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SIX ANS APRES SA DISPARITION

MOHIA : L’HONNEUR DE LA CREATION CUTURELLE AMAZIGH

Un exemple stimulant, à la jonction du terreau national et de l’universel

mercredi 8 décembre 2010

Les visiteurs de "Socialgerie.net" ne peuvent que remercier Khelifa Hareb d’avoir, par son envoi, contribué à combler l’injustice et le tort profond causés à l’Algérie par la méconnaissance des trésors culturels que nous a laissés le grand MOHIA.
Peu de témoignages rendent hommage à Mohia, pour la substance et l’importance sociale et culturelle de son œuvre, y compris dans sa dimension politique nationale au sens profond du terme.

Je me souviens que jamais je n’ai tant ri aux éclats et apprécié une œuvre théâtrale que lorsque, dans les ténèbres de ma vie clandestine, vers les années 80, j’ai reçu de la part du regretté Aziz Belgacem (* ) la cassette de la pièce théâtrale "Tacbaylit" (La Jarre), si merveilleusement adaptée à notre société qu’on aurait cru que Pirandello l’avait créée directement en Kabyle et pour les berbérophones. Le miracle, c’est que l’oeuvre savoureuse est écrite dans la langue courante, accessible au moins instruit et dans la chaumière la plus reculée du pays. Un peu comme les poèmes si profonds de Lounis Ait Manguellet dont le dernier album "Tawriqt tacebehat" ( La feuille blanche) vient de paraître.

Par son oeuvre et sans débordements théoriques oiseux, Mohia a aussi tranché le faux et pernicieux débat à connotation idéologique, celui de la nature des caractères (latins, arabes ou tifinagh) à utiliser.
Comme le rappelait à juste titre le regretté Aït Amrane, créateur en janvier 1945 de l’hymne "Ekker a miss Oumazigh", la priorité absolue est à la production, à la création féconde, quelle que soit la transcription alphabétique, pourvu que celle-ci donne accès à un secteur de la population à qui cette transcription est la plus familière.
Ensuite, l’usage, la qualité des oeuvres produites trancheront sur le moyen terme en faveur des modalités les plus opérationnelles, les plus souhaitables et les plus consacrées par la vie et le contexte global.

Il reste le plus important pour tous : relayer et diffuser toutes les productions susceptibles d’irriguer et féconder les demandes culturelles arabophones ou berbérophones encore en friche, à quoi s’ajoutent les créations en langues étrangères, comme l’ouvrage de Brahim Senouci qui entre autres restitue avec verve les anecdotes révélatrices d’états d’âme populaires dans une région arabophone de l’Ouest algérien.

(*) Le regretté Aziz Belgacem fut mon adjoint organique et un coordinateur efficace de l’Exécutif du PAGS durant mes périodes d’indisponibilité physique. Il fut assassiné au milieu des tragiques années 90.


« Notre théâtre est un théâtre de combat ; dans la lutte des classes, on ne choisit pas son arme.
Le théâtre est la nôtre.
Il ne peut pas être discours, nous vivons devant le peuple ce qu’il a vécu, nous brassons mille expériences en une seule, nous poussons plus loin et c’est tout.
Nous sommes des apprentis de la vie. »

Kateb Yacine, Le Monde, 11septembre 1975.

Qui parmi nous ne connait pas la chanson « Ah ya dine Qessam », un hymne en référence à Berrouaghia, la tristement célèbre prison où avaient croupi les militants de la cause amazighe et des droits de l’Homme durant les années 1980 en Algérie ?
Qui parmi nous, également, n’a pas entendu la chanson « Tahya Breziden » reprise par Ferhat Imazighen Imoula ?
… Mais combien parmi nous connaissent réellement le véritable auteur de ces chefs-d’œuvre ? Nous ne sommes pas nombreux, hélas. L’auteur demeure pour beaucoup un inconnu puisqu’il a toujours agi loin des projecteurs, des caméras, dans les coulisses…

Telle fut la vie de Mohand Ou Yahia de son vrai nom Mohia Abdellah, un artiste, un militant qui aura marqué de son empreinte indélébile la production culturelle d’expression amazighe.


Mohia, cet enfant d’Ath Eurvah, près de Tassaft Ouguemoune, sur les hauteurs de la Kabylie, après des études primaires, a fréquenté le lycée Amirouche de Tizi Ouzou. À la fin de ses études secondaires, il a rejoint l’université d’Alger où il a obtenu une licence en mathématiques en 1972.
Après sa réussite dans un concours, il est parti en France où il s’est installé l’année suivante.

Il y rejoint directement l’Académie berbère. Il a enseigné Tamazight à l`Association de Culture Berbère (ACB). À l’université Paris VIII, il se montra particulièrement actif en rejoignant des groupes d’études et en animant des bulletins et des revues. Il constitua, avec un groupe d’amis, un atelier de traduction-adaptation.
Sa vie qui se confond avec son œuvre renseigne sur un génie et un talent inégalables, investis dans un engagement pour les causes justes.
Naturellement, il sera question ici de la présentation de son œuvre théâtrale monumentale qui consiste en la traduction des chefs-d’œuvre du théâtre universel dans un kabyle authentique. Ce qui fait de lui d’ailleurs une référence dans ce domaine-là.

Pour Mohia l’action culturelle était un choix militant où il n’a négligé aucun aspect. Il a porté son grain au moulin de la production et de la promotion de tamazight dans ses divers répertoires : de la littérature à la poésie, de l’adaptation à la traduction, en finissant par le théâtre.
Il ne restait que le cinéma auquel il n’a pas touché. Faute de moyens, sommes nous tentés de dire.
Dès son admission à l’université d’Alger, il se lança pleinement dans le combat identitaire. Il assistait aux cours de Tamazight dispensés par Mouloud Mammeri.

Ses premiers pas artistiques Mohia les fit en tant que poète, et ce ne furent pas des moindres, puisque plusieurs de ses textes sont interprétés et chantés par beaucoup d’artistes kabyles : Ferhat Imazighen Imoula, Ali Ideflawen, Malika Domrane, Takfarinas, Djudjura, Slimane Chabi, la troupe Debza…

Ces chansons sont de véritables hymnes à la démocratie et aux libertés.

Cela en traduisant les poèmes de Boris Vian, de Seghers, de Nazim Hikmet, de Brassens, Prévert et autres vers la langue la plus authentique de la rive sud de la méditerranée dont il connaissait les moindres méandres.

Toutefois, bon nombre de ses poèmes restent, à ce jour, inédits.

Les Contes qui constituent un véritable gisement de la culture orale berbère ont été fortement travaillés par Mohia : Tamacahut n Iqannan (histoire des nains), tamacahut nyeɣyal (histoire des ânes), asmi nxeddem le théâtre (quand on jouait au théâtre) et bien d’autres.
Aussi, et en parallèle, il préfaça plusieurs publications et élabora plusieurs essais notamment sur la chanson kabyle.
Il collabora, régulièrement, à plusieurs revues et bulletins de publications militantes qui traitent des divers aspects de la culture amazighe.

Mohia entame vraiment sa carrière de dramaturge par des traductions de pièces de théâtre (Molière, Pirandello, Beckett…), un domaine où il est considéré comme un pionnier, notamment dans celui d’expression amazighe.
Ses débuts dans le théâtre remontent déjà au lycée où il anima avec un groupe de lycéens une troupe théâtrale. Une fois le bac décroché, sa rencontre à l’université d’Alger avec les anciens amis du lycée Amirouche se solda par la constitution du « cercle des étudiants de Ben-Aknoun ». À cette époque-là, les esprits étaient déjà en ébullition, stimulés par la parution de la pièce théâtrale de Kateb Yacine « Mohamed, prends ta valise ».

Ce même Kateb Yacine qui partage, par ailleurs, le point de vue de Mohia sur le plan linguistique, apporta ce témoignage : « Certains en déduisent qu’elle n’a pas de littérature. C’est qu’ils ignorent les contes populaires, les “poèmes de Si Muhand U Mhand”. Ils ne savent pas qu’un nommé Mohia, exilé à Paris, ne cesse de traduire et adapter le théâtre moderne de Pirandello, Brecht, Beckett. Ils ne savent pas que grâce à Mohia, une jeune troupe algérienne produit actuellement en tamazight la pièce de Beckett, “En attendant Godot.” » [1].

Mohia traduisit également en kabyle, dans une âme amazighe « Morts sans sépulture » de J.P. Sartre puis, avec Momoh Loukad cette fois-ci, « La putain respectueuse » du même auteur. Au milieu des années 1970, il adapta « L’exception et la règle » de Brecht (Llem-ik, Ddu d udar-ik) qu’il publia aux éditions “Tala”. Dans la préface, Mohia insistait, déjà, sur la nécessité de produire en Tamazight. L’autre œuvre de Brecht que Mohia adapta fut « La décision » (annegaru ad d-yerr tabburt).


Comme tous les printemps du monde, au printemps amazigh, les bourgeons soyeux et argentés donnent naissance à des fleurs. L’artiste en élément de la nature, l’emplit de beauté et de rayonnement. Doublant la cadence, Mohia mit les bouchées doubles et adapta en tamazight plusieurs autres œuvres relevant du patrimoine universel, notamment « Le ressuscité » (Muhand Ucaâban) du célèbre écrivain chinois Lu Xun. Cette dernière a connu un grand succès et a fait l’objet d’une production cinématographique quelques années plus tard. Par la suite, Mohia s’intéressa à Pirandello.
La pièce intitulée “ La Giara ” qui a donné « La Jarre » en français, est devenue « Tacbaylit » sous sa plume. Deux pièces vont suivre également : « Tartuffe » de Molière et « Ubu Roi » d’Alfred Jarry, qui sont adaptées en kabyle respectivement sous les titres de « Si Partuf » et « Caebibi ».
Puis, ce sont deux autres pièces encore : « Le Médecin malgré lui » de Molière et « En attendant Godot » de Samuel Beckett qui sont adaptées respectivement sous les titres de « Si Leh’lu » et de « Am win yettrajun R’ebbi ». D’autres adaptations phares se succèdent : « Si nistri » (La farce de maître Patelin, composée au 13ème siècle par un inconnu), « Les fourberies de Scapin » et « Le malade imaginaire » de Molière qui restèrent au stade du manuscrit, mais aussi « Knock » de Jules Romain.

Il élargit son champ en s’intéressant aux autres cultures et civilisations, particulièrement la Grèce antique dont les auteurs le fascinent. Sur le ton de la confidence, à l’un de ses amis, poète qui sait servir sa culture en son vivant : "les philosophes grecs ont tout dit" [2] ! Ainsi il adapta la pièce « Entre les émigrés » de Mrozeck qu’il intitula « Sin nni » et la véritable histoire de « Ahq n Muh Terri ».

L’immensité et la grandeur de son travail nécessitent la publication de l’ensemble de son œuvre dans des ouvrages et autres manuscrits scolaires et devront bénéficier d’une large diffusion dans les radios, les télévisons et les bibliothèques, pour qu’ils soient à la portée de tous.

Ainsi, l’œuvre pour laquelle il a consacré toute une vie sera préservée et transmise de génération en génération. Ce jour-là, le philosophe, le chanteur magistral toujours en vie nous interprétera à Assouel [3], le poème de la fierté de l’appartenance et de la résistance :

"Si Tasaft id kehiɣ asɣar macci de dderya uɣanim".
(Mon bois est issu du chêne et non du roseau.),
le sirocco soufflera la missive :
« les gens de la montagne n’ont pas pour habitude et encore moins pour principe de courber l’échine »
en direction de l’ouest, dans les oreilles des koulaks [4] Okbistes d’Alger et de Rabat
et vers l’est pour ceux de Tunis et de Tripoli.

Pour conclure il est important aujourd’hui pour la culture nord-africaine et très vital pour le théâtre amazigh d’immortaliser l’œuvre de Mohia, cela en perpétuant et continuant le travail d’un homme qui fait partie de cette catégorie de gens qui ont donné le meilleur d’eux-mêmes pour la cause, contrairement aux autres qui ne font et ne savent que recevoir.

Khelifa Hareb¸
Montréal le 01 décembre 2010.

Sources :berberes.com

http://www.berberes.com/images/pdf/mohia-07dec2010.pdf


[1Tiré de la préface : « L’arbre des origines » écrite par Kateb Yacine du livre « La question berbère dans le mouvement national algérien (1926-1980) » . Auteur Amar Ouerdane Montréal, le 20 mai 1990.

[2« Mohia était la rigueur personnifiée » témoignage de Ben Mohamed, dans le quotidien « Liberté » du 13 décembre 2004.

[3Assouel : Un haut lieu, situé à 2000m d’altitude dans la partie nord-ouest du majestueux massif du Djurdjura, constitue indéniablement une extension de la zone touristique de Tikjda un lieu où tout le monde se rencontre.

[4Koulaks : Les propriétaires fonciers qui s’opposaient au socialisme à la campagne, pendant la guerre civile, en Ex-Union soviétique.

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