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ALGÉRIE : LA FIN DU COMPROMIS SOCIAL FONDÉ SUR LA RENTE

par Ahmed DAHMANI (*)

samedi 23 avril 2011

L’Algérie indépendante fut marquée par l’organisation de son économie autour de la rente pétrolière et d’un compromis social dans les années 1980.
Constamment remis en cause, ce modèle peut-il survivre dans un pays en pleine mutation ?

ALGÉRIE : LA FIN DU COMPROMIS SOCIAL FONDÉ SUR LA RENTE

par Ahmed DAHMANI (*), Revue "Hommes et Libertés" de la LDH - mois d’avril 2011 ;

Plusieurs faits marquants, dans l’Algérie de ces dernières années, attestent la dégradation de la situation économique et sociale et le rejet du pouvoir politique qui domine depuis l’indépendance en 1962.

Tous les jours, depuis le début des années 2000, des populations poussées à bout [1]
sortent dans la rue pour crier leur colère, sous forme d’émeutes, de saccages, d’incendies d’édifices publics, de barrages de routes, etc. [2]
Des jeunes, et des moins jeunes, sortent dans les rues de leurs agglomérations, parfois de simples bourgades, pour crier leur désespoir et revendiquer, qui un travail, qui un logement, qui de l’eau potable, etc.

D’autres faits, non moins dramatiques, concernent des hommes, des femmes – et pas seulement des chômeurs –, parfois des catégories sociales en principe établies (travailleurs, employés, voire fonctionnaires…). Ils tentent la traversée à la recherche de l’eldorado, au nord de la Méditerranée, et souvent se retrouvent au fond des mers, dans les prisons tunisiennes ou libyennes, soit, pour les plus chanceux, dans les centres de rétention (à Lampedusa ou ailleurs), avec l’espoir d’une libération hypothétique.

Enfin, en écho aux révoltes de la Tunisie voisine, à l’acte désespéré de Mohammed Bouazizi, une vingtaine d’Algériens ont commis le même geste d’immolation, et quatre en sont morts.

Nous retrouvons en Algérie quasiment les effets des mêmes causes que dans les autres
pays du Maghreb et du Moyen- Orient [3] : chômage endémique, faiblesse du pouvoir d’achat et surtout absence de toute perspective, notamment pour les jeunes générations, en dépit de potentialités socio-économiques et culturelles importantes.
La situation paraît cependant singulière, comparée à celle des pays de la région.

L’Algérie indépendante
et l’État rentier

La spécialisation de l’Algérie dans la production et l’exportation des hydrocarbures date de la fin de l’ère coloniale, au milieu des années 1950.


Toutes les stratégies de développement initiées par les gouvernements algériens successifs, de même que les programmes d’ajustement structurel, dictés par le FMI au milieu des années 1990, n’ont fait que renforcer
cette tendance.
Ainsi, en douze ans, la part des hydrocarbures (pétrole et gaz) dans le produit intérieur brut a été multipliée par 1,65 : si, en 1995, les hydrocarbures représentaient 29 % du PIB, ils passent à 47,9 % en 2007.
Quant à la fiscalité pétrolière, elle atteint 78 % en 2006, contre 62 % en 2002 ; et autour de 12 %, seulement, dans les années 1960.
La part des hydrocarbures dans les exportations était de 69 % en 1970. Elle
est aujourd’hui de 98 %. Même le Venezuela et l’Arabie Saoudite sont en deçà.
La branche des hydrocarbures, qui assure l’essentiel des exportations de l’Algérie, constitue le principal moteur de l’économie.
Le prix du pétrole demeure la variable déterminante de la politique économique de l’Etat.

L’illusion d’une
prospérité sans limites

Chaque année, le budget, le programme des importations, le volume des différentes subventions, etc., sont calculés en fonction du prix du pétrole.
Ses fluctuations, notamment quand elles sont à la baisse, peuvent provoquer de graves problèmes économiques et sociaux.

Cette « rentisation » de l’économie s’étend aussi à la société.
Elle a été un choix permanent de l’Etat algérien, plus précisément son groupe dominant (armée et services de sécurité), qui va privilégier un type d’intégration sociale financé par les ressources de la rente plutôt que fondé sur le travail et la production.
S’établit alors un type de rapport singulier où l’Etat n’exige pas du citoyen-travailleur
des devoirs mais ne lui reconnaît pas de droits : une sorte de « contrat » tacite, où l’absence d’efforts dans le travail et la production a pour contrepartie l’abstention de toute revendication sociale.
Singulière configuration que ces rapports entre l’Etat et les citoyens !

Dans la mesure où il centralise cette ressource, l’Etat se voit dans l’obligation de la redistribuer. Pour leur part, les citoyens vont considérer cette obligation morale de l’Etat comme un droit imprescriptible : les besoins sociaux se multiplient, les demandes sociales sont croissantes et insistantes.
À cet effet, les entreprises étatiques et les administrations sont sommées d’employer des sureffectifs pour limiter la pression du chômage.
La plupart des entreprises relevant de l’Etat sont maintenues en activité, alors que leur
situation financière est catastrophique.
Les prix des produits de consommation courante sont subventionnés par l’Etat pour soutenir le pouvoir d’achat des couches défavorisées, et éviter leur mécontentement.


La tentation du pouvoir d’utiliser la rente pour « calmer la rue », en annonçant distribution de logements, soutien des prix, création d’emplois, pourrait s’avérer être une grande erreur d’analyse face aux mouvements populaires qui montent dans toute l’Algérie

.

La stabilité sociopolitique dépend dorénavant de ce nouveau « contrat ».
Dans les faits, elle dépend moins des conditions internes du rapport direct de l’Etat aux citoyens que du lien avec le marché pétrolier international. D’où la capacité de l’Etat à négocier une part toujours plus importante de la rente pétrolière.
L’accès à la rente, l’inscription dans ses réseaux et ses circuits deviennent les préoccupations essentielles des différents agents économiques et sociaux.
De nouvelles valeurs sociales marquent l’acte d’investissement, de production et de consommation.
La croyance en une croissance sans limites, grâce au pétrole, est tenace (elle s’avérera illusoire).
Le gaspillage et l’apparat deviennent des normes établies, au niveau des structures et des responsables étatiques.
L’esprit de création, les capacités d’innovation ne sont pas encouragées.
La culture de la rente s’impose à l’ensemble du corps social : perte du sens de l’effort, mépris du travail, développement de l’esprit de jouissance et de consommation, de l’illusion d’une prospérité sans limites.
L’esprit civique disparaît et la corruption se généralise.


Une économie
extrêmement fragile

En 1985-1986 l’Algérie subit un contre-choc pétrolier violent : les cours s’effondrent et se conjuguent avec la dévaluation du dollar (monnaie exclusive des transactions d’hydrocarbures).
Pour l’Algérie, le choc va être particulièrement ressenti.
Les importations sont réduites, l’approvisionnement des ménages et des entreprises chute.
Tous secteurs confondus, la production baisse, le déficit des entreprises étatiques s’alourdit et leurs découverts bancaires s’aggravent.
Le déficit budgétaire devient permanent et la dette extérieure empire.
Ce retournement brutal du marché pétrolier va révéler l’extrême vulnérabilité d’une économie où la rente agit comme une variable exogène, déterminant le niveau d’activité économique, le niveau d’emploi et d’investissement, la politique économique.

Sur le plan social, les conditions de vie de la majorité de la population se dégradent dangereusement.
Encouragé par les pénuries, le marché parallèle connaît un développement sans précédent.
Plus grave encore, pour une société algérienne marquée par l’égalitarisme cultivé lors de la lutte de libération nationale, l’affairisme, la spéculation, l’étalage sans retenue de leurs richesses par les nouveaux nantis détonnent dangereusement avec l’austère décennie
1970.
Conséquence logique, le mécontentement social se développe rapidement, jusqu’aux
émeutes d’octobre 1988.

De la décennie de violences à Bouteflika

Entre 1988 et 1991, des réformes économiques et politiques sont engagées [4] : nouvelle Constitution instituant le multipartisme ; libéralisation de la presse écrite ; ratification des conventions internationales de protection des droits de l’Homme, etc.
Mais ce processus de libéralisation politique n’a jamais été conçu par les tenants du pouvoir d’Etat comme un renoncement à l’exercice du monopole politique.
Tout au plus est-il considéré comme un assouplissement des règles de son fonctionnement.
L’essentiel est de maintenir à la source principale sinon exclusive du pouvoir politique les principaux généraux de l’armée et des services de sécurité, de préserver la même opacité dans la chaîne des décisions.

Cette volonté de ne pas se dessaisir du monopole politique explique l’interruption du processus électoral, qui devait assurer la victoire des islamistes aux législatives de décembre 1991.

L’Algérie va alors connaître plus d’une décennie de violences meurtrières, causant des centaines de milliers de morts, de disparus, des blessures physiques et psychologiques profondes, à ce jour encore béantes.
L’atténuation des violences coïncide avec l’arrivée au pouvoir d’A. Bouteflika.
Coopté par les principaux cercles de décision, il est seul candidat à la présidentielle
d’avril 1999, et bien sûr élu.
Aujourd’hui, le Président en est à son troisième mandat [5].
Dès son premier mandat, il profite de la nette amélioration de la situation économique, grâce au renchérissement des prix du pétrole.
Jamais, dans l’histoire de l’Algérie indépendante, le pays n’a disposé d’autant de ressources financières.
Près de quatre cents milliards de dollars sont engrangés en une dizaine d’années. Une
manne inattendue, qui servira à apurer la dette extérieure, à financer de grands chantiers d’infrastructures et à disposer de réserves de change [6].

Néanmoins, l’horizon économique demeure peu lisible et l’Algérie cumule les dépendances de toutes natures : les chantiers d’infrastructures et de logement sont confiés à des entreprises étrangères (asiatiques, turques, égyptiennes, etc.), qui recrutent une partie
de leur main d’oeuvre dans leur pays d’origine.
Le sous-développement agricole rend impérative l’importation de près de la moitié de la consommation alimentaire des Algériens.
Et surtout, la prédation et la corruption, naguère contenues ou limitées, prennent des proportions colossales.

Un Algérie aujourd’hui en colère

Attisée par l’afflux de milliards de dollars dans les caisses de l’Etat, l’avidité des nouveaux riches est sans limites, l’étalage de leurs fortunes mal acquises indécente aux yeux de la majorité de la population, qui voit les inégalités sociales s’aggraver, les catégories populaires, et même les couches moyennes, se paupériser.

Près de 40 % de la population ne dispose pas du seuil minimum (trois cent cinquante euros mensuels) pour vivre modestement.

Le chômage est estimé à 10 % mais les rues algériennes sont bondées de jeunes vivant du « commerce informel », quand ils ne passent pas leurs journées dans l’oisiveté et l’ennui, sans espaces de loisirs ou de détente.

Le logement est inaccessible pour la plupart des citoyens, qui voient se multiplier les programmes de construction sans que la crise s’atténue.

Plus encore, à la différence des années 1980, où l’islamisme politique avait rayonné, la société a connu des mutations socioculturelles profondes.

La population algérienne a doublé en trente ans : on compte trente-six millions d’Algériens et d’Algériennes aujourd’hui, majoritairement jeunes, instruits et très urbanisés.

Par ailleurs l’espace public n’est plus réservé aux seuls hommes ; la proportion des jeunes filles dans les universités est au moins égale à celle des garçons, l’emploi féminin a beaucoup progressé.

Fortement imprégnés par la révolution informationnelle en cours [7] (TV satellitaires, Internet, réseaux sociaux…), les Algériens sont à l’écoute du monde et leurs besoins se sont accrus et complexifiés.

Dans ce contexte, la tentation du pouvoir d’utiliser la rente pour « calmer la rue », en annonçant distribution de logements, soutien des prix, création d’emplois, etc., pourrait s’avérer être une grande erreur d’analyse et de jugement face aux mouvements populaires qui montent dans toute l’Algérie.
Les diverses mobilisations sociales, les multiples tentatives d’organisation de la révolte sauront-elles conserver leur forte dimension morale et éthique ?

Iront-elles jusqu’au bout de leur rejet du système rentier, corrompu et corrupteur ?

C’est, aujourd’hui, tout l’enjeu en Algérie.


article de Ahmed Dahmani (*)
paru dans la revue
"Hommes et Libertés" de la LDH - mois d’avril 2011, pages 30 - 32


(*) Ahmed DAHMANI est membre de la section LDH Val-de-Bièvre
et du collectif « Pour un Maghreb des droits de l’Homme »




[1Le pouvoir réprime systématiquement tous les mouvements de revendication organisés par les syndicats autonomes, ne laissant d’autre choix à l’expression sociale que la rue.

[2Pour la seule année 2010, il
a été relevé officiellement plus de neuf mille manifestations à travers le territoire national, soit plus d’un mouvement de révolte par heure.

[3La lecture des rapports du Pnud sur le développement humain dans le monde arabe dans les années 2000 est particulièrement éclairante à ce sujet.

[4Ahmed Dahmani, “L’Algérie à l’épreuve, économie politique des réformes, 1980-1997”, L’Harmattan, 1999.

[5Après modification de la
Constitution qui, à l’origine, limitait
l’exercice à deux mandats.

[6Estimées, par le FMI, à cent
soixante-dix milliards de dollars en 2010.

[7Ahmed Dahmani, « Economie politique de l’Internet au Maghreb », in “La Démocratie à l’épreuve de la société numérique”, Karthala, 2007.

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