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SADEK AISSAT, L’ ÉCRIVAIN CHAABI ET HUMANISTE

jeudi 6 janvier 2011

D’abondantes et intéressantes critiques littéraires ont été consacrées en 2010 à Sadek Aïssat écrivain, à l’occasion en particulier de la sortie, par les Editions"Barzakh", de la trilogie qui reprend ses oeuvres principales (*).

Parmi les analyses et témoignages de ceux qui furent ses amis, dont Sid Ali Semiane qui a préfacé cet ouvrage, Socialgerie reproduit ci-dessous, repris d’ElWatan,

  • une interview émouvante de François MASPERO (qui rédigea une postface à la trilogie) : "Sadek Aïssat - sa recherche acharnée de la fraternité", en date du 6 février 2010 ;
  • une évocation de Abdenour ZAHZAH ( janvier 2008) :"De El Anka à Brando"

Deux textes qui inciteront sans nul doute à mieux connaître à la source les multiples facettes du tendre et talentueux militant Harrachi.


SADEK AÏSSAT : SA RECHERCHE ACHARNÉE DE LA FRATERNITÉ

Interview de François Maspero

Combien est sensé le proverbe algérien qui veut que
« seules les montagnes ne se rencontrent jamais ».

Les amitiés donnent parfois des textes. Et parfois, c’est l’inverse. C’est un peu ce qui s’est passé entre vous et Sadek Aïssat…

Comment définir une amitié comme celle qui m’a uni à Sadek, du jour de notre rencontre en 1997 à celui de sa mort, en 2005 ? Je ne suis pas sûr que les mots y parviendraient. Je pense à Montaigne parlant de son ami La Boétie : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi. » Et je me dis : voilà, après ça, un point final devrait suffire. C’est vrai qu’au départ, il y a un texte, mon livre, “La Plage noire”. Sadek voulait m’interviewer pour l’hebdomadaire Regards. Nous étions deux inconnus l’un pour l’autre. Ce genre de contact est habituellement éphémère et un peu décevant : on se parle, on est comme en service commandé et on a peu de chances de se revoir. Ça n’a pas été le cas. Mon livre, c’est l’histoire d’un homme séparé de la femme qu’il aime et qu’il ne peut rejoindre parce qu’il se fait refuser son visa par le consulat de France. Histoire classique relevant déjà de cette sinistre affaire d’« identité nationale » qui fait aujourd’hui la honte de mon pays. À l’époque, c’était la femme que j’aimais qui ne pouvait venir me rejoindre.

Le livre est aussi une histoire d’exil. J’ai eu la chance de ne jamais connaître l’exil. Mais j’ai connu tant d’amis qui en ont souffert dans leur âme et leur chair, que je pensais pouvoir essayer d’en dire quelque chose. Je ne savais pas si je réussirais. Et voilà que Sadek m’a dit qu’après m’avoir lu, incapable de dormir, il était sorti et avait marché longtemps dans la nuit. Un livre, on ne sait jamais qui va le lire. Passé les articles de circonstance, ce peut être le brouillard, le vide. Et voilà que Sadek me faisait ce cadeau, amer certes, de me dire qu’il s’était reconnu dans ces pages. Après, j’ai lu “La Cité des précipices”. À mon tour de recevoir un choc. Un livre, c’est fait de deux choses essentielles : talent et authenticité. Il y a des livres pleins de talent, ça reste de jolis livres. Il y a des livres où l’auteur sort ses tripes, ça reste de la triperie. Sadek, c’était autre chose : un écrivain authentique, de ceux qui portent tout un monde en eux et vous plongent presque physiquement dedans. Il allait jusqu’au bout de sa nuit.

Chaque mot, chaque phrase étaient porteurs de sa passion, de son désespoir comme de son amour et de sa recherche acharnée de la fraternité. Quand même, nous pouvions en rester là. Ce qui s’est passé ensuite, quand nous nous sommes revus dans les petits cafés de Barbès ou de la République, c’est autre chose. Cela ressort, justement, de ce à quoi il tenait tant et qui ne peut être nommé qu’ainsi : la fraternité. Or, je l’ai dit dans ma postface à la belle édition de Barzakh : « les frères », c’était ainsi que, nous, dans les réseaux de soutien, du temps de la guerre d’Algérie, nous appelions ceux de la Fédération de France du FLN avec qui nous avions marché dans ce soir infamant du 17 octobre 1961 qui vit, en plein Paris, le massacre des manifestants pacifiques venus manifester pour l’Indépendance.

Dans votre postface, vous signalez l’hétérogénéité de vos profils, rendant a priori votre amitié improbable. Il y a là un rapport intéressant entre dissemblances et ressemblances.

Nous avions vingt ans d’écart. Nous venions effectivement de milieux différents. Qu’est-ce qui pouvait nous rapprocher ? Peut-être un peu nos histoires respectives, moi, très jeune, la résistance française, la mort des miens sous l’oppression étrangère, et lui l’héritage de la résistance algérienne. Pour les deux, d’avoir cru en la possibilité d’un monde meilleur (j’en reviens toujours à ce mot « fraternel »), et, peut-être, envers et contre tout, d’y croire toujours. Lui et sa femme Akila avaient donné le meilleur d’eux-mêmes pour tenter de construire ce monde-là. Et même au cœur du pessimisme, il reste toujours cette certitude : si s’éteint la flamme, même petite, de l’espoir, alors l’espèce humaine ne mérite plus son nom d’humanité. Sadek l’a dit : « Malgré nos morts, nos défaites, les trahisons, nous ne sommes pas des résignés. »

Une amitié aussi forte avec un auteur ne porte-t-elle pas le risque d’une perception déformée de ses textes ? Au-delà du préjugé favorable, on peut par exemple remplir les entrelignes de la connaissance de l’individu.

Dans notre cas, je ne crois pas. En fait, je ne me souviens pas que nous ayons beaucoup parlé de nos livres respectifs. Question de respect humain, de pudeur peut-être. J’habitais la campagne et il venait me voir, parfois avec Sid Ahmed Semiane et notre ami le cinéaste Abdenour Zahzah. C’étaient des moments de confiance, de plaisir d’être ensemble, de partager des choses simples : un verre, le vol d’une abeille, des histoires de nos vies. Avec Sadek, nous avons souvent marché dans les bois environnants, et, dans ma postface, je cite Charles Péguy : « Heureux, deux amis qui s’aiment assez, qui s’entendent assez, qui goûtent le plaisir de se taire ensemble, de marcher silencieusement le long des silencieuses routes. »

Mais en relisant les romans de Sadek, je suis frappé par des coïncidences. Notre écriture est différente, opposée même : je n’ai pas, comme lui, le sens du mot qui frappe en plein visage comme un jet de pierre. Or je lis aux dernières de “La Cité du précipice” : « Le cri de Boualem rencontre le sirocco, le chevauche, remonte dans le ciel pour aller, avec le vent, s’abîmer sur la surface de la mer, se noyer, être englouti, entraîné vers les abysses noirs et glacés, là où sont le silence et la solitude éternels. » Et j’ai écrit, à la fin de “La Plage noire” : « L’instant d’après monte le cri de Joyce. Il franchit les portes, les murs, le rideau de pluie, la haie des palmiers, tournoie dans le ciel, court sur la mer et se répand loin, très loin, au-delà de l’horizon, plus loin encore en direction du rivage qu’il n’atteindra jamais. » Or je précise : à l’époque où, chacun de son côté, nous avons écrit ça, nous ne nous connaissions pas encore et aucun des deux livres n’avait paru.

Des œuvres de Sadek Aïssat, quelle est celle qui vous a le plus touché et pourquoi ?

Je ne donnerais pas de priorité à l’un plus qu’à l’autre. Je dirais seulement que ce qui m’a ému dans le dernier - dont le titre, Je fais comme fait dans la mer le nageur, est tiré d’une chanson d’El Anka -, c’est d’y trouver comme un nouveau souffle, déjà plus apaisé, au-delà de son inquiétude et de sa révolte. Il avait complété le titre à l’encre verte, « et parfois il me semble voir un rivage… ». C’était pour lui la période d’un nouveau mode public d’expression avec la musique chaâbi. J’ai pensé alors qu’il n’avait fait encore que jeter les fondations d’une grande œuvre à venir.

En termes d’affinités littéraires, mais sans comparaison bien sûr, à quel autre auteur (ou type d’écriture) vous font penser les romans de Sadek Aïssat ?

Ce que vous me demandez là requerrait de faire défiler tout un panorama littéraire qui dépasse le cadre de notre entretien. Il y a, bien sûr, l’héritage assumé de Kateb Yacine dont Sadek a écrit qu’il « viole la langue, transfigure le réel, le sublime en mythologie hallucinée, convoque la tragédie du peuple » et « oblige le lecteur à faire corps avec le texte ». Mais je voudrais sortir des trop habituelles considérations sur la littérature algérienne en français, ce « tribut de guerre », disait Kateb. À travers son rapport tragique à son peuple qui jaillit du texte comme une lave en fusion, il y a cette double passion, désespoir et foi en l’homme, qui atteint à l’universel, comme certains grands romans du patrimoine mondial.

Chez les Russes, Boulgakov ou Grossman, chez les Allemands Gunter Grass, chez les Américains Dos Passos, etc. Mais je le relierais surtout à une certaine tradition italienne qui a su partir d’un point géographique particulier pour le dépasser en englobant tout ce qu’il y a de partagé dans l’histoire des hommes : même si les styles sont totalement différents. Je pense à Cesare Pavese, à Leonardo Sciascia, à Elsa Morante ou même à Primo Levi dans ses œuvres de fiction. Il me semble que c’est cela qui était en construction dans l’œuvre que Sadek n’a pas eu le temps de poursuivre.

Après 10 ans d’exil, Sadek Aïssat était revenu en Algérie et avait tenu à ce que vous l’accompagniez. Ce séjour vous a marqué .

C’est le deuxième et le plus formidable cadeau que m’ont fait Sadek et Akila. Un Français débarquant ainsi chez sa sœur et ses neveux pour un mois… Sadek m’avait prévenu : « J’ai demandé à ma sœur si je pouvais t’inviter, et elle m’a répondu simplement : il suffit que tu m’aies dit que c’est ton ami. » Je ne dirais jamais assez ce qu’est la générosité de l’hospitalité algérienne. Oui, ce mois lumineux m’a profondément marqué. Et puis le souvenir de son émotion de retrouver son père, les siens, les camarades, le soleil, le vrai soleil qui lui manquait tant - et de les découvrir moi-même.

Il vous aura fallu l’entremise de Sadek pour venir en Algérie, ce pays pour lequel vous vous êtes engagé, ne serait-ce qu’en osant publier les textes de Fanon. Voulez-vous en parler ?

J’ai milité pour l’indépendance de l’Algérie. Celle-ci conquise, il m’a semblé que ce n’était pas à un Français de venir faire du tourisme politique. Mes voyages se sont bornés à venir régler des questions d’édition, tant que j’ai été éditeur. Une seule fois, en 1993, je suis venu participer à Saïda à une rencontre d’historiens et d’anciens moudjahidine, parce que j’ai écrit un livre sur un des pires massacreurs de la conquête, le maréchal de Saint-Arnaud.
Avec Sadek, ça été différent : comme une affaire de famille. Et c’est aussi grâce à lui que j’ai pu aller à Blida, rencontrer Abdenour Zahzah qui tournait un film sur Fanon, connaître l’hôpital où celui-ci avait été médecin, et voir, grâce au professeur Ridouh, les précieux documents qui témoignent de son activité pionnière dans le domaine de la psychiatrie.

Serait-ce abuser de cette entremise et de votre disponibilité en vous demandant justement de raconter aux lecteurs d’El Watan comment vous avez publié L’An V de la Révolution de Fanon ?

Ça s’est passé très simplement, en 1959. Frantz Fanon avait écrit ce livre, mais aucun éditeur français ne voulait le publier. Je l’ai su, je lui ai écrit à Tunis. J’étais débutant dans le métier (je n’avais encore publié que deux livres !). Il m’a fait aussitôt parvenir le manuscrit. Je l’ai édité. Le livre a été interdit, j’ai été inculpé d’atteinte à la sûreté de l’Etat, je l’ai réédité, nouvelles descentes de police, etc. L’important pour moi, c’est que Fanon ait manifesté une telle confiance envers un inconnu et qu’il m’ait écrit ensuite : « Il faut que je vous dise merci, non seulement pour ce que vous faites, mais pour ce que vous êtes. »
J’en reste toujours à cette phrase de lui : « Ô mon corps, fais de moi toujours un homme qui s’interroge. » Fanon, c’est aussi un homme fauché trop jeune, alors que toute une œuvre restait encore à construire. Et je crois que cette prière pourrait servir de maxime à toute la vie et à toute l’œuvre de Sadek Aïssat.

El Watan : 06 - 02 - 2010


LITTERATURE CHAÂBIE

SADEK AISSAT
RÉÉDITION DE SES ROMANS

Cinq ans après son décès, ses œuvres le replacent dans l’actualité littéraire et le souvenir d’un écrivain attachant et talentueux.

Sid-Ali Semiane, préfacier de la réédition chez Barzakh et en un seul volume, des trois romans de Sadek Aïssat, a sans doute écrit son plus beau texte. Avec une écriture trempée de sensibilité, sans jamais sombrer dans la sensiblerie, il a trouvé les mots et surtout le ton pour dire à la fois l’homme qui fut son ami et l’écrivain qui l’a touché.
Dans cet « istikhbar » sur « Sadek l’indien », SAS raconte comment il l’a connu et ce qui les rattachait à travers la ligne discontinue du chaâbi. « Le chaâbi jusqu’à l’obsession. Des nuits entières à écouter des vieux enregistrements, pourris le plus souvent, et dans sa cuisine, toujours dans la cuisine, lieu de fraternité. L’un, face à l’autre, jusqu’au petit matin ». Ce partage n’était sans doute pas le fruit d’un goût musical commun car, comme tous les genres authentiques, nés directement du creuset de l’existence, le chaâbi est une cosmogonie sociale, un univers poétique et même un mode de vie non limitable à ses expressions sonores.

Plus loin, le préfacier ajoute : « Il voulait un jour pouvoir consacrer, ce qu’il appelait l’œuvre de sa vie, un livre à El Anka. Le livre que ce dernier mérite réellement. Un vrai livre à la dimension de l’art du cheikh. Pas un de ces fascicules laids et sans intérêt. Sadek est parti trop tôt. Mais en relisant ses livres, je me dis que non. Sadek, sans le savoir, a fait ce livre. Toute son œuvre s’inscrit dans et autour d’El Anka. El Anka en est la trame, l’âme, la colonne vertébrale. Même l’écriture est empreinte de l’esprit ankaoui. » On peut l’affirmer, en effet, en parcourant les trois romans de Sadek Aïssat : “L’Année des chiens”, “La Cité du précipice” et “Je fais comme fait dans la mer le nageur”, titre à la référence chaâbie évidente.

Emporté par une crise cardiaque le 6 janvier 2005, à Paris, Sadek Aïssat avait parlé à plusieurs de ses proches du projet du livre sur El Anka. Et Sid-Ali Semiane a bien raison d’affirmer que toute son œuvre interrompue, mais riche de trois romans à l’écriture particulièrement forte et originale, était tout entièrement conçue comme un hommage à El Anka, non pas tant en parlant du maître qu’en s’appropriant sa vision, ses valeurs et ses codes. Ainsi, Sadek Aïssat est sans doute l’un des rares écrivains au monde et, en tout cas le seul en Algérie, qui ait arrimé son écriture à un « genre musical » et, à ce titre, il n’est pas superfétatoire d’avancer qu’il a été en quelque sorte le créateur de la littérature chaâbie algérienne et, pour l’instant, son seul disciple. On y trouve, ça et là, des citations de textes chaâbis, la plupart interprétés par El Anka, intégrées dans le corps du texte ou mises en paragraphe, telle celle-ci : « Si les montagnes avaient été habillées d’amour, elles se seraient effondrées. »

Mais l’ensemble de l’écriture de Sadek Aïssat respire le chaâbi dans ses expressions, ses modes, ses procédés allusifs, sa verve poétique et un esprit de chevalerie urbaine qui arbore des valeurs de dignité, d’humilité, de justice et de dédain des bassesses. Le rythme même de l’écriture semble calqué sur ceux du chaâbi, percussions permanentes et voix qui affrontent les graves et les aiguës pour subitement emprunter le phrasé ordinaire. Et Sadek Aïssat va parfois jusqu’à structurer le roman en subdivisions chaâbies comme dans “L’Année des chiens” qui se termine par un khlass (clôture en chaâbi, emprunté à la musique andalouse dont le genre est issu) ou “La Cité du précipice” qui commence par une touchya (ouverture). Cette démarche littéraire (mais s’agit-il d’une démarche, au sens volontariste de la chose ?) ne provoque pourtant jamais l’impression d’un forcing, d’une valorisation empruntée du patrimoine ni surtout la lassitude.

Car Sadek Aïssat ne plaque pas des éléments du chaâbi dans son écriture, mais les intègre naturellement. Avec un style apuré, fluide, agréable, même sur le registre de l’horreur et de l’indignation, sa matière première chaâbie, coulant de source, est présente dans l’ensemble des moments de ses romans. Elle affleure parfois de la ligne de flottaison, mais même invisible, se laisse sentir dans les constructions des phrases, les métaphores, le lexique. Comme s’il avait chanté en pensée tout en écrivant de la main ! Et cette faculté prend davantage de force et d’invisibilité du premier au troisième roman, révélant la maîtrise grandissante de l’auteur. Pour autant, ce référent subliminal au chaâbi, et à d’autres éléments du patrimoine algérien, n’est pas conçu ni senti comme un quelconque recours passéiste. Nous avons affaire à une écriture résolument moderne, s’inscrivant dans les meilleurs standards de la littérature contemporaine, qui ne sacrifie pas aux idoles de l’autofiction ni aux complications stylistiques néo-quelque chose.

Il s’agit d’histoires qui se lisent, se suivent, se comprennent et se sentent. Et si El Anka est si présent, il est aussi ouvert que l’était le maître dans la vie (lui qui aimait tant le jazz en privé) et, dès lors, il n’est pas étonnant de croiser, au détour d’une phrase, John Lennon ou Gilmamesh ou El Moutannabi…

Surfant sur les fantasmes des jeunes et moins jeunes algériens, ses romans composent une fresque sensible de l’histoire récente du pays : des années de plomb, mais surtout des événements d’octobre 1988, de la montée de l’islamisme, de l’apparition du terrorisme, de l’exil surtout, entamé pour Sadek Aïssat en 1991. Dans cette thématique, des personnages vivants, attachants, viennent se mettre en écriture, comme on se met en scène, le plus souvent par l’entremise du narrateur. On y retrouve, inscrits en creux et parfois discrètement mis en relief, les éléments autobiographiques de l’auteur et les lieux et univers des différentes étapes de sa vie.

Le quartier, El Harrach où il grandit après que ses parents furent expropriés de Réghaïa où il est né en 1953. Le monde du savoir avec ses études de sociologie à l’université d’Alger. Le monde de la politique avec ses engagements estudiantins et partisans, dont son adhésion au PAGS (Parti d’avant-garde socialiste) qu’il quitta lors de son premier congrès de 1990. Le monde du journalisme avec un passage de trois ans à Algérie Actualités (1989-1991). Le monde intime, parents, grands-parents et son épouse Akila et leurs deux filles. Enfin, le monde de l’exil avec ses ouvertures, mais sa terrible mélancolie et dont ses romans, tous écrits en France, sont imbibés.

Sadek Aïssat n’est plus là, mais son œuvre trace des chemins qui pourraient éclairer de nouveaux auteurs, comme lui-même relaya d’autres et notamment Kateb Yacine dont l’écriture le fascinait, ayant hérité de sa « nervosité », cette sorte de rythme saccadé qui sait ménager des coulées plus longues et plus enveloppées. En publiant en un seul volume ses trois romans, les éditions Barzakh ont réalisé là une véritable œuvre d’utilité culturelle car, Sadek Aïssat a très peu été diffusé en Algérie, à l’exception de son dernier roman, déjà publié chez le même éditeur.

La formule des trilogies, déjà pratiquée par Barzakh avec celle de Mohammed Dib, est non seulement économique mais intéressante par ses possibilités de parcours littéraire. Celle-ci est copieuse avec la préface précitée, mais également la postface de François Maspero (lire interview ci-dessus), un cahier de photos et plusieurs annexes qui éclairent sur l’homme et l’écrivain, dont ce texte subtil de Sofiane Hadjadj sur la thématique du nageur dans la littérature. De nombreux Algériens pourront découvrir une œuvre qui mérite une place de choix dans notre littérature par ses effets novateurs et sa sincérité. Ils pourront faire comme fait dans la littérature le lecteur. Soit se noyer d’émotions, de pensées, de vérités et de rêves.

El Watan : 06 - 02 - 2010


SADEK AÏSSAT :
DE EL ANKA à BRANDO

ÉVOCATION

Abdenour Zahzah

Trois ans après sa disparition continuent de résonner les accents de ce maître-nageur de l’écriture. Le 6 janvier 2005, la nouvelle de la mort de Sadek Aïssat nous a bouleversés. Trois ans sont passés.

La mort de Sadek était-elle la mort d’une idée que nous avons de l’Algérie ? Du monde ? Ou de la vie tout simplement ? Etait-ce la mort de la fraternité ? Ou alors sommes-nous bouleversés tout simplement de la perte d’un homme, un ami. Un poète ? En attendant la publication de ses chroniques qu’il signait chaque jeudi dans Le Matin, nous nous consolons et nous gardons toujours dans notre esprit sa présence sensible en le lisant et le relisant.

De son dernier ouvrage, chez Barzakh, Sadek était surtout heureux que le livre coûte 300 dinars et par conséquent abordable par rapport aux livres publiés en France et vendus en Algérie.
Parce qu’avant tout, Sadek était un fils de l’Algérie profonde, l’Algérie qui pleure avec les pauvres tout en affichant la dignité des rois.
L’Algérien, tel que défini par Sadek Aïssat, n’est-il pas celui qui préfère que la balle cogne sur la barre plutôt qu’elle marque un but ?
En relisant son roman Je fais comme fais dans la mer le nageur, nous redécouvrons deux critiques d’art dans le même chapitre.
Il faut signaler que — et surtout comme Sadek—, le livre est généreux de culture. Ces deux critiques portent sur deux grands artistes du XXe siècle : Mohamed El Anka et Marlon Brando.

D’abord à propos de Marlon Brando : « Je me souviens de la dernière image du film. Emiliano Zapata –Marlon Brando, je crois– trahi, attiré dans un traquenard, était criblé de balles. Son corps tressautait dans la poussière blanche, rassemblant ses membres, le rebelle avait retrouvé la position du fœtus, la tête dans les mains, pour se protéger du feu des mitrailleuses. Ça avait duré longtemps. Bien après qu’il fût mort, l’impact des balles le faisait tressaillir encore. Sur les remparts du fortin, les soldats de l’armée gouvernementale mexicaine habillés de treillis blanc sale, avec leurs fusils et leurs mitrailleuses, m’avaient fait songer à une nuée de corbeaux chenus. » Cette séquence de Viva Zapata, film né à la même année que Sadek (1953), est très présente dans la conscience politique des jeunes Algériens d’avant-1954. Un ami, fin observateur, nous a rappelé dernièrement que ce film avait encouragé quelques Algériens cinéphiles à faire la révolution. Nous pensons naturellement au chef de la Zone autonome d’Alger, Yacef Saâdi, qui a fait du cinéma une fois l’indépendance acquise.
Nous nous permettons de rappeler, que ce n’est pas la dernière scène du film puisqu’à la fin, le compagnon d’armes de Zapata rassemble quelques hommes pour leur dire ce que nous pourrions dire aujourd’hui de Sadek « Ils ne le tueront jamais ? ». « Alors où est-il ? ». « Il est dans les montagnes. On ne l’y retrouverait pas ; mais si nous avons besoin de lui un jour, il y reviendra »

Le texte à propos d’El Anka est un texte emblématique de l’art et de la personnalité de Sadek. Profondément humain, enraciné dans son temps, cultivé, l’écrivain a invité des grands noms de la musique dans son entreprise périlleuse pour essayer d’expliquer la musique d’El Anka. Pour cela, il avait mis plus que du cœur, il a mis ses tripes. Parce que Sadek Aïssat était de cette espèce d’auteurs rarissime qui n’écrivait ni avec sa tête ni avec son cœur mais avec son ventre. C’est pourquoi nous espérons que l’école algérienne retienne un tel texte puisque, déjà, dans les nouveaux manuels scolaires algériens, il existe des textes sur les Beatles ou Bob Marley…
Dans le livre, le personnage D. Z tente d’expliquer la musique d’El Anka à Sien, une exilée comme lui : « J’ai longuement parlé d’El Anka à Sien, en empruntant les chemins de traverse des écoliers fugueurs, étourdis par le soleil, qui se perdent en bord de mer dans les fourrées des pinèdes de leur enfance. Je lui ai parlé du blues et du jazz, des chants des esclaves dans les champs de coton sur les rives du Mississippi, et des Gnawa, du bruissement de l’eau dans les rigoles et les vasques des jardins d’Andalousie. Puis il me semble avoir tout mélangé. Le déhanchement lent et monotone des chamelles sur les dunes de sable, le banjo que des musiciens algériens affolent, Django Reinhardt, Dizzie Gillespie, Jef Sicard, Carlos Gardel… J’ai parlé de l’âme, je crois avoir dit que la musique ce n’est pas forcément une suite d’harmonies plus ou moins raffinées et compliquées, mais une âme qui entre dans ton âme et dans ton corps. C’est bien cela… L’âme… Comment dire… c’est monotone, et dans cette monotonie il y a des nuances, des subtilités, des inflexions, des syncopes qui te font mourir… Ce n’est pas compliqué, c’est simple, mais c’est comme si on avait besoin, pour retrouver les choses simples, de les compliquer. Il n’est pas compliqué de sentir. Il est difficile de dire, tout a fait comme pour ce qui relève de l’amour et du désir. La musique est-elle autre chose que de l’amour et du désir ?… le cœur est capable de tous les émois, mais la musique d’El Anka est au-delà de l’émotion. Il est le phénix Cardinal qui possède l’instinct du temps, le génie du ton. Au fond, je n’ai pas su expliquer El Anka à Sien, peut-être que cela ne s’explique pas, que cela fait partie des choses qui sourdent dans le sang et remontent à la surface quand une palpitation obscure nous étreint dans le silence de son vibrato, sans qu’on sache ce qu’est au juste. »

À bientôt l’ami… parce que, comme tu viens de le dire, parfois nos têtes cognent fort à cause de la violence des flots. Il n’y a que la douceur du sahli et du djarka pour les appesantir.

Abdenour Zahzah

Source : El Watan, le 10 - 01 - 2008



(*) Sadek AïSSAT, trilogie
“L’Année des chiens”
“La Cité du précipice”
“Je fais comme fait dans la mer le nageur”

Trois romans écrits par l’auteur entre 1996 et 2002. Ce livre, réalisé après sa disparition le 06 janvier 2005, s’ouvre sur un texte de Sid Ahmed Semiane et se clôt par une postface de François Maspero.
• 15,5*23,5 • 452p • Avril 2009
ISBN : 978-9947-851-54-8 • 700 D

http://www.editionsbarzakh.dz/catalogue.pdf

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