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OPINION

ALGÉRIE, HIER, AUJOURD’HUI, ET DEMAIN ?

mardi 9 octobre 2012

Voici un article d’un ton nouveau de Brahim Senouci.
Il retrace dans l’histoire les sacrifices immenses du peuple algérien. Des sacrifices qui se comptent par milliers et milliers de victimes.
La guerre de libération contre le colonialisme et sa cohorte de martyrs a été suivie d’un grand changement politique pour le pays.

Mais depuis 50 ans d’autres milliers de victimes données en gages « pour le progrès, le développement, l’accès au rang des pays acteurs de leurs destins » n’ont pas été payées en retour.

Brahim Senouci espère un renouveau d’indignation, d’exigences révolutionnaires pour que les nouveaux martyrs voient enfin leurs sacrifices suivis d’effets.

par Brahim Senouci

http://brahim-senouci.over-blog.com/
Le Quotidien d’Oran
le 29 septembre 2012

Les anniversaires sont souvent l’occasion d’établir un bilan, de
dessiner des perspectives d’avenir. Que dire alors du cinquantenaire
de l’indépendance du plus vaste pays d’Afrique, indépendance arrachée
au bout d’une lutte qui a ému le monde entier, qui a souvent suscité
l’éveil politique des consciences de plusieurs générations d’hommes et
de femmes, en Europe et dans le tiers-monde ? On le sait.

Cet événement n’a guère suscité les passions

. Accueilli avec
indifférence, il n’a donné lieu à aucun bilan, hormis les
sempiternelles envolées d’un patriotisme de commande. Pas de
perspective, hormis celle de la reconduction ad nauseam de
l’immobilisme, juste un feu d’artifice coûteux destiné à masquer
l’absence de projet et de toute velléité de questionnement sur les
raisons qui nous ont conduits là où nous sommes, c’est-à-dire d’être
en situation de dépendance, à 97 %, d’une ressource non renouvelable

Paradoxalement, c’est dans l’ancienne métropole que le cinquantenaire a fait l’objet d’une intense couverture.

Télévisions, journaux, y ont
consacré de nombreuses productions. De petites MJC (Maisons des Jeunes
et de la Culture) en ont abondamment débattu. Bien sûr, la date du 19
mars a pris le pas sur celle du 5 juillet. Bien sûr, le colonialisme a
été présenté d’une manière singulièrement « adoucie ». Bien sûr, il
n’a pas été vraiment question des Algériens. Cette guerre n’a été
présentée que comme une affaire française, l’Algérie n’étant que la
toile de fond des événements qui ont secoué la France, de l’OAS au
“coup d’Etat constitutionnel de mai 1958”. Le titre d’un film de
Stora, diffusé il y a vingt ans par la télévision algérienne, “les
années algériennes”
, la déclaration de Giscard d’Estaing à sa descente
d’avion à Alger où il était accueilli par Boumediene, « La France
historique salue l’Algérie indépendante »
, montrent bien le peu de
place qu’occupe l’Algérie, simple « parenthèse dans la glorieuse
histoire de France ».

La France se paie même le luxe de la magnanimité. Elle appelle ainsi à
intervalles réguliers à la « réconciliation », à la signature d’un « traité d’amitié » qui viendrait sceller les retrouvailles des ennemis
d’hier. Pour autant, elle refuse de revoir le passé. Elle appelle à
l’oubli des blessures d’hier en appelant à « regarder vers l’avenir ».
Ce faisant, elle veut éviter que le passé soit revisité, pas seulement
parce qu’elle y a joué le mauvais rôle, mais parce qu’elle ne veut pas
remettre en cause fondamentalement la matrice de pensée qui a rendu
possibles la colonisation, les massacres de masse, l’acculturation. Ce
qui a rendu les horreurs admissibles par l’opinion française, c’est la
construction de la figure de l’Algérien, présenté comme
ontologiquement pillard, prédateur, voleur. C’est à ce prix que la
France a pu installer au coeur de sa « démocratie » un espace
d’exception dans lequel les sujets de l’Empire n’avaient pas les mêmes
droits que les Français ordinaires. En revanche, ils avaient le devoir
de mourir pour cette « patrie » qui les méprisait. Les dizaines de
milliers de morts africains n’ont pas eu le droit de voir leurs noms
gravés dans l’ossuaire de Douaumont. Les soldats africains du
débarquement de Provence n’ont pas eu le droit de défiler sur les
Champs-Elysées. Après avoir vaincu, au prix de dizaines de milliers de
morts, l’armée allemande, ils ont été priés de repartir dans leurs
foyers et ils ont été remplacés par des soldats blancs, au teint
frais. Les soldats algériens démobilisés ont pris le bateau pour
l’Algérie. Ceux qui étaient originaires de Sétif, Guelma, Kherrata et
des hameaux environnants y ont trouvé les séquelles fraîches du
massacre des leurs, massacre commis par la Nation qu’ils venaient de
libérer

Cinquante ans plus tard, la France refuse toujours de reconnaître sa culpabilité. Elle exclut la possibilité d’un récit algérien de la guerre d’Algérie et souhaite figer le passé dans une narration dont elle a été de bout en bout la maîtresse d’œuvre.

Sa structure mentale
lui interdisait de penser l’indigène comme un acteur possible de son
propre destin. Plus généralement, dans l’inconscient collectif de
l’Occident, il s’agit d’un impensable. Les 80 % de l’Humanité qui sont
extérieurs à sa sphère sont assignés à résidence dans une altérité,
une infériorité irréductibles.

C’est un impensable commode. Il est vrai que ces 80 % vivent dans un
monde marqué par la violence interne, la corruption, la prédation.
Plutôt que d’inscrire ces maux dans une grille de lecture qui permet
de leur donner une genèse politique et sociale, le discours occidental
les attribue à une fatalité liée à l’essence même de ces peuples. Le
bénéfice est énorme. En effet, les richesses dont la nature les a
pourvus sont déclarés illégitimes. Durant sa présidence, Giscard
d’Estaing avait dit à propos des pays exportateurs de pétrole et de la
facture pétrolière : « Ils viennent nous prendre chaque année 250.000
voitures »
. « Prendre » équivalait dans sa bouche à « voler ». Dans
son esprit, il lui était insupportable d’avoir à payer pour du pétrole
indûment détenu par des infra humains qui n’y avaient aucun droit. Ce
tribut équivalant à « 250.000 voitures » qu’il était contraint de
verser en échange de livraisons de pétrole était perçu comme une
rançon.

Plus grave, ce discours de délégitimation de la possession de richesses naturelles est complaisamment relayé dans le Tiers-monde, notamment en Algérie.

Naguère, on a pu entendre un président en
exercice se demandant à voix haute si le pétrole représentait un
bienfait ou une malédiction. Il bouclait ainsi la boucle en accusant
les hydrocarbures de l’Algérie d’être responsables de son
sous-développement. Bien entendu, le président en question ne trouvait
aucun défaut à sa gestion du pays Il s’est aussi trouvé des
intellectuels pour proposer, sans vraiment plaisanter, que l’on mette
le feu à Hassi Messaoud pour permettre à l’Algérie de décoller enfin !
L’Occident relaie ce discours en appelant l’Algérie à s’insérer dans
l’économie mondiale plutôt que de s’y intégrer. La différence n’a rien
de sémantique. S’insérer, c’est garantir l’approvisionnement des pays
développés en matières premières et ouvrir son marché pour que s’y
déversent leurs produits. S’intégrer suppose la participation à la
marche du monde en contribuant au développement de l’industrie, du
savoir, de la culture

C’est probablement le propre des peuples qui ont vécu de longues
périodes d’assujettissement. Ils finissent par intégrer l’image forgée
pour eux par les maîtres d’hier. Le discours sur la malédiction de la
rente est d’abord un discours occidental. Ce discours avait ainsi mis
l’état effarant du Zaïre sur le compte de ses énormes richesses
minières. Les dirigeants zaïrois puis congolais l’ont repris à leur
compte, justifiant d’une certaine manière les menées des pays
occidentaux participant à la razzia sur le cuivre, le coltan...

Il y a en Algérie un besoin d’expression identitaire.

Les Algériens
ont le regard rivé sur les autres (on se compare) et s’inquiètent du
regard des autres (on donne à voir une image de soi). C’est que
l’image est brouillée. L’homo algerianus est un être mystérieux ; il
ne s’est pas tout à fait défait de ses habitudes d’étranger à un monde
gouverné par d’autres. Il y a une très grande difficulté pour les
Algériens à se penser comme une communauté de destin, à s’inscrire
dans l’action collective. Mille et un exemples en attestent. L’état de
notre cadre de vie, l’acceptation du recours aux passe-droits et à la
corruption, la méfiance maladive que nous nous inspirons mutuellement,
sont autant de signes de nos difficultés à vivre ensemble. Un
raccourci audacieux (tant que ça ?) mais saisissant consisterait à
établir un lien entre la crasse des cités, les fonctionnaires véreux,
l’anarchie des hôpitaux d’une part et le martyrologe des 150.000
victimes de la décennie noire. Une société qui accepte de vivre dans
un déni permanent de justice, dont les membres acceptent d’accéder à
leurs logements en empruntant un escalier sombre, sale et branlant, de
vivre sans eau parce qu’incapables de faire l’effort collectif de
réparer une pompe, de payer pour un misérable document administratif,
qui acceptent que des malades grabataires puissent rester à la porte
des hôpitaux pendant que d’autres y soignent leurs petits bobos , est
une société capable d’accepter la mort brutale d’une grande partie des
siens. Il y a donc, outre la violence exercée par le Pouvoir, celle
banale que nous nous infligeons quotidiennement les uns aux autres.

Une telle situation est-elle imaginable ailleurs ? Les événements
d’Irlande ont commencé avec ce qui est resté dans la mémoire
collective comme le Bloody Sunday. En 1972, la police britannique tire
sur des manifestants pacifiques. Il y eut 13 morts, oui 13 et non
13.000 ! Cet événement a changé radicalement la donne en Irlande.
Il est célébré de manière régulière, notamment à travers des chansons
de John Lennon ou du groupe U2. Il a ouvert la voie à l’émancipation
des citoyens d’Irlande du Nord, jusque là victimes de discriminations.

La petite Irlande n’a pas supporté la mort de 13 de ses enfants. Nous
avons non seulement intégré la mort de 150.000 des nôtres mais nous
avons accepté, au moins de manière tacite, que cette mort n’ait AUCUNE
CONSEQUENCE TANGIBLE !

Comment avons-nous pu intégrer cela, sans un cri, sans une plainte ?
C’est là que nous devons nous poser des questions sur nous-mêmes, en
tout cas cesser de nous dédouaner de la moindre responsabilité dans ce
qui nous arrive.

Il y a une nécessité impérieuse, celle de poser enfin un cadre d’analyse pertinent.

Cinquante ans plus tard, il est grand temps de
procéder à un examen objectif des verrous qui entravent notre élan
vers le progrès. Il faudrait sans doute procéder à un réexamen de nos
relations avec l’ancienne puissance tutélaire.
La Chine proteste et
inflige des mesures de rétorsion envers le Japon quand le gouvernement
de ce dernier décide d’honorer des criminels de guerre ayant sévi sur
son territoire.
L’Algérie, gouvernement et société, reste silencieuse
quand le gouvernement de la France amnistie les généraux de l’OAS et
projette de transférer les cendres de Bigeard aux Invalides. Serait-ce
que nous considérons que nos suppliciés d’hier n’ont pas d’importance ? Il faudrait répondre à ces questions dans un cadre propice, en
sachant que les réponses ne sont écrites nulle part et qu’il faudra
les chercher au plus profond de nous-mêmes

Le cinquantième anniversaire peut marquer l’Histoire de l’Algérie s’il est l’occasion de l’ouverture d’un immense chantier.

Il s’agira de
procéder à une réappropriation critique de notre passé
, de faire le
point sur ce qui nous leste et que nous taisons inconsciemment. Il
s’agira d’engager enfin la rédaction d’un récit national, sans gloire,
sans complaisance et sans honte, récit dont les générations futures
reprendront le fil et en assureront la pérennité.

Il faudra également engager l’immense chantier de la culture. Aucun
pays, aucun ensemble ne peut se développer s’il ne dispose pas d’un
soubassement culturel. La naissance de l’Occident coïncide avec la
Renaissance, la « découverte » (en réalité, l’invasion) de l’Amérique,
l’imprimerie Le symbole de ce nouvel élan est Léonard de Vinci, non
pas le génial précurseur de l’aviation ou le mathématicien fasciné
par le nombre d’or, mais le peintre de la Joconde ou le sculpteur
d’incomparables Piétas. Tous les historiens s’accordent à en faire le
symbole du formidable élan de l’Occident qui lui a permis d’être,
encore aujourd’hui, la zone la plus riche du monde.

La culture est le préalable incontournable du progrès. Notre société,
plus largement les sociétés musulmanes, doivent sortir du consensus
mou autour du moins-disant culturel. L’innovation doit cesser de
représenter un danger mais une chance. Il faut que l’esprit créatif
puisse s’y exprimer, retrouver l’esprit des siècles durant lesquels le
monde avait le regard rivé sur l’Orient musulman.
Nous partons de
loin, d’une société acculturée, appauvrie par des décennies
d’occupation coloniale, privée même de langue ! « La langue est la
maison de l’être »
, disait le poète Paul Valéry. À cette aune, les
Algériens résident dans une masure qui tombe en ruines. Le dialecte
tel qu’on le pratique dans nos villes est de plus en plus sommaire. Il
avait une réelle substance naguère. Il pouvait servir de support à des
échanges plutôt complexes. Alloula, Ould Kaki, Kateb Yacine y ont
puisé la matière de leurs oeuvres maîtresses. Aujourd’hui, leurs pièces
risquent de ne plus être comprises par les plus jeunes qui se
satisfont de quelques centaines de mots bricolés à partir de l’arabe,
du français ou de l’espagnol. L’année dernière, j’ai assisté à la
représentation au TRO d’une pièce de Sid Ahmed Sahla, « El Haouma el
meskouna »
. Cette pièce est construite sur la langue, telle qu’elle
était pratiquée il y a quelques décennies (et qu’elle est encore
pratiquée dans nos campagnes). Elle redonne vie à des expressions, des
vocables qui ne sont plus du tout en usage. Un sondage express auprès
des jeunes qui formaient la majorité de l’assistance m’indique qu’ils
n’ont compris que 20 % du texte Il en va de même pour le tamazight.
Loin des envolées de Marguerite Taos Amrouche ou des poèmes de Si
Mohand ou Mhand, il a connu le même appauvrissement que l’arabe
dialectal. Bien que non berbérophone, j’ai parfois le sentiment que je
peux suivre une conversation dans cette langue tant elle est truffée
de mots étrangers, principalement français.

Oui, c’est d’un effort immense que l’Algérie doit payer l’accès au
progrès, au développement, à l’accès au rang des pays acteurs de leurs
destins. Aucun raccourci ne nous épargnera la peine de suivre le
chemin escarpé d’une remise en cause lucide suivie d’une entreprise
ardue, longue et patiente. Ce sera difficile, peut-être moins qu’on ne
pourrait le croire. Il s’agira d’une belle aventure, génératrice d’un
nouveau souffle, d’un nouveau sens qui nous donneront la force de nous
élever au-dessus de nous-mêmes pour donner à notre pays meurtri la
grandeur qu’il mérite.


Voir en ligne : http://www.lequotidien-oran.com/?ar...

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