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LE TEMPS DE LA GUÉRILLA POUR LA GAUCHE POPULAIRE

dimanche 4 octobre 2015

par Jacques Bidet Philosophe
L’HUMANITÉ - DEBAT
le 30 septembre, 2015

APRES LA BATAILLE GRECQUE, COMMENT MENER LA GUERRE ANTI-AUSTERITE EN EUROPE ?

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Jacques Bidet Philosophe Pascal Lederer Directeur 
de recherche émérite 
au CNRS

Rarement les révolutionnaires mènent la bataille qu’ils ont choisie. L’histoire leur en propose d’autres, plus rudes et plus incertaines. Ainsi en Grèce. Élu sur un programme d’inspiration socialiste, Tsipras se retrouve à la tâche sur le terrain du néolibéralisme. L’élection de janvier annonçait une guerre éclair. La négociation s’est traduite en guerre de positions, perdues l’une après l’autre. Il ne lui reste plus que la guérilla.
L’Europe est un champ de bataille paradoxal. Elle est plus qu’un ensemble de nations rassemblées par des traités. Elle forme, en quelque sorte, un sur-État-nation. Avec une législation commune qui prévaut sur toute autre. Des armées tournées contre un ennemi commun potentiel, russe ou chinois, et vers la gestion des vieux empires. Une monnaie commune au plus grand nombre. Une certaine promesse de solidarité concitoyenne.
Mais l’Europe n’est pas une nation, une communauté soudée par le principe «  un homme égale une voix  », qui institue les démocraties nationales modernes, organisant les rapports entre classes sociales. Les nations européennes n’ont pas fusionné.

Cela veut dire que l’Europe relève toujours du système des nations, d’un système-monde, configuré en centres et périphéries, plus ou moins entremêlés, avec la guerre comme loi ultime. Elle en est un fragment, formant elle-même un sous-système, aujourd’hui sous la prédominance de la RFA, avec des hégémonies subalternes, comme celle de la France. Les affrontements modernes de classe s’y trouvent multipliés par la vieille violence des nations fortes contre les faibles. Bref, l’Europe est contradictoirement un sur-État-nation et un sous-système-monde.

À cela s’ajoute que le système-monde commence à être bouleversé par la montée subreptice d’un État-monde porté par des institutions supranationales de toutes sortes, qui, dans tous les domaines, économiques, sociaux et politiques, FMI et autres, fixent et mettent en œuvre un droit commun, généré par les forces du néolibéralisme.
Face au peuple grec, les instances de l’Europe sur-État-nation, agents doubles de l’Europe sous-système-monde, unies dans la Troïka à celles de l’État-monde, avaient pour elles la légitimité de ce droit établi d’en haut qui impose le «  libre marché  » comme seul principe rationnel et raisonnable. Dans ce bel ensemble, il restait bien une faille, que Tsipras et les siens ont tenté d’élargir, cherchant à faire surgir, contre l’Europe sous-système-monde, ce qui reste, dans l’Europe sur-État-nation, des solidarités officiellement affirmées au nom des États-nations qui la composent.

Mais les centres du sous-système étaient prêts à tout pour mettre fin à ce genre d’expérience. Le néolibéralisme a, à ce jour, imposé sa loi. Les dirigeants n’avaient pas le choix. Les Grecs tenaient à rester dans l’euro, ce qu’ils ont confirmé à plus de 90 % des voix, même une fois le mémorandum entériné. Faute de quoi, ils se trouvaient jetés hors du sur-État-nation européen, balancés aux confins de ce sous-système-monde, dans cette position semi-coloniale où l’on ne peut plus se battre avec d’autres au nom d’une identité commune fondée sur une concitoyenneté proclamée.

Un protectorat est certes mis en place. Mais il reste soumis à un rapport de forces à l’échelle de l’Europe et de la Grèce. La victoire électorale conforte la gauche populaire, mais elle ouvre sur la tâche ingrate, périlleuse et quelque peu absurde d’appliquer une politique jugée contre-productive.
Et à cela s’ajoute un autre défi. Car ce genre de succès annonce en général l’afflux d’une nouvelle élite empressée d’occuper tous les postes à pourvoir et à en tirer le meilleur. Et bien peu de temps suffit pour que le peuple, qui ne voit rien changer, se lasse et se retourne contre elle, retrouvant ses vieux parrains et le quotidien capitaliste.

Tsipras en appelle donc aux luttes, clairement à la guérilla : à la petite guerre du peuple, inlassable, menée sur tous les terrains sociaux, politiques, écologiques et culturels. Il s’agit de donner aux gouvernants force et légitimité pour résister à tous les diktats et d’inspirer aux potentats de la finance la crainte de plus grands dommages.
Cela suppose une connivence politique comme on n’en a jamais vu jusqu’à présent, sinon dans des luttes de libération nationale. Mais, justement, quand le sur-État-nation se double en sous-système-monde, la conscience nationale vient conforter la conscience de classe.

Cette lutte n’est pas dirigée contre un ennemi extérieur, mais contre un adversaire omniprésent, à la fois national et supranational, logé dans tous les rouages de la société. Elle est à mener sur un double front.
Elle ne peut être faite que de mille escarmouches, de mille initiatives des «  gens  » eux-mêmes, à tous les niveaux de leur socialisation, local, professionnel, numérique, associatif, générationnel. Et elle doit susciter une véritable organisation, identifiable comme une force politique capable d’orienter vers une alternative.

Cette nouvelle figure de la lutte politique n’est pas seulement l’affaire de Syriza, de Podemos et des nouveaux travaillistes, mais de la gauche populaire européenne dans son ensemble.

Cette nouvelle gauche, que l’on dit «  radicale  », revendique les héritages de la gauche historique, qu’elle cherche à dépasser. Mais elle ne peut faire la preuve d’elle-même qu’à partir de cette guérilla à l’encontre de tous les néolibéralismes, de droite ou de gauche. Elle doit s’affirmer comme le « tiers-parti », celui du peuple ordinaire.

Auteur de L’État-monde, PUF, 2011.

Sources :