30 septembre 2014

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| © D. R.

Ali Bensaâd [1]
El Watan - contribution
le 14 septembre 2014

Comme l’Irak, la Libye se retrouve dans la strate chaotique des bouleversements qui redessinent le monde arabe.

Dans cette zone de convulsions extrêmes, le chaos libyen semble faire écho à celui irakien et la trajectoire de la Libye vouée à être similaire à celle de l’Irak. L’intervention militaire occidentale est plus que souvent invoquée comme le facteur déclencheur de ce chaos, c’est elle qui aurait ainsi brutalement dessiné cette similarité dans la marche vers le chaos.

Cette intervention marque effectivement, dans les deux cas, le début de l’effondrement institutionnel qui a ouvert la voie au désordre social et sécuritaire. Cela est vrai. Mais seulement en partie. Et sa pertinence est surtout chronologique. Faut-il rappeler que la Syrie n’a pas eu besoin de connaître une telle intervention pour aboutir à une situation bien plus critique, en tout cas par rapport à la Libye. L’enkystement de la violence dans le corps social, la fragmentation sociale et l’éclatement territorial y sont autrement plus importants et dévastateurs.
L’intervention étrangère a certes été un facteur aggravant. Mais elle n’aura fait que précipiter l’expression des faiblesses et ambiguïtés qui pèsent sur le devenir démocratique de ces pays. C’est elle qu’il faut d’abord interroger.

En Libye, comme en Syrie, la rapide et brutale militarisation de la répression a vite fait de piéger les contestations en précipitant l’émergence d’une résistance armée qui n’a pu échapper à sa prise en otage par des « seigneurs de guerre ». Elle révélait ainsi que la brutalité et le niveau de sophistication de la répression étaient encore bien en dessus des capacités de structuration et d’enracinement des contestations.

L’ascendant pris par les milices en Libye date déjà de ce moment, bien avant l’intervention étrangère. Le CNT (Conseil national de transition) formé dans la précipitation de la répression par des élites en exil ou transfuges du régime, a pu être une interface efficace à l’international, obtenant reconnaissances et soutiens dont l’intervention de l’OTAN qu’il a demandée, mais dès le départ et bien avant l’intervention il n’a jamais réussi à établir son autorité ni même des relations étroites avec et entre les divers acteurs d’une insurrection qui s’est réalisée au travers de mobilisations locales autonomes.

La désintégration des structures étatiques n’a pas été comme en Irak le résultat de leur démantèlement par les forces extérieures de l’intervention mais celui des luttes de pouvoir entre libyens mêmes qui ont réussi tout aussi rapidement à liquider un héritage étatique qui, il faut le rappeler, avait déjà été rendu quasi insignifiant par le pouvoir déchu.

La crise en Libye est le produit de luttes de reclassement entre ses élites. Celles-ci sont une conséquence courante des insurrections victorieuses mais, en Libye, elles peinent à être tranchées. Elles n’opposent pas « islamistes » et « libéraux », termes par ailleurs très équivoques dans le contexte libyen, même si les islamistes sont un des acteurs du conflit et y prennent une importance croissante.
Elles opposent nouvelles élites issues de la révolution et élites, reconverties ou non, issues des notabilités déjà établies. Elles se nouent particulièrement autour de la place des révolutionnaires dans les institutions. C’est elle qui pose problème et a ouvert une brèche, comme alliés conjoncturels, à des islamistes en mal de légitimité et dans leur foulée aux djihadistes. Comme elle a ouvert une brèche à toutes les surenchères et dérives.

Certes issue des urnes, la configuration politique mise en place au lendemain des élections de 2012 a remis sur scène les anciennes notabilités. Les parlementaires de l’AFN (Alliance des forces nationales), parti dont a été issu le gouvernement Zeidane, sont pour leur majorité issus des grandes familles et classes aisées. Plusieurs d’entre eux étaient responsables sous El Gueddafi. C’est aussi le cas de ministres. Cette configuration évitait certes l’écueil du scénario irakien de la liquidation des anciennes élites. Mais elle faisait naître un autre obstacle, la marginalisation des révolutionnaires artisans de la chute d’El Gueddafi dont l’intégration n’a pas su être négociée autrement qu’en marchandages clientélistes individualisés.

Mais dans les bastions révolutionnaires à l’image de Misrata, a émergé une nouvelle élite politique et militaire qui a forgé elle-même son ascension et son nouveau statut, investissant corps et biens dans la lutte. La puissance militaire de ses milices reste le garant de la pérennité de son nouveau statut tant que celui-ci ne peut être reconverti sous des formes civiles. Elle revendique un remodelage en profondeur de l’élite politique et économique pour s’y attribuer une place importante, invoquant la légitimité de l’insurrection et la nécessaire « défense de la révolution ».

Même si sous cette revendication dominent plus que souvent des ambitions personnelles dont les dérapages augmentent l’exaspération des populations, la légitimité sociale des insurgés et la force de leur symbolique révolutionnaire opèrent encore auprès de parties importantes de la population, notamment dans les régions qui ont subi le plus la répression comme Misrata. Elles arrivent même à inhiber le désir des autorités de les contrer.

Misrata et Zintan, localités emblématiques chacune d’un des deux camps, incarnent également une divergence dans les soubassements sociétaux et l’histoire politique. Misrata, vieille cité urbaine entreprenante et siège d’une République autonome au début du XXe siècle, a tôt manifesté son opposition à El Gueddafi et en a subi une durable répression de ses élites. La région de Zintan où l’imaginaire tribal est resté vivace (Zintan désigne à la fois la ville et la tribu), avant de se démarquer d’El Gueddafi et de se retourner contre lui, avait été, bon gré mal gré, un élément du jeu tribal de ce dernier. Cette divergence de trajectoire est un des fondements des difficultés de réconciliation.

Non tranchée, ni par la force ni par le compromis, cette lutte de reclassement a donné lieu à des surenchères comme la « loi d’exclusion politique », nœud autour duquel se sont tramés les conflits qui ont abouti à l’aggravation actuelle. Partie de l’idée consensuelle d’écarter les piliers du régime El Gueddafi, elle a été radicalisée par les révolutionnaires frustrés et élargie à l’exclusion de tout responsable ayant servi sous El Gueddafi depuis son arrivée au pouvoir, y compris ceux devenus de longue date ses opposants. Elle a décimé l’armée régulière et les administrations et marginalisé une part importante de l’élite politique dont des fondateurs du CNT et le président du Parlement, l’un des plus vieux opposants à El Gueddafi. Mais elle a surtout fermé le jeu politique et bloqué les organes de la transition. L’escalade militaire du général Hafter au mois de mai visait entre autres à déverrouiller cette loi dont le général lui-même ainsi que le responsable militaire des Zintan Othmane Meliqta ou Mahmoud Djibril, leader de l’AFN, étaient victimes.

Plus organisés, les islamistes se sont renforcés de leur positionnement dans le camp des révolutionnaires. Mais ce dernier ne s’y réduit pas. Il est fait d’un assemblage hétéroclite allant des islamistes à l’ancienne opposition en exil, la minorité amazighe ou les groupes de loyauté locale comme Misrata dont les combattants ont fourni le noyau des « boucliers de Libye » du centre, trop hâtivement réduits à des islamistes.

Des conflits les opposent pourtant, comme l’a illustré la bataille pour le contrôle de la base navale de Tripoli. Omar El Hassi, que les islamistes de l’Assemblée sortante viennent de désigner comme « Premier ministre », avait été en juin leur candidat contre le Misrati Ahmed Miitig. Malgré la faiblesse de leur poids électoral qui se confirme toujours, l’alignement des islamistes sur le radicalisme des révolutionnaires leur a offert le champ d’influence et la légitimité qui leur manquaient, surtout que la question du rôle de la religion dans la législation ne suscite nullement débat et n’est pas vecteur de mobilisation politique.

Le conservatisme religieux fait consensus au sein de la société libyenne et aucune force non islamiste ne se revendique par ailleurs de la laïcité. Il faut rappeler que c’est le CNT, dont la majorité des dirigeants est plutôt identifiée à l’actuel courant dit « libéral », qui a décrété la « Charia » comme source de loi suprême et que celle-ci figure dans le statut de l’AFN « libérale ». C’est en se coulant dans le radicalisme des
révolutionnaires et en l’exacerbant que les islamistes se sont mis politiquement en selle, d’autant que la loi d’exclusion politique ne pouvait les toucher. La plupart de leurs cadres ont intégré la confrérie à l’étranger et ceux nombreux de l’intérieur, qui avaient intégré le staff de Seif El Islam, y échappent aussi car, malgré le statut d’héritier de ce dernier et les considérables moyens dont il disposait, il n’est pas considéré au vu de cette loi comme un lieu de pouvoir formel.

Fortement présents dans les nouvelles structures sécuritaires, les Frères musulmans n’ont pas seulement cultivé une passivité bienveillante à l’égard des djihadistes comme lors de la destruction des mausolées, les attaques contre les intérêts occidentaux ou les assassinats de militaires. Une perméabilité et une transfusion régissent les rapports entre leurs milices. Aujourd’hui elles combattent ensemble. Le positionnement des islamistes, notamment à l’égard des djihadistes, est celui qui pose plus question pour la stabilité. Au-delà du cas libyen, il pose la difficulté du courant islamiste à faire son aggiornamento et à se différencier des conceptions totalitaires et violentes.

Dans un contexte moins contraignant qu’en Tunisie, et avec encore plus de marge qu’en Egypte, la course des islamistes dans la surenchère avec les djihadistes a légitimé et ouvert un espace politique à ces derniers dont l’ancrage civil est faible. De la France de 1944 à l’Algérie de 1962, la reconstruction de l’Etat a toujours buté sur le traitement de la question des insurgés. Commencée en 1962 avec la guerre de « l’armée des frontières » contre les « Wilayas de l’intérieur », la « normalisation » en Algérie ne s’est achevée qu’au milieu des années 1970 après plusieurs tentatives de coup d’Etat dont une réussie et de nombreux assassinats politiques visant les leaders de la Révolution.

En Libye comme ailleurs, le fait insurrectionnel, au-delà du changement de régime qu’il a produit, a été surtout un acte politique et un mythe refondateur. Malgré ses perversions et malgré son potentiel objectivement déstabilisant, il reste un élément cristallisateur indispensable d’un nouveau contrat social. Sa prise en compte et son intégration (par la place des hommes et la réappropriation des symboles) est une condition à la stabilisation et la possible neutralisation des milices et l’éloignement du risque de jonction entre acteurs locaux de la révolution et extrémisme islamiste ou délinquance armée. Si pression de l’extérieur il doit y avoir, il faut qu’elle s’exerce dans le sens de la réconciliation entre ces deux pôles politiques et sociaux, incapables de toute façon de se départager par la force.

Dernier ouvrage paru sur la Libye : “La Libye révolutionnaire”, « Politique Africaine », Paris, Karthala, mars 2012.

Ali Bensaâd : Maître de conférences Aix-Marseille Université


Voir en ligne : http://www.elwatan.com/contribution...


[1Ali Bensaâd : Maître de conférences Aix-Marseille Université

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