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L’ESSAYISTE NAOMI KLEIN, INVITÉE DE TELERAMA LE 11 MARS 2015

lundi 15 juin 2015

NAOMI KLEIN [1] :

“EXXONMOBIL, BP, SHELL...
ONT DECLARÉ LA GUERRE À LA PLANÉTE”

Grand entretien Weronika Zarachowicz
Télérama
mars 2015

Egérie de la gauche nord-américaine, elle s’engage, avec un nouvel essai, dans la lutte contre le changement climatique. Et voit dans la crise actuelle une chance pour remettre en cause le système capitaliste… Voici la version longue d’un entretien paru dans “Télérama”.

Elle s’était faite discrète, ces dernières années. On l’avait aperçue dans le parc Zuccotti, aux côtés des manifestants d’Occupy Wall Street, ou, plus récemment, soutenant les opposants au pipeline de Keystone.
Sept ans après La Stratégie du choc, Naomi Klein, icône canadienne de la gauche nord-américaine, fait à nouveau entendre sa musique originale de « journaliste-chercheuse-activiste ». Tout peut changer [2], qui paraîtra le 18 mars prochain chez Actes Sud, décrypte les liens consanguins et mortifères entre capitalisme et changement climatique, au fil de pages aussi denses que passionnées, souvent personnelles, et fourmil-lant d’expériences, de chiffres, de faits.
À quelques mois de la COP21, la conférence sur le climat qui se tiendra à Paris fin 2015, voilà un essai implacable, offensif ET optimiste, car « oui, assure l’essayiste canadienne, le changement climatique nous offre une opportunité unique pour changer de système » . Entretien exclusif.


Vous venez d’une famille de militants de gauche. Vos parents vous ont transmis le virus de l’activisme ?

Enfant, mes parents me traînaient sans cesse dans des manifestations et je détestais ça. À 10 ans, j’ai même annoncé à ma mère que je ne l’accompagnerais plus. J’étais une rebelle et une enfant des années 1980. Je me suis révoltée... en traînant dans les centres commerciaux ! Le déclic est venu plus tard, en particulier en 1989, après la tuerie de l’Ecole polytechnique de Montréal. Quatorze femmes ont été tuées par un jeune homme qui n’avait pas été accepté dans cette école et qui était convaincu que les femmes étaient favorisées [3]. Il s’est suicidé en laissant une lettre pleine de haine envers les féministes. J’ai décidé de me revendiquer féministe, j’ai commencé à écrire, mais je ne suis jamais devenue une manifestante. Même si je crois profondément aux mouvements sociaux de masse, je ne suis pas à l’aise dans une foule.

C’est étonnant, venant d’une égérie des grandes marches altermondialistes !

L’écriture est ma façon de m’engager. J’ai toujours voulu écrire des livres utiles aux mouvements sociaux dont je parle. Je me suis longtemps présentée comme activiste journaliste, mais je ne m’y retrouve plus vraiment. Je n’aime pas les étiquettes, pas seulement parce que j’ai écrit No logo... Mon travail est hybride, je croise l’enquête journalistique et la recherche scientifique. Quand j’écris un livre — celui-ci m’a pris cinq ans —, je me mets en retrait. Mais quand il sort, j’entre en campagne.

“Je n’attends rien des dirigeants.”

Où en est la contestation aux Etats-Unis, quinze ans après les grandes manifestations de protestation de Seattle à l’occasion du sommet de l’Organisation mondiale du commerce ?

La longue histoire contestataire américaine se poursuit, avec toutes sortes de mouvements sociaux qui évoluent, interagissent.
Certains manifestants d’Occupy sont des enfants de Seattle, et beaucoup de Black Lives Matter (mouvement de protestation suscité par les morts de jeunes Noirs non armés provoquées par des policiers à Ferguson et à New York) viennent d’Occupy.
Tout l’enjeu consiste à créer des passerelles entre ces luttes, leurs problématiques, leurs ancrages sociaux.
Pour l’instant, ces mouvements paraissent plus éclatés, plus éphémères que leurs cousins européens ; ils souffrent de la décomposition du paysage syndical et de la méfiance vis-à-vis des institutions, bien plus marquées aux Etats-Unis qu’en Europe.
Mais leur impact sur la société américaine est plus profond que ce que l’on peut voir dans les rues.
Thomas ¬Piketty n’aurait jamais eu un tel succès aux Etats-Unis s’il n’y avait eu Occupy, qui a exposé la question des inégalités.
La gauche américaine s’intéresse de près à la victoire de Syriza en Grèce et aux progrès de Podemos en Espagne.
Je suis convaincue que les mouvements sociaux vont trouver de nouveaux débouchés politiques aux Etats-Unis.

Peu d’entre eux font le lien entre les politiques d’austérité et la crise écologique, y compris Podemos et Syriza. Cette question est au cœur de Tout peut changer. Pourquoi est-elle cruciale ?

Effectivement, les gens qui travaillent sur le changement climatique n’inter¬agissent pas assez avec ceux qui luttent pour un meilleur partage des biens communs ou contre l’austérité, alors qu’il est évident que l’on parle d’une seule et même chose.
Que nous dit le changement climatique ? Que notre système extractiviste — c’est-à-dire basé sur l’extraction intensive de nos ressources naturelles —, qui repose sur une croissance illimitée, une logique hyper compétitive et concentre le pouvoir dans les mains de moins de un pour cent de la population, a échoué.
Ramener nos émissions de gaz à ¬effet de serre aux niveaux recommandés par les climatologues implique une transformation économique radicale. C’est aussi une formidable occasion de changer car, avec ou sans réchauffement climatique, notre système ne fonctionne pas pour la majorité de la population.
Le principal obstacle n’est pas qu’il soit trop tard ou que nous ignorions quoi faire. Nous avons juste assez de temps pour agir, et nous ne manquons pas de technologies « propres » ni d’une vision du monde capable de rivaliser avec le modèle actuel — un système économique plus juste, qui comble le fossé entre riches et pauvres, et redynamise la démocratie à partir de la base.
Mais si la justice climatique l’emporte, le prix à payer pour nos élites sera réel. Je pense au manque à ¬gagner du carbone non exploité par les industriels, mais aussi aux réglementations, impôts, investissements publics et programmes sociaux nécessaires pour accomplir ce changement.

Qu’attendez-vous du prochain sommet sur le climat, la COP21, qui se tiendra à Paris fin 2015 ?

Je n’attends rien des dirigeants. Mais le contexte de la COP est unique, car la mobilisation contre l’austérité est très puissante en Europe. J’espère vraiment que le mouvement contre les coupes budgétaires, celui contre le Tafta — le traité de libre-échange transatlantique — et celui pour le climat vont travailler ensemble pour exiger une transition post-carbone équitable, en se servant de la chute des prix pétroliers comme d’un catalyseur.
La hausse des prix a été catastrophique, elle nous a précipités dans l’ère des énergies extrêmes, notamment en Amérique du Nord, avec la ruée sur le gaz de schiste et les sables bitumineux, la multiplication des pipelines, des terminaux d’exportation...
Le mouvement pour le climat s’est retrouvé dans une position très défensive.
La chute des prix du pétrole freine ces projets d’infrastructures, ces mirages d’eldorado économique et devrait encourager les mouvements ouvrier et environnemental à travailler ensemble.

“Je crois dans la force des mouvements sociaux pour faire pression sur nos gouvernants.”

Selon le sociologue Bruno Latour, si l’on veut être sérieux avec le changement climatique, il nous faut déclarer la guerre aux ennemis de la Terre...

Mais ExxonMobil, BP, Shell et les autres géants des énergies fossiles ont déjà déclaré la guerre à la planète, et à l’humanité !
Si on les autorise à exploiter les réserves de combustibles fossiles, la température augmentera de 4 à 6 degrés.
Il faudrait plutôt leur répondre. Nous ne l’avons pas fait jusqu’à présent, voyez toutes ces ONG environnementales qui signent des partenariats avec des pollueurs, comme le WWF avec Shell. Idem pour les conférences des Nations unies sur le climat, financées... par le secteur des énergies fossiles depuis des années.
J’ai bien peur que la COP21 ne batte tous les records, dans le contexte de crise budgétaire actuel, avec de multiples partenariats privés où l’on retrouvera les poids lourds du nucléaire, de l’eau, des transports...

Avec quelles armes pouvons-nous lutter ?

Il ne s’agit plus de cesser le sponsoring des conférences par ces grandes entreprises, mais de leur en interdire l’accès. Quand l’Organisation mondiale de la santé a négocié le traité anti-tabac, les grands ¬cigarettiers ont eu l’interdiction de participer aux tractations, car elles portaient sur leur domaine. Shell, Exxon, etc., ne doivent pas prendre part aux discussions sur le climat.

On est loin de ce type de décisions !
Je crois dans la force des mouvements sociaux pour faire pression sur nos gouvernants, dénoncer la corruption qui gangrène les négociations.
La « blocadie », ces poches de résistance qui s’opposent aux ambitions des sociétés minières, gazières et pétrolières, est en train de tisser un réseau mondial de militants enraciné et diversifié comme en a rarement connu le mouvement vert.
Quand j’ai commencé le livre, beaucoup n’avaient pas encore vu le jour ou ne représentaient qu’une petite partie de leur ampleur actuelle.
Regardez la campagne de « désinvestissement », lancée en 2012 par 350.org, l’ONG créée par Bill McKibben et dont je fais partie. Nous sommes partis d’un constat simple : puisque les industries des combustibles fossiles déstabilisent le climat de la planète, toute institution qui prétend servir des intérêts publics a la responsabilité morale de céder les actions qu’elle détient dans ces industries. Car c’est eux ou nous.

Pourquoi avoir pensé au « désinvestissement » ?

Bill et moi avions lu une enquête du « Carbon Tracker Research », qui montrait que l’industrie des combustibles fossiles possède cinq fois plus de dioxyde de carbone en réserve que l’atmosphère ne peut en absorber si l’on veut maintenir le réchauffement climatique en deçà de 2°C. Ce rapport s’adressait aux investisseurs, deux ans après le krach immobilier, pour les avertir du risque d’une nouvelle bulle : étant donné que ces industries ne pourraient pas brûler cinq fois plus de carbone, ces réserves en hydrocarbures risquaient d’être perdues.
J’ai lu le rapport et j’ai pensé « Mais non, ce n’est pas ça ! » En réalité, cet avertissement n’était pas destiné aux investisseurs, mais à nous tous. Car Shell, Exxon et les autres mentent : les engagements de Copenhague n’étant pas contraignants, les pétroliers prévoient bien de brûler leurs réserves de carbone. Alors, comment agir ? Comment faire en sorte que les extracteurs deviennent la bulle qui va éclater, et non pas nous ? Nous avons eu l’idée du désinvestissement.
Encore une fois, c’est eux ou nous. Le message est passé : en six mois, les groupes appelant au « désinvestissement » se sont répandus aux Etats-Unis, sur plus de trois cents campus et une centaine de villes, Etats et organisations religieuses. Je n’ai jamais vu un combat qui se soit propagé aussi vite !
Depuis, la vague a gagné le Canada, l’Australie, les Pays-Bas, la Grande-Bretagne. Les villes de San Francisco et de Seattle ont annoncé qu’elles allaient « désinvestir ».
Et la plus belle victoire a été remportée quand l’université de Stanford, dont la fondation gère un portefeuille de 18,7 milliards de dollars, a décidé de vendre ses actions dans le secteur du charbon.

“Agir contre le réchauffement est une question de justice intergénérationnelle.”

La puissance du mouvement vient aussi du fait qu’il est mené par des jeunes gens, des étudiants qui disent à leurs administrateurs : votre job est de me préparer pour le futur, comment est-ce possible si vous investissez notre argent dans les industries qui hypothèquent notre avenir ? C’est une question de justice intergénérationnelle que les jeunes comprennent instantanément.
À partir du moment où l’on insiste sur le fait que le développement de ces secteurs est en conflit avec la vie sur terre, nous ouvrons de nouvelles possibilités d’actions.
Il devient légitime de taxer les profits, d’augmenter les royalties voire de nationaliser ces sociétés qui menacent nos vies.
Car nous avons aussi un droit sur ces profits, pour financer la transition énergétique, la facture de cette crise majeure.
Cela nous ramène aussi à la question des partenariats entre beaucoup d’ONG écologiques et les industries de combustibles fossiles, partenariats basés sur l’idée que nous sommes tous dans le même bateau.
Mais c’est faux et les gens le savent bien, surtout les jeunes ! Je suis également convaincue que les gens sont prêts à lutter depuis très longtemps, mais le mouvement environnemental n’a jamais déclaré la guerre jusqu’à présent !

Quelle lutte vous a le plus inspirée ?

Sans hésitation le mouvement de résistance contre l’oléoduc du Northern Gateway en Colombie-Britannique, car il rassemble des populations indigènes et non indigènes d’une manière inédite dans l’histoire du Canada.
Ensemble, elles luttent pour l’essentiel — la santé de leurs enfants, la préservation de l’eau, de leurs terres. Jamais je n’aurais cru voir changer les mentalités de mon pays aussi rapidement. C’est un magnifique exemple de ces nouvelles mobilisations qui utilisent l’arsenal technologique moderne, les médias sociaux, tout en étant profondément implantées dans une communauté et en travaillant avec les outils plus traditionnels de la mobilisation.

Notre salut se trouverait dans l’action locale ?

Personne ne résoudra cette crise à notre place. Et nous avons tous besoin de nous battre à partir d’un lieu, d’avoir les pieds bien ancrés dans la terre, et non flottant dans l’espace. Le mouvement environnementaliste est enfin en train de revenir sur terre, de se réenraciner.

Depuis des années, l’image de la planète vue du ciel sert d’icône aux militants écologistes, aux sommets sur le climat, mais la perspective de l’astronaute est dangereuse, si loin de la réalité. La Terre des photos de la Nasa semble si jolie, si propre, comme l’écrivait Kurt Vonnegut en 1969. « On ne voit pas les Terriens affamés ou en colère à sa surface, ni leurs gaz d’échappement, leurs égouts, leurs ordures et leurs armes sophistiquées. »
Avec cette vision « globale », les sources de pollution deviennent de simples pièces sur un échiquier géant : telle forêt tropicale va absorber les émissions des usines européennes, des champs de maïs vont remplacer les puits de pétrole pour fournir de l’éthanol... Et on perd de vue les êtres qui, sur place, sous les jolis nuages coiffant notre globe, font face à la dévastation de leur territoire ou à l’empoisonnement de l’eau.
Je suis convaincue qu’un mouvement environnementaliste s’appuyant sur la mobilisation locale de gens qui veulent préserver les terres qu’ils aiment sera plus honnête et réaliste.

Aucune de ces batailles ne peut remplacer les indispensables politiques de réduction d’émissions de gaz au niveau planétaire. Comment passer à une échelle plus large ?

Les deux mouvements vont de pair. La position du gouvernement français contre le gaz de schiste a été prise après des mobilisations locales.
Dans l’Etat de New York aussi tout a commencé par des luttes de terrain.
Nous sommes moins isolés les uns des autres que nous ne l’étions il y a dix ans, grâce aux médias sociaux, qui permettent de rendre virales des actions locales et de les articuler à un débat planétaire, d’une portée et d’une influence sans précédent.
Nul besoin d’un mouvement tout neuf qui réussirait comme par magie là où tous ses prédécesseurs ont échoué. Mais cette crise, qui nous place devant une échéance inéluctable, peut pousser tous ces mouvements sociaux à se rassembler, tel un puissant fleuve alimenté par d’innombrables ruisseaux.

“On accuse l’énergie solaire ou éolienne de ne pas être fiable, mais regardez le pétrole, les stocks s’effondrent.”

Cette crise constitue aussi un enjeu majeur de justice climatique – et de dette climatique –, que vous placez au cœur de « Tout peut changer »...

Effectivement, et chaque négociation des Nations unies sur le climat se brise sur cette question fondamentale : notre réponse collective au changement climatique s’appuira-t-elle sur des principes de justice et d’équité ?
Plus de cent soixante pays ont signé en 1992 la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC), dans laquelle ils reconnaissent « leurs responsabilités communes mais différenciées ». Ce qui veut dire que les pays qui ont émis le plus de CO2 au cours du siècle passé doivent être les premiers à réduire leurs émissions et aider financièrement les pays pauvres à se développer de façon « écoresponsable ».

Même si Bill Clinton et Al Gore ont négocié le protocole de Kyoto, ils ne l’ont jamais signé.
À leur retour aux Etats-Unis, le Congrès l’a rejeté en disant : pourquoi signer, alors que la Chine refuse de le faire ? Il a rejeté ce principe selon lequel les pays en développement ont le droit de rattraper le monde occidental, de se développer et que les pays les plus responsables du changement climatique devraient prendre la tête du mouvement de lutte contre le réchauffement.

Ce qui nous ramène au débat fondamental de l’histoire des inégalités : c’est la civilisation du carbone qui est à l’origine d’un monde profondément inégalitaire ; c’est l’Europe qui, en commençant à brûler massivement du charbon, a ouvert le fossé des inégalités d’une manière inédite dans l’histoire.
Voilà précisément l’une des raisons pour lesquelles la lutte contre le changement climatique apparaît si menaçante pour la droite, particulièrement la droite américaine, qui la considère comme un « complot » pour redistribuer la richesse. Mais cela n’a rien d’un complot !
Nous resterons coincés tant que nous ne permettrons pas au monde en développement de lutter contre la pauvreté, sans brûler plus d’énergies fossiles. Cela implique des transferts de technologies bien supérieurs à ceux réalisés jusqu’à aujourd’hui.

Il s’agit du fondement de l’idée de « dette climatique ». Je l’ai entendue pour la première fois en 2009 dans la bouche d’Angelica Navarro Llanos, la négociatrice bolivienne en matière de climat, qui m’avait expliqué comment le changement climatique pourrait constituer un catalyseur pour résoudre les inégalités entre le Nord et le Sud, en jetant les bases d’un « plan Marshall pour la planète ».

“La gauche a du mal à accepter que l’obsession de la croissance mène dans le mur.”

Vous dites que la droite se sent particulièrement menacée par la lutte contre le changement climatique. La gauche, qui reste aussi arrimée à une histoire productiviste, serait plus prête à ces remises en question ?

Elle ne l’a pas fait jusqu’ici. Elle n’a jamais remis en cause la logique extractiviste — ou productiviste, ou développementaliste, selon le terme que l’on choisit —, la déclaration de guerre contre la nature qui constitue le cœur de notre système économique et qui est partagée à la fois par le communisme et le capitalisme.
C’est un défi profond pour la droite, car le changement climatique exige de la régulation, des investissements publics, de l’action collective et d’imaginer un autre horizon intellectuel que celui de la croissance infinie. Même chose pour la gauche, qui même si elle a plus d’appétit pour l’intervention publique, a du mal à accepter que l’obsession de la croissance nous mène droit dans le mur.
Notre objectif commun est de vivre bien, avec moins, ce qui est plus facile à comprendre pour la gauche. Une partie de la gauche a d’ailleurs déjà effectué ce chemin, même si les partis seront les derniers à le faire.

Cette prise de conscience est bien plus développée en Amérique Latine, en Bolivie ou en Équateur par exemple. Deux pays qui ont des gouvernements de gauche à leur tête, qui ont intégré dans leurs discours les droits de la nature, la critique de la croissance, tout en restant dépendants de la logique extractiviste.
Cette tension donne lieu à des débats intellectuels vraiment intéressants.
En fait, si je me concentre sur la critique du capitalisme, c’est parce qu’il s’agit du modèle dans lequel nous vivons. Nos économies sont capitalistes, même en Bolivie.
Et le réchauffement climatique nous remet en cause de la manière la plus profonde, en nous obligeant à renoncer à cette envoûtante utopie d’une maîtrise totale de la nature dans laquelle les énergies fossiles ont joué un rôle capital. Comme l’écrit l’écologiste Andreas Malm, le premier moteur à vapeur commercial « était apprécié pour n’être soumis à aucune force qui lui fût propre, à aucune contrainte géographique, à aucune loi extérieure, à aucune volonté résiduelle autre que celle de ses propriétaires ; il était absolument – ou plutôt ontolongiquement – asservi à ceux qui le possédaient. »

On continue à parler des énergies solaire et éolienne comme n’étant pas fiables, mais regardez le pétrole, les stocks sont en train de s’effondrer. S’il y a bien une technologie qui n’est pas fiable, c’est celle-ci, qui nous emmène tous à la catastrophe...
Les énergies solaire et éolienne nous obligent à changer de position, à engager un dialogue avec la nature, puisque pour que ces modèles fonctionnent, vous devez tenir compte de l’ensoleillement, du vent... Elles nous disent que tous les endroits ne se valent pas, ce qui est précisément l’inverse de ce qu’on nous a répété pendant toute l’ère de la mondialisation : la géographie ne compte pas, les nationalités ne comptent pas...
Ces technologies nous obligent à prêter attention aux endroits où nous vivons, ce qui représente un vrai changement de paradigme pour la gauche comme pour la droite.
Mais je suis convaincue que les nouvelles générations d’intellectuels vont s’en emparer. Même si c’est lent, parce que le changement est tellement profond.

De tous vos livres, « Tout peut changer » est le plus optimiste. La naissance de votre fils, auquel vous l’avez dédié, y est-elle pour quelque chose ?

J’ai commencé ce livre avant sa naissance et l’ai conçu dès le départ comme un projet optimiste quant à nos possibilités de changement.
J’ai toujours eu du mal avec le cliché selon lequel nous nous battons pour nos enfants. La maternité peut certes devenir une force créatrice, mais certaines des personnes qui me servent de modèles de créativité et d’empathie n’ont pas d’enfants — par choix ou pas — et je les respecte. Non, vraiment, je ne joue pas la carte de la maternité, mais je suis nettement plus fatiguée qu’avant [rires] !
En revanche, mon travail a beaucoup été influencé par ma difficulté à être enceinte, les fausses couches, les expériences pharmaceutiques et technologiques ratées... Ce que j’ai appris sur la crise écologique a façonné mes réactions face à ma propre crise de fertilité et vice versa.
J’ai pris conscience que la Terre est effectivement notre mère à tous, et qu’elle traverse une crise de fertilité. J’ai aussi compris que ces ingénieux mécanismes de procréation et de régénération de la Terre et de ses habitants pourraient contribuer à un nouveau modèle, qui ne reposerait plus sur la domination et le pillage des écosystèmes. Alors pourquoi ne pas être optimiste ?

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NAOMI KLEIN - GRAND ENTRETIEN - PARIS-CLIMAT 2015 - 13 avril 2015
Naomi Klein : « LA CRISE CLIMATIQUE RENFORCE LES VALEURS DE GAUCHE AUTANT QU’ELLE LA DÉFIE » - Entretien réalisé par Marie-Noëlle Bertrand - L’Humanité - le 10 avril 2015
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Voir en ligne : http://www.telerama.fr/idees/naomi-...


[11970 Naissance à Montréal.
2000 Publie No logo, essai sur la mondialisation.
2004 Coréalise avec son mari Avi Lewis The Take, documentaire sur une coopérative ouvrière argentine.
2007 Publie La Stratégie du choc : la montée d’un capitalisme du désastre.
2015 Prépare un film à partir de son dernier essai.

[2À lire
Tout peut changer. Capitalisme et changement climatique, de Naomi Klein, traduit de l’anglais (Canada) par Nicolas Calve et Geneviève Boulanger, coéd. Actes Sud/Lux, 640 p., 24,80 €, sortie le 18 mars.

[3Une pièce de Christophe Honoré, Violentes Femmes, mise en scène par Robert Cantarella, s’inspire de l’événement et tourne actuellement en France (du 18 au 20 mars, au CDN d’Orléans).