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AMOKRÂN AL HUSNÎ cAbd al Hâfiz,

par Gilbert MEYNIER

lundi 4 juillet 2011

Comme le souligne le commentaire de Gilbert MeYnier sur cet ouvrage, son intérêt historique réside dans le fait que :" ... La lecture et la relecture de ce livre sont indispensables pour comprendre l’imaginaire des cadres de l’ALN sur le terrain, pour apprécier le sens idéologique des engagements d’un peuple luttant pour sa liberté, pour redonner toute leur place aux seconds rôles qui, sur le terrain, pour moins prestigieux qu’ils furent, jouèrent décisivement leur partition au quotidien pour encadrer, pour le meilleur et pour le pire, l’Armée de Libération Nationale".

AMOKRÂN AL HUSNÎ cAbd al Hâfiz

Mudhakkirât min masirat al-nidâl wa l-jihâd

Sharika dâr al-umma, Alger, 1997, 198 p.

Les mémoires de cAbd al Hâfiz Amokrân ne sont peut-être pas une tranche de grande littérature mais ils présentent un intérêt certain pour l’historien. Leur publication est pourtant passée beaucoup plus inaperçue que celle, fort médiatisée, des mémoires de Ali Kafi qui ont occasionné les remue-ménage que l’on sait. Or, en histoire, les premiers rôles ne sont pas forcément ce qu’il y a de plus intéressant. Amokrân, tout second rôle qu’il fut, livre au public un texte passionnant.

L’auteur provient d’une famille maraboutique de notoriété religieuse locale des Beni Ourtilane. Apparenté à Fodil al Wartilani, il eut une formation de zâwiya. Mémorisateur (hâfiz) exemplaire de Coran, il se situa au lendemain de la deuxième guerre mondiale dans le sillage des culamâ’. Il fut enseignant d’arabe à Sétif et, détaché en France, il se lia à Paris d’une amitié durable avec le futur colonel Amirouche.

Ultérieurement, à l’heure du combat, on le retrouve officier en wilâya 3 avec le titre, inédit dans l’ALN, de murshid (guide spirituel), gravitant autour d’Amirouche, comme officier de renseignements et liaisons, comme commissaire politique, comme officier détaché en wilâya 1 lors des tentatives de mission destinées à venir à bout de l’état d’anarchie de l’Aurès-Nememcha et de connaître la vérité sur la mort de Mostefa Ben Boulaïd. D’une grande éloquence, il fut surnommé « l’orateur » par les hommes, aussi bien en langue arabe classique qu’en langue berbère. Il joua à ce titre un rôle non négligeable comme accusateur public lors des procès de l’été 1958 destinés à venir à bout des complots « bleus » et qui se soldèrent par les purges que tout un chacun connaît.

Au bout de cinq ans de vie dure dans les maquis de l’Intérieur, il fut épuisé. Il était par ailleurs peut-être de constitution fragile . Il eut au surplus à supporter, aux côtés du colonel Mohand Ou l Hadj, le traumatisme d’une tentative d’assassinat par un poste émetteur piégé, tentative dont il attribue l’origine à une faction rivale de Mohand Ou l Hadj pour la détention du pouvoir à la tête de la wilâya 3. Il finit par rejoindre Tunis au prix d’un franchissement à risques du barrage électrifié barbelé. Là, il fut affecté à des tâches plus paisibles d’ordre social et éducatif, avant de se retrouver, après l’indépendance, doté de responsabilités au Ministère des Anciens Moudjahidines, avant d’être promu ministre des Affaires Religieuses en 1993-1994 dans le cabinet de Reda Malek.

Certes, tout mémoire est une reconstruction. C’est là un point commun avec l’histoire. Mais, alors que l’histoire s’efforce de mettre en œuvre une méthode rigoureuse, de travailler par la critique interne et externe, en multipliant les confrontations et les recoupements, et d’éliminer les parts de délire qui se glissent volontiers dans les subjec¬tivités, des mémoires sont généralement faits, par la narration, pour justifier leur auteur. Les mémoires d’Amokrân n’échappent pas à la règle.

Ainsi, il paraît peu plausible que, au lendemain de la répression de 1945, le local d’enseignement où œuvrait l’auteur, en pleine ville de Sétif, ait pu servir d’entraînement au maniement des armes. Mais on connaît l’importance de la légitimation par les armes dans toute reconstruction de tranche de vie militante du FLN De même, il n’est pas certain que la famille de l’auteur soit aussi prestigieuse et importante qu’il se plait à y insister. Les purges en wilâya 3 ne sont évoquées que par prétérition, et pour célébrer toujours Amirouche ou tel de ses adjoints -Fadel H’mimi notamment. Mais, perce toutefois dans le texte le remords et la vergogne du colonel de légende : lors du comité de wilâya qu’il réunit à la veille de son départ fatal pour Tunis, à la fin de l’hiver 1959, il prit entièrement, et sans hésitation, sous sa responsabilité la manière dont il avait traité les « complots bleus ».

Par ailleurs, on ne pourra plus parler du congrès de la Soummam, comme on l’a jusque là fait, sans se référer à Amokrân : le congrès tint ses assises dans un environnement menaçant, avec les patrouilles et les avions ennemis qui harcelaient la fragile maison forestière servant de local aux débats. Intéressante aussi la notation sur le travail de secrétariat effectué par l’auteur, sur une machine à écrire en caractères arabes : même « kabyle » et « laïque », ainsi que telles personnalités de la délégation extérieure du FLN ont voulu le présenter, le congrès fit cas de la culture arabe et il eut un témoin en langue arabe. C’est là un point à méditer pour apprécier les considérations catastrophistes sur l’éradication de l’arabe et la dépersonnalisation... Cela laisse aussi entrevoir que, même un Abbane, n’était peut-être pas aussi fondamentalement hostile au fait arabe que cela fut allégué.

De même, le témoignage, précieux, sur le franchissement du barrage, montre, d’une part, le courage de l’auteur, parvenu en Tunisie dans un état lamentable, écorché et déchiré, et d’autre part il évoque de manière précise et sensible ce climax de terreur qu’imposa la guerre coloniale en Algérie. Même s’il est probable que les passages de simples junud furent vraisemblablement moins bien préparés et sans doute plus risqués que celui d’un officier. Sensibles et touchantes sont les notations sur ces familles militantes, pourvoyeuses de shuhadâ’, humbles et ignorés du grand public.

Ce qui constitue l’apport le plus fondamental de ce texte, c’est toutefois l’atmosphère qui s’en dégage, et qui permet de montrer, au lecteur européen, notamment, que le FLN ne se réduisit pas à la frange occidentalisée qui était présentée à dessein à l’opinion internationale, et à laquelle, narcissiquement, les Français voulurent réduire le FLN, à commencer, souvent, par les porteurs de valises. Car, pour Amokrân, le 1er novembre 1954 est présenté comme l’aboutissement d’une promesse de Dieu. Pour lui, doivent régir la « Révolution » des hommes se plaçant fî sabîl illâh. Il ressentait qu’un homme comme lui en était digne parce qu’il était hâfiz. Et il professe dans ses mémoires que les Algériens qui ne suivraient pas ces préceptes devaient être châtiés comme ils le méritaient.

L’auteur en rajoute constamment sur la légitimation religieuse et il n’est jamais avare de citations coraniques. Cela est de bonne guerre : rédigés dans les années 90, ces mémoires ont manifestement pour dessein de faire pièce à l’islamisme. Avant de franchir le barrage, il cite Tarik Ibn Ziyâd... La foi en Dieu n’étant pas le problème fondamental : plusieurs indices laissent entrevoir que l’auteur est moins croyant qu’il ne le laisse entendre, par exemple cette notation de la page 95 ou Dieu est sémantiquement mis sur le même plan causal que la nature, alors que, pour un croyant, la nature est forcément seconde, puisque création de Dieu. Et on appréciera à sa juste mesure d’humour la description mi-figue mi-raisin des oraisons démonstratives faites par les junud de la wilâya 3 à la face du colonel Si Nacer : le pieux Mohammedi Saïd tenait compte des prières surérogatoires pour distribuer des permissions ou autres faveurs...

Même cela satisfait l’historien. La lecture et la relecture de ce livre sont indispensables pour comprendre l’imaginaire des cadres de l’ALN sur le terrain, pour apprécier le sens idéologique des engagements d’un peuple luttant pour sa liberté, pour redonner toute leur place aux seconds rôles qui, sur le terrain, pour moins prestigieux qu’ils furent, jouèrent décisivement leur partition au quotidien pour encadrer, pour le meilleur et pour le pire, l’Armée de Libération Nationale.

Gilbert MEYNIER
1997 - 1998 ?

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