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NAZIM HIKMET, LE CHANT DE LA FRATERNITÉ

dimanche 3 août 2014

Francis Combes
le 13 juin 2014
www.cerisesenligne

J’ai entendu, il y a quelques temps, un philosophe (que j’avais connu quand il était étudiant et militant), devenu désormais sage et célèbre, expliquer lors d’une conférence à la Pitié Salpêtrière que dans le triptyque républicain, la "liberté" était évidemment nécessaire, "l’égalité" souvent dangereuse, quant à la "fraternité", il n’était pas sûr qu’elle existât vraiment et qu’elle pût en tout cas servir de valeur collective. Le même (qui professe avec intelligence une forme moderne de la morale épicurienne) a écrit par ailleurs plusieurs ouvrages dans lesquels il expose la nécessité de se défaire de l’espérance, qui est vaine et va obligatoirement main dans la main avec la crainte [1].

À ce philosophe français d’aujourd’hui répond toute l’œuvre du philosophe allemand Ernst Bloch, l’auteur du Principe Espérance.

Par avance, le poète turc Nazim Hikmet, qui a passé plus de quinze ans en prison, lui répond aussi dans son poème "La grande Humanité" par ce simple vers qui résume une vie : « On ne peut vivre sans espoir. » [2]

L’espérance à la nostalgie mêlée est ce qui crée l’ambiance si forte et si prenante de toute la poésie de Nazim Hikmet.

« Et tout en chantant la même grande chanson, la même chanson d’espoir
Je m’éloigne sans cesse des villes que j’aime, des femmes que j’aime
Et je porte leur nostalgie comme une plaie ouverte dans ma chair
et je m’approche de quelque part, je m’approche de quelque part… »

(Un étrange Voyage)

Par ce mélange détonant de nostalgie et d’espérance Nazim Hikmet, qui est habituellement considéré comme celui qui a révolutionné la poésie turque au XXe siècle en la faisant entrer dans la modernité, établit un pont entre la poésie d’Orient et celle d’Occident, entre le passé et le futur.

Dans les années vingt, il part faire des études à l’Université des peuples d’Orient, à Moscou, alors en pleine effervescence, et c’est à ce moment là qu’il rencontre Maïakovski et le futurisme.

À son retour, il est condamné pour agitation communiste dans l’armée et mis en prison. Il y passera de longues années, dans l’attente d’une amnistie. La campagne internationale en sa faveur et la grève de la faim qu’il a engagée le feront finalement libérer, en 1950. Mais menacé d’être enrôlé dans l’armée, à 49 ans, et craignant de ne pas y survivre, il quitte clandestinement la Turquie dans un bateau et finit sa vie en exil, à Varsovie, Paris, Prague et surtout Moscou où il meurt en 1963.

Nazim Hikmet Ran est né en 1901 à Salonique. Il est issu d’une famille aisée et cultivée. Son grand-père, Mehmet Pacha était gouverneur de la ville.

En octobre 1920, il rejoint les troupes de Mustapha Kemal et c’est au cours de cette campagne qu’il découvre les réalités de l’Anatolie et du monde paysan.


Par la suite, lors de ses nombreux et longs séjours en prison (il passera douze ans d’affilée dans les prisons de Çankiri et Brousse), il côtoiera des bergers, des artisans, des étudiants, des ouvriers et pourra approfondir sa connaissance du peuple. Il en résultera l’une des entreprises poétiques les plus audacieuses du siècle : l’écriture des “Paysages humains” , une épopée (dénuée de toute emphase) des anonymes en même temps qu’une histoire de la Turquie contemporaine, dans l’écriture de laquelle Nazim dépasse les distinctions traditionnelles entre vers et prose.

Ce qui frappe à la lecture de ces poèmes (et de n’importe quel poème de Nazim Hikmet), c’est l’impression de transparence, de simplicité.

Il faut bien sûr beaucoup d’art pour atteindre cette simplicité. Mais ce n’est pas qu’une question d’art. Ou alors, c’est d’art de vivre qu’il s’agit. Pour Nazim Hikmet, comme pour tous les révolutionnaires, la simplicité est vertu. Elle va avec la fraternité.

Pour revenir à notre devise nationale, la fraternité est en effet sans doute la valeur la moins évidente, mais elle est essentielle. Elle inclut la solidarité ; mais elle dit plus. On peut se montrer solidaire de ceux qui sont plus faibles et perçus comme inférieurs à vous. (C’est d’ailleurs souvent le sens actuel du mot "solidarité" qu’on tend à lui préférer aujourd’hui mais qui n’est que la forme moderne de la charité).
Alors que la fraternité suppose l’égalité. Elle repose sur la solidarité dans un combat commun contre l’adversité. Et elle implique l’attention aux autres et l’amitié. Même avec ceux que l’on a pas choisis mais que la vie a placés sur votre chemin, comme des frères et des sœurs, ou des compagnons de cellule.
Nazim Hikmet est le poète de la fraternité. Fraternel, il le fut dans ses écrits et, semble-t-il, aussi dans ses actes.

Ses lettres de prison (publiées sous le titre “De l’Espoir à vous faire pleurer de rage” ) le montrent toujours préoccupé du sort de ses camarades emprisonnés ailleurs, toujours en train de chercher à leur faire passer de l’argent ou des livres…
Cette fraternité est une passion dévorante.
« Si je ne brûle pas / si tu ne brûles pas / Si nous ne brûlons pas / Comment les ténèbres / deviendront-elles clarté| ? » "Comme Kerem" », 1934).

Ce sentiment de la fraternité n’a rien d’une attitude molle et angélique, d’un amour béat pour l’humanité telle qu’elle est. Elle passe aussi par la critique "fraternelle" de ce qui ne va pas.

Son célèbre poème "La plus drôle des créatures", qu’ont chanté Yves Montant et plus récemment Bernard Lavilliers, le dit assez clairement :
« Comme le scorpion mon frère, tu es comme le scorpion… comme le moineau dans ses menues inquiétudes… comme le mouton… Et s’il y a tant de misère sur Terre, c’est grâce à toi mon frère… »

Mais Hikmet ne désespère pas de l’humanité. Il a vécu l’époque où le triomphe du socialisme, malgré tous les contretemps, paraissait inéluctable.
Du socialisme soviétique, il a connu les grandeurs et les petitesses. Sa pièce “Ivan Ivanovitch a-t-il existé ?” est une satire allègre de la bureaucratie. Il a connu le jdanovisme et il s’en est distancié. Il a connu le triomphe de Staline et sa chute.
Et dans son poème "Autobiographie" il écrit : « Je n’ai pas été écrasé par les idoles qui tombent. »

L’espérance qu’a conservée jusqu’au bout Nazim Hikmet, c’est celle d’une humanité heureuse et fraternelle.

Cette fraternité là le fait bien sûr aimer son peuple, mais d’un amour qui est un patriotisme internationaliste. (Ce qui le conduira notamment à condamner le génocide des Arméniens).
« Qui n’aime pas son propre pays et les travailleurs de son pays est incapable d’aimer le monde entier et les travailleurs de ce monde, et qui n’aime pas le monde et les travailleurs du monde entier est incapable d’aimer son pays et les travailleurs de son propre pays. Et qui ne sait pas aimer ne peut s’occuper de littérature ou de peinture ou d’architecture » , écrit-il, le 9 novembre 1943, dans une lettre au jeune écrivain Kemal Tahir, comme lui en prison.

Et dans “Un étrange Voyage” , il dit :

« Le pays que je préfère est la terre entière
Quand viendra mon tour recouvrez-moi de la terre entière. »

Francis Combes, 13 juin 2014

Sources : cerises en ligne



[1André Comte-Sponville

[2Pour les citations de Nazim Hikmet :
C’est un dur métier que l’exil (Le Temps des Cerises),
De l’espoir à vous faire pleurer de rage (éditions Parangon).

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